Diderot - Encyclopedie 1ere edition. http://fr.wikisource.org/wiki/Page:Diderot_-_Encyclopedie_1ere_edition_tome_16.djvu/232 Théatre de Curion, (Archit. Décorat. des Rom.) ce théatre en contenoit deux construits de bois près l’un de l’autre, & si également suspendus chacun sur son pivot, qu’on pouvoit les faire tourner, en réunir les extrémités, & former par ce moyen une enceinte pour des combats de gladiateurs. M. le comte de Caylus a donné dans le recueil de Littérature, tom. XXIII. un mémoire plein de lumieres sur cette étonnante machine, & il a le premier démontré la méchanique de ce prodigieux ouvrage. Quoique je ne puisse le suivre dans cette partie faute de planches, son discours renferme d’ailleurs assez de choses curieuses pour en régaler les lecteurs qui n’ont pas sous les yeux le vaste recueil de l’acad. des Inscriptions. Les anciens, dit-il, ont eu plusieurs connoissances que nous n’avons pas, & ils ont poussé beaucoup plus loin que nous, quelques-unes de celles dont nous faisons usage. Les moyens qu’ils employoient pour remuer des masses d’un poids énorme, sont de ce nombre, & doivent nous causer d’autant plus d’admiration, que nous ne savons comment ils sont parvenus à exécuter des choses qui nous paroissent aujourd’hui tenir du prodige. Nous en sommes étonnés avec raison, dans le tems même que nous croyons être arrivés à une grande profondeur dans les mathématiques, & que nous nous flattons de laisser les anciens fort loin derriere nous dans plusieurs parties de cette science ; cependant ces anciens savoient allier une grande simplicité aux plus grands efforts de la méchanique ; ils attachoient même si peu de mérite à ces sortes d’opérations, que leurs historiens, & ce qui est plus fort encore, leurs poëtes n’en paroissent nullement occupés. L’étalage pompeux que les modernes ont fait de l’élévation des corps qui leur ont paru considérables, est tout le contraire de la conduite des anciens, le livre in fol. de Fontana sur l’obélisque que Sixte V. fit relever dans Rome, & la planche gravée par le Clerc pour célébrer la pose des pierres du fronton du louvre, justifient bien la médiocrité des modernes en comparaison des anciens. La machine de Curion, sans parler des autres bâtimens des anciens, est une nouvelle preuve de la supériorité des anciens dans la méchanique, mais avant que de parler de cette prodigieuse machine de Curion, & de la singularité du spectacle qu’il fit voir aux Romains, il faut dire un mot du personnage dont il est tant parlé dans les lettres de Cicéron à Atticus, dans Dion Cassius, liv. LX. dans Velleius Paterculus, l. II. & dans les vies d’Antoine, de Pompée, de Caton d’Utique, de César & de Brutus, par Plutarque. C. Scribonius Curion étoit de famille patricienne ; son pere avoit été consul, & avoit eu les honneurs du triomphe. Le fils se fit connoitre de bonne heure par son esprit, ses talens, son éloquence, ses intrigues dans les factions de César & de Pompée, ainsi que par ses débauches & ses dissipations. Il se lia avec Antoine, & le plongea dans des dépenses si folles, qu’il l’avoit endetté dans sa jeunesse de deux cens cinquante talens, ce qui revient à plus d’un million de notre monnoie. Il vendit sa foi à la fortune de César, & pour le servir plus utilement, il avoit l’art de dissimuler leurs engagemens secrets, & affectoit, quand il fut tribun du peuple, de n’agir que pour les intérêts de la république. Velleius Paterculus l’a peint d’après nature : vir nobilis, eloquens, audax, suoe alienoeque fortunoe, & pudicitioe prodigus ; homo ingeniosissimè nequam, & facundus malo publico. Il eut différens succès dans les brigues qu’il fit pour César ; il fut un jour couronné de fleurs comme un athlete qui a remporté le prix ; cependant le consul Lentulus le chassa honteusement du sénat avec Antoine, & ils furent obligés de sortir de Rome déguisés en esclaves dans des voitures de louage. Mais le service qu’il avoit rendu à César long-tems auparavant, étoit du nombre de ceux qu’un homme généreux ne sauroit oublier ; il couvrit César de sa robe, & l’empêcha d’être tué par les jeunes gens armés qui suivoient Cicéron. César plein de reconnoissance ne cessa de lui prodiguer ses largesses par millions, & après lui avoir fait obtenir plusieurs grands emplois contre les lois & les usages, il lui donna le gouvernement de la Sicile. On sait qu’il obtint la questure l’an de Rome 698, & qu’il fut tué l’an 706 dans la guerre d’Aftique. C. Scribonius Curion, tel que nous venons de le représenter, tout vendu à César, ne construisit apparemment son théatre que dans l’intention d’attirer de nouvelles créatures à son protecteur, & par conséquent l’argent des Gaules y fut employé. Il donna ces spectacles au peuple romain, vraissemblablement l’an de Rome 703, sur un prétexte pareil à celui de M. AEmilius Scaurus, c’est à-dire, pour les funérailles de son pere, mort l’an 701 ; mais ne pouvant égaler la magnificence du théatre de Scaurus que nous avons décrit dans l’article précédent, ni rien faire voir au peuple qui ne parût pauvre & misérable en comparaison, il voulut, sinon le faire oublier, du moins se distinguer d’une maniere singuliere. Pour y parvenir, il eut recours à l’imagination d’un théatre dont Pline seul nous a donné la connoisfance, l. XXXVI. c. xv. Voici la traduction de ce qu’il en dit à la suite de la description du magnifique spectacle de Scaurus. « L’idée d’une profusion si extraordinaire emporte mon esprit, & le force à s’éloigner de son objet pour s’occuper d’une autre folie plus grande encore, & dans laquelle on n’employa que le bois. C. Curion, qui mourut dans les guerres civiles, attaché au parti de César, voulant donner des jeux pour les funérailles de son pere, comprit bientôt qu’il n’étoit pas assez riche pour surpasser la magnificence de Scaurus. En effet il n’avoit pas comme lui, un Sylla pour beau-pere, & pour mere une Metella, cotte femme avide de s’enrichir des dépouilles des proscrits ; il n’étoit pas fils de ce M. Scaurus, qui sut tant de fois à la tête de la république, & qui, associé à toutes les rapines des partisans de Marius, fit de sa maison un gouffre, où s’engloutit le pillage d’un si grand nombre de provinces ; cependant Scaurus avouoit, après l’incendie de sa maison, qu’il ne pouvoit faire une seconde dépense pareille à la premiere. Ainsi les flammes, en détruisant des richesses rassemblées de tous les coins du monde, lui laisserent du moins l’avantage de ne pouvoir être imité dans sa folie. Curion fut donc obligé de suppléer au luxe par l’esprit, & de chercher une nouvelle route pour se distinguer. Voyons le parti qu’il prit ; applaudissons-nous de la perfection de nos mœurs, & de cette supériorité que nous aimons si fort à nous attribuer. Curion fit construire deux très-grands théatres de bois assez près l’un de l’autre ; ils étoient si également suspendus chacun sur son pivot, qu’on pouvoit les faire tourner. On représentoit le matin des pieces sur la scène de chacun de ces théatres ; alors ils étoient adossés pour empêcher que le bruit de l’un ne fût entendu de l’autre ; & l’après-midi, quelques planches étant retirées, on faisoît tourner subitement les théatres, & leurs quatre extrémités réunies formoient un amphithéatre où se donnoient des combats de gladiateurs ; Curion faisant ainsi mouvoir tout-à-la-fois & la scene, & les magistrats, & le peuple romain. Que doit-on ici admirer le plus, l’inventeur ou la chose inventée, celui qui fut assez hardi pour former le projet, ou celui qui fut assez téméraire pour l’exécuter ? Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est l’extravagance du peuple romain ; elle a été assez grande pour l’engager à s’asseoir sur une machine si mobile & si peu solide. Ce peuple vainqueur & maître de toute la terre ; ce peuple qui, à l’exemple des dieux dont il est l’image, dispose des royaumes & des nations, le voilà suspendu dans une machine, applaudissant au danger dont il est menacé. Pourquoi faire si peu de cas de la vie des hommes ? pourquoi se plaindre des pertes que nous avons faites à Cannes ? Une ville abimée dans un gouffre de la terre entr’ouverte remplit l’univers de deuil & d’effroi ; & voilà tout le peuple romain renfermé, pour ainsi dire, en deux vaisseaux, & qui soutenu seulement par deux pivots, regarde, tranquille spectateur, le combat qu’il livre lui-même, en danger de périr au premier effort qui dérangera quelques pieces de ces vastes machines. Est-ce donc en élevant les tribus dans les airs qu’on vient à bout de plaire aux dieux, & de mériter leur faveur ? Que ne fera pas dans la tribune aux harangues, que n’osera entreprendre sur un peuple, celui qui avoit pu lui persuader de s’exposer à un danger pareil ? Il le faut avouer ; ce fut le peuple tout entier qui combattit sur le tombeau du pere de Curion dans la pompe de ses funérailles. Curion changea l’ordre de sa fête magnifique : car les pivots se trouvant fatigués & dérangés, Il conserva le dernier jour la forme de l’amphithéatre, & ayant placé & adossé les scènes (c’est-à-dire ce que nous nommons aujourd’hui théatre) ; dans tout le diametre de ce même amphithéatre, il donna des combats d’athletes. Enfin, il fit enlever tout-d’un coup ces mêmes scènes, & fit paroître dans l’arene, tous ceux de ses gladiateurs qui avoient été couronnés les jours précédens ». Voici quelques réfléxions sur ce passage, plein de grandeur & d’éloquence. Premierement, ces théatres que Pline fait construire à Curion, étoient les portions circulaires ou gradins, sur lesquels le peuple étoit assis ; les anciens ne donnoient point d’autre nom à cette partie. Il n’est pas douteux qu’il n’y eût deux scènes, comme ils les nommoient encore, où les acteurs représentoient, & qui devoient se démonter & se déplacer, pour laisser le passage au théatre dans son mouvement circulaire ; on sait que ces portions circulaires se terminoient dans tous les théatres au proscenium, qui faisoit la base du demi cercle, en même tems qu’il formoit un des côtés du quarré long, destiné pour la scène & les décorations. 2°. Les théatres de bois aussi souvent répétés que nous le voyons dans l’histoire Romaine, rendirent l’exécution de ceux de Curion psus facile, & donnerent sans doute la hardiesse de les entreprendre. 3°. Comme ces sortes de théatres étoient sort grands, & que celui de Marcellus le plus petit de tous, contenoit, dit-on, vingt deux mille personnes : nous pouvons raisonnablement supposer que ceux de Curion en pouvoient contenir chacun trente mille ; ce qui est assez pour autoriser le discours de Pline, qui regarde les spectateurs, comme le peuple romain tout entier. 4°. Les deux théatres de Curion étoient si égalelement suspendus chacun sur son pivot, qu’on pouvoit les faire tourner, dit Pline ; or pour cela, il falloit que la fondation fût extrèmement solide & bien de niveau, parce qu’elle devoit porter un poids des plus considérables, & que les plus petites irrégularités de plan auroient interrompu les mouvemens à l’égard du pivot ; il a dû être composé d’une forte colonne de bronze, bien fondue, bien retenue, & bien fondée dans le massif. 5°. Quant au détail de la charpente du théatre, on peut s’en éclaircir par plusieurs livres de l’antiquité, ou l’on en a donné les desseins ; & M. Boindin en a décrit la forme dans les mém. de l’acad. des Inscriptions. 6°. Pline ajoute, qu’on faisoit tourner subitement chaque théatre de Curion pour les mettre vis-à-vis l’un de l’autre. Pour cet effet, il est vraissemblable que le peuple sortoit des théatres après les spectacles du matin, En effet, indépendamment de l’augmentation du poids & du malheur que l’écroulement de quelques parties de la charpente auroit pa causer, malheur auquel ces sortes de fabriques sont d’autant plus sujettes, qu’elles sont fort composées, & malheur dont les Romains avoient des exemples, quolque les constructions ne fussent pas mobiles ; le peuple, dis-je, ne pouvoit avoir d’autre objet, en demeurant en place, que le plaisir bien médiocre de se voir tourner. Il est du moins certain que les sénateurs, les chevaliers romains, les vestales, les prêtres ; enfin, tous les gens considérables dont les places étoient marquées, se trouvoient obligées d’en sortir le matin, parce qu’elles étoient changées pour le soir. 7°. Enfin, il faut remarquer que Pline ne parle du théatre de Curion que sur des oui-dire ; il ne l’avoit point vû ; il écrivoit cent trente ans ou environ après que le spectacle avoit été donné. Il semble même que cette machine théatrale s’étoit encore plus tournée dans les esprits à jetter un ridicule sur le peuple Romain, qu’à la gloire & à la reputation de Curion. Il y a là-dessus un passage de Plutarque, qui est trop singulier pour n’être pas rapporté. « Favonius, dit-il, ayant été fait édile par le crédit de Caton, celui-ci l’aida à se bien acquitter des fonctions de sa charge, & régla toute la dépense des jeux. Il voulut qu’au lieu de couronnes d’or que les autres donnoient aux acteurs, aux musiciens & aux joueurs d’instrumens, &c. on leur donnât des branches d’olivier, comme on faisoit dans les jeux olympiques ; & au lieu de riches présens que les autres distribuoient, il fit donner aux Grecs quantité de poireaux, de laitues, de raves & de céleri, & aux Romains, des pots de vin, de la chair de pourceau, des figues, des concombres & des brassées de bois. Enfin, Favonius lui-même alla s’asseoir parmi les spectateurs, où il battit des mains, en applaudifsant à Caton, & en le priant de gratifier les acteurs qui faisoient bien, & de les récompenser honorablement. Pendant que cela se passoit dans ce théatre de Favonius, poursuit Plutarque, Curion l’autre édile donnoit dans un autre théatre des jeux magnifiques ; mais le peuple quitta les jeux de Curion, pour venir à ceux de Favonius ». Quoi, le peuple Romain, épris des spectacles rasinés, quitte dans un tems de luxe des fêtes magnifiques, pour se rendre à des jeux ridicules, où il ne recevoit que des figues ou des concombres, au lieu de riches présens qui lui étoient destinés au théatre de Curion ? Ce trait d’histoire est fort étrange ! mais Caton présidoit aux jeux de Favonius ; & les Romains ne pouvoient se lasser de rendre des hommages à ce grand homme & de marquer la joie qu’ils avoient de voir que leur divin Caton daignoit se relâcher de son austérité, & se prêter pendant quelques jours à leurs jeux & à leurs passe-tems. (Le chevalier de Jaucourt.)