PRÉFACE

 

C’EST dans sa retraite de Vaucluse, qu’il nommait son Hélicon transalpin, que  Pétrarque entreprit d’écrire  le poème de l’Afrique. Il  conçut ce projet le vendredi  saint de l’an 1339, dans une  de ses promenades solitaires  sur les montagnes. Il faut  l’entendre raconter lui-même avec quelle ardeur fébrile il  se mit à l’oeuvre. « J’avais , dit-il , un ami  avec lequel j’étais lié au suprême degré. Dans le temps  où, embrasé pour mon Afrique d’un feu que ne connut  jamais l’Afrique sous le signe  du Lion, j’avais commencé  cette oeuvre qui est restée  longtemps suspendue entre  mes mains et qui seule, si  j’ai quelque espoir de salut,  calmera ou éteindra, j’imagine, la soif de mon âme  haletante, cet ami, me voyant  accablé par un travail excessif, m’aborda à l’improviste et me pria de lui rendre un  service pour lui très agréable  et pour moi très aisé. Je lui  dis que oui, sans savoir ce qu’il  voulait, ne pouvant rien lui  refuser et sachant qu’il ne  me demanderait rien qui ne  fût inspiré par l’amitié la plus  tendre. «Donne-moi », me dit-il, « les clefs de ta bibliothèque. » Je les lui donnai avec  étonnement. Aussitôt il enferma là dedans tous mes livres et tous mes instruments  pour écrire, ferma soigneusement la porte et se retira  en me disant : «Je te prescris  dix jours de repos, et, d’après  notre convention, je te défends pendant ce temps-là  de lire et d’écrire.» Je reconnus le jeu. Il avait cru que  je resterais oisif; pour moi,  il me sembla que je restais  mutilé. Qu’attendez-vous?  Cette journée s’écoula plus  longue qu’une année, non  sans ennui. Le lendemain  j’eus mal à la tête du matin  au soir; quand le troisième  jour parut, je commençais  à sentir de légers accès de  fièvre. Mon ami, informé de  cela, revint et me rendit mes  clefs. Je guéris aussitôt, et  cet ami, voyant que le travail était, comme il disait, mon  aliment, s’abstint désormais  de semblables prières »

 

Cette ardeur de Pétrarque  s’explique surtout par le violent désir qu’il éprouvait  d’être couronné du laurier  poétique. Après la possession  de Laure, c’était le rêve de sa  vie . Il voulut justifier son ambition, et pour cela un  poème épique, à la gloire de  Rome, écrit dans la langue  de Virgile, lui semblait une  oeuvre capable d’enlever tous  les suffrages. Les premiers  livres de l’Afrique étaient à  peine achevés que le bruit  courut dans le monde savant  qu’une nouvelle Énéide allait  bientôt paraître. Ce poème,  qui devait dormir si longtemps dans un injuste oubli,  eut la fortune singulière  d’être célébré comme une  merveille avant d’être fait.  Plus Pétrarque entourait  son oeuvre de mystère, ne la communiquant pas même  à ses amis intimes,  plus,  sur la foi seule de son génie,  l’admiration des lettrés allait  grandissant. Dans ces circonstances, le  solitaire de Vaucluse reçut le  même jour deux messages,  l’un de Paris, l’autre de Rome,  lui offrant le laurier poétique.  Ainsi deux grandes capitales  se disputaient l’honneur de le  couronner.Il opta pour Rome.  Mais, avant de recevoir cette  haute récompense, il se rendit  à Naples auprès du roi Robert II, qui aimait et protégeait les lettres. Pétrarque le choisit pour son examinateur  et lui lut les premiers livres  de l’Afrique qu’il venait de  composer. Ce prince en fut si  enthousiasmé qu’il demanda  au poète comme une grande  faveur de la lui dédier. Il  aurait même voulu que la  cérémonie du couronnement  se fît à Naples. Pétrarque ne  crut pas devoir céder à ses  instances. Muni d’un jugement conçu dans les termes  les plus flatteurs , il partit  pour Rome où l’attendait le  triomphe. A la vue du chantre  de Scipion, les échos du Capitole retentirent des cris d’allégresse qui avaient salué  jadis le vainqueur d’Annibal.  Le souvenir de cette grande  journée ne devait pas être  stérile pour Pétrarque. « Me souvenant, dit-il, de  l’honneur que j’avais reçu, je  craignais qu’il ne parût décerné à un indigne. Un jour,  après avoir gravi les montagnes, je traversai la rivière  d’Enza, dans le territoire de  Reggio, et je pénétrai dans  la Selvapiana . Frappé tout  à coup de la beauté du site,  je me remis à l’Afrique, que j’avais interrompue. Ma verve,  qui semblait assoupie, s’étant  réveillée, j’écrivis ce jour-là  quelques vers, puis quelques  autres chaque jour qui suivit.  Ensuite, de retour à Parme,  ayant rencontré une maison  retirée et tranquille , que  j’achetai plus tard et qui  m’appartient encore, je conduisis mon oeuvre à terme  avec une si grande ardeur et  en si peu de temps qu’aujourd’hui j’en suis moi-même  étonné*. »

 

L’Afrique embrasse les principaux événements qui marquèrent la fin de la seconde  guerre punique. Elle commence au moment où Publius  Cornélius Scipion vient d’expulser les Carthaginois de la Péninsule espagnole, et se  termine par le triomphe du  vainqueur de Zama. Épopée  merveilleuse où la fortune  de Rome se relève contre  toute espérance, et où, par  l’ascendant de son génie , le  jeune Scipion réduit en poudre les longs travaux et les  succès inouïs du vieil Annibal.

 

Le premier livre débute par  une double invocation aux  Muses et au Christ et par la dédicace du poème au roi Robert.  Le poète recherche la cause  de la lutte séculaire qui divisa  Rome et Carthage , et il l’attribue à l’envie. Ce qu’il veut  raconter, c’est la seconde  guerre punique. Il nous montre son héros, le jeune Publius Cornélius Scipion, entièrement maître de l’Espagne et s’apprêtant à poursuivre les Carthaginois réfugiés  de l’autre côté du détroit.  Dans cette disposition d’esprit, Scipion eut un songe. Son père lui apparut tel que  la mort l’avait fait, criblé  d’horribles blessures. Il ouvre  à son fils les portes du Ciel et  l’introduit dans la demeure  des bienheureux. Il salue en  lui le vengeur de sa famille  et le libérateur de sa patrie.  Il lui raconte sa fin tragique  et celle de son frère tombé  comme lui sous le fer des  Carthaginois. Le jeune Scipion demande  à son père s’il vit réellement.  Cette demande provoque de  la part du père une éloquente  protestation en faveur de  l’immortalité de l’âme. En même temps il montre à son  fils plusieurs de ses compatriotes que leur vaillance a  élevés jusqu’aux astres et que  celui-ci reconnaît. Le jeune  Scipion se jette avec effusion  dans les bras de son oncle.  Il voudrait déjà partager sa  félicité. Celui-ci modère son  impatience, lui prêche la résignation et lui trace sa règle  de conduite. Il lui montre, en  les caractérisant d’un mot, les  premiers rois de Rome , à  l’exclusion de Tarquin le Superbe , et les trois Horaces  dont le dévouement assura  l’indépendance de leur patrie.

 

Pendant tout le deuxième  livre le songe continue. Le  jeune Scipion conjure son  père de lui dévoiler l’avenir.  Il lui demande si après tant  de défaites Rome doit succomber, et s’il faut qu’il se  rende à la merci d’Annibal.  Son père s’empresse de le  rassurer. Il lui déclare qu’il  triomphera de ce brigand  borgne . Il l’engage à se  mettre en garde contre ses  artifices. Après une grande  bataille dans laquelle Annibal sera vaincu, il ira de rivage en rivage cherchant à  nouer des intelligences avec  tous les ennemis de Rome,  mais sans succès. La défaite  de Carthage sera le prélude  de la soumission du monde  entier. Dès lors Rome ira de  victoire en victoire. Les Marius, les Pompée, les Jules  César, les Auguste, élargiront  à l’envi les limites de son  empire. Vespasien et Titus y  ajouteront la Judée. Arrivée  à cet apogée, la grandeur  romaine déclinera. Des étrangers viendront s’asseoir sur  le trône des Césars. Rome,  déchirée par des divisions intestines, ne sera plus que  l’ombre d’elle-même, mais  elle n’en restera pas moins  de nom jusqu’à la fin des  siècles la reine du monde.

Passant ensuite à un autre  ordre d’idées, le père disserte  sur le néant de la gloire. Des  hauteurs du ciel il montre  à son fils le peu d’étendue  qu’occupe dans l’espace le  globe terrestre. Ce peu d’étendue, les mers et les régions  inhabitables le rétrécissent  encore. Malgré cela, quel nom  peut se flatter d’avoir été  connu dans les deux hémisphères? Vaines sont les pompeuses épitaphes gravées sur  les tombeaux; elles s’écroulent avec eux. Vaines sont  les louanges insérées dans les  livres; ceux-ci périssent à  leur tour. Ce n’est point la  faveur humaine qu’il faut  ambitionner, il faut élever  ses regards vers le ciel où la  vertu jouira d’une récompense éternelle. Entre autres  conseils pleins de sagesse, le  père recommande à son fils  le culte de l’amitié. « Tu éprouveras, lui dit-il,  qu’il n’y a rien de plus doux  dans les choses humaines  qu’un commerce réciproque et que le coeur d’un ami  sûr . » Il termine en lui annonçant qu’il sera un exemple  mémorable de l’ingratitude  des peuples et qu’il mourra  dans l’exil, loin de cette patrie  qui lui devra son salut. Au  même instant les trompettes  du camp sonnent le réveil et  rappellent Scipion à la réalité.

 

Au troisième livre Scipion  se dispose à porter la guerre  en Afrique. Mais auparavant  il charge Lélius, son lieutenant et son ami, d’aller solliciter l’alliance de Syphax, roi  de Numidie. Lélius arrive au  palais de ce monarque et en  admire les magnificences.  Admis auprès de Syphax, il  lui fait ressortir tous les avantages d’une alliance avec les  Romains. Il caresse adroitement son ambition et lui fait  entrevoir l’espérance de régner un jour sur toute l’étendue de l’Afrique. Il lui offre  les présents que son maître  lui envoie. Le prince numide  accepte les présents et exprime son admiration pour  Scipion. Il est tout prêt à  faire alliance avec lui, mais à la condition qu’il viendra luimême la conclure. Lélius est invité à s’asseoir  à une table somptueuse. A la  fin du repas, un poète chante  sur la lyre les prouesses  d’Hercule, libérateur de la  Libye, et raconte l’origine de  Carthage. Il parle de la guerre  actuelle et confond dans ses  louanges Annibal et Scipion.  Lélius raconte à son tour  l’origine de Rome. Voulant  donner une haute idée de  ses concitoyens et montrer à  son royal auditeur que Rome  était la terre du dévouement, il lui cite les glorieux exemples des Curtius et des  Decius. «Si vous l’ignorez, ajoutet-il, c’est le devoir d’un Romain  de mépriser les coups de la  fortune; d’aller avec calme  au-devant de la mort; de dédaigner ce que les autres  peuples admirent et envient;  d’aimer au contraire ce qui  semble redoutable; de braver  les supplices ; de fouler aux  pieds les souffrances ; de mourir volontairement plutôt que  de mener une vie honteuse .»  Il explique par suite de quelles circonstances les Romains  firent succéder au despotisme  des rois le régime de la liberté.

 

Le quatrième Iivre contient  le panégyrique de Scipion.  Syphax désire vivement connaître un héros dont la Renommée publie tant de merveilles. Lélius satisfait pleinement sa curiosité. Il dépeint  son maître au physique et au  moral. II dit sa haute stature,  la noblesse de son front, la  vivacité de ses regards, sa  naissance en quelque sorte  divine. Son intrépidité, sa  douceur, son désintéressement, sa piété envers les  dieux, sa piété filiale, son  amour de la patrie, toutes  ses vertus sont racontées par  un témoin fidèle de sa vie. A  la bataille du Tésin il ramasse  son père blessé et l’emporte  en se frayant un passage à  travers l’ennemi. Après Cannes il relève par son énergie  les esprits abattus qui songeaient à se rendre. Devant  la soudaineté de ses coups  tombe la défense de Carthagène. Le panégyrique inachevé cesse au moment où  le narrateur entame le récit  du mémorable exemple de continence donné par Scipion.

 

La lacune qui existe entre  le quatrième et le cinquième  livre est considérable. Les  événements intermédiaires  fournissent amplement le  sujet de trois livres, et il est  à supposer que Pétrarque,  qui professait pour Virgile  tant de vénération, avait sur  le modèle de l’Éneide composé son Afrique de douze  livres. Il est hors de doute  que Pétrarque acheva entièrement son oeuvre. Il le déclare lui-même en plusieurs  circonstances d’une manière formelle. Comment se fait-il  que son poème n’est point  parvenu entier aux mains de  la postérité? On en est réduit là-dessus à des conjectures. Pétrarque était trop  jaloux de ses travaux pour  qu’on attribue cette disparition au hasard, et nous inclinons à croire qu’à l’exemple  de Virgile , qui voua aux  flammes son Énéide, il aura  lui-même, dans une heure de  désespérance, lacéré son Afrique.  Disiecti membra poetae.  Cette perte est à jamais regrettable. Nous pouvons admirer  la statue dans la perfection de ses détails, mais l’unité  harmonieuse de l’ensemble  nous échappe.

 

Résumons les événements  qui relient le quatrième livre  au cinquième. Lélius réussit  pleinement dans sa mission.  Scipion passe en Afrique et  conclut avec Syphax un traité  d’alliance. Mais il avait compté  sans la versatilité de ce prince.  Les Carthaginois, émus de  cette alliance, firent tout pour  la rompre. Syphax était fiancé  à Sophonisbe, fille d’Asdrubal  et nièce d’Annibal. De plus,  il en était éperdument amoureux. On se hâta d’unir la jeune fille à peine nubile au  roi numide.  La nièce d’Annibal fit aisément partager à  son époux la haine qui l’animait contre les Romains. Syphax se rallia aux Carthaginois. Ce mépris de la foi jurée  lui fut fatal.  Battu par Scipion  en rase campagne, il fut fait  prisonnier, et ses États devinrent la proie du vainqueur.  Un prince numide qui s’était  fait récemment l’allié des Romains, Massinissa, contribua  pour une large part à ce succès.

 

Tels sont, en résumé, les  principaux faits qui avaient  dû fournir à l’imagination du poète une série de brillants  tableaux. Le cinquième livre nous  montre Massinissa entrant  victorieux dans les murs de  Cirta, capitale des États de  Syphax. L’épouse du roi  vaincu, Sophonisbe, l’attendait suppliante au seuil  de son palais. D’une beauté  éclatante, la tristesse peinte  sur son visage ajoutait à ses  charmes. Ici le poète, se souvenant de sa première rencontre avec Laure dans l’église de Sainte-Claire à Avignon, prête à son héros sa  situation. « Massinissa, en la regardant, est subjugué par sa  captive, et la vaincue a pu  dompter son fier vainqueur.  De quoi ne triomphe pas  l’amour? Quel coup de foudre  lui est comparable  ? » Massinissa ne songe plus  qu’à épouser Sophonisbe. Il  prévoit que Scipion ratifiera  difficilement cette union, et  il se hâte de faire célébrer la  cérémonie nuptiale. Les deux  amants sont unis. Un songe  sinistre présage à Sophonisbe  le sort qui l’attend.  Ce qu’elle avait fait de son premier  époux dans sa haine contre  les Romains, il était à craindre qu’elle ne le fît du second.  Cette considération rendit  Scipion inflexible. Il blâma la  conduite de Massinissa et  exigea qu’il lui livrât sa captive. Le roi numide fut partagé entre l’amour et l’ambition. Celle-ci l’emporta. Voulant épargner à son épouse  l’humiliation de servir d’ornement au triomphe du vainqueur, il lui envoya du poison. Sophonisbe devant la  mort ne démentit pas sa fierté,  elle reçut comme une délivrance et avala d’un trait le  breuvage empoisonné.

 

Au sixième livre l’ombre  de Sophonisbe comparaît devant le tribunal des enfers et  prend place parmi les victimes célèbres de l’amour.  Scipion caresse adroitement  l’ambition de Massinissa et  lui fait oublier sa rigueur.  Il charge Lélius de conduire  à Rome Syphax prisonnier  et dirige lui-même ses troupes  sur Carthage. A la vue du  danger qui les menaçait, les  Carthaginois sentirent qu’ils  n’avaient d’autre espoir de  salut que dans le prompt retour d’Annibal. Pour gagner   du temps, ils députent auprès  de Scipion une ambassade  sous prétexte d’implorer la  paix. En même temps ils envoient à Annibal, campé sur  la pointe méridionale de l’Italie, une députation pour le  sommer au nom de la patrie  de revenir sans retard en  Afrique. C’est le coeur navré  qu’Annibal se décide à abandonner sa conquête. Il fait  massacrer  des cohortes du  Bruttium qui refusaient de  le suivre. Magon, son frère,  également rappelé, part avec  sa flotte des côtes de la Ligurie, et meurt d’une blessure  pendant la traversée.

 

Au septième livre Annibal  débarque en Afrique. Quelques-uns de ses éclaireurs,  surpris par les Romains, sont  amenés à Scipion, qui leur  fait visiter son camp dans  tous les détails et les renvoie  émerveillés de ce qu’ils ont  vu. Annibal inquiet sollicite  et obtient une entrevue de  Scipion. Il lui rappelle par  de nombreux exemples l’inconstance de la fortune , lui  vante les avantage de la paix  et l’engage à la conclure en  lui offrant des conditions dérisoires. Scipion n’est point  dupe de son fallacieux adversaire ; il lui réplique avec  hauteur et lui indique moyennant quels sacrifices il pourra  obtenir la paix. Les deux  chefs se séparent décidés à  tenter le sort des armes. La veille du jour suprême,  Rome et Carthage, sous la  forme de deux femmes suppliantes, accoururent au pied  du trône de Jupiter.  Toutes  deux firent assaut d’éloquence  pour intéresser à. leur cause  le maître des dieux. Celui-ci  leur fit une réponse enveloppée de mystère et les renvoya incertaines de l’issue des événements. Le jour fatal venu, les deux  chefs disposent, chacun, leur  armée en bataille et la haranguent. Scipion parle aux siens  en homme sûr de vaincre;  Annibal s’exprime avec une  fougue qui simule la confiance. Son génie fertile en  inventions lui suggère un  puissant moyen de défense.  Il place en tête tous les  éléphants, afin d’épouvanter  l’ennemi déconcerté à la vue  de ce troupeau monstrueux.  Ils étalent autant de tours  tremblantes sur leurs dos; on dirait des collines qui secouent  leurs crêtes ou des citadelles  qui se balancent sur des rochers. Annibal oppose ce  bouclier à toutes les forces  de l’ennemi  Vaine précaution! Effrayés  par le son aigu des trompettes , les éléphants se retournent contre les rangs  qu’ils devaient protéger et y  sèment le désordre. Les Romains en profitent pour se  faire jour à travers l’ennemi.  La première ligne des Carthaginois est rompue. Malgré cet échec, le centre et les  ailes opposent une vigoureuse  résistance.  Une colère ardente et implacable anime les chefs et  les deux peuples. Jamais choc  entre deux corps armés ne  fut plus violent, jamais combat ne fut plus acharné dans  tout l’univers. Ce n’étaient  point des bandes mercenaires  qui luttaient, c’étaient des  hommes de coeur qui voulaient éteindre dans leur propre sang le brasier de haines  qu’ils avaient eux-mêmes allumé. Toutes les légions n’avaient qu’un seul désir, qu’une seule pensée : venger, fût-ce  par leur mort, de justes ressentiments . Cette ténacité surhumaine  provoque un horrible carnage. Des torrents de sang  inondent la plaine. A la fin  un mouvement tournant exécuté sur les deux ailes par  Lélius et Massinissa paralyse  les efforts des Carthaginois.  Annibal lui - même s’enfuit  entraîné dans la déroute générale des siens.

 

Au huitième livre, Scipion,  maître du camp carthaginois, en distribue les richesses à  ses soldats. Le soir même de  la bataille, assis sur un tertre  à côté de ses lieutenants, il  se plaît à rendre hommage  au génie de son adversaire,  et jamais Annibal n’a rencontré plus grand admirateur.  Mais la fortune inconstante  lui a tourné le dos. A cette  heure il fuit. Sentant Carthage irrévocablement perdue, il s’embarque nuitamment et fait voile vers la  Syrie pour armer le roi Antiochus contre les Romains. Scipion pousse une reconnaissance sur Carthage avant d’en faire le siège. Une députation accourt au-devant de  lui pour implorer la paix. Il  lui ordonne de se rendre à  Tunis, son lieu de ralliement.  Dans sa marche sur Tunis, il  est attaqué par Vermina , fils  de Syphax, dont il massacre  les troupes et qu’il fait prisonnier. Cette défaite achève  de démoraliser les Carthaginois. Ils acceptent toutes les  conditions que leur impose  le vainqueur et envoient une  ambassade à Rome auprès du  Sénat. Dans l’intervalle, le consul  Claudius, poussé par l’ambition, avait quitté l’Italie pour  remplacer Scipion dans son  commandement. Sa flotte  avait été détruite par la tempête, et il s’était réfugié à  grand’peine sur les côtes de  la Sardaigne. Un autre consul, non moins ambitieux,  mais plus habile, Cornélius  Lentulus, brûlait d’envie de  mettre la dernière main à la  conquête de Scipion et de  s’en arroger tout l’honneur. Les ambassadeurs carthaginois, ayant à leur tête Asdrubal Hédus, qui avait toujours été hostile à la politique  d’Annibal, sont accueillis avec faveur par le Sénat. La paix  est votée. Ils visitent Rome  dont ils admirent les splendeurs. A leur requête trois  cents prisonniers carthaginois sont rendus à la liberté.  Le traité d’alliance conclu,  Scipion quitte l’Afrique , et  au moment de s’embarquer  fait brûler sous ses yeux la  flotte carthaginoise.

 

Au neuvième et dernier  livre Scipion ramène en Italie  sa flotte victorieuse.  Pour  charmer les ennuis de la  traversée , il s’entretient avec  le chantre futur de ses exploits, le poète Ennius. Celuici lui promet une gloire éternelle. II regrette de ne pouvoir  le célébrer que dans une  langue encore empreinte de  rudesse et sur un luth dépourvu d’harmonie. « O le plus illustre des capitaines, lui dit-il, qui plus  que tout autre méritez un  Homère, la Fortune, complaisante pour tout le reste et en  cela seul sévère, ne vous a  donné que moi. Dans le cours  des âges il naîtra sans doute  quelqu’un qui par de dignes  chants élèvera jusqu’au ciel  les louanges que vous ont méritées vos vaillants exploits, et à qui Calliope donnera,  avec une voix sonore, une  lyre dont les cordes résonneront plus harmonieusement  sous l’archet .

Ennius témoigne de son  respect et de son admiration  pour ses célèbres devanciers.  Mais il en est un pour lequel  il professe un culte véritable,  c’est Homère. Homère vit  jour et nuit dans sa pensée.  Dernièrement il lui est apparu  en songe. Il l’a transporté  dans une vallée enclose (Vaucluse) et lui a montré au milieu des lauriers un jeune  homme au front pensif et  rêveur dont il lui a dressé  l’horoscope. « Il naîtra , lui a-t-il dit ,  dans les vastes murs de Florence en Toscane, ville issue  d’une tige romaine, qui sera  un jour célèbre et qui maintenant n’existe pas. Pour que  tu puisses connaître le lieu  de sa naissance, la petite rivière de l’Arno, qui descend  vers le rivage de Pise l’Ausonienne, baignera les murs de  la riche cité. Il rappellera par  ses vers à la fin des siècles  les Muses longtemps fugitives et rétablira les antiques soeurs  sur l’Hélicon malgré des troubles et des agitations de toute  sorte. Il aura pour nom François. Il réunira comme dans  un seul groupe tous les faits  éclatants dont tu as été témoin, les armées d’Espagne,  les luttes de la Libye , ton  cher Scipion, et il donnera  pour titre à son poème l’Afrique. De plus (vois où le conduiront la confiance dans  son génie et l’aiguillon de la  gloire), honoré d’un triomphe  tardif, il montera enfin à votre  Capitole  C’est par de tels récits  qu’Ennius abrège la longueur  du trajet. Enfin on débarque  sur la plage italienne et on  arrive à Rome où tout un  peuple, ivre d’enthousiasme ,  attendait Scipion pour lui  décerner les honneurs du  triomphe. Le  poème se termine au milieu de l’allégresse  générale.

 

En guise d’épilogue,  le poète déplore la perte récente du roi,Robert. Telle est l’ossature du poème  de l’Afrique, l’oeuvre d’un des  esprits les plus nobles, d’une  des âmes les plus sensibles,  d’une des imaginations les plus fécondes qu’ait enfantés  l’humanité. Par l’harmonie  du vers et la délicatesse de la  pensée, Pétrarque rappelle à  chaque instant Virgile, son  modèle. Dès le premier livre,  quittant la terre, il nous emporte d’un coup d’aile dans  les célestes régions. Il nous  ouvre ces palais éblouissants  de clarté, nous introduit dans  le cénacle des âmes bienheureuses qu’inonde la pure lumière et nous fait assister à  leurs sublimes entretiens. On  comprend que devant de telles  effusions « le monde s’arrêta  captivé par un charme merveilleux et les astres suspendirent leur cours éternel  ».  Rien de semblable dans tout  le paganisme. Le ciel de Pétrarque n’a de comparable  que les champs Élysées de  Fénélon. La douceur chez Pétrarque  n’exclut pas l’énergie. A le  juger d’après ses sonnets, on  le considère généralement  comme un petit-fils d’Anacréon, et l’on s’imagine que  son luth ne résonnait que des  langueurs de l’amour. C’est  une erreur profonde. Il y avait dans l’amant de Laure la  véhémence de Juvénal. Les  corruptions de la cour de  Rome en savent quelque  chose . De son côté la muse  épique lui est redevable de  beautés peu communes.  Pour  n’en citer qu’un trait, l’acharnement des combattants à  Zama est décrit avec une  vigueur sans pareille. Dans le poème de l’Afrique,  Pétrarque se peint lui-même  tout entier. Ami sincère, il  excelle à faire ressortir les  doux liens qui unissaient Scipion et Lélius ; amant fidèle,  c’est de son propre coeur que  s’exhalent les accents désespérés de Massinissa; ami de  la gloire, il n’ambitionne,  comme son héros, que la  vraie ; ami de la liberté, il  applaudit avec Brutus à la  chute des Tarquins ;. ami des  lettres, il prête à Ennius le  culte qu’il a toujours professé  pour ses modèles ; ami de la  religion , il admire Scipion  se renfermant dans le temple  dès l’aurore pour prendre  conseil de la divinité; ami de  sa patrie, son poème en est  la plus haute glorification.

 

On a prétendu que Pétrarque avait puisé la plupart  de ses tableaux dans les  Puniques de Silius Italicus,  qui ne sont pas sans analogie  avec son poème.  On est allé  plus loin, on l’a accusé de  s’être approprié sans façon  un fragment de son devancier. Un philologue, Lefebvre  de Villebrune, forgea contre  lui cette accusation et en fit  grand bruit. Il soutint avoir  découvert dans un manuscrit  de Silius Italicus, au commencement du seizième livre,  les trente-trois vers qui terminent le sixième livre de l’Afrique. Le temps a fait  justice de cette sotte accusation. La meilleure preuve de  l’innocence de Pétrarque,  c’est qu’il n’a jamais connu  Silius Italicus. De son temps,  celui-ci dormait encore dans  un monastère de Constance,  au fond d’un caveau où Pogge  le déterra en 1414, c’est-à-dire  quarante ans après la mort de  Pétrarque.

 

Si l’auteur de l’Afrique a  été maltraité par la critique,  il n’a pas moins souffert de  l’ignorance et de l’incurie des  éditeurs. Ceux-ci semblent  avoir pris à tâche de le rendre inintelligible. Les deux éditions de Venise et les quatre  éditions de Bâle sont remplies  des fautes les plus grossières.  On en peut dire autant de i l’édition de Paris . Heureusement un savant italien,  plein d’érudition et de goût ,  François Corradini, a publié  récemment, à l’occasion du  centenaire de Pétrarque, un  texte de l’Afrique qui n’est  pas seulement un pieux hommage, mais une légitime réparation . Voici comment il  s’exprime dans sa préface : « Le poème de François  Pétrarque, qui est intitulé  l’Afrique, imprimé seulement  au XVIe siècle, deux fois à  Venise et quatre fois à Bâle,  fourmillait de tant et de si  grandes fautes qu’il ôtait  l’envie de le lire au lecteur le  plus patient. Aussi réclamait-il les soins d’un critique très  attentif et très pénétrant que les petits poèmes ont obtenus  il y a quelques années. L. Pingaud a revendiqué dernièrement cette tâche et l’a entreprise volontairement. Je ne  sais en vérité ce qu’il a fait  dans son édition parisienne.  Sans parler d’erreurs considérables, on n’y trouve aucune trace de l’art de la critique, nul souci ni de la géographie et de l’histoire, ni de  la prosodie, ni même de la  grammaire. Je ne puis concevoir avec quelle ignorance  ou quelle témérité ce Français  a ponctué l’ouvrage. Incises,  membres, périodes, il a tout  » mêlé, tout interverti. Et même  dans des endroits qui sont  plus clairs que le milieu du  jour, il a répandu tant de  ténèbres que le poète le plus  éminent par le génie, la  science, l’érudition, est forcé,  à son grand déshonneur, de  ne dire que des choses absurdes, monstrueuses, je dirais presque qui ressemblent  aux oracles de la Sibylle.  C’est pourquoi , afin d’effacer  cette tache récente que la plus  honteuse négligence a imprimée à un grand homme dont  la gloire et la dignité nous  sont très chères, et en même temps, afin que le poème de  l’Afrique fût enfin revu avec  quelque soin et corrigé en  Italie, comme il convenait,  plutôt qu’ailleurs , trente habitants de Padoue, à l’occasion des fêtes et des honneurs  séculaires décernés à François  Pétrarque, ont été d’avis de  faire cette édition .Corradini s’est acquitté à  merveille de sa tâche. Sa connaissance parfaite de la latinité, la justesse de son sens  critique, l’ardeur de ses investigations, l’ont aidé à surmonter presque toutes les  difficultés. Seulement, par  excès de zèle, il outrepasse  parfois ses droits de censeur.  Il propose volontiers des corrections lors même que la  leçon des manuscrits donne  un sens satisfaisant. Est-il besoin de se demander maintenant pourquoi  l’Afrique est restée si longtemps oubliée et méconnue ? Quelle oeuvre littéraire aurait  pu résister à ce travestissement odieux perpétué de  siècle en siècle par une sorte  de conspiration ? D’ailleurs  ce n’est pas la première fois  qu’un chef-d’oeuvre aura été  frappé de l’ostracisme de  l’oubli. Nous lisons dans Lamartine : « Dante a été oublié pendant trois siècles, et puis tout  à coup l’Europe s’est aperçue  qu’elle avait une grande épopée originale enfouie dans  les traditions littéraires de la  Toscane. Milton a dormi plus  d’un siècle dans son tombeau sans qu’on eût déroulé dans  le manuscrit du Paradis perdu  le legs immortel qu’il avait  fait à l’Angleterre. Boileau a  fait croire pendant cent cinquante ans à la France que  Pétrarque, le plus accompli  des poètes de sentiment, égal  en expression à Virgile, n’était  qu’un faiseur de sonnets et  un rimeur de jeux de mots;  puis l’heure du grand et divin  Pétrarque est revenue, et ce  sera l’heure éternelle, et on  le nommera à jamais le Platon  mélodieux des poètes .

 

 Pétrarque, qui mettait son  Afrique bien au-dessus de ses  Sonnets, eut en quelque sorte  le pressentiment de l’avenir  réservé à son oeuvre de prédilection. Il lui recommande  de ne pas s’étonner si elle  traverse inconnue plusieurs  générations, mais aussi il  lui promet qu’à la fin des  jours meilleurs luiront pour  elle. « Pour toi, lui dit-il, comme  je le désire et l’espère, tu  vivras longtemps après moi.  Des siècles meilleurs viendront ; ce sommeil léthargique ne durera pas toujours ; les ténèbres se dissiperont,  et nos neveux pourront revenir à la pure et antique  lumière. Alors tu verras reverdir de nouveau l’Hélicon  et les lauriers sacrés se couvrir  de feuilles, alors surgiront de  puissants génies et des esprits  dociles en qui la passion des  belles-lettres redoublera l’amour des Muses antiques.  Applique-toi soigneusement  à faire revivre mon nom ;  grâce à toi, que mon sépulcre  recouvre du moins sa réputation, et qu’on rende honneur à ma cendre. La vie me  sera plus douce au milieu de ce peuple, et ma gloire bravera  le tombeau . » Ce voeu de Pétrarque, plaise  à Dieu que nous ayons contribué pour notre faible part  à le réaliser !