[1] LETTRES DE FRANÇOIS PÉTRARQUE A JEAN BOCCACE LETTRE PREMIÈRE. Il est retenu à Rome, grièvement blessé d'un coup de pied de cheval. J'ESPÉRAIS que le changement de lieu et de disposition pourrait changer ma fortune, mais je me trompais, à ce que je vois; partout où je fuis, elle me suit. Que je me dérobe sur un char rapide, sur un coursier frémissant, sur une nef qui vole, enfin sur les ailes de Dédale, elle me devancera dans ma fuite d'un air menaçant. Mais c'est en vain; elle peut bien me secouer et me pousser, mais, Dieu soutenant mes pas, elle ne peut m'abattre. J'ai appris avec Démocrite à braver ses menaces et à lui faire la nique; toutefois, elle m'attaque de nouveau par ses artifices. Moi qui l'ai vaincue souvent dans mes jeunes années, elle compte me vaincre dans un âge déjà mûr et tranquille, comme si la lutte avec un vieillard était plus facile, et que les forces de l'âme diminuassent en vivant ainsi que la vigueur du corps. Si elles n'avaient point augmenté, je croirais, je l'avoue, avoir vécu en vain. Je vais donc vous raconter les pièges qu'elle m'a tendus naguère, pour ne pas prolonger davantage votre étonnement. Après avoir pris congé de vous, je me rendais, comme vous savez, à Rome, où l'année que nous avons appelée de nos voeux, pécheurs que nous sommes, a rassemblé presque toute la chrétienté. Pour ne pas être condamné à l'ennui en voyageant seul, je m'étais choisi quelques compagnons de route, dont l'un, le plus âgé, par le prestige de la vieillesse et de la profession religieuse, l'autre par son savoir et le véhicule de sa faconde, les autres, par leur expérience des affaires et leur complaisance affectueuse, semblaient devoir adoucir tout le trajet, quoique très pénible. Je m'étais ainsi précautionné par une résolution plus sage qu'heureuse, comme l'événement l'a démontré. Et j'allais d'un coeur fervent prêt à mettre enfin un terme à mes iniquités. Car, comme dit Horace, je rougis non d'avoir fait des folies, mais de ne pas renoncer aux folies. La fortune n'a pu et ne pourra, je l'espère, changer en rien mon dessein. Dût-elle dans sa fureur briser et déchirer mon corps contre des écueils en faisant rejaillir sur les rochers ma cervelle sanglante, elle arrachera peut-être un coeur qui la méprise elle et ses biens, elle ne le vaincra pas; elle fera souvent souffrir mes membres, elle ne rendra jamais mon âme malade. Pour ne pas vous fatiguer plus longtemps par l'attente, elle s'est portée dernièrement sur mon corps à de grandes violences. Parti de Bolsena, aujourd'hui petit bourg obscur et jadis une des villes principales de l'Étrurie, je me hâtais, plein de joie, d'aller voir une cinquième fois la cité sainte. Je me disais tout bas de temps en temps : Voilà comme notre vie s'écoule insensiblement, voilà comme changent les occupations et les projets des hommes ; voilà combien est vrai ce que j'ai écrit dans mes Bucoliques : "Les goûts de la jeunesse déplaisent à la vieillesse, et les soucis varient comme la couleur des cheveux." Il y a quatorze ans que je suis venu à Rome une première fois, uniquement pour voir ses merveilles. Quelques années après, le désir peut-être prématuré, mais doux, du laurier, m'y attira une seconde fois. Mon troisième et mon quatrième voyage, ont eu pour cause ma compassion pour d'illustres amis, qui se trouvaient alors dans une ruine déplorable, et auxquels je n'ai pas craint de prêter mes épaules, quoique insuffisantes. Ce pélérinage à Rome est maintenant pour moi le cinquième; qui sait s'il n'est pas aussi le dernier? Il efface d'autant plus les autres que le soin de l'âme est plus noble que celui du corps et que le salut éternel est plus enviable que la gloire mortelle. » Telles étaient mes pensées, et, quoique en silence, je rendais grâces à Dieu. Pendant ce temps, le cheval de ce vieil abbé, dont j'ai parlé plus haut, marchait à ma gauche, et ce présage devait m'être très funeste. Voulant, dit-on, frapper mon cheval, il m'atteignit à la jointure du tibia et du jarret avec tant de violence qu'un grand bruit, comme d'os brisés, fit accourir au spectacle plusieurs personnes, même éloignées. Éprouvant une douleur incroyable, je songeai d'abord à m'arrêter; le lieu me rebuta, j'arrivai dans la soirée à Viterbe, d'où je me rendis péniblement à Rome trois jours après. Là, les médecins appelés, on vit que l'os était découvert et blanchissait d'une manière effrayante : on ne savait s'il était cassé; le fer du cheval avait laissé des marques très apparentes. L'odeur de la plaie était si désagréable que, ne pouvant la supporter moi-même, je me tournais souvent d'un autre côté. Et, quoique nous ayons pour notre corps une amitié innée, qui fait que chacun supporte avec plaisir bien des choses qui le dégoûteraient dans un autre, j'ai rarement vu dans un cadavre comme je le vois maintenant, dans ma propre chair, combien l'homme n'est rien ; que dis-je? combien il serait un être misérable et vil s'il ne rachetait la bassesse de son corps par la noblesse de son âme. Bref, voilà le quatorzième jour que je garde le lit à Rome entre les mains des médecins, partagé entre la crainte et l'espoir du salut. Si l'on compare ce nombre de jours à autant d'années, il est, selon moi, plus long et plus ennuyeux. Cet état me serait partout pénible et insupportable, car, contrairement à la nature de plusieurs, si petite que soit la vigueur de mon esprit, elle s'engourdit dans l'inaction et le repos du corps, tandis qu'un mouvement modéré la fortifie; et c'est pour cela que, quoique préférant avec raison les principes des stoïciens, j'ai toujours approuvé par mes paroles et par mes actes l'usage de la marche des péripatéticiens. Mais cet état m'est cent fois plus insupportable et plus pénible à cause de mon désir insatiable de contempler sous tous ses aspects la ville reine. Plus je la vois, plus je l'admire, et plus je suis forcé de croire tout ce qu'on a écrit sur elle. Toutefois, je me console de mon malheur et de mes souffrances en me disant que, mon confesseur s'étant montré trop indulgent pour moi, le Ciel a permis qu'un autre exécutât ce qu'il avait omis. J'ai pensé quelquefois, je l'avoue, que c'était un jugement de Dieu voulant que celui dont il avait redressé lui-même de ses mains l'âme si longtemps boiteuse boitât corporellement le reste de ses jours. Tout mis en balance, cette substitution ne m'a semblé ni triste ni regrettable. Grâces soient rendues à Celui qui m'a redonné l'espérance de vous revoir bientôt l'âme et le corps droits. Au reste, cher ami, je vous écris ces lignes encore couché dans mon lit, comme la forme des lettres l'indique, non pour que vous vous affligiez du malheur qui m'est arrivé, mais pour que vous vous réjouissiez en sachant que je l'ai supporté avec résignation et que j'en supporterai de bien plus graves s'ils fondent sur moi. Vivez heureux et portez-vous bien en pensant à moi. Rome, 2 novembre, dans le silence du milieu de la nuit (1350). [2] LETTRE II. Il lui envoie une épître en vers, et il lui annonce la mort de Giacomo II di Carrara, seigneur de Padoue. Il s'est écoulé bien du temps depuis que votre pièce de vers chargée de plaintes m'est parvenue. Autant que je puis me le rappeler, elle disait en substance que les fruits de mes loisirs étaient répandus partout entre des mains vulgaires et profanes, tandis que vous seul, qui plus que personne êtes friand de mes écrits, qui plus que personne y puisez un agréable soulagement, en étiez privé. J'y répondis alors par quelques vers au courant de la plume, uniquement pour que vous ne crussiez point que j'avais négligé votre lamentation, et, à peine terminés, je les perdis dans un amas confus de papiers. J'eus beau les chercher souvent avec un grand soin, ils ne revinrent plus sous mes yeux. Or, maintenant, contre mon attente, quand je songeais à autre chose, ils se sont présentés tout à coup. J'ai cru d'abord que ce n'était plus le moment de vous les envoyer. Mais comme, ainsi que je le pense, et que ces vers l'attestent à la fin, je suis sûr que tout ce qui vient de moi vous plaira, j'ai trouvé bon de changer d'avis. J'ai voulu en même temps vous faire voir que je n'ai point menti en vous annonçant il y a longtemps que je les avais perdus,. Depuis un si grand espace de temps, il y a une réflexion que je crois presque nécessaire d'ajouter pour que vous me connaissiez tout entier. Cette pièce de vers que j'ai écrite jadis pour vous, et qui vous arrive seulement maintenant, me dépeindra luttant contre la fortune presque à forces égales et comme engagé sur le champ de bataille, non toutefois sans grand espoir de vaincre. Le temps, si je ne me trompe, m'a rendu vainqueur à la longue. J'ai appris en vivant à soutenir les combats de la vie. Aux coups de la fortune je n'oppose plus comme autrefois des lamentations ni des gémissements, mais la callosité d'une âme endurcie, et, habitué que j'étais à chanceler, je demeure maintenant immobile. Aussi celle-ci, furieuse de voir que je ne succombais pas sous une grêle de traits, et ne se fiant pas aux armes les plus meurtrières, vient de me percer le coeur avec un énorme dard. Après m'avoir isolé par la mort de tant d'amis et m'avoir ôté tant de soutiens de ma vie, elle m'a enlevé dernièrement par une mort subite, horrible et tout à fait indigne, le meilleur et le plus cher de tous, ma plus douce consolation et ma gloire; elle m'a enlevé, dis-je, un homme remarquable par toutes les qualités, mais principalement par une douceur de caractère angélique. Je désire qu'il soit connu de vous et de la postérité. C'est Giacomo di Carrara, le second dans l'ordre de la naissance, et sans contredit le premier par ses vertus et par sa gloire, seigneur de Padoue, ou plutôt le père de sa patrie, qui, depuis le décès du roi de Sicile, que je connaissais, restait seul dans tout l'univers le plus chaud protecteur des études et le plus juste estimateur des talents. Mais il me sera doux de parler des mérites de cet homme et de m'en souvenir tant que je vivrai. En ce qui concerne mon sujet, j'avoue que je lui devais tout et que je m'appuyais entièrement sur lui. La fortune me l'a enlevé avec quelle barbarie, hélas! et quelle promptitude! Sans doute, en retirant de dessous mes pieds l'unique fondement de mon espérance, elle a voulu (ce qui semblait tout naturel) me renverser également. J'ai tenu bon néanmoins, triste à la vérité, je ne le nie pas, mais debout, mais intrépide, et d'autant plus calme que je ne m'attends plus à pareil coup. Désormais je haïrai et j'exécrerai toujours ce monstre horrible, je ne le craindrai plus. Adieu. Padoue, 7 janvier, à la hâte, pressé par le messager (1351). [3] LETTRE III. Envoi de ses poésies. AH ! si j'étais tel que l'amitié me dépeint à vos yeux, si le sort me permettait d'endormir par mes vers les soucis toujours éveillés, je modulerais, pour soulager votre âme, des accords aussi harmonieux que ceux qui retentissent dans les sentiers inaccessibles de Cirrha qui touche les nues, ou sur les bords de la fontaine de Castalie. Mais, croyez-moi, vous êtes la dupe de l'amitié, ce fléau des jugements qui a souvent trompé les dieux et les hommes. Si le public lit mes vers, pourquoi tant vous en plaindre? Que mes vers répandus partout soient cachés à un ami qui en est avide, il ne pouvait rien arriver de plus triste pour moi et pour mes ouvrages. Dès qu'un de mes livres me quitte, je lui recommande surtout de fuir le public, de se contenter de plaire à quelques hôtes, de ne point rechercher une popularité trompeuse, de mépriser les applaudissements frivoles et les murmures flatteurs. Mais, si le destin favorise mon génie en me faisant de mon vivant voltiger sur les lèvres des hommes savants, quoique j'aie toujours tenté cette route ardue, le sentiment de ma situation me rend insensible. Pendant que j'écris, voici que la fortune gronde avec une violence horrible et accumule les douleurs et les craintes. Il est rude de supporter tant de coups et tant de menaces. De tristes nouvelles arrivent de tous côtés. Une mort fatale a enlevé cet ami; des glaives affreux ont fait périr cet autre ; l'un est en prison, l'autre est malade; celui-ci sert de pâture aux oiseaux et aux bêtes féroces, celui-là, au fond des mers, est la proie des poissons. Je n'ai point un coeur de fer ni une âme de bronze, je suis très ému. Je tais ma propre histoire, qui n'est qu'un long tissu de maux. Je ne dirai point combien de flèches la fortune a décochées sur moi, ni de quels coups de bélier elle a battu mon âme. Je lui résiste de toutes mes forces, tantôt par mes propres efforts, tantôt soutenu par l'exemple de ceux qui ont vaincu courageusement ce fléau; quelquefois, tremblant de crainte, je chancelle. Ainsi le travail de l'esprit m'ôte entièrement le repos du corps, et, à leur tour, les assauts de la fortune troublent la paix intérieure de mon âme. Je triompherai néanmoins, je l'espère, et mon orgueilleuse ennemie vaincue me fournira un glorieux trophée. Mais, tant que dure la lutte, l'état de mon âme est agité. Je crois que les savants n'approuveront guère ce que j'ai fait pendant cet intervalle. Mais, puisque tout ce qui est de moi vous plaît, que votre voeu s'accomplisse, acceptez ces courtes poésies, lisez ces marques d'une main fatiguée, et cessez de vous plaindre. [4] LETTRE IV. Il a projeté de passer l'été à Vaucluse. JE suis tenté de croire bien près de la vérité ce qu'on lit dans les fables, que la jeune fille aimée de Phébus se raidit au milieu de sa course, et, pensant toucher la terre de ses pieds, y prit subitement racine. Toujours est-il que, pour ma part, ce que je ne savais pas, au lieu de la mobilité de mes pieds obéissants, j'ai parfois des racines très tenaces. Je vous avais promis de quitter Padoue le 18 avril, j'en suis parti avec peine; je parle improprement, disons mieux, je m'en suis arraché le 3 mai. J'avais résolu de passer deux ou trois jours à Vérone. Là aussi, à force de remettre au lendemain, un mois s'est presque écoulé, et non sans ennui, quoique dans cette partie de l'année la ville soit très agréable. Ce n'a pas été un repos pour moi, qui étais pressé d'aller ailleurs, mais je n'ai pu jusqu'à présent me dégager des charmantes entraves des prières de l'ami le plus tendre. C'est pour moi une prison presque habituelle. Car, quoique je ne connaisse et n'espère rien de plus doux que l'affection et la tendresse de mes amis, je me suis souvent plaint et je me plaindrai tant que je vivrai d'être aimé plus vivement qu'il ne convient à mon loisir. En quittant Vérone, je me rends ce jour même à Mantoue, mère fameuse de notre Virgile. Là, un autre noeud semblable m'attend; mais, si je ne me trompe, il sera plus facile à dénouer. A Parme, j'échapperai au frein d'un ami supérieur, tant les choses ont changé en peu de temps. Dans les autres villes et bourgades situées sur ma route, je ne rencontrerai aucune difficulté. Ainsi donc, si la vie m'accompagne, je vous écrirai de nouveau de mon champ transalpin, et vous n'attendrez plus de moi d'autre lettre que celle qui vous annoncera mon arrivée. Pour moi, ce qui est bien connu non seulement d'un ami tel que vous, mais encore du public, après avoir tout pesé soigneusement, je désirerais, si le Ciel me le permettait, passer dans cette campagne tout le temps qu'il me reste à vivre, tant que la fortune, qui entraîne sur sa roue nos entreprises et nos projets, s'y fixera. Car, quoique cet endroit manque de beaucoup de choses dont le plaisir a besoin et dont la ville regorge, il possède des biens dont la ville est privée et qui me charment par-dessus tout, la liberté, le repos, le silence, la solitude. Il y a deux choses, je l'avoue, qui me déplaisent. Ce lieu est éloigné de l'Italie, vers laquelle un mouvement naturel m'attire, et il est trop voisin de la Babylone occidentale, la pire des cités, et l'image de l'Érèbe, d'où ma nature me détourne et me repousse. Toutefois, je supporterais ce double inconvénient en tempérant l'amertume par la douceur; mais il y a d'autres choses qui ne peuvent s'écrire et qui me font supposer que mon séjour en cet endroit sera très court, à moins qu'il ne survienne quelque chose de nouveau. Que sera-ce ? je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'il n'est rien qui ne puisse arriver à l'homme, être extrêmement faible et mortel, quoique orgueilleux dans ses misères. L'issue des événements est donc cachée, mon intention actuelle ne l'est pas, et je veux que vous la connaissiez, vous et nos amis. Le pontife romain que nos pères avaient coutume de chercher sur les rives du Tibre, nous le cherchons sur les rives du Rhône; nos neveux le chercheront peut-être sur les rives du Tage, pour montrer qu'il n'est rien que le temps ne confonde et ne déplace et que tout marche vers la décadence. Au reste, c'est l'affaire de ce pêcheur saint et rigide qui, connaissant le Rhône et n'ignorant certainement ni le Tage ni la Seine, a néanmoins établi sa nacelle et ses filets dans les eaux du Tibre; c'est l'affaire, dis-je, de celui dont la barque est maintenant agitée par la tempête et dont la station est abandonnée; c'est l'affaire de ceux qui se tiennent au gouvernail. Nous ne sommes que des passagers, nous sommes emportés par la tourmente, partageant la mauvaise fortune, et non la faute. Ne pouvant donc trouver ce pontife où je voudrais, mon intention maintenant est de le chercher où je puis, et en même temps les restes épars de mes chers amis. Quand je leur aurai dit à tous un dernier adieu, je fuirai une terre cruelle et un rivage véritablement avare. Je passerai le restant de l'été dans le repos de la solitude, à ma campagne dont je viens de parler, laquelle est cachée au loin, à quinze mille pas de là, vers la belle et sonore fontaine de la Sorgues, au milieu des bois et des cours d'eau, au milieu de livres divers qui, sous un gardien rustique, enchaînés et silencieux, m'attendent depuis quatre ans. Je craindrais, en retournant immédiatement sur mes pas, de tuer par des chaleurs excessives mon pauvre corps, quoique habitué à la peine dès l'enfance. Je l'épargne uniquement pour le tourmenter et le fatiguer plus longtemps. L'automne me ramènera, je l'espère, avec mes livres, que j'ai décidé de transporter dans ma bibliothèque italienne. Je vous ai expliqué pour le passé les causes de mon retard, et pour l'avenir l'ensemble de mes projets, afin de dissiper tout étonnement et toute incertitude. Il me reste à vous prier d'assurer de mon dévouement sans réserve notre sénat, auquel vous savez combien je suis redevable. Veuillez, en outre, saluer de ma part nos trois compatriotes, ces amis excellents et éprouvés, dont je porte partout où je vais l'image et les paroles, et que j'emmène avec moi, de leur plein consentement, dans les excursions les plus lointaines. Adieu. Vérone, le 1er juin (1351). [5] LETTRE V. II maudit le séjour d'Avignon. J'AI fait tout mon possible pour vous envoyer aussi un mot par ce messager, afin que vous ne vous crussiez pas oublié. Mais, soit brièveté du temps, soit manque de sujet, soit surcroît d'occupations dont je suis accablé maintenant plus que de coutume, soit même le dessein de vous revoir bientôt et la douce espérance de m'entretenir avec vous de vive voix, après m'être bien examiné, je n'ai rien trouvé qui méritât d'être écrit, sinon que je n'avais rien de nouveau à vous écrire. Car, si j'entreprenais de retracer cette histoire babylonienne à laquelle j'assiste continuellement, ce serait inutile, puisque j'en ai parlé déjà bien des fois dans les lettres à mes amis, et, si je voulais dire là-dessus tout ce que je pense, je n'en finirais pas. Si je passe à ce qui me concerne, je ne ferâi que balbutier. En effet, qu'y a-t-il de certain pour moi, sinon que je dois mourir? Que Sénèque me blâme, lui qui en pareil cas blâme Cicéron, je me trouve dans le nombre de ceux qu'on nomme libres d'état. Je ne suis ni vivant, ni bien portant, ni mort, ni malade; je ne commencerai à vivre et à me bien porter que lorsque j'aurai trouvé l'issue de ce labyrinthe. Voilà comment je suis, voilà où je vise. Portez-vous bien, et, quelques désagréments que vous éprouviez, en les comparant à mon exil, croyez que ce sont des douceurs. Avignon, 1er avril (1352). [6] LETTRE VI; Du Commentaire sur les Psaumes, de saint Augustin. Vous m'avez comblé de joie par un présent magnifique et rare. Je naviguerai désormais plus sûrement sur la mer de David, j'éviterai les écueils et je ne serai point effrayé par les flots des mots ni par le choc des pensées retentissantes. J'avais coutume de m'aventurer en pleine mer par mes seules forces, et, tantôt agitant les bras en haut, tantôt m'appuyant sur une planche fortuite, je tenais en équilibre à travers les flots courroucés mon esprit fatigué. Mais, en commençant à être submergé, je m'écriais souvent avec Pierre : « Seigneur, sauvez-moi! » et souvent, avec le Christ qui tend la main aux suppliants, je me relevais. Au milieu de cette mer agitée, vous m'avez envoyé une nef très solide et un pilote habile, saint Augustin, d'un génie divin. Son ouvrage immense, divisé ordinairement en trois parties, et quelquefois plus, forme plusieurs grands volumes. Vous me l'avez envoyé contenu tout entier en un seul volume. Je l'ai accueilli avec joie et étonnement, et je me suis dit : « Arrière la paresse; s'il me reste un instant de loisir, celui-ci le supprimera. Voici un hôte illustre qu'il faudra traiter à grands frais et qui ne me laissera pas dormir toute la nuit. C'est en vain que vous pâlissez et que vous vous fermez, mes yeux, il faudra veiller, il faudra ne pas dormir; c'est en vain que vous songez au repos, il faudra travailler. » A dire vrai, pas un de mes amis ne l'a regardé sans admiration, ils ont tous déclaré unanimement n'avoir jamais vu un livre d'un si grand format. J'en dis autant pour ma part, moi qui ne suis pas le dernier à rechercher ces sortes de choses. L'ouvrage n'est pas moins important par la richesse des pensées que par la multitude des lettres. On est confondu d'étonnement en songeant quel grand homme il fut par le génie et par l'étude. D'où vient cette chaleur et cette rapidité de style chez un saint? cette connaissance des choses divines chez un esprit qui fut d'abord longtemps captivé par les séductions de la terre? cette résistance à la fatigue chez un vieillard? ce loisir chez un évêque? cette facilité à parler le latin chez un Africain? Il est vrai que de son temps, comme il l'indique lui-même dans un endroit, quelques Africains faisaient usage de la langue latine. On pourrait lui appliquer en propres termes ce qu'il a dit lui-même de Varron, d'après Térentianus : « Cet homme, très docte de tout point, a tant lu que l'on s'étonne qu'il ait eu le temps d'écrire, et il a tant écrit que personne peut-être n'a pu lire tout ce qu'il a écrit. » Laissant de côté les autres monuments de son génie, ceux que je possède, et ils sont nombreux, ceux que je n'ai pas encore, ceux qu'il mentionne lui-même dans ses Rétractations, ceux qu'il a omis par oubli, par négligence ou parce qu'il ne les avait pas encore écrits, tous ouvrages à la lecture desquels la vie d'un homme suffit à peine, n'eût-il fait uniquement que celui-ci, qui ne s'étonnerait qu'il ait pu le composer? Je ne connais point d'ouvrage d'un seul homme en latin qui lui soit comparable pour la grosseur, sauf peut-être le livre du même auteur sur les Épîtres de saint Paul, qui, si mon appréciation est juste et si ma mémoire ne me trompe pas, semble contenir autant de matière, ou bien le livre considérable de l'Histoire romaine de Tite-Live, lequel a été divisé en dix parties nommées décades, non par l'auteur, mais par la paresse dédaigneuse des lecteurs. A ce don de votre amitié, outre la grosseur dont je parle, se joignent la beauté du livre, la forme antique et majestueuse des caractères et une foule d'ornements sévères, en sorte que, lorsque j'ai commencé à jeter les yeux dessus, je ne puis, comme la sangsue altérée, les en détacher que rassasiés. Je passe souvent ainsi le jour sans manger, et la nuit sans dormir. Tout ce que votre libéralité a ajouté par là à mon unique plaisir, car je n'en ai presque pas d'autre que la lecture, ne sera pas aisément apprécié par le vulgaire, pour qui il n'y a point de plaisir hormis les jouissances matérielles; mais vous le comprendrez très aisément, et vous ne serez point surpris que j'aie attendu avec une vive impatience l'arrivée de ce livre. Vous savez que pour la cupidité la brièveté est longue et la promptitude lente. Si, dans Ovide, un amant insensé s'exprime ainsi : "Voilà la septième nuit, espace plus long pour moi qu'une année", que voulez-vous que je pense, moi, pour qui, en attendant, comme dit le même poète par la bouche d'un autre, "quatre fois la lune s'est cachée, quatre fois elle a reparu dans son plein"? La flamme de ceux qui désirent des choses honnêtes est ordinairement plus sereine, mais non moins ardente. J'imagine toutefois que cela a été fait à dessein, non par vous qui avez mis dans cet envoi beaucoup d'empressement, mais plutôt par la fortune, afin que ce délai aiguillonnât mon désir et accrût le charme de votre présent. Ne croyez pas que la reconnaissance que je vous dois pour cela se bornera à la teneur de cette lettre ou à un seul jour : elle ne finira, soyez-en sûr, que quand j'aurai cessé de lire et de vivre. Portez-vous bien et pensez à moi. (1354.) [7] LETTRE VII. Parallèle de Cicéron et de Varron. JE vois que ma plume est vaincue par vos bons offices. Je serai bien plus tôt las de vous exprimer ma reconnaissance que vous ne le serez de la mériter. Voilà que j'ai reçu de vous pour la seconde fois un livre contenant des ouvrages excellents et très rares de Varron et de Cicéron. Il ne pouvait rien m'arriver de plus agréable, de plus envié, en un mot, qui me fît plus de plaisir. Ce qui a ajouté au charme du livre, c'est qu'il était écrit de votre main. Cela vous a placé sous mes yeux entre ces deux illustres héros de la langue latine. Ne rougissez point d'être mêlé à ces grands noms et ne regrettez pas d'avoir transcrit un livre, comme dit quelqu'un. Vous admirez les écrivains qu'a produits l'antiquité, mère de toutes les sciences, et vous suivez en cela votre nature, dont le propre est d'admirer ce que méprise le vulgaire et de mépriser ce qu'il admire. Il viendra sans doute un jour où vous rencontrerez des admirateurs, puisque l'envie commence déjà maintenant à vous admirer. D'ailleurs, la présence a toujours été défavorable aux grands génies, et vous n'ignorez pas qu'elle a dérobé aux anciens beaucoup de choses que l'âge suivant, en cela seulement plus juste et plus impartial, leur a restituées peu à peu. Vous avez fort bien fait de réunir deux écrivains que la patrie, le temps, le génie, l'amitié, l'étude, avaient joints. Il se sont aimés d'une affection mutuelle ; ils se sont adressé beaucoup de lettres ; ils ont souvent parlé l'un de l'autre dans leurs ouvrages, ils ont eu tous deux un même esprit et un même maître; ils ont combattu clans les mêmes écoles; ils ont vécu dans la même république; non toutefois en partageant les mêmes honneurs : Cicéron s'est élevé plus haut. Bref, ils feront bon ménage. Et, croyez-moi, vous en réunirez peu de semblables en choisissant dans tous les siècles et dans toutes les nations, quoique l'un fût plus savant et l'autre plus éloquent, au dire de la renommée. Oh! si j'osais parler! Mais qui des dieux ou qui des hommes, je ne dis pas me prendrait pour juge dans une si grande cause, mais entendrait sans avoir les oreilles blessées le jugement que j'oserais prononcer de mon chef? Eh bien, puisque tel est mon désir, je parlerai et je vous glisserai à l'oreille gauche, pour vous seul, la vérité. Tous deux, je le reconnais, sont grands; mais, ou l'amitié et la familiarité m'abusent, ou sous tous les rapports Cicéron est plus grand. Oh ! qu'ai-je dit? En quel lieu et sur le bord de quel abîme me suis-je avancé? Le mot est lâché, le pas est fait, et puissé-je n'avoir pas plus à regretter mon audace que mon jugement! (1354) [8] LETTRE VIII. Il s'étonne qu'il refuse le titre de poète. De plusieurs lettres de vous que j'ai lues ces jours-ci j'ai extrait une chose, c'est que vous avez l'esprit troublé. Cela m'étonne, m'indigne et m'afflige. Qui peut, je vous prie, ébranler votre âme, assise avec tant de soin sur de solides fondements par le ciment soit de l'art, soit de la nature? J'ai lu votre Syracuse, et j'ai reconnu Denys. Mais que diriez-vous donc si la mort fondait sur vous, si vous étiez en butte au malheur, à la prison, à l'exil, à la pauvreté? Ce sont là d'ordinaire les traits de la fortune. Lequel d'entre eux pourra atteindre à la citadelle si élevée et si fortifiée de votre âme si vous ne livrez vous-mêmes les portes à l'ennemi? J'avoue que tout cela est plus aisé à dire qu'à mettre en pratique, et qu'il est plus facile de l'enseigner que de l'apprendre. Vous vous fâchez, sans parler du reste, parce que dans mes lettres je vous appelle poète. Chose étonnante! Vous avez voulu être poète, et vous avez horreur du nom de poète, lorsque tant d'autres, au contraire, étrangers à la poésie, n'ambitionnent que ce nom. Est-ce par hasard parce que vous n'avez pas encore été couronné du feuillage de Daphné que vous ne pouvez pas être poète? S'il n'y avait point de laurier au monde, toutes les Muses se tairaient-elles? Serait-il défendu de composer un poème sublime à l'ombre d'un pin ou d'un hêtre? Mais, comme je suis resserré par le temps dans d'étroites limites, je ne veux pas discuter minutieusement avec vous sur ce sujet. C'est à vous de voir comment vous voulez être appelé; pour moi, j'ai décidé une fois pour toutes comment je dois vous juger. Sur le premier point, je vous obéirai entièrement; sur le second, je n'écouterai que moi-même. J'ai reçu les livres que vous m'avez donnés, et j'ai également ceux que vous m'avez renvoyés. Je serais surpris que les lettres dans lesquelles je vous remerciais ne vous fussent point parvenues, si nous n'étions pas tous les jours victimes de pareilles choses et si ce n'était pas là ma plainte continuelle. Du reste, ce jeune homme, qui m'aime et qui brûle de vous voir, s'est chargé de vous informer de tout de vive voix. Quand vous l'aurez entendu, vous saurez non seulement ce que je fais, mais ce que je pense et ce que je veux que vous pensiez et que vous fassiez. Je souhaite que vous soyez heureux. Milan, 20 décembre (1355). [9a] LETTRE IX. ll se lave du reproche d'être jaloux de Dante. Il y a dans votre lettre bien des choses qui n'ont pas besoin de réponse, par exemple celles que nous avons traitées dernièrement de vive voix. Mais il en est deux que j'ai mises de côté et que je ne veux point passer sous silence. Je vais dire brièvement à cet égard ce qui me viendra à l'esprit. Premièrement donc vous vous excusez à mes yeux, et cela avec chaleur, d'avoir prodigué vos louanges à notre compatriote, poète populaire assurément sous le rapport du style, mais noble sans contredit si l'on considère le sujet qu'il traite (La Divine Comédie). Et vous vous justifiez comme si je voyais dans ses louanges ou dans celles de tout autre une atteinte à ma louange. Aussi dites-vous que tous les éloges que vous faites de lui, si j'y regarde de près, tournent à ma gloire. Vous donnez pour excuse de cette obligation qu'il a été dans votre adolescence le premier guide et le premier flambeau de vos études. C'est agir avec justice, avec gratitude, avec reconnaissance, et, pour le dire en propres termes, avec piété. Si nous devons tout à ceux qui nous ont donné la vie, si nous devons beaucoup à ceux qui nous ont enrichis, que ne devons-nous pas à ceux qui ont fait éclore et formé notre esprit? Ceux qui ont cultivé notre âme ont de plus grands titres à notre reconnaissance que ceux qui ont soigné notre corps. Quiconque apprécie justement les deux le comprendra et avouera que l'une est un présent immortel, l'autre un présent caduc et périssable. Courage donc; non seulement je vous le permets, mais je vous y invite, célébrez et honorez ce flambeau de votre intelligence qui vous a fourni sa chaleur et sa lumière dans ce sentier où vous marchez à grands pas vers un but glorieux. Longtemps agité et pour ainsi dire fatigué par les applaudissements venteux du vulgaire, élevez-le enfin jusqu'au ciel par des louanges vraies, dignes de lui et de vous. En cela tout m'a plu, car il mérite cet éloge, et, comme vous le dites, c'est pour vous un devoir. J'approuve donc vos vers louangeurs, et, à mon tour, je comble de louanges le poète que vous y louez. Mais dans votre lettre d'excuse la seule chose qui m'ait affecté, c'est de voir que vous me connaissez encore bien peu, moi qui croyais être connu de vous à fond. Eh! quoi? je ne me réjouirais pas et même je ne me glorifierais pas des louanges des hommes illustres? Croyez-moi, rien n'est plus éloigné de mon caractère, aucun vice ne m'est plus inconnu que l'envie. Voyez plutôt combien j'en suis loin. J'atteste Dieu scrutateur des âmes que ce qui m'irrite le plus dans la vie, c'est de voir privés de gloire et de récompense ceux qui les ont méritées. Non que je me plaigne par là d'un dommage particulier ou que j'espère tirer profit du contraire, mais je déplore le sort commun en voyant transférées aux arts les plus vils les récompenses des arts libéraux. Quoique la gloire des récompenses excite les âmes à les mériter, je sais bien que la vraie vertu, de l'aveu des philosophes, est elle-même son aiguillon, elle-même sa récompense, elle-même sa course et son prix. Or, puisque vous m'avez offert un sujet que je n'aurais pas cherché volontairement, je suis bien aise de m'y arrêter. Je veux, à l'égard de mon jugement sur ce grand homme, me justifier devant vous seul, et par vous devant les autres, de l'opinion répandue chez plusieurs non seulement faussement, comme Quintilien l'a dit de lui-même et de Sénèque mais perfidement et avec une profonde malignité. Ceux qui me haïssent disent que je le hais et que je le méprise, afin de m'attirer de la sorte la haine du vulgaire, dont il est le favori. Nouveau genre de méchanceté et art admirable de nuire. La vérité elle-même leur répondra pour moi. D'abord je n'ai aucun motif de haine envers un homme que je n'ai vu qu'une seule fois, et cela dans ma première enfance. Il a vécu avec mon aïeul et mon père; il était moins âgé que mon aïeul, mais plus âgé que mon père, avec lequel il fut chassé de sa patrie le même jour et par la même révolution. Dans de telles circonstances, il s'établit souvent entre ceux qui ont partagé les mêmes épreuves de grandes amitiés. C'est ce qui arriva au plus haut degré entre eux, qui, outre une fortune semblable, avaient une grande conformité d'études et d'intelligence. Seulement, mon père, occupé par d'autres soins, et prenant souci de sa famille, céda à l'exil, tandis que celui-là lui tint tête; il s'appliqua à son oeuvre plus fortement que jamais, négligeant tout le reste et ne songeant qu'à la renommée. En cela je ne puis trop admirer et louer cet homme, que ni l'injure de ses concitoyens, ni l'exil, ni la pauvreté , ni les aiguillons des inimitiés, ni l'amour de sa femme, ni l'attachement à ses enfants, n'ont détourné un instant de la route qu'il avait prise, lorsque tant de gens, d'un esprit aussi élevé que délicat, sont distraits de leur application par le moindre bruit. Cela arrive plus fréquemment à ceux qui écrivent en vers : préoccupés non seulement des pensées et des mots, mais encore de la structure du vers, ils ont besoin plus que les autres de silence et de repos. Vous voyez donc bien que la haine que m'ont supposée contre lui je ne sais quels gens est à la fois odieuse et ridicule. Je n'ai aucune raison de le haïr, et j'en ai beaucoup de l'aimer : la patrie, l'amitié de mon père, son génie, son style, excellent dans son genre, qui le préserve à jamais du mépris. [9b] Mais la calomnie me fait encore un autre reproche. Elle allègue comme preuve que, dès ma première jeunesse, âge généralement très friand de pareilles choses, moi qui aimais à rechercher toutes sortes de livres, je n'ai jamais eu le sien, et qu'ayant toujours été très ardent pour ceux que je n'avais presque aucun espoir de trouver, j'ai, contre mes habitudes, montré de la tiédeur pour celui-là seul qu'il m'était facile de me procurer. J'avoue le fait, mais je nie les intentions que l'on me prête. Adonné alors au même style, j'exerçais mon esprit dans la langue vulgaire. Je ne connaissais rien de plus beau et je n'avais pas encore appris à aspirer plus haut. Mais je craignais qu'en m'imprégnant du style de lui ou d'un autre, comme cet âge est flexible et admire tout, je ne devinsse leur imitateur sans le vouloir et sans le savoir. Avec la présomption de la jeunesse, cette pensée me révoltait, et j'étais armé de tant de confiance ou d'orgueil que je croyais que mon esprit seul, sans le secours d'aucun mortel, me fournirait dans ce genre une manière propre et originale. C'est aux autres de juger si ma croyance était vraie. Je ne dissimule point que, si l'on trouve un mot de moi dans cette langue qui ressemble à un mot de lui ou d'un autre, ou qui soit le même, je ne l'ai pas écrit par plagiat, ni dans le dessein d'imiter, deux choses que j'ai toujours évitées comme des écueils, surtout clans ces oeuvres vulgaires; cela s'est fait soit par hasard, soit, comme le pense Cicéron, par la similitude des esprits qui les a fait se rencontrer sans le savoir sur les mêmes traces. Si vous avez en moi la moindre confiance, croyez qu'il en est ainsi : rien n'est plus vrai. Si je ne l'avais pas fait par réserve ou par modestie, comme on devrait le croire, je l'aurais fait par un sentiment d'orgueil juvénile. Aujourd'hui je suis loin de tels soucis. Depuis que j'ai renoncé entièrement à écrire en langue vulgaire, et que la crainte qui me retenait a disparu, j'admire profondément tous les autres, et lui avant les autres. Moi qui me donnais à juger aux autres, jugeant maintenant les autres en silence, je porte, il est vrai, sur tous un jugement différent, mais je lui accorde volontiers la palme de l'éloquence en langue vulgaire. On dit donc faussement que j'attaque sa réputation, puisque moi seul, mieux que la plupart de ses louangeurs, sots et exagérés, je connais ce qui charme leurs oreilles. Ils l'ignorent, parce que les voies de leur entendement étant obstruées, cela ne descend pas dans leur esprit. Ils sont du nombre de ceux que Cicéron censure dans sa RHÉTORIQUE : "Quand ils lisent, dit-il, de beaux discours ou de beaux poèmes, ils approuvent les orateurs et les poètes, sans se rendre compte des motifs de leur approbation, parce qu'ils ne peuvent savoir ni où se trouve ce qui les a le plus charmés, ni ce que c'est, ni comment cela s'est fait". Si cela arrive pour Démosthène et Cicéron, pour Homère et Virgile, entre gens lettrés et dans les écoles, que pensez-vous qu'il advienne pour notre compatriote, entre gens ignorants, dans les tavernes et sur la place publique ? En ce qui me concerne, je l'admire et je l'aime, je ne le méprise pas. Je dirai même, pour ma part, que, s'il lui avait été donné de vivre jusqu'à présent, il aurait eu peu d'amis plus dévoués que moi, en admettant, bien entendu, que son caractère m'eût charmé autant que son génie. Par contre, je soutiens qu'il n'aurait pas eu d'ennemis plus dangereux que ces louangeurs absurdes qui ignorent complètement ce qu'ils louent et ce qu'ils désapprouvent, et qui, suprême injure pour un poète, déchirent et gâtent ses vers en les récitant. Je vengerais autant qu'il est en moi ses écrits d'un tel outrage, si le soin des miens ne m'appelait ailleurs. Il ne me reste maintenant qu'à me plaindre et à m'indigner en voyant la face auguste de son style défigurée et salie de crachats par leurs langues inhabiles. Je ne tairai point ici une réflexion qui est à sa place, c'est que ce fait n'a pas été pour moi la moindre raison d'abandonner ce genre d'écrits auquel je m'étais appliqué dans ma jeunesse. J'ai craint pour mes écrits ce que je voyais faire pour les écrits des autres, et notamment de celui dont nous parlons. Je n'ai point espéré que les langues du vulgaire seraient plus déliées ou que ses dispositions seraient plus favorables à mon égard qu'elles ne l'étaient pour ceux que le temps et une faveur commandée avaient célébrés dans les théâtres et dans les carrefours des villes. L'événement démontre que mes craintes n'ont pas été vaines, puisque, dans le peu de vers qui me sont échappés au temps de ma jeunesse, je suis déchiré continuellement par les langues du vulgaire. Plein d'indignation et détestant ce que j'avais aimé jadis, je me promène tous les jours, à regret, sous les portiques, irrité contre mon esprit. Partout une nuée d'ignorants, partout Damétas, habitué clans les carrefours à massacrer mes pauvres vers sur son chalumeau criard. Mais voilà trop d'explications sur un mince sujet, qui ne mérite pas d'être traité si sérieusement. Je devrais à d'autres soins cette heure qui ne reviendra plus, si je n'avais vu dans votre excuse je ne sais quelle ressemblance avec ceux qui m'accusent. Ils me reprochent, la plupart, de haïr, comme je l'ai dit, les autres de mépriser cet homme que je me suis abstenu sciemment de nommer aujourd'hui, de peur que le vulgaire, qui entend tout et ne comprend rien, ne criât à la diffamation. D'autres m'accusent d'envie : ce sont ceux qui me portent envie à moi et à mon nom. [9c] Car, quoique je ne sois guère digne d'envie, ce que je ne croyais pas autrefois et ce que j'ai remarqué très tard, je ne suis certainement pas sans envieux. Pourtant, il y a bien des années, quand les passions avaient plus de prise sur moi, fort de ma conscience, j'ai osé avouer, non verbalement ni dans un écrit quelconque, mais dans une pièce de vers adressée à un personnage éminent, que je n'éprouvais pour personne un sentiment d'envie. Mais, soit, je ne mérite pas d'être cru. Est-il donc vraisemblable que je porte envie à un homme qui a consacré toute sa vie à des choses auxquelles j'ai consacré à peine la fleur et les prémices de ma jeunesse, en sorte que ce qui a été pour lui l'art, je ne dirai pas unique, mais certainement principal, n'a été pour moi qu'un jeu, un amusement, et le coup d'essai de mon esprit? Quelle place, je vous le demande en grâce, y a-t-il là pour l'envie? Comment la soupçonner? Je crois bien, comme vous le dites en le louant, qu'il aurait pu se servir d'un autre style, s'il l'avait voulu. J'ai de son talent une haute opinion. Il aurait pu réussir dans toutes les applications de son esprit; on sait maintenant à quoi il l'a appliqué. Mais j'admets encore qu'il l'ait appliqué à de plus grandes choses, et qu'il ait pleinement réussi : qu'est-ce que cela prouve? Ne serait-ce pas pour moi un sujet de joie plutôt que d'envie? Comment lui porterais-je envie, moi qui ne porte pas envie à Virgile ? A moins que je ne lui envie les applaudissements et les rauques murmures des foulons, des cabaretiers, des bouchers et autres, qui blâment ceux qu'ils veulent louer, moi qui me félicite avec Virgile lui-même et avec Homère d'en être privé. Car je sais ce que vaut auprès des doctes la louange des ignorants. Peut-être suppose-t-on qu'un citoyen de Mantoue m'est plus cher qu'un citoyen de Florence. L'origine par elle-même, à moins qu'il ne s'y mêle autre chose, écarte cette idée, quoique je ne nie point que l'envie règne de préférence entre voisins. Mais, outre les nombreux motifs que nous avons exposés, la différence des temps repousse également ce soupçon: car, comme l'a dit élégamment celui qui n'a rien dit qui ne soit élégant, les morts "échappent à la haine et à l'envie". Vous me croirez sur parole, j'affirme que je suis ravi du talent et du style de cet homme, et que j'ai toujours parlé de lui en termes magnifiques. Seulement, à ceux qui m'interrogeaient minutieusement j'ai répondu quelquefois qu'il était inégal, parce qu'il a plus d'élévation et de clarté dans la langue vulgaire que dans la prose et la poésie latines. Vous ne le nierez point, et, pour qui pense bien, ce jugement est à la louange et à la gloire de cet homme. Qui donc, je ne dirai pas maintenant que l'éloquence est éteinte et en deuil depuis longtemps, mais quand elle fleurissait le plus, qui donc a été supérieur dans toutes ses parties? Lisez les Déclamations de Sénèque. Cela n'est accordé ni à Cicéron, ni à Virgile, ni à Salluste, ni à Platon. Qui ambitionnera une louange refusée à d'aussi grands génies? Il suffit d'avoir excellé dans un genre. Puisqu'il en est ainsi, de grâce, que ceux qui ont ourdi cette calomnie gardent le silence, et que ceux qui ont pu ajouter foi aux calomniateurs lisent ici, s'ils le veulent, mon jugement. Après avoir épanché dans votre âme ce qui m'oppressait, je passe au second point. En me remerciant d'avoir été si inquiet de votre santé, vous avez agi poliment et suivant l'usage, mais, permettez-moi de vous le dire, inutilement. A-t-on jamais remercié quelqu'un d'avoir pris soin de lui-même et d'avoir mené à bien ses propres affaires? En vous, cher ami, il s'agit de moi. Quoiqu'il n'y ait rien dans les choses humaines de plus saint, de plus semblable à Dieu et de plus céleste que l'amitié après la vertu, je crois qu'il y a une grande différence entre aimer le premier et être aimé, et qu'il faut cultiver plus religieusement les amitiés où nous rendons des marques d'affection que celles où nous en recevons. Sans parler de mille circonstances où je sais que j'ai été vaincu par vos complaisances et par les bienfaits de votre amitié, je n'oublierai jamais celle que voici. Jadis je voyageais en toute hâte au milieu de l'Italie, en plein hiver; vous m'avez devancé non seulement par les sentiments, qui sont comme les pas de l'âme, mais par les mouvements rapides du corps, poussé par un violent désir de rencontrer un homme que vous n'aviez pas encore vu, et vous vous êtes fait précéder d'une belle pièce de vers. Vous m'avez montré ainsi d'abord la forme de votre esprit, puis celle de votre personne, à moi que vous aviez résolu d'aimer. C'était le soir, et le jour était sur son déclin, quand, de retour d'un long exil et arrêté enfin dans les murs de ma patrie, vous m'avez accueilli avec une salutation plus courtoise et plus respectueuse que je ne méritais. Vous avez renouvelé l'entrevue poétique qu'eut avec Anchise le roi arcadien qui, dans l'ardeur de son âge, brûlait d'adresser la parole à ce héros et de serrer sa main dans la sienne. Car, quoique je ne marchasse point comme lui, plus haut que tous, mais plus humble, votre coeur n'en fut pas moins ardent. Vous m'avez introduit non dans les murs de Phénée, mais dans le sanctuaire de votre amitié. Je ne vous ai point donné un superbe carquois et des flèches lyciennes, mais mon affection sincère et éternelle. Inférieur sous bien des rapports, je ne le céderais volontiers en cela ni à Nisus, ni à Pythias, ni à Lélius. Adieu. (1359) [10] LETTRE X. Portrait de Giovanni Malpighi. De l'imitation en littérature. Un an après votre départ, il m'arriva un jeune homme d'un naturel généreux. Je regrette que vous ne le connaissiez pas, quoiqu'il vous connaisse bien. Il vous a vu souvent à Venise dans votre maison que j'habite, et chez notre ami Donato, et, suivant la coutume de cet âge, il vous a observé attentivement. Or, afin que vous le connaissiez autant qu'il est possible de loin et que vous le voyiez dans ma lettre, il est né sur le bord de l'Adriatique, à peu près à l'époque, si je ne me trompe, où vous viviez avec l'ancien seigneur de cette contrée, oncle de celui qui règne aujourd'hui. L'origine et la condition de ce jeune homme sont humbles. Mais il a un désintéressement et une gravité louables, même dans un vieillard, une intelligence vive et facile, une mémoire rapace, étendue, et, ce qui vaut mieux, tenace. Mon poème bucolique est divisé, comme vous le savez, en douze églogues. Il l'apprit par coeur en onze jours consécutifs, et le retint si bien que chaque soir il me récitait une églogue, et qu'à la fin il m'en récita deux avec autant d'assurance et sans plus hésiter que s'il avait eu le livre sous les yeux. Il a, en outre, ce qui se voit rarement aujourd'hui, une grande puissance d'invention, un noble enthousiasme et un coeur ami des Muses. Déjà, comme dit Virgile, il fait des vers nouveaux ; s'il vit, et, comme je l'espère, s'il croît avec le temps, il réalisera ce que le père de saint Ambroise a prédit de son fils, "il sera quelque chose de grand". On peut déjà lui reconnaître beaucoup de qualités; vous en avez appris quelques-unes; apprenez-en encore une qui est le meilleur fondement de la vertu et de la science. Le vulgaire n'aime pas et ne désire pas l'argent autant que ce jeune homme le hait et le méprise. Lui offrir des écus est peine inutile. Il accepte tout au plus ce qui est nécessaire à sa subsistance. Il rivalise avec moi d'amour de la solitude, d'abstinence et de veilles; souvent il m'est supérieur. Bref, il m'a tellement gagné par son caractère qu'il ne m'est pas moins cher qu'un fils que j'aurais engendré; il m'est peut-être plus cher, car un fils, suivant la coutume de nos jeunes gens, voudrait commander, tandis que celui-ci aime à obéir; il vaque non à ses plaisirs, mais à ce qui peut m'être agréable, et cela sans ambition, sans espoir de récompense, uniquement par amitié, et peut-être dans l'espérance de devenir meilleur en vivant avec moi. Il y a près de deux ans qu'il est venu auprès de moi, et plût au Ciel qu'il y fût venu plus tôt! Mais son âge ne lui aurait pas permis de venir bien avant. Mes lettres familières en prose sont en grand nombre, et plût à Dieu qu'elles fussent d'un grand prix ! Au milieu de la confusion des copies et de mes occupations, je désespérais presque de les publier; quatre de mes amis, qui m'avaient promis leur concours, avaient essayé, et tous avaient abandonné ce travail au milieu du chemin. Lui seul l'a mené à bonne fin. Il n'a pas réuni toutes mes lettres, à la vérité, mais celles qui peuvent être contenues dans un seul volume pas trop gros, lesquelles, en y ajoutant celle-ci, seront au nombre de trois cent cinquante. Vous les verrez un jour écrites de sa main, s'il plaît à Dieu. Vous n'y trouverez point cette lettre vague et luxuriante qui est celle des écrivains, ou plutôt des peintres de notre temps, charmant l'oeil de loin, mais de près le blessant et le fatiguant, comme si elle avait été inventée pour autre chose que pour être lue, et comme si, d'après le prince des grammairiens, le mot lettre ne signifiait pas « à lire »; vous y trouverez une lettre châtiée et nette, sautant aux yeux et respectant scrupuleusement les lois de l'orthographe et celles de la grammaire. En voilà assez sur ce sujet. Mais, pour placer à la fin de cette lettre ce qui s'est offert premièrement à ma pensée, ce jeune homme a de grandes dispositions pour la poésie, et, s'il s'achemine vers un but déterminé jusqu'à ce qu'il ait affermi son esprit avec le temps, il vous forcera à vous étonner et à vous réjouir. Par suite de la faiblesse de l'âge, il est encore indécis et n'est pas suffisamment pénétré de ce qu'il veut dire; mais tout ce qu'il veut dire, il le dit avec beaucoup d'élévation et d'élégance. Aussi lui échappe-t-il souvent des vers non seulement harmonieux, mais nobles, gracieux, pleins de maturité, et qu'on croirait d'un vieux poète, si l'on n'en connaissait l'auteur. Il affermira, je l'espère, son esprit et son style. Il se formera un style qui lui sera propre à l'aide de plusieurs; je ne dis pas qu'il fuira l'imitation, mais il la cachera de manière à ne ressembler à personne et à paraître avoir apporté dans le Latium, de son commerce avec les anciens, quelque chose de nouveau. Maintenant il prend plaisir aux imitations, suivant le goût de son âge, et quelquefois, entraîné par le charme du génie d'autrui, il s'élève à une telle hauteur contre les règles de la poétique que, gêné par les lois du mètre, il ne peut plus reculer sans être vu et connu. Il admire surtout Virgile, et avec raison : car, si beaucoup de nos poètes sont louables, lui seul est admirable. Captivé par ses attraits et par l'amour qu'il lui porte, il insère souvent des parcelles de ses vers dans les siens. Moi qui le vois avec joie me succéder, et qui souhaite qu'il devienne tel que je désire être, je l'avertis amicalement et paternellement de prendre garde à ce qu'il fait. L'imitateur, lui dis-je, aura soin que ce qu'il écrit soit semblable, et non identique. Cette ressemblance ne doit pas être comme celle d'un portrait à l'original, qui fait d'autant plus d'honneur à l'artiste qu'elle est plus frappante, mais comme celle d'un fils à son père. Quoiqu'il y ait souvent entre eux une grande diversité de membres, une certaine apparence et ce que nos peintres nomment l'air, qui se remarque surtout dans le visage et dans les yeux, forme cette ressemblance qui, en voyant le fils, nous rappelle aussitôt le père. Pourtant, si l'on vient à mesurer les traits, tout est différent, mais il y a là quelque chose d'occulte qui produit cet effet. Nous devons avoir soin qu'à côté d'une similitude il y ait beaucoup de choses dissemblables, et que cette similitude soit cachée et ne puisse être découverte que par une recherche secrète de l'esprit, en sorte qu'on puisse la sentir plutôt que la relever. On peut donc employer le talent et les couleurs d'un autre ; on doit s'abstenir de ses expressions. La première ressemblance est cachée, la seconde est visible. L'une fait les poètes, l'autre les singes. Enfin il faut s'en tenir au conseil de Sénèque, qui, avant Sénèque, était celui d'Horace, nous recommandant d'écrire comme les abeilles font leur miel, non en conservant les fleurs, mais en les convertissant en rayons afin de composer de plusieurs éléments divers une seule substance autre et meilleure. » Je lui fis souvent ces réflexions, qu'il écouta toujours attentivement comme les avis d'un père. Dernièrement, comme je les lui renouvelais suivant ma coutume, il me fit cette réponse : « Je sens et j'avoue que vous avez raison; mais l'exemple de plusieurs, et surtout le vôtre, m'autorisent à user, sobrement et rarement il est vrai, du bien d'autrui. — Mon fils, lui dis-je tout étonné, si jamais vous trouvez dans mes vers quelque chose de semblable, sachez que je l'ai fait non à dessein, mais par erreur. Car, quoiqu'il y ait mille endroits dans les poètes où l'un s'est servi des expressions de l'autre, je ne sais rien de plus pénible et de plus difficile en écrivant que d'éviter mes traces, et surtout celles de mes devanciers. Mais en quel endroit, je vous prie, ai-je pu vous donner l'exemple de cette licence? — C'est, dit-il, dans la sixième églogue de votre poème bucolique, où, non loin de la fin, un vers se termine ainsi : "atque intonat ore". Je fus stupéfait, car je sentis pendant qu'il parlait ce que je n'avais pas senti pendant que j'écrivais, que c'était la fin d'un vers de Virgile, au sixième livre de son poème divin. J'ai voulu vous annoncer cela, non qu'il y ait lieu de faire une correction, ce vers étant connu et répandu partout, mais pour que vous vous accusassiez vous-même d'avoir souffert que cette erreur de ma part m'ait été indiquée par un autre, ou, dans le cas où vous l'auriez ignorée jusqu'à présent, pour que vous la connussiez. Vous remarquerez en même temps que, non seulement pour moi, qui, quoique studieux, suis très pauvre en savoir et en talent, mais pour le plus savant des hommes, l'étude est tellement insuffisante que les inventions humaines laissent toujours beaucoup à désirer, la perfection n'appartenant qu'à Celui de qui nous tenons le peu que nous savons ou que nous pouvons. Enfin, priez avec moi Virgile qu'il me pardonne et qu'il ne se fâche point si, lorsqu'il a souvent dérobé lui-même beaucoup de choses à Homère, à Ennius, à Lucrèce et à plusieurs autres, je lui ai non pas dérobé, mais emprunté par inadvertance peu de chose. Adieu. Pavie, 28 octobre (1365). [11a] LETTRE XII. La piété n'est pas incompatible avec l'étude des lettres. Votre lettre, frère, m'a rempli d'un trouble extraordinaire. En la lisant, j'étais en proie à un grand étonnement et à un grand chagrin; après l'avoir lue, l'un et l'autre ont disparu. De quel oeil, en effet, sinon d'un oeil mouillé de larmes, pouvais-je lire le récit de vos pleurs et de votre mort si prochaine, ignorant absolument les faits et ne faisant attention qu'aux mots? A la fin, lorsque j'eus tourné et fixé mes regards intérieurs sur la chose même, l'état de mon âme changea aussitôt, et elle bannit l'étonnement et le chagrin. Et d'abord je passe sous silence ce qui figurait en tête de votre lettre. Vous n'osez pas, dites-vous avec autant de modestie que de respect, désapprouver la résolution de votre illustre maître (c'est ainsi que m'appelle votre trop grande humilité). Vous n'osez pas me blâmer de ce que, traînant avec moi (ce sont vos expressions) les Muses et l'Hélicon tout entier, dont j'avais été jadis, vous le savez, un habitant pauvre et obscur, et d'où maintenant, distrait par des soins étrangers, je suis presque exilé, j'avais pris le parti d'aller m'établir chez les Germains ou au fond de la Sarmatie (je me sers de vos termes), comme si je répudiais les Italiens et je les jugeais indignes des fruits de mon talent et de ma présence. Vous m'avez blâmé, je l'avoue, bien plus efficacement que si vous aviez répandu dans une satire tout le fleuve de votre éloquence. Je vous félicite assurément de ces dispositions et de ce zèle qui font que, craignant tout ce qui n'est point à craindre, comme dit Virgile, "vous abondez plus en crainte que vous n'êtes dépourvu d'amitié". Mais à vous, cher ami, à qui je ne veux rien cacher de mes desseins, je vais révéler tout le secret de mon âme blessée. De même que je ne puis me rassasier de voir la terre italienne, de même, comme je l'écrivais dernièrement à notre ami Simonide, je suis vraiment rassasié jusqu'au dégoût de ce qui se passe en Italie. Il m'est venu souvent à l'esprit de me retirer non en Germanie, mais dans quelque coin du monde. Là, loin de ce bruit et des assauts de l'envie, auxquels m'a exposé moins mon sort (qui, selon moi, mérite peut-être le mépris, mais non certainement l'envie) que ma réputation, acquise n'importe comment, bien caché, j'aurais bien vécu, si cela m'eût été donné, et j'y serais mort. Et je l'aurais fait si la fortune ne m'eût barré la route où mon inclination me poussait. Si maintenant j'ai dirigé mes pas vers le nord, je ne l'ai pas fait dans l'intention que je viens de vous dire. Ce n'est pas dans ce pays barbare, sous ce ciel inclément et dans cette terre inhospitalière, que je cherche le repos. J'étais guidé par un sentiment de respectueuse et humble déférence. Refuser une courte visite à notre César, m'appelant à lui tant de fois et par de si instantes prières, me semblait non seulement de l'orgueil, mais de la rébellion et une espèce de sacrilège. N'avez-vous pas lu dans Valère Maxime que nos pères ont pensé que celui qui ne savait pas respecter les princes était capable de tous les forfaits? Mais cessez vos craintes et cessez vos plaintes, car, de ce côté aussi, j'ai trouvé sans regret la route fermée par la guerre. Chose étrange, là où j'allais avec plaisir, c'est avec plus de plaisir que je n'y vais pas. Il suffira au désir du prince et à mon devoir que j'aie voulu y aller, le reste sera imputé à la fortune. Laissant tout cela de côté, je passe à ce qui m'a tellement ému à la première lecture. Vous m'écrivez que je ne sais quel Pietro, natif de Sienne, religieux célèbre par sa piété, et, de plus, par ses miracles, mort dernièrement, a fait de nombreuses prédictions sur plusieurs, entre autres sur nous deux, et que cela vous a été annoncé par une certaine personne qu'il avait chargée de cette commission. Vous ajoutez qu'ayant demandé exactement à cette personne comment ce saint homme, que nous ne connaissions pas, nous avait connus, elle vous avait répondu ceci : Il est probable qu'il avait résolu d'entreprendre une oeuvre pieuse. Voyant qu'il ne pouvait pas l'accomplir, sans doute par l'annonce qui lui avait été faite de sa mort, il conjura Dieu, dans une prière efficace, et qui devait arriver au ciel, de désigner des remplaçants capables à qui il permettrait, ce qui lui était refusé, d'achever l'ceuvre qu'il avait commencée ou projetée. Pour lever toute espèce de doute, le Christ lui-même lui apparut, et il lut tout sur son visage : le présent, le passé, l'avenir, non comme Protée dans Virgile, mais mille fois plus pleinement, plus parfaitement et plus clairement. Car que ne voit-on pas, je le demande, en voyant Celui par qui tout a été fait? Qu'il l'ait vu de ses yeux mortels, c'est une grande chose, je l'avoue, si elle est vraie. Car c'est un usage, même très ancien, de couvrir de mensonges et de discours supposés le voile de la religion et de la sainteté, afin d'abriter la fraude humaine sous la croyance à la divinité. [11b] Je ne me prononce pas là-dessus pour le moment. Lorsque ce messager du défunt sera venu auprès de moi, alors seulement je verrai quelle confiance je dois lui accorder. Vous me dites qu'il s'est dirigé d'abord vers vous, sans doute parce que vous étiez le plus proche, qu'après vous avoir exposé sa mission il s'était rendu à Naples, puis par mer en France et en Angleterre, et qu'à la fin il viendra me voir et me révélera à mon tour celles de ses instructions qui me concernent. J'interrogerai son âge, son front, ses yeux, son caractère, son extérieur, ses mouvements, sa démarche, sa posture, sa voix même, ses paroles, et par-dessus tout la conclusion et l'intention de ses discours. Maintenant, d'après ce qu'on vous a dit, ce saint homme, en quittant cette vie, nous a vus, nous deux et plusieurs autres pour lesquels il a confié certains secrets à cet exécuteur zélé, et, suivant vous, fidèle, de ses dernières volontés. Tel est, si je ne me trompe, le résumé de cette histoire. On ne sait pas ce que les autres ont appris de lui. En ce qui vous touche, vous avez appris deux choses, car vous taisez le reste. La fin de votre vie approche, et il vous reste peu d'années à vivre, voilà la première prédiction. Ensuite, vous devez renoncer à l'étude de la poésie, voilà la seconde et la dernière. De là votre consternation et votre chagrin, que j'ai partagés en lisant, et que la réflexion a effacés. Vous aussi vous les effacerez si vous m'écoutez, ou plutôt si vous prêtez l'oreille à la raison innée. Vous verrez que vous vous affligez de ce qui devrait plutôt vous réjouir. Je n'amoindris pas l'autorité de la prophétie. Tout ce que dit le Christ est vrai; il n'est pas possible que la vérité mente. Mais je me demande si le Christ en est l'auteur, ou si quelque autre, pour donner créance à son imposture, comme cela se voit souvent, a emprunté le nom du Christ. Mais, je l'accorde, ce fait s'est produit parmi ceux qui ne connaissaient pas ce nom, si on en croit les poètes et les philosophes des Gentils. Les lettres grecques et les nôtres citent des mourants qui ont fait de nombreuses prédictions. Voyez-vous comme, dans Homère, Hector prédit la mort d'Achille; dans Virgile, Orode celle de Mézence; dans Cicéron, Théramène celle de Critias, et Calanus celle d'Alexandre? Et, ce qui ressemble beaucoup à ce qui vous tourmente, dans Posidonius, le philosophe le plus célèbre de son temps, un certain Rhodien, mourant, nomme six de ses contemporains qui mourront bientôt après lui, et, ce qui est plus fort, il ajoute dans quel ordre ils mourront. Ce n'est pas ici le lieu de discuter sur la vérité ou la cause de ces phénomènes. Mais, en admettant comme vrais ces faits, ceux du même genre qui sont rapportés par d'autres, enfin tout ce que vous annonce celui qui vous a rempli de terreur, qu'y a-t-il là qui puisse vous émouvoir à ce point? Nous méprisons les choses ordinaires et connues; ce qui est inattendu nous ébranle et nous trouble. Ignoriez-vous, je vous prie, qu'il vous reste peu de temps à vivre, si cet homme ne vous l'avait pas dit? L'enfant qui vient de naître le sait, s'il a l'usage de sa raison. La vie de tous les mortels est courte, et celle des vieillards est très courte; souvent même, contre l'opinion et l'attente des hommes, ce qui excite tous les jours nos plaintes et nos lamentations, la mort devance l'ordre de la naissance, en sorte que ceux qui sont venus les derniers s'en vont les premiers. Certes, la vie que nous menons ici-bas est une fumée, une ombre, un songe, une illusion; bref, elle n'est qu'un lieu de deuil et de souffrances. Elle n'a que cela de bon, qu'elle conduit à une autre vie. S'il en était autrement, elle ne serait pas seulement méprisable, mais tout à fait odieuse et déplorable, et l'on aurait eu bien raison de dire d'elle que ce qu'il y a de mieux est de ne pas naître, ensuite de mourir au plus tôt. Et, pour que cette pensée succincte d'un païen ne vous soit pas suspecte, le plus sage des Hébreux y accède, ou plutôt (ce que saint Ambroise, en déplorant la mort de son frère, recherche et établit comme vrai en examinant l'ordre des temps) il ne suit pas les philosophes, mais les philosophes le suivent. Je vais vous retracer son sentiment d'après saint Ambroise plutôt que d'après Salomon, afin de donner à la même parole une double autorité. Voici comment s'exprime saint Ambroise : Il vaut infiniment mieux ne pas naître, suivant la pensée de saint Salomon. Et ceux qui ont cru exceller dans la philosophie l'ont suivi, car il leur est antérieur, et non postérieur. Il a dit dans l'Ecclésiaste : J'AI PRÉFÉRÉ LES MORTS AUX VIVANTS, ET J'AI TROUVÉ PLUS HEUREUX QUE LES UNS ET LES AUTRES CELUI QUI N'EST PAS ENCORE NÉ ET QUI N'A PAS VU LE MAL QUI SE FAIT SOUS LE SOLEIL'. Il ajoute ensuite : Qui a dit cela, sinon celui qui a demandé et obtenu la sagesse? Puis, après avoir glissé quelques mots sur la sagesse de Salomon : Comment, dit-il, celui à qui ont été révélées les choses du ciel ignorerait-il les choses de la terre? A-t- il pu se tromper ou mentir sur la condition de sa nature qu'il a éprouvée en lui-même? Mais il n'est pas seul de ce sentiment, quoiqu'il l'ait seul exprimé. [11c] Il avait lu cette parole de saint Job : PÉRISSE LE JOUR OU JE SUIS NÉ (et ilsavait que naître est le commencement de tous les maux. C'est pourquoi il souhaita que le jour où il était né pérît, afin de supprimer l'origine de ses misères. Ensuite, après avoir invoqué le témoignage de David et de Jérémie, il conclut en ces termes : "Si donc ces saints personnages fuient la vie, eux dont la vie utile à nous leur paraît inutile à eux, que devons-nous faire, nous qui ne pouvons pas être utiles aux autres et qui sentons que notre vie, chargée de jour en jour de la dette des péchés, est pour nous comme une somme prêtée à usure qui s'accroît par l'intérêt". Si saint Ambroise a dit cela, si de tels personnages l'avaient dit avant lui, que dois-je dire moi dont la vie est non seulement sous la dépendance et l'oppression du péché, mais n'est tout entière que tentation et péché? Mais, quoique sur ce sujet beaucoup de choses aient été dites par d'autres, et puissent encore être dites par nous que l'expérience des maux a éclairés, tout cela est pour vous superflu, car je n'ai pas à vous instruire, mais à vous réveiller, afin que vous vous rappeliez ce que des hommes divins, ce que vous-même pensiez à cet égard avant qu'un saisissement subit n'éteignît en vous la mémoire. Toutefois, puisque ce sujet nous a conduits jusque-là, j'insisterai encore un peu. Bien que ces choses, comme je viens de le dire, aient été discutées et confirmées par de grands personnages qui nous accablent non seulement de leurs raisonnements, mais de leur autorité, il ne sera peut-être pas hors de propos de savoir ce que d'autres en pensent. Il y a deux opinions. La première, c'est que ce que nous appelons notre vie est la mort. Cicéron, étant jeune, l'a exprimée dans le sixième livre de la République, et il l'a reproduite, étant vieux, dans la première journée des Tusculanes. Il a exposé la seconde opinion dans le même livre des Tusculanes, en disant que "ce qu'il y a de mieux est de ne pas naître, ensuite de mourir au plus tôt". Ces deux opinions ont été avancées par Cicéron lui-même ailleurs et par plusieurs autres. Quant à la première, quoique les maux innombrables de la vie la rendent non seulement vraie, mais très vraie, dire simplement que la vie est la mort me semble un propos empreint d'irritation plutôt que rigoureusement vrai et réfléchi. C'est pourquoi j'aime la modération de saint Grégoire, disant, dans un sermon quotidien : "La vie temporelle, comparée à la vie éternelle, doit être appelée la mort plutôt que la vie". Je crois ce langage plus sûr et plus salutaire. Quoique la seconde opinion, quoique toutes les deux aient pour elles, comme vous le voyez, les autorités les plus imposantes, il ne me semble pas hors de propos de citer ce que pense à ce sujet Lactance, homme savant et éloquent. Dans un livre de ses Institutions divines, je ne sais plus lequel, accusant le manque de résignation des hommes, il s'écrie : "Que dirons-nous donc, sinon que ceux-là se trompent qui désirent la mort comme un bien ou qui fuient la vie comme un mal, et qu'ils sont très injustes ceux qui ne compensent pas quelques maux par de nombreux avantages? Passant toute leur vie dans des plaisirs raffinés et de toute sorte, ils désirent mourir si par hasard il leur survient quelque amertume, et ils croient qu'ils n'ont eu aucun bien s'il leur arrive quelquefois du mal. Ils condamnent donc la vie entière, et pensent qu'elle n'est pleine que de maux. De là est née cette folle opinion que ce que nous prenons pour la vie est la mort, et que ce que nous craignons comme la mort est la vie. Par conséquent, le premier bien est de ne pas naître, et le second de mourir promptement". Pour donner plus de poids à cette opinion, on l'attribue à Silène. Cicéron dit, dans la Consolation : CE QUI VAUT LE MIEUX, C'EST DE NE PAS NAÎTRE, ET DE NE POINT SE HEURTER CONTRE LES ÉCUEILS DE LA VIE; PUIS, SI VOUS ÊTES NÉ, DE MOURIR AU PLUS TOT ET DE VOUS DÉROBER A LA FORTUNE COMME A UN INCENDIE. Ce qui montre qu'il a cru à ce vain propos, c'est qu'il y a ajouté du sien pour l'orner. Je le demande donc, à qui, selon lui, vaut-il beaucoup mieux ne pas naître, puisqu'alors on serait privé de sentiment? Or, c'est le sentiment qui fait qu'une chose est bonne ou mauvaise. Ensuite, pourquoi a-t-il pensé que toute la vie n'est autre chose que des écueils et un incendie, comme s'il dépendait de nous de ne pas naître, que la fortune, et non Dieu, nous accordât la vie, et que la manière de vivre eût quelque ressemblance avec un incendie?" Ainsi parle Lactance. Pour que vous ne me croyiez pas asservi à aucune opinion, j'ai réuni à dessein les auteurs et les opinions en désaccord. Vous choisirez comme bon vous semblera, et la vérité restera à sa place. Mais, pour en revenir à notre sujet, je me contente de dire que, quelle que soit l'opinion la plus vraie de toutes celles que nous avons rapportées, de même qu'il ne faut pas trop aimer cette vie, on doit la supporter jusqu'à la fin et aspirer par elle à l'autre vie comme on aspire par un chemin très rude à la patrie désirée. [11d] Assurément nous ne pouvons pas ne pas être nés. Mais, si la vie est pleine d'incertitudes, de dangers, de maux (ce dont, il me semble, pas un vivant ne doute, à moins qu'aveuglé par de vaines voluptés, il n'ait perdu la vraie notion et le jugement de lui-même), il s'ensuit que la fin d'une chose mauvaise est bonne et désirable, et que, si on doit pleurer la vie (ce que je ne nie point de la vie jugée en elle-même), on doit la pleurer non parce qu'elle finit, mais parce qu'elle a commencé. C'est ce que font certains peuples, que je dirai avec raison doués d'une philosophie naturelle, qui pleurent à la naissance des leurs et se réjouissent de leur fin. Ce qui doit la faire redouter, c'est moins le plaisir d'une courte vie que la crainte d'un supplice éternel. En admettant qu'on puisse différer ce supplice, il ne peut être évité que par le secours de la vertu et de la miséricorde, mais il ne peut pas être différé. Ce n'est donc pas la mort qu'il faut craindre, puisqu'on la craint vainement, c'est la vie qu'il faut corriger. Voilà le seul moyen d'empêcher la mort d'être redoutable. Nous devons, en attendant, nous familiariser en quelque sorte avec la mort, nous apprivoiser non seulement avec son nom terrible, mais avec sa pensée et son image, afin de recevoir sans crainte, lorsqu'elle viendra, celle à laquelle nous aurons souvent songé, et de ne pas en être effrayés comme d'une chose inconnue. C'est la doctrine de Platon, et, après lui, des grands philosophes, qui définissent la philosophie elle-même et toute la vie des sages une préparation à la mort. Saint Paul pensait de même quand il dit "qu'il meurt tous les jours". On ne peut mourir naturellement qu'une fois. C'est une préparation fréquente, et non la nature, qui fait que nous mourons plus souvent et que nous adoucissons par l'habitude une chose très dure, suivant l'opinion du vulgaire. Les philosophes eux-mêmes ont connu cette préparation. Elle est bien mieux comprise aujourd'hui qu'autrefois. La nôtre, celle des chrétiens, c'est le Christ, la mort du Christ fait homme, et sa victoire sur la mort. Je ne puis m'empêcher de rapporter, à cet égard, le conseil que donne saint Ambroise, dans le même livre sur la mort de son frère. Vous ne trouverez pas étonnant que je cite cet auteur, moi qui suis Milanais depuis près de dix ans, et son hôte depuis cinq ans révolus. Voici ce qu'il dit : "Qu'est-ce que le Christ, sinon la mort du corps, l'esprit de vie? Par conséquent mourons avec lui, pour que nous vivions avec lui. Ayons l'habitude, en quelque sorte journalière, et la volonté de mourir, afin que, par cette séparation dont nous avons parlé, notre âme apprenne à se détacher des désirs du corps, et que, placée dans un lieu élevé où les passions de la terre ne peuvent atteindre et se l'agglutiner, elle embrasse l'image de la mort, de peur d'encourir la peine de la mort". J'omets d'autres considérations, et, si celles-ci sont plus longues que vous n'auriez voulu, excusez-les. Elles tendent à vous ramener là d'où le chagrin vous avait détourné, afin de ne pas trop aimer la vie, de n'en point haïr ou craindre la fin, et de ne pas vous étonner qu'elle soit voisine de la vieillesse, elle qui n'était pas loin de la jeunesse ou de l'enfance, bien qu'on l'en crût très éloignée. Étonnez-vous plutôt qu'il vous soit arrivé ce qui, dans tous les siècles, n'est arrivé à nul autre que je sache, si ce n'est au roi Ézéchias, je veux dire d'être certain, d'après la sentence de votre prophète, qu'il vous reste encore quelques années de vie. Car elles ne peuvent être si peu nombreuses qu'il n'y en ait au moins deux. Ainsi, là où pas un mortel ne peut se promettre un seul jour ou une heure entière, vous avez la promesse de plusieurs années, à moins de voir dans ces paroles l'annonce d'une mort prochaine, et non l'indication de la durée de la vie. Et, ce qu'il y a de fâcheux dans ces vanités, c'est qu'il résulte des mauvaises nouvelles une crainte et une douleur certaines, et des bonnes une joie vaine, un espoir incertain. Quoi qu'il puisse arriver, ne doit-on pas se rappeler ces vers de Virgile : "Chacun a son heure marquée. Pour tous le temps de la vie est court et irréparable; mais le rôle de la vertu consiste à éterniser sa gloire par des hauts faits" ? Oui, par des hauts faits tâchant d'acquérir non le faible bruit de la réputation, mais la vertu, qui projette forcément d'elle-même l'ombre de la vraie gloire. Je dirais que ce conseil est salutaire, je dirais qu'il est le seul à suivre dans cette question embarrassante si, le sachant en vers, je ne voulais ménager vos oreilles à qui tout ce qui est poésie a été interdit absolument. [11e] Cette interdiction m'a causé un étonnement beaucoup plus grand que le premier. Si elle eût été faite à un vieillard qui, comme l'on dit, en est à l'alphabet, j'aurais pu la supporter patiemment. « Vous voilà vieux, lui dirait-on, la mort est proche, songez à votre âme. Le travail des lettres est inopportun et amer pour les vieillards s'il est nouveau pour eux et inaccoutumé; si, au contraire, ils ont vieilli ensemble, rien n'est plus doux. Laissez donc cette besogne tardive, laissez les Muses de l'Hélicon et la fontaine de Castalie. Bien des choses convenaient à l'enfant qui ne siéent point au vieillard. Vous ferez de vains efforts, votre esprit s'engourdit, votre mémoire se perd, vos yeux se troublent, et tous vos sens, émoussés, sont trop faibles pour ce nouveau travail. Souvenez-vous de vos forces et mesurez ce que vous entreprenez, de peur que la mort n'interrompe vos efforts stériles. Faites plutôt ce qu'on fait toujours bien, et ce qui, honorable à tout âge, est nécessaire vers la fin de la vie". Un pareil langage serait noble et digne, adressé à un vieillard qui commence, mais je ne vois pas pourquoi on le tiendrait à un vieillard instruit et qui a sa raison. « Voilà que la mort approche, laissez les soucis du siècle, chassez les restes des voluptés, abstenez-vous des mauvaises habitudes, réformez votre âme et vos moeurs. Pour plaire à Dieu extirpez radicalement la vanité et les vices renaissants que jusque-là vous aviez émondés, surtout l'avarice, qui, cela m'étonne, est la passion des vieillards. Appliquez-vous uniquement et ne songez qu'à arriver au but prêt et sans crainte. » Ce langage est excellent et sage. « Laissez les études poétiques ou autres, dans lesquelles vous n'êtes plus un conscrit, mais un vétéran émérite, dans lesquelles vous savez ce qu'il faut garder et rejeter, dans lesquelles enfin consiste non la fatigue, mais l'agrément et la douceur de votre vie. » Un tel conseil ne tend, selon moi, qu'à ôter à votre vieillesse sa consolation et son soutien. Que serait-il arrivé si on eût dit cela à Lactance? Si on l'eût dit à saint Augustin, et qu'il l'eût cru? Je vais dire ce que je pense. Ni l'un n'aurait sapé avec tant de force les fondements des superstitions étrangères, ni l'autre n'aurait construit avec tant d'art les murs de la cité de Dieu, et n'aurait répondu à Jovinien, à Julien et à d'autres aboyeurs d'une pareille impiété. Que serait-il arrivé, enfin, si on eût dit cela à saint Jérôme? Il est vrai qu'il cite lui-même ce propos et qu'il veut que l'on sache qu'il a été tenu par Vigilance; mais que serait-il arrivé s'il se fût toujours abstenu des études poétiques, philosophiques, oratoires et historiques? Jamais il n'aurait confondu avec tant de persuasion les calomnies de Jovinien et des autres hérétiques; jamais il n'aurait instruit pareillement Népotien pendant sa vie, et il ne l'aurait pleuré de la sorte après sa mort; jamais, enfin, il n'aurait répandu une si vive lumière dans ses lettres et ses livres. Car, de même que le vrai émane de la vérité, à qui demandera-t-on, je vous prie, un genre d'écrire ingénieux et orné, sinon à l'éloquence? Saint Jérôme lui-même ne niera pas qu'elle est le propre des poètes et des orateurs, et c'est une vérité trop connue pour avoir besoin d'être prouvée. Je ne veux pas tout discuter en détail; mais, en résumé, je ne comprends pas pourquoi on défendrait à un vieillard, je ne dis pas de se livrer à ces études (car on ne fait bien que ce qui se fait en son temps), mais d'user sagement, même dans la vieillesse, de ce qu'il a appris dès son enfance. Je parle d'un vieillard qui sait tout le parti que l'on peut tirer de ces études pour la connaissance des choses, pour les moeurs, pour l'éloquence, enfin pour la défense de notre religion, comme vous voyez que l'ont fait avec succès ceux que je viens de nommer. Je parle d'un vieillard qui n'ignore point ce qui est dû à Jupiter adultère, à Mercure entremetteur, à Mars homicide, à Hercule brigand, et, pour citer les moins coupables, au médecin Esculape, au joueur de cithare Apollon, son père, au forgeron Vulcain, à Minerve, qui fait de la toile; et, d'autre part, ce qui est dû à Marie Vierge-mère, à son fils notre Rédempteur, vrai Dieu et vrai homme. Si par cette raison nous fuyons les poètes et les autres écrivains qui n'ont pas connu et pour cela ont tu le nom du Christ, combien ne doit-il pas paraître plus dangereux de lire les livres des hérétiques qui ne nomment le Christ que pour l'attaquer? Pourtant, les défenseurs de la vraie foi les lisent avec le plus grand soin. [11f] Croyez-moi, on attribue à la gravité et à la sagesse bien des choses qui viennent de l'incapacité et de la paresse; les hommes dédaignent souvent ce qu'ils désespèrent d'obtenir; le propre de l'ignorance est de mépriser ce qu'elle n'a pu comprendre, et de vouloir que personne n'arrive où elle n'a pu arriver. De là de faux jugements sur des choses inconnues, où la jalousie des juges perce autant que leur aveuglement. Ni l'exhortation à la vertu, ni le prétexte de l'approche de la mort, ne doivent nous détourner des lettres, qui, en pénétrant dans un bon esprit, excitent l'amour de la vertu et dissipent ou diminuent la crainte de la mort, de peur que leur abandon ne fasse supposer la défiance au lieu de la sagesse. Car les lettres n'entravent pas, mais secondent l'esprit bien fait qui les possède; elles allongent le cours de la vie, elles ne l'arrêtent pas. De même que, dans les aliments, beaucoup de choses qui chargeraient un estomac faible et dégoûté nourrissent bien un estomac robuste et affamé, de même, dans les études, bien des choses mortelles pour un esprit débile sont salutaires pour un esprit vif et sain, surtout si, dans les deux cas, on agit avec discernement. S'il n'en était pas ainsi, on n'aurait pas tant loué le zèle de plusieurs qui persévérèrent jusqu'à la fin. Caton, je ne l'ai point oublié, apprit les lettres latines en commençant à vieillir et les lettres grecques déjà vieux. Varron, parvenu à sa centième année en lisant et en écrivant toujours, quitta la vie plutôt que l'amour de l'étude. Livius Drusus, affaibli par l'âge et la cécité, ne cessa pas d'interpréter le droit civil, au grand profit de la république. Appius Claudius, accablé des mêmes incommodités, eut la même persévérance. Homère, chez les Grecs, également vieux et aveugle, en fit autant, et, quoique dans un autre genre d'études, montra un genre d'application semblable. Socrate, déjà vieux, s'adonna à la musique. Chrysippe acheva à peine dans une extrême vieillesse un ouvrage très difficile qu'il avait commencé au milieu de sa jeunesse. Isocrate, âgé de quatre-vingt-quatorze ans, et Sophocle de près de cent ans, ont écrit d'une façon très remarquable, l'un un discours, l'autre une tragédie. Un grand amour de l'étude fit négliger au vieux Carnéade sa nourriture, et à Archimède sa vie. Le même amour poussa Cléanthe, chez les Grecs, à lutter d'abord contre les privations, ensuite contre la vieillesse; il obligea Plaute, chez nous, à lutter en même temps contre la pauvreté et la vieillesse. Pythagore, Démocrite, Anaxagore, Platon, furent entraînés, par le désir ardent non de posséder, comme tant d'autres, mais d'apprendre, à travers toutes les mers et tous les continents, oublieux des dangers et des fatigues. Platon lui-même, le dernier jour de sa vie, qui était celui de sa naissance, rendit son âme amie de la philosophie, soit en lisant, soit, comme d'autres le prétendent, en écrivant. Philémon, méditant et penché sur un livre, rendit son âme poétique pendant que ses compagnons l'attendaient, quoiqu'on ait répandu sur sa mort un autre bruit ridicule. Enfin Solon, dont le nom s'offre souvent à ma pensée, vieillit et mourut en apprenant toujours quelque chose de nouveau, et la mort n'éteignit point sa noble passion d'apprendre. Outre ces exemples, et d'autres du même genre qui sont innombrables, est-ce que tous les nôtres, que nous désirons imiter, n'ont pas passé leur vie entière dans les lettres, n'ont pas vieilli dans les lettres, ne sont pas morts dans les lettres, au point que le dernier jour en a trouvé quelques-uns lisant ou écrivant? Je ne sache personne, excepté saint Jérôme, dont je viens de parler, à qui il ait été nuisible d'avoir excellé dans les études profanes; plusieurs au contraire, et lui spécialement, en ont recueilli de la gloire. Je n'ignore point que saint Benoît fut loué par saint Grégoire, pour avoir abandonné les études qu'il avait commencées par amour de la solitude et d'un genre de vie plus austère. Mais il avait renoncé non seulement à la poésie, mais aux lettres en général. Je ne crois pas cependant que son louangeur aurait été loué s'il eût agi de même. [11g] Car il y a une grande différence entre avoir appris et apprendre. L'enfant renonce à l'espoir, et le vieillard à la réalité. L'un perd un embarras, l'autre un ornement; celui-ci abandonne le travail et les chances incertaines d'acquérir, celui-là le fruit certain et agréable du travail, et le précieux trésor des lettres acquis par l'étude. Bref, je sais que plusieurs sont parvenus à une sainteté éminente sans les lettres, je ne connais personne qui en ait été exclu par les lettres. Il est vrai qu'on a reproché à l'apôtre saint Paul d'avoir perdu la raison par les lettres, mais le monde sait ce qu'il y a de fondé dans cette accusation. S'il m'est permis de parler en mon nom, voici quel est mon sentiment. Le chemin qui mène à la vertu par l'ignorance est peut-être uni, mais il rend paresseux. La fin que se proposent tous les gens de bien est la même, mais les routes sont nombreuses, et il y a une grande variété dans ceux qui tendent au même but. L'un va plus lentement, l'autre plus vite; l'un s'avance plus obscurément, l'autre avec plus d'éclat; celui-ci marche plus bas, celui-là plus haut. Le voyage de tous est heureux, mais celui qui est plus éclatant et plus élevé est certainement plus glorieux. D'où il suit que l'ignorance, quoique dévote, n'est pas comparable à la dévotion lettrée. Vous ne me citerez point dans ce groupe un grand saint dépourvu de lettres, sans que je lui oppose un plus grand saint, pris dans l'autre groupe. Comme le sujet m'a forcé de traiter souvent cette question, je ne vous retiendrai pas davantage aujourd'hui. Si vous persévérez dans le dessein de renoncer à ces études que nous avons laissées derrière nous il y a longtemps, et à toutes les lettres en général, et qu'en vendant vos livres vous vouliez vous défaire des instruments mêmes des lettres, si telle est votre ferme résolution, je suis bien aise assurément que, pour cet achat, vous m'ayez préféré à tous. Je ne nie point que je suis avide de livres, comme vous le dites, et, si je le niais, mes écrits me réfuteraient. Mais, quoique je paraisse devoir acheter mon bien, je ne veux pas que les livres d'un si grand homme soient dispersés çà et là et maniés, comme il arrive, par des mains profanes. Par conséquent, de même que nous n'avons fait qu'un de coeur, quoique séparés de corps, de même après nous, si Dieu seconde mon désir, ce matériel de nos études parviendra indivis dans un lieu pieux et sacré, qui se souviendra perpétuellement de nous. J'ai pris ce parti le jour où mourut celui que je m'étais promis pour successeur de mes études. Quant à fixer le prix des livres, comme vous m'y invitez avec bonté, je ne le puis pas, n'en connaissant au juste ni les titres, ni le nombre, ni la valeur. Mettez-moi tout cela par écrit, à la condition que si, par hasard, vous vous décidez à passer avec moi le peu de temps qui nous reste (ce que j'ai toujours désiré et ce que vous semblez m'avoir promis quelquefois), vous trouverez vos livres et ceux que je viens de réunir, qui sont également les vôtres, en sorte que vous reconnaîtrez que vous n'avez rien perdu, mais que vous avez gagné quelque chose. Enfin, comme vous déclarez devoir de l'argent à plusieurs, et à moi entre autres, je le nie pour ma part, et je m'étonne de ce scrupule vain, pour ne pas dire absurde, de votre conscience. Je pourrais vous objecter ce mot de Térence : "Vous cherchez un noeud dans un jonc". Vous ne me devez rien que votre amitié, et encore vous ne me la devez pas. Il y a longtemps, je l'avoue, que vous m'avez payé intégralement avec une entière bonne foi. A moins que vous ne deviez toujours ce que vous recevez toujours, mais vous ne devez pas ce que vous payez continuellement. Quant aux plaintes que vous exprimez sur votre pauvreté, comme vous l'avez fait jadis tant de fois, je ne veux ni vous fournir des consolations, ni vous citer les exemples des pauvres illustres. Vous les connaissez. Voici ma réponse, nette et toujours la même. J'approuve que vous préfériez l'indépendance et une pauvreté tranquille aux grandes richesses que je vous offre, quoique tardivement; je n'approuve pas que vous méprisiez un ami qui vous a appelé si souvent. Je ne suis pas capable de vous enrichir; si je l'étais, je ne vous parlerais ni verbalement ni par écrit, mais par des faits. Mais j'ai seul de quoi suffire abondamment à deux, ayant un même coeur et un même toit. Vous me faites injure si vous dédaignez mes offres; vous me faites encore plus injure si vous vous défiez de moi. Adieu. Padoue, 28 mai (1362). [12a] LETTRE XIII. Ce qu'il pense des Italiens en général et des Florentins en particulier. Il réfute les critiques suscitées par un épisode de son Afrique. Il aurait fallu me taire ou me cacher, ou mieux encore ne pas naître, pour échapper aux aboiements de Scylla. Ce n'est pas un jeu que de paraître en public. Les chiens valides déchirent avec les dents, les invalides avec la voix; d'un côté danger, de l'autre ennui. J'avais pris le parti d'éviter l'un et l'autre par le silence ou par la retraite, le tourbillon des événements m'a entraîné où je ne voulais pas. A peine aperçu en public, je suis montré au doigt par ces hommes dont il est glorieux de n'être pas connu. Je ne suis pas Scipion, après lequel les chiens n'aboyèrent jamais lorsqu'il montait la nuit au Capitole : car je me rappelle avoir lu de lui cette particularité, quoique quelques-uns prétendent que cela peut se faire soit par médicament, soit par enchantement. Pour moi, partout où je vais en plein jour, une foule de chiens, tirés de la populace, m'assaille bruyamment. Où me tourner? toutes les rues en sont pleines. Je crains moins les chiens de race, car ils sont rares et ne se précipitent guère sans qu'on le leur commande; mais ceux-ci sont innombrables, turbulents, bruyants, et ils tourmentent d'un ennui sans fin ceux qu'ils ne peuvent mordre. Sénèque, qui avait aussi souffert quelque chose de semblable, a dit élégamment : "Vous aboyez comme des roquets à la rencontre d'inconnus". Ce sont de vrais roquets, et, quoiqu'ils m'aient vu, je leur suis inconnu. Il y a des chiens qui, par crainte, ont coutume d'aboyer ou de mordre. Ceux-ci n'ont rien à craindre, car je n'ai point les dents de Théon, et il a été pourvu par un expédient admirable à ce qu'ils ne puissent être mordus; ils sont toujours muets et toujours cachés. Ils ne voient pas quelle impudence et quel orgueil il y a à vouloir se faire juge des autres quand on ne veut pas être jugé par les autres. N'est-il pas vrai que celui qui se renferme dans un silence obstiné n'admet point de juge de sa voix? Méthode nouvelle ou plutôt ancienne, insupportable non seulement pour moi, le dernier des hommes, mais pour les premiers et les plus grands, et surtout pour saint Jérôme, qui, écrivant sur ce sujet à ses amis, leur dit : "Ne publiez point de livre; n'offrez pas des aliments à des estomacs dégoûtés; évitez la morgue de ceux qui ne sont bons qu'à juger les autres et ne savent rien faire eux-mêmes". Il est vrai que cela seul les juge suffisamment, selon moi. C'est en voulant déguiser leur ignorance qu'ils donnent la preuve de leur ignorance; c'est en se cachant surtout qu'ils se révèlent. Car, tandis qu'ils évitent tout bas les jugements des hommes, ils sont condamnés tout bas par le jugement des hommes savants. Si ce grand homme les a craints et a recommandé de les éviter, que dois-je faire et que doivent faire les autres, suivant vous? A la vérité, ils m'inspirent moins de crainte que de haine et de mépris. Pour ne pas fournir à leurs langues, qui les démangent, l'occasion et le moyen de gratter, j'ai souvent fait des recommandations à moi et à mes amis : à moi de ne rien écrire de nouveau, à mes amis de ne pas divulguer ce que j'avais écrit. Jé n'ai pas à me plaindre des autres, je n'ai pas obéi à moi-même. Puisque j'étais animé d'une si grande ardeur d'écrire, je pouvais écrire et effacer, et, par ce moyen, tout en goûtant le plaisir des lettres, j'évitais les morsures et les aboiements de l'envie. Je l'aurais peut-être fait si le plaisir ne me rendait prompt à écrire, et la compassion lent à effacer. J'avais pitié d'une vanité inoffensive. Il est dur d'immoler celui qu'on aime. Il me semblait que j'allais frapper de mes propres mains ma progéniture, c'est-à-dire celle de mon esprit. J'ai frappé néanmoins. De même qu'Abraham offrit dans son fils un sacrifice agréable au Dieu du ciel, je pensais offrir dans mes écrits, pour parler poétiquement plutôt que catholiquement, un sacrifice agréable à Phébus et à Pallas, et je croyais en même temps que mes aboyeurs perdraient beaucoup de leur effronterie et de leur rage. Si j'avais pu ne rien écrire ou brûler mes écrits, je leur aurais procuré à eux une extinction de voix et à moi une tranquillité perpétuelle, mais je n'ai pas pu. En outre, si j'avais pu cacher ceux qu'attendait une lime plus sévère, j'aurais du moins vécu en repos; mais je ne l'ai pas même pu, ne sachant rien cacher et rien refuser à mes amis. C'est de là que proviennent mes ennuis. [12b] En voici un exemple entre mille. Il y a plusieurs années, après la mort du grand roi, je fus envoyé à Naples par le pontife romain. Parmi les ennuis de l'attente je trouvai un doux et excellent remède dans mon ami Barbato de Solmona. Très avide de toutes les productions littéraires, il l'était des miennes si à l'excès qu'il les recherchait, non pour la force des pensées ou pour l'agrément du style, mais uniquement parce qu'elles étaient les miennes. Et il ne les recherchait même pas tant leur odeur seule lui est très connue de loin. Pendant ce temps je ne passai pas un seul jour sans lui. Il advint que dans mon Afrique, qui, jeune alors, était plus connue et plus fameuse que je n'aurais voulu et qui a vieilli depuis, accablée de graves et nombreux soucis, quelques vers plurent à cet ami. Craignant de me les demander ouvertement, car personne n'était plus discret, personne n'avait plus de déférence pour ses amis, et surtout pour moi, il envoya sous main quelqu'un pour les demander, avec des prières suppliantes, comme un riche présent. Je refusai, contre ma coutume, et je combattis son désir intempestif avec une franchise amicale. Il rougit, se tint un peu en repos, et me pria de pardonner à la force de l'amitié. Néanmoins, au bout de quelques jours, il insista avec une importunité tout à fait réservée et modeste, en employant des intercesseurs. Son front juvénile, que la honte couvrait de rougeur, ne pouvait supporter la dureté de mes refus. En son absence il y avait donc toujours des substitués, car on devient plus décemment importun pour un autre que pour soi. Vous devinez sans doute la fin. Je refusai tant que l'amitié le put sans être lésée, et, comme on ne cessait de me prier, à la fin vaincu, car je ne lutte jamais avec mes amis sans succomber, je cédai. Je remis à cet ami, auquel j'aurais fini par ne rien refuser, trente-quatre vers, si je ne me trompe, qui avaient encore besoin de la lime et du temps. Je les lui remis à la condition qu'ils ne passeraient pas dans les mains d'un autre. La cupidité est toujours prompte et décidée à promettre, mais elle n'est pas aussi tenace à se rappeler. Il ne refusa aucune condition pour obtenir ce qu'il désirait, et il me donna sa parole, qu'il viola, je crois, le même jour. Depuis ce temps je n'ai pas mis le pied dans la bibliothèque d'un homme lettré sans y voir, comme cette inscription du trépied d'Apollon qui s'offrait à ceux qui entraient dans le temple, ces vers, à la négligence naturelle desquels s'ajoutait encore l'erreur des copistes. Il est vrai que cette plainte m'est commune avec tous ceux qui écrivent. Voilà ce que m'a fait cet ami. Il faut lui pardonner, je l'avoue, parce qu'il a été entraîné par l'élan d'une honorable amitié. En voulant me louer et me grandir aux yeux des autres comme il me grandit à ses propres yeux, il nous a exposés lui et moi à mille censeurs. Je ne m'en étonne point, je reconnais les voix, je discerne les accents. Nos concitoyens sont très habiles et très prompts à blâmer ce que font les autres; pour le reste, ils sont plus lents, pour ne rien dire de plus mordant contre eux, dont j'aime tout, excepté le caractère. [12c] C'est ici le cas de faire une digression. Le Frédéric le plus rapproché de notre temps, le dernier de ce nom qui gouverna l'empire romain, prince très sage qui, Allemand d'origine, Italien d'éducation, connaissait parfaitement d'un côté par la nature, de l'autre par l'habitude, les moeurs et le caractère des deux peuples, s'exprimait ainsi, dit-on : « Ces deux nations sont les premières et les plus distinguées dans tout l'univers, mais elles diffèrent entre elles singulièrement. Il faut leur distribuer également les récompenses, mais non les peines. La récompense les excite toutes deux à la vertu. Mais les Italiens s'amendent par le pardon, ils reconnaissent leur faute et la clémence de leur chef; les Allemands se gonflent d'orgueil par l'impunité, ils imputent la compassion à la peur; plus on leur fera grâce, plus ils oseront. C'est pourquoi on pardonne souvent aux Italiens sans crainte, et non seulement sans crainte, mais avantageusement, tandis qu'il est très dangereux même de différer les peines dues aux Allemands. Du reste, il faut traiter les Italiens avec égards et les Allemands avec familiarité. Ceux-là aiment les honneurs, ceux-ci l'affection et l'affabilité; c'est par de tels moyens qu'on gagne les uns et les autres à l'amitié et à la fidélité. Il faut s'abstenir de toute familiarité avec les Italiens, parce qu'ils sont extrêmement curieux et qu'ils pénètrent trop les défauts d'autrui. Ils jugent tout, non seulement ce qui est vrai, mais ce qu'une fausse opinion leur suggère, en sorte que tout ce qui se fait autrement qu'on ne doit le faire suivant eux, ils le tournent en ridicule. Ils ont tant de présomption qu'ils se croient aptes à tout critiquer. Il faut au contraire se lier avec les Allemands, qui ne portent point de jugement sur leurs amis, qui ne cherchent dans l'amitié qu'à être aimés, et qui ne connaissent pas de plus grande preuve d'amitié que la familiarité. [12d] J'ai dit tout cela pour vous faire voir ce que ce grand homme pensait de nos liaisons et de notre manie de juger. Je ne discute pas la vérité de cette opinion, mais je crois être dans le vrai en disant que si cette parole s'appliquait non aux Italiens, mais seulement à nos compatriotes, on ne pourrait rien dire de plus juste et de plus fondé. Leurs liaisons ou leurs amitiés ne sont que des censures non douces et bienveillantes, mais inexorables et acerbes. Il n'en est pas un qui ne soit plus efféminé dans sa conduite que Sardanapale et plus rigide dans ses jugements que Fabricius ou que Caton. Et pour omettre leurs jugements sur le reste, qui me regardent moins, ils jugent des lettres comme si on ne pouvait rien dire convenablement qui ne remplisse leurs oreilles larges et spacieuses, qui ne les adoucisse si elles sont rebelles, qui ne les apaise si elles sont irritées, qui ne les récrée si elles sont fatiguées, qui ne les charme si elles sont délicates, et qui ne les attire si elles sont occupées. Oeuvre difficile même pour Cicéron, même pour Virgile, ou, comme je le crois plutôt, impossible même à tous deux. Ils n'ont pas lu de manière à se le rappeler ce qu'a dit quelqu'un dont peu de choses me plaisent, mais dont cette parole me plaît beaucoup : "Il a tort, celui qui est ingénieux envers le livre d'autrui". Combien n'a-t-il pas plus tort celui qui, très ingénieux et très scrupuleux pour autrui jusqu'à exciter le dégoût et la haine, se montre pour soi non seulement stupide, mais muet, mais sans parole, mais sans vie? [12e] Pour moi, je remercie comme je le dois nos beaux esprits. Ces quelques vers incorrects qui, après l'Apennin et le Pô, franchirent les Alpes et le Danube, n'ont rencontré de censeur nulle part que je sache, si ce n'est dans ma patrie. Mais, ô esprits plus pointus que solides, plus vifs que mûrs, quel feu vous consume? quel venin vous empoisonne? quel aiguillon vous excite? La rage de l'Etna ou de Charybde bouillonnants, le bruit de la mer courroucée ou le tonnerre retentissent à vos oreilles avec moins d'horreur que le nom de votre concitoyen. Il ne s'agit pas seulement de moi; quiconque veut se soustraire au troupeau public est un ennemi public. Pourquoi cela, je vous prie? Ce mot de Sénèque serait-il vrai : "Il est important pour vous que personne ne paraisse bon? Comme si la vertu d'autrui était le blâme de tous les délits". Croyez-moi, cher ami, qui partagez mon indignation et mon injure, nous sommes nés dans une ville où la louange d'un seul est un reproche pour plusieurs, surtout si on la rapproche de leur inaction. Aussi ne haïssent-ils personne plus que leurs concitoyens, s'il y a en eux quelque supériorité. Pour quel motif, selon vous, sinon parce que ceux qui désirent se cacher sont d'autant plus blessés de la lumière qu'elle est plus près d'eux. Voulez-vous que je vous le fasse voir avec tant de clarté que le soleil n'en a pas plus? Songez combien de guerres terribles ils ont eu à soutenir de nos jours et du temps de nos pères et de nos aïeux. Quoiqu'ils aient toujours eu chez eux abondamment des hommes très courageux et très instruits dans la science des armes, ayant recours tantôt à la Gaule Cisalpine, tantôt au Picénum, pour des chefs d'armée, ils préférèrent être vaincus sous des auspices étrangers plutôt que de vaincre sous les leurs. La prospérité acquise par leur général est pour eux un tel objet de honte qu'ils aiment mieux voir l'ennemi remporter sur eux la victoire que leurs concitoyens triompher de l'ennemi. Soit jalousie, soit crainte inspirée par la jalousie, de peur que le mérite des hommes illustres, en se signalant par des hauts faits, ne découvre l'inertie placée à côté d'eux. Je ne sais où ils ont pris cette coutume, mais assurément elle ne leur vient pas des Romains, nos pères et nos fondateurs. Admirateurs de toute doctrine exotique et de toute coutume étrangère, ils sont rebelles aux exemples salutaires de leurs pères. C'est donc à bon droit que les victoires des Romains ont des trophées où sont inscrits les noms des citoyens célèbres, et qu'à nos défaites restent attachés les titres funestes des généraux étrangers et le poids de l'infamie du dehors. O envie, la pire de toutes les maladies de l'âme, on dit que tu as causé la mort du genre humain, et tu ne t'arrêtes pas ! Que veux-tu de plus? Que te faudra-t-il, s'il ne te suffit pas d'avoir fait mourir? O triste et malheureuse complexion des corps, mais plus malheureuse complexion des âmes! Le lion, dit-on, a tous les jours la fièvre. Il est vrai que l'on raconte bien des chimères sur lui comme sur les autres animaux, principalement ceux qui sont étrangers, et que cette opinion du vulgaire est contredite par ce que dit Pline, d'après Aristote, savoir "que le lion ne connaît d'autre maladie que le dégoût des aliments." Toujours est-il qu'un médecin de mes amis, qui avait un fils adolescent dont la santé alarmait son coeur paternel, me jura qu'il ne l'avait trouvé dans aucun moment, ni le jour ni la nuit, délivré de la fièvre. Je laisse aux physiciens à décider si la chose est possible; mais ce qui rend le fait croyable, c'est que Pline prétend, dans le septième livre de l'Histoire naturelle, que Mécène eut continuellement la fièvre. Un auteur, qui n'est pas le dernier, mais le plus célèbre et le plus docte de tous, Varron, soutient, dans son livre de l'Agriculture, que la chèvre n'est jamais exempte de la fièvre; il pense que son nom vient de "carpere" (brouter), comme si on disait "carra" pour "carpa". Mais, ô fièvre plus dangereuse de l'envie, ô sécheresse plus grande qui ne se repaît ni d'herbes ni de feuillage, que ne calment ni l'ombre ni les fontaines, mais le détriment, la mort et le déshonneur du prochain! La loi de louage défend au colon de faire paître dans le fonds de terre ce qui est né de la chèvre. Varron lui-même rapporte que cet usage était observé de son temps, et aujourd'hui un père de famille diligent ne le néglige point. Plût à Dieu que la nature, cette excellente mère, eût défendu par une loi perpétuelle à tout fils de l'envie poussé par ce mauvais sentiment de s'introduire dans sa propriété et dans le commerce de la vie humaine, ou de se repaître des biens communs. Or, puisque tous les pâturages sont foulés principalement par ces troupeaux et que les plantes les plus nobles sont les plus exposées aux morsures de l'envie, que doit-on penser des cicatrices de ces sortes de dents, sinon qu'elles sont les symptômes de la gloire? Mais que faire à mes censeurs? que faire à mes chèvres fébricitantes, puantes et qui frappent des cornes? Ils insultent au silence, ils s'irritent des réponses, ennemis du vrai, contempteurs de la patience. [12f] Mais, pour vous communiquer mes sentiments, j'en ai dit bien assez sur la personne des accusateurs, ce qui dans les causes vient en premier lieu. Passons à la cause. Donc cette partie de mon poème, détachée prématurément et répandue précipitamment, contient la mort et les regrets de mourir du Carthaginois Magon. Fils d'Amilcar, frère d'Annibal, il fut envoyé avec une armée en Italie pendant la seconde guerre punique. En retournant à la fin dans sa patrie, il mourut en pleine mer, devant la Sardaigne, d'une blessure reçue en Ligurie. Ici mes accusateurs, pour me blâmer plus librement, sans faire soupçonner l'envie, commencent par des louanges, et, élevant mes vers aux nues, ils disent que par eux-mêmes ils sont beaux, mais que je les ai attribués à qui il ne fallait pas. Cette critique ne manquerait ni de sens ni d'esprit, si elle était vraie. Car nous savons qu'on a beau s'exprimer noblement et éloquemment, ce qui ne convient pas à l'état et au caractère de celui qui parle n'est point exempt d'une juste critique. Que dis-je? plus un discours déplacé aura d'éloquence, plus il sera défectueux. C'est là ce décorum poétique venant de la personne, dont parlent Cicéron dans le Traité des devoirs, et Horace dans l'Art poétique. Si vous le négligez, n'attendez rien qui soit digne des Muses, rien de divin. Voyons maintenant de quel esprit et de quel jugement font preuve mes censeurs, pour achever leur calomnie adroitement ourdie. Si vous ne le savez pas, je supporte depuis longtemps ces sornettes et ces murmures, un peu irrité, mais ne disant rien. J'entendais à bâtons rompus ce que tel ou tel avait marmotté; je ne connaissais pas encore l'ensemble de l'accusation. Aujourd'hui même, pour la première fois, j'ai tout appris en détail par un jeune religieux, également notre concitoyen, quoiqu'il ne leur ressemble guère, qui, par amitié pour moi, lutte contre leur jalousie. "Il considérait, disait-il, comme un sacrilège que des hommes ignorants, autant qu'il pouvait en juger, voulussent faire parade de leur savoir dans mes écrits. Tous ceux qui, dans ma patrie, aimaient mon nom en étaient extrêmement affligés. Ils avaient coutume de prendre longuement la défense de la vérité, mais les autres n'en étaient que plus acharnés dans leur dessein, en sorte qu'il était visible qu'on ne cherchait pas la vérité, mais uniquement mon déshonneur. » Il me dit tout cela aujourd'hui, les yeux étincelants, la voix saccadée et tremblante; enfin, son indignation était si grande qu'il avait peine à retenir ses larmes. Je reconnus la vivacité de l'âge et de l'amitié, je le consolai et je lui recommandai d'avoir bon courage. « Les plus grands des philosophes et des poètes, lui dis-je, ont eu le même sort. Ceux qui marchent à la gloire par le droit chemin ne doivent pas le refuser, mais le désirer. Les métaux négligés sont menacés de la rouille; les métaux brillants et massifs resplendissent comme l'or, par l'usure et le frottement. » Enfin, ayant à peine comprimé sa colère et son agitation, il m'exposa les sophismes de mes Aristarques. [12g] Ils disent d'abord (non dans ces termes, mais dans les leurs, indiquant que c'est avec peine qu'ils disent cela) qu'un discours aussi long et que cet amas de plaintes ne conviennent pas à un mourant, et que cette heure n'admet pas des pensées aussi graves. Ainsi, comme vous voyez, la première partie de la calomnie est à deux têtes : le souffle vital du mourant était incapable de prononcer ces paroles, et son esprit de les concevoir. Oubliant maintenant la coutume ordinaire de ceux qui dissertent, je vais répondre à cela avant que nous soyons distraits par d'autres choses, pendant que l'attaque est récente et que ma mémoire est fraîche. Car le guerrier n'attend pas qu'il ait été frappé par son adversaire jusqu'à satiété pour se venger ensuite par autant de coups, mais, opposant les blessures aux blessures, tantôt prévenant l'ennemi, tantôt le repoussant, il songe à la victoire, et non à la vengeance. Premièrement donc je n'ignore pas que les forces des mourants sont épuisées et que par conséquent ils ne sont capables ni de grands efforts de voix, ni de discours habilement composés. J'en connais un exemple unique et merveilleux dans le Christ, qui expira en poussant un grand cri, donnant à entendre aux assistants qu'il y avait en lui quelque chose de plus qu'un homme. Réveillé par ce miracle, le centurion confessa qu'il était le fils de Dieu. Saint Jérôme, traitant ce passage dans saint Marc l'évangéliste, dit : "Nous mourons à voix basse ou sans voix, nous qui sortons de la terre, mais Lui, qui descend du ciel, a expiré à haute voix". Il n'est personne qui ne voie ce que je veux dire par là, à moins que l'orgueil et la jalousie ne lui aient fermé les yeux. J'ai honte, je l'avoue, de répondre à une ineptie si méprisable, mais le sujet m'y force. Je fais donc parler non un mourant, mais un homme voisin de la mort et la voyant de près. Qui ignore que dans cette situation non seulement les savants, mais les ignorants, ont coutume de dire une foule de choses étonnantes et graves, renfermant parfois je ne sais quel présage et quelle divination. Car si la mort présente détruit l'intelligence et arrête le souffle vital, voisine elle les aide et les encourage tous deux, et, comme s'ils allaient sortir d'une prison, elle les avertit de regarder derrière eux et de voir combien de peines et combien de misères ils laissent. Assurément, personne ne juge mieux d'une chose que celui qui en a fait longtemps l'expérience et qui, n'en craignant rien, n'en espérant rien, a l'âme libre de passions. Je pourrais citer une foule d'exemples empruntés aux philosophes et aux historiens, mais j'aime mieux rappeler un fait sur lequel je ne puis me tromper, que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles. Il s'agit d'un de ceux avec lesquels j'ai parcouru en partie le stade pénible, quoique court, de cette vie. Les circonstances voulurent que je passasse plusieurs années avec lui. Durant tout ce temps je n'ai jamais, ou presque jamais entendu sortir de sa bouche des paroles qui ne fussent licencieuses, emportées, orgueilleuses, jalouses, désordonnées, violentes. Il ne parlait que menaces, inimitiés, scandales. N'en soyez pas surpris, telle était sa vie, et les paroles répondaient au sujet. On eût dit un sanglier qui grinçait des dents ou un ours qui grondait, et non un homme qui parlait. Arriva enfin celle qui ne fera défaut à personne. Si mes juges y songeaient, ils s'occuperaient moins de mon style, ce me semble, que de leur vie et de leur mort. Nous accourons auprès de lui par devoir et pour voir comment mourrait celui qui avait ainsi vécu. Dès qu'il se sentit près de la mort, chose étonnante, il changea aussitôt de visage, de geste et de voix. II se mit à parler, il s'accusa tellement, il nous exhorta et nous avertit tellement, tantôt tous, tantôt séparément, et il prolongea ce discours avec tant de gémissements jusqu'à son dernier soupir, que moi, qui n'avais jamais approuvé ni aimé son caractère, et les autres personnes présentes, qui sans doute pensaient de même, nous emportâmes tous de lui un souvenir éternel d'affection. Que dirai-je de Robert, roi de Sicile? Mourant ou vivant, ses actes et ses paroles furent toujours les mêmes, néanmoins ses accents eurent dans la mort quelque chose de plus net et de plus élevé. Il fit entendre en mourant un chant du cygne philosophique, royal et vraiment prophétique. Il exposa tellement devant les yeux des auditeurs le danger et tous les malheurs qui menaçaient le royaume, qu'on aurait dit que l'avenir pour les autres était pour lui le présent. Si sa langue eût rencontré des oreilles et des coeurs semblables à elle, cette malheureuse Campanie et cette grande Grèce d'autrefois, aujourd'hui la petite Italie, ne seraient pas tombées si subitement de cet état si enviable et si tranquille dans une situation si troublée et si misérable. Ainsi, pendant que nos professeurs d'une philosophie nouvelle et secrète détruisent et ensevelissent la voix, l'esprit et toutes les facultés de l'homme qui n'est pas encore mort, c'est alors surtout que ceux qui sont abattus se redressent et que ceux qui sont droits s'élèvent plus haut que de coutume. De même que la persécution polit et aiguise l'âme, l'approche de la mort endort la paresse et réveille la vertu. Je vais citer sur cet instant ce que j'ai lu avec étonnement dans Cicéron : "C'est alors qu'ils songent le plus à la gloire, et que ceux qui ont vécu autrement qu'ils ne devaient se repentent le plus de leurs fautes". Cette parole, sortie de la bouche d'un païen, me suffira pour réfuter la seconde calomnie, qui est ainsi conçue « Les paroles que j'attribue à ce mourant ne sont pas les siennes, elles semblent d'un chrétien. » Cette ignorance ne m'étonne pas moins que la première, et j'avoue que je n'aurais pas cru qu'il pût naître sous notre ciel quelqu'un qui débitât de pareils mensonges, d'une voix si rauque et si grêle. De telles tentatives, qui ne révèlent que la passion et la violence de celui qui s'y livre, sont d'un esprit sec et bas. Je le demande au nom du Christ, qu'y a-t-il là qui soit chrétien, et non plutôt humain et commun à toutes les nations? Qu'y a-t-il autre chose que la douleur, les gémissements et le repentir à la dernière extrémité? Vous avez entendu ce que Cicéron lui-même a écrit là-dessus. Au reste, pourquoi invoquer à cet égard le témoignage d'un seul, lorsque chacun en particulier, et même l'univers entier, répond d'une voix unanime? Mais le nom du Christ n'y est prononcé nulle part. Quoique ce nom soit saint et redoutable dans le ciel et dans les enfers, il n'a pas trouvé place dans cet ouvrage, l'ordre des temps s'y opposant. Il n'y a là aucun article de foi, aucun sacrement de l'Église, enfin rien d'évangélique, rien absolument qui, suivant l'esprit naturel et la raison innée, ne puisse entrer dans la tête d'un homme ayant subi bien des épreuves, et arrivé au terme de son expérience.. On peut sans être chrétien reconnaître son erreur et son péché, en rougir et les regretter. On n'en recueillera pas le même fruit, mais le repentir sera égal. S'il n'en était pas ainsi, le jeune homme de Térence n'aurait jamais dit dans LE PHORMION : "Je me connais, et je sais quelle est ma faute". S'il fait cet aveu plein de force et de santé, que fera, selon nous, le malade qui a la mort devant les yeux? Sur la connaissance, l'aveu et le repentir de la faute, il importe encore de savoir ce qu'ont pensé non Anaxagore ou Cléanthe, et, parmi les nôtres, Caton ou Cicéron, mais Ovide, le plus licencieux des poètes, et Épicure, le plus léger, dit-on, des philosophes. Le poète s'écrie : "Oh! je me repens, si on ajoute foi à un malheureux, je me repens, et mon crime fait mon supplice". L'autre a dit : "Le commencement du salut, c'est la connaissance de sa faute". Je vois que cette parole a plu justement à Sénèque. C'est pourquoi, l'expliquant : "Celui qui ne sait pas qu'il a mal fait, dit-il, ne veut pas se corriger. Il faut vous connaître avant de vous amender. Faites-vous donc votre procès à vous-même autant que vous le pourrez; instruisez contre vous, soyez d'abord votre accusateur". [12h] Que veut-il dire par là, selon vous, sinon ce que Salomon a dit dans les PROVERBES: "Le juste est son premier accusateur". Et, lorsque le même Sénèque écrit à Lucilius : "Pour raconter un songe, il faut être éveillé, et l'aveu de sa faute est l'indice de la guérison de l'âme", qu'est-ce autre chose que ce que David a mis dans un psaume? "J'ai dit : Je confesserai contre moi-même mon iniquité au Seigneur; voilà la confession ; et vous avez remis l'impiété de mon péché", voilà la guérison de celui qui confesse. Donc, quoique personne, à moins d'être chrétien, ne sache à qui et comment on doit se confesser, la connaissance du péché et le remords, le repentir et la confession, sont communs à tous les êtres raisonnables. Et, si nous considérons les paroles, quelle différence y a-t-il entre ce que disait tout à l'heure cet amant dans Térence, et ce que David lui-même a dit dans ce psaume très connu où il rappelle son amour illicite et son crime : "Car je reconnais mon iniquité, et mon péché est toujours devant moi"? Mais mes correcteurs me semblent avoir peu lu soit les quelques passages que j'ai rapportés, soit les considérations philosophiques de plusieurs, et principalement de Platon et de Cicéron, sur Dieu, sur l'âme, sur les misères et les erreurs des hommes, sur le mépris de cette vie et le désir d'une autre, considérations que l'on jurerait écrites, si le nom de l'auteur manquait, par saint Ambroise ou saint Augustin. Comme elles sont trop nombreuses et trop connues, je les tais à dessein; mais, s'ils veulent être aussi vigilants pour apprendre que pour mordre, ils trouveront une foule d'arguments qui leur feront voir que je dis la vérité, et ils rougiront peut-être d'avoir réuni des critiques aussi frivoles. [12i] Reste la troisième accusation. — J'ai agi inconsidérément en attribuant à un jeune homme un discours aussi grave, qui convient très bien à un âge avancé. — Je soutiens qu'en disant cela ils ont parlé non comme un jeune homme, mais comme un enfant. Qu'ils relisent tous ceux qui ont traité cet article, on ne trouvera personne, si je ne me trompe, qui ait fixé au commencement de la vieillesse moins d'espace que Cicéron. Il l'a pourtant fixé à quarante-six ans. J'aurais passé sous silence son opinion, si je ne pensais que rien de ce grand homme ne doit être négligé, et si lui-même, faisant parler Caton par sa bouche, n'eût dit que tel était le sentiment de nos pères, ce qui réunit en un seul faisceau une triple autorité. En admettant qu'il en soit ainsi, puisque rien ne favorise davantage mes adversaires, celui, par exemple, qui meurt à quarante-deux ans, âge auquel on sait que mourut Titus, fils de Vespasien, le meilleur des princes, ne pourra-t-il rien dire de spirituel et de sensé, en voyant d'un côté la fuite de la vie si courte et de l'autre les ténèbres des erreurs dissipées par le voisinage de la mort? [12j] Mais la vieillesse, dans saint Augustin, est beaucoup plus tardive que dans Cicéron. Il existe un livre de lui intitulé "Questions diverses", où il prétend qu'elle commence à soixante ans. Je laisse à apprécier la solidité et la valeur de ce sentiment, en envisageant soit l'auteur, soit la chose elle-même, à ceux qui prétendent qu'il n'y a qu'un vieillard décrépit qui puisse parler sagement. Mais je ne partage pas cette manière de voir avec une opiniâtreté telle que je repousse toutes les autres. Je sais que d'autres ont pensé là-dessus différemment, mais c'est tout un travail de recueillir les opinions et les paroles des hommes. Aussi, quoique je puisse en citer une foule en témoignage, j'en ai produit quelques-uns qui se sont offerts d'eux-mêmes. Parmi ceux-ci, Isidore, auteur dont je me sers rarement, divisant notre vie en six âges : "Le quatrième âge, dit-il, le plus vigoureux de tous, est la jeunesse qui finit à cinquante ans". Qu'en disent mes rieurs? Ce témoin, qui est le dernier par le temps et qui tient le milieu par son opinion, leur plaît-il au moins ou en veulent-ils un autre? Car, confiant dans la bonté de ma cause, je n'en récuse aucun, à moins qu'il ne distingue pas le jeune homme de l'enfant, comme semblent faire mes contradicteurs, qui me blâment quand je parle d'un jeune homme plein de courage et d'un général belliqueux comme si je parlais d'un enfant ou d'un bambin. L'esprit de ce jeune homme était dans sa plénitude et sa force, et celui qui, à cet âge, ne sait pas parler, n'ira jamais, s'il m'en croit, aux écoles d'éloquence. Je l'ai appelé le jeune Carthaginois, de peur qu'en disant vaguement le Carthaginois on ne le prît au premier abord pour Annibal, qui était plus âgé et plus renommé. C'est à bon droit qu'il a été appelé jeune, à raison de son âge et comparativement à son frère, celui qui, d'un côté, était jeune, et de l'autre plus jeune que son frère, mais qui néanmoins avait éprouvé tant de fois, dans les circonstances les plus graves, la bonne et la mauvaise fortune. Mais pourquoi défendre comme si elle était sans appui une cause inattaquable, lorsqu'il est si facile de démontrer que ce qui étonne mes adversaires dans l'âge le plus robuste et le plus vigoureux se rencontre dans un âge faible et tendre? J'omets Antonin Diadumène, qui, non pas jeune, mais enfant, fut promu à l'empire avec son vieux père. Comme il était d'usage que les nouveaux princes haranguassent le peuple, quand le moment fut venu, il parla, dit-on, plus sagement que son père. Je passe sous silence Clodius Albinus, à l'adolescence duquel on attribue des traits d'une telle sagesse qu'ils pourraient surprendre dans n'importe quel vieillard. Ces princes sont peut-être inconnus à mes censeurs, moins adonnés à l'histoire qu'à la satire. Mais ne connaissent-ils pas l'empereur romain Alexandre ? On rapporte de lui, dans les circonstances les plus critiques, des actes si pleins de raison et d'équité, des réponses si mesurées, des châtiments si sévères, des résolutions si prudentes, qu'il est évident que la sagesse n'exige pas beaucoup de temps, car il ne vécut pas plus de vingt-neuf ans trois mois et sept jours. Diront-ils que c'était un vieillard? diront-ils que l'homme qui avait supporté longtemps le fardeau d'un si grand empire en recueillant tant de gloire par ses paroles et ses actions, dans cette fortune enivrante qui étouffe la sagesse et engendre l'insolence, était incapable de dire quelques mots sensés à l'heure de la mort, qui comprime l'orgueil de l'esprit humain? Voici ce qu'on a écrit de lui, non pas dans des poèmes, où règne un peu plus de licence, mais dans l'histoire : "Il fut d'une telle sévérité envers les soldats que souvent il licencia des légions entières, appelant les soldats Quirites". Jamais il ne craignit l'armée, et la raison qu'on en donne est excellente, parce qu'on ne pouvait rien lui reprocher. L'historien Lampride parle ainsi de ce même prince à cet âge : "Il était d'une extrême prudence, et personne ne pouvait lui en imposer". Quoi donc? On nous fera croire que celui qui, ayant obtenu l'empire à l'entrée de l'adolescence, l'a gouverné jusqu'au sortir de cet âge avec tant de sagesse et de justice, et l'a orné de tant de harangues si remarquables, aurait été muet à la fin si sa mort eût été naturelle et paisible, au lieu d'être violente et rapide! Mais ces hommes, plongés dans de sérieuses études, n'ont peut-être pas entendu parler de ces choses que le hasard m'a offertes, à moi lecteur superficiel. Ignorent-ils aussi la subtilité d'esprit d'Alcibiade enfant, qui donna au plus sage vieillard de la Grèce, alors florissante, un conseil que les vieillards grecs et latins admirèrent également. Il est vrai que ce conseil ne provenait pas de l'état habituel de l'âme, et n'en était que la fleur; c'est pour cela qu'il est cité comme un exemple, non de vertu, mais d'heureux naturel. Il prouve néanmoins que non seulement un jeune homme, mais un enfant, peut dire quelque chose d'efficace et d'admirable. [12k] Mais est-il un homme qui se connaisse et qui ne connaisse pas le Scipion à qui la valeur et la gloire méritèrent le premier surnom d'Africain? Dans une bataille très rude, livrée sans succès sur les bords du Tésin, il sauva de la mort son père, alors chef très célèbre de l'armée romaine, mais qui venait d'être vaincu et grièvement blessé. Il fit cela, comme dit Tite-Live, "en entrant dans la puberté", ou, suivant Valère Maxime, "ayant à peine dépassé les années de l'enfance". Il eut le triple honneur d'avoir sauvé un citoyen, son général et son père, et il remporta une couronne tressée d'une triple gloire de ce champ de bataille où des hommes courageux et des vétérans endurcis par l'habitude de la guerre et l'exercice des armes n'espéraient et ne désiraient plus rien que la fuite. Ni la violence de la fortune contraire, ni la vue d'un horrible carnage, ni la faiblesse de l'âge, n'ébranlèrent une constance si prématurée, car la véritable valeur ne mesure pas le danger et ne compte pas les années. Peu de temps après, le même Scipion, encore fort jeune, comme l'atteste Tite-Live, écarta, avec une rare présence d'esprit et un courage incroyable, le projet tout à fait lâche et honteux d'abandonner l'Italie. Ensuite, à l'âge de vingt-quatre ans, les généraux étant frappés d'épouvante ou morts, il ne craignit pas d'assumer seul, sur ses épaules encore tendres, la défense de la république. Il reçut avant le temps le commandement dans les Espagnes, trempées du sang à peine refroidi des désastres publics et de ses pertes privées. Ce choix fait, comme la considération de son âge inspirait des craintes et que le peuple commençait à se repentir de son suffrage irréfléchi, il appela les tribus à l'assemblée, et, dans un magnifique discours, il dissipa tellement toute défiance qu'il réveilla l'enthousiasme éteint et remplit tous les coeurs de l'espérance d'une victoire assurée. Il n'aurait sans doute rien su se dire à lui-même sur son lit, dans un âge plus avancé, quoique encore jeune, celui qui, adolescent, dans un discours prononcé en public, avait rangé si facilement à son avis le plus grand peuple de la terre divisé et mobile. De peur que l'audace d'un adolescent ne semblât avoir rempli les âmes d'un faux espoir, il partit aussitôt dans sa province. Avec quel courage et quel succès il vengea son père, son oncle et sa patrie, tout l'univers le sait. Et, pour que la vertu guerrière n'occupe pas seule cet éloge, quelle ne fut pas alors sa continence à Carthagène, sa loyauté envers l'ennemi, sa sévérité mêlée de clémence sur le Sucron '? J'en ai pour preuves, d'un côté, la garde diligente des matrones et la pudeur pas même offensée par les regards, de l'autre, l'armée comprimée par un signe de tête, les coupables punis, et le discours qu'il tint à ses soldats. Vainqueur à la guerre, avec quel éclat ne parut-il pas successivement devant le peuple et dans le sénat, lorsque, dans un magnifique discours, il vainquit, malgré l'opposition des sénateurs, Q Fabius Maximus, alors prince du sénat, vieillard très sage et très célèbre, qui était en désaccord avec lui sur les affaires de la république! Dans ce discours (il s'en glorifie lui-même, et l'événement le prouve), le vieillard a été vaincu par l'adolescent, sous le rapport de la modération du langage. Puis, au moment de passer de la Sicile en Afrique, avec quelle capacité il arma et équipa ce corps de cavalerie, composé des hommes les plus courageux! Je laisse de côté ce qui peut être attribué à l'audace ou à la fortune plutôt qu'à la raison, quoiqu'il n'ait rien fait, même sur le champ de bataille, sans un dessein arrêté. Pour ne parler que de ce qui est le fruit de la raison et de l'intelligence, avec quel charme, quelle douceur, quelle force d'éloquence, il s'attacha, pour me servir des expressions de Tite-Live, "non seulement Siphax, prince barbare et peu accoutumé aux moeurs romaines, mais encore Asdrubal, cet ennemi acharné" ! Quelle humanité, quelle chasteté lorsqu'il rendit intacte à son fiancé une femme d'une rare beauté, ou qu'il renvoya à son oncle, en le comblant de présents, un enfant d'un sang royal fait prisonnier! Par de tels procédés, il gagna le fiancé et l'oncle mieux que s'il les eût vaincus par les armes. De quel ton grave et imposant il reprit sans l'offenser Masinissa, son contemporain et son grand ami, mais fier et languissant d'amour! Puis, le voyant plongé dans une douleur extrême, comme il le releva, et avec quelle sagesse il l'arracha à l'impression funeste qui le dominait, en lui substituant d'autres soucis! Enfin, avec quel bon sens et avec quelle assurance, dans la circonstance la plus critique, il répondit à Annibal demandant la paix! [12l] C'est pour moi un sujet doux et fécond de parler longuement de mon chér Scipion. Il n'est point de généraux que j'aime davantage, et personne ne rabat mieux la sottise et la jalousie piquante de mes adversaires. Sans doute, en effet (je répète souvent la même chose pour que mes sourds m'entendent), sans doute, dis-je, il est plus étrange de voir un jeune homme, averti par la maladie et surtout par le voisinage de la mort, se dire à voix basse quelques paroles sur la commune nature, sur la destinée et le sort de l'humanité, que de voir un adolescent apaiser les ennemis par ses discours, blâmer ses amis, châtier les légions armées, et dans la discussion, qui est la partie la plus difficile de l'éloquence, confondre les généraux les plus habiles de Rome et de Carthage. Je laisse ses autres actions, quoique accomplies dans sa jeunesse. Toutes celles que j'ai rappelées ont été faites dans l'adolescence ou aux confins de l'adolescence et de la jeunesse, avant ou vers trente ans. Or, mon jeune homme, comme je l'ai dit, avait dépassé la quarantième année ou approchait de la cinquantième, par conséquent il n'avait pas encore perdu le titre de jeune homme qu'il avait possédé longtemps. [12m] Si tous ces exemples ne persuadent pas et si les conjectures humaines sont impuissantes, qui luttera contre la vérité divine? Dieu s'est fait homme à la fin des temps. Par sa divinité éternel et immense, présidant à tout, il n'est susceptible ni de diminution ni d'augmentation; mais, par son humanité soumis à ses parents, c'est-à-dire à sa vraie mère et à son père putatif, il croissait et se fortifiait, comme dit l'évangéliste saint Luc, et "il avançait en sagesse et en âge". Comme Dieu, il connaissait tout dès l'éternité et n'avait pas besoin du temps; comme homme, il jugea que la trentième année était opportune pour le commencement de sa prédication. Qui osera taxer d'imparfait cet âge qu'a consacré pour nous le choix de notre chef? Qui empêchait d'attendre Celui qui n'a pu naître et mourir que lorsqu'il l'a voulu? Il pouvait montrer le chemin du ciel ou plus tard ou plus tôt; tout âge lui était bon. Ne doutez pas qu'il en soit ainsi; déjà dès l'enfance, à l'âge de douze ans, assis et disputant parmi les docteurs de la loi, il les avait tous remplis d'étonnement. Il attendit donc la trentième année et pas davantage, non pour sa nécessité, mais pour notre exemple. Car, comme le dit saint Augustin dans le livre de la VRAIE RELIGION : "Toute sa vie sur la terre, par l'humanité qu'il a daigné revêtir, est un enseignement moral". Donc, si nous voulons entreprendre quelque chose, il a par le fait fixé une borne, afin que nous ne prenions point par avance la charge d'enseigner, et que nous ne remettions pas à la vieillesse la pratique et les leçons de la vertu. De grâce, que mes juges se tranquillisent et ne se tourmentent point en vain. J'ai dit qu'il s'agissait non d'un bambin, ni d'un enfant, ni même d'un adolescent, mais d'un jeune homme, c'est-à-dire de quelqu'un qui n'est pas encore vieux, et celui qui à cet âge n'a pas un peu de bon sens radotera dans sa vieillesse. Il y a, je l'avoue, beaucoup de gens, il y en a même un très grand nombre, qui passent toutes les parties de leur existence dans les plaisirs, au milieu des vanités et des folies. Comme si ce n'était ni la science, ni l'étude, mais les années seules, qui procurent la sagesse, ils espèrent devenir sages dans l'âge le plus avancé. Ils ressemblent à un laboureur qui, après avoir employé tout le temps des semailles à dormir et à jouer, espérerait l'été suivant une moisson très abondante. Mais voilà assez de matière étrangère avec laquelle j'ai offert à mes aboyeurs une pâtée soporifique composée de miel et de graines médicinales et endormi Cerbère, hérissé de serpents. Si l'envie est tout à fait implacable et toujours en éveil, je crois avoir donné satisfaction à la vérité et à ses partisans, et principalement à vous, que ces aboiements, je le sais, fatiguent plus que tout autre, en aboyant à mon tour dans cette lettre pour mes amis et pour mes ennemis. [12n] Si la quatrième accusation (je ne sais si c'est la dernière) m'émeut, elle ne m'émeut que pour me faire rire. Mon style dans les vers bucoliques, disent-ils, est plus sublime que ne l'exige le peu d'élévation de la poésie pastorale. Plût à Dieu que tout ce que j'ai écrit et tout ce que j'écrirai fût quitte d'autres reproches! Je me laisserais volontiers accuser de ce délit. Je n'ignore pas qu'il y a trois genres de style communs aux poètes et aux orateurs, et qu'on n'est pas exempt de faute si l'on substitue l'un à l'autre. Mais, comparativement plutôt qu'isolément, quelque chose d'élevé a coutume d'être qualifié de bas ou de moyen. De petites collines forment des éminences dans la plaine, et de hautes montagnes entourées de plus hautes sont cachées. L'Olympe lui-même, le vainqueur des nuages, est vaincu par le ciel. La lune, si élevée pour nous, est inférieure à tous les astres. J'ai composé ce poème étant jeune, et "rendu audacieux par l'âge", comme Virgile l'a dit de ses Bucoliques. Je me proposais d'écrire ensuite quelque chose, j'avais déjà commencé ce que je voulais, et je ne désespère pas que mon oeuvre s'élèvera si haut qu'elle fera paraître basse et rampante une autre mise à côté. Ajoutez que, toute comparaison à part, plusieurs choses jugées par elles-mêmes paraissent, suivant la variété des opinions, hautes à celui-ci, basses à celui-là. Il est écrit dans un psaume : "Les hautes montagnes sont pour les cerfs", et ensuite : "le rocher servira de retraite aux hérissons". Dès que la taupe a atteint la surface de la terre, elle ne s'élève pas plus haut; et, parmi les oiseaux, pour gagner les hauteurs, l'aigle monte dans la nue, le paon sur les toits, le coq sur un fumier. Mais pourquoi multiplier ces exemples? Pour moi, j'absoudrai volontiers le style de celui dont l'unique défaut est l'élévation. S'il le fallait, je succomberais sans regret à cet opprobre; mais, selon moi, il ne le faut pas. Ceux qui jugent ainsi sont peut-être d'un esprit trop modeste; à mon sens, dans ce poème, rien n'a plus d'élévation qu'il ne convient ou que j'ai voulu. [12o] Nous finirons, cher ami, s'il plaît à Dieu, par entendre un jour ces détracteurs de nos écrits parler ou écrire en latin. Ils ne vomiront pas toujours des problèmes vulgaires, dans des coins, parmi des femmes et des foulons : car c'est dans ces écoles qu'ils philosophent, c'est dans ces tribunaux qu'ils jugent sans justice et sans choix. Quiconque est absent est accusé, il n'y a de remise pour personne, tous sont condamnés sans être entendus; la réputation des anciens et des modernes est déchirée; les noms, polis par de longues veilles, sont flétris. Mettez sur leur passage un homme lettré, ils deviennent muets, et, comme s'ils avaient devant eux la Gorgone de Pallas, ils se changent en pierre. Je demande qu'ils écrivent seulement quelque chose, afin qu'ils sentent que nous avons aussi des dents, s'il nous plaît de nous en servir. Mais que demandé-je là? Leur prudence n'est pas moins grande que leur ignorance et leur envie. Ils se sont mis une bonne fois à l'abri de toute attaque, ils sifflent toujours et se cachent, et ils se croient savants en dénigrant les autres, pour finir avec celui qui a souffert maintes avanies semblables, avec saint Jérôme. Adieu. Venise, 13 mars (1363). [13] LETTRE XVII. Humeur inconstante de Léon Pilate. N'AYANT rien d'important à vous dire, et voulant absolument vous écrire, j'ai saisi le premier sujet que ma mémoire m'a suggéré. Notre Léon, en réalité Calabrais, et, à l'en croire, Thessalien, comme s'il était plus noble d'être Grec qu'Italien, mais qui, j'imagine, se donne pour Italien chez les Grecs, comme il se donne pour Grec chez nous, afin de s'anoblir des deux côtés par une origine étrangère; ce Léon, dis-je, qui, d'où qu'il sorte, est une grosse brute, plus sourd que les rochers vers lesquels il allait, est parti d'ici après votre départ, malgré moi et en dépit de mes longues et nombreuses remontrances. Vous le connaissez, et vous me connaissez; vous aurez peine à dire laquelle est la plus grande de sa tristesse ou de ma gaieté. C'est pourquoi, craignant d'être gâté peut-être par un commerce assidu (car la maladie de l'âme n'est pas moins contagieuse que celle du corps), je l'ai laissé partir. Il aurait fallu, pour le retenir, une autre chaîne que celle des prières. Je lui donnai pour compagnon de voyage Térence le comique. J'avais remarqué qu'il lui plaisait extrêmement, et je m'étais souvent demandé avec étonnement ce que pouvait avoir de commun ce Grec si maussade avec cet Africain si aimable. Mais les plus grandes dissemblances ont quelque ressemblance, et, réciproquement, les plus grandes ressemblances ont quelque dissemblance. Il partit donc vers la fin de l'été. Il s'était livré souvent devant moi à de fougueuses invectives contre l'Italie et le nom latin. On l'aurait cru à peine arrivé que, contre mon attente, je reçus une lettre plus négligée et plus longue que sa barbe et ses cheveux, où, entre autres choses, il loue et aime comme une terre céleste l'Italie, naguère maudite, hait la Grèce, qu'il aimait, exècre Byzance, qu'il vantait, et me supplie de le rappeler auprès de moi avec presque autant d'instance que Pierre, faisant naufrage, supplia le Christ qui commande aux flots. J'en ris, et je m'étonne d'une telle vicissitude de jugements dans un si court espace de temps. Que dis-je? je ne m'en étonne pas même, car je sais qu'il n'y a rien de plus mobile que l'âme qui n'est point enracinée dans la sagesse et la vertu. Il existe peut-être d'autres causes de cette mobilité, mais en voici une qui n'est point déraisonnable pour un païen. Vous pouvez la lire dans le livre où Sénèque console Helvie. "Je trouve, dit-il, des gens qui prétendent qu'il y a au fond des âmes une certaine propension naturelle à changer de demeure et à se déplacer. En effet, il a été donné à l'homme une âme mobile et inquiète. Elle ne reste jamais en place, se disperse, et promène ses pensées dans tous les lieux connus et inconnus, vagabonde, ennemie du repos et amoureuse de nouveauté. Cela ne vous surprendra pas, si vous considérez le principe de son origine. Elle n'est pas formée de ce corps terrestre et pesant : c'est une émanation de l'esprit céleste; or, la nature des choses célestes est d'être toujours en mouvement". Il le prouve ensuite, mais inutilement, car cette vérité saute aux yeux. J'ajouterai toutefois ceci, et ce que je vais dire est étonnant, mais, si je ne me trompe, vrai. Si les deux choses dans lesquelles je veux que l'âme soit enracinée lui font défaut, les lettres non seulement ne contribuent point à sa constance, mais elles lui nuisent. Elles donnent de l'audace, renseignent sur les lieux, montrent les voies, fournissent le viatique; elles suggèrent diverses pensées qui sont autant d'aiguillons par lesquels elles excitent la curiosité, et, au lieu de refréner un esprit naturellement inconstant, elles le poussent, l'agitent, le font tournoyer. Si cette vérité a jamais été évidente dans quelqu'un, elle est très évidente dans notre Léon. Le lion d'Afrique, quand il a la fièvre, n'est pas plus ardent et plus empressé à faire le tour de sa cage que notre ami ne l'est à courir le pays, et, selon moi, si la pauvreté n'avait remplacé la raison, il ne serait pas un lion, mais un oiseau. Je suis bien aise, assurément, qu'incrédule aux paroles il ait été averti par les faits, et que cette tête de pierre ait été amollie par l'expérience. Mais je ne me fie point à sa constance, et je ne crois pas que son naturel et son âge, quoiqu'il assure le contraire, parviennent à changer son humeur. En outre, il mêle à ses prières une demande qui vous fera rire : il veut que j'intercède pour lui auprès de l'empereur de Constantinople, que je n'ai jamais vu et dont je ne sais pas le nom. Mais Léon s'imagine, parce qu'il le désire, que je suis aussi connu et ami de cet empereur que de l'empereur romain, comme si, portant le même titre, ils ne faisaient qu'un. En cela il est presque dans son droit : car les Grecs appellent Constantinople une autre Rome, et ils ont osé dire qu'elle était non seulement égale, mais supérieure à l'ancienne en population et en richesse. Si cette assertion était vraie dans les deux cas aussi bien qu'elle est fausse (soit dit sans offenser Sozomène, qui en est l'auteur), le plus impudent des Grecs n'osera certainement pas dire qu'elle est égale en grands hommes, en armes, en vertus et en gloire. Enfin, pour que la mention si longue de cet ami volage ne soit pas vaine, il me vient à l'esprit de vous faire une prière. Écrivez de votre main, tant bien que mal, et envoyez-moi le plus tôt possible, car j'en ai grand besoin, cette partie de l'Odyssée d'Homère, où Ulysse descend aux enfers, et où Homère fait la description des lieux qui sont dans le vestibule de l'Érèbe, description traduite en latin, à votre instigation, par celui dont nous parlons. Voilà pour le présent. Mais pour l'avenir, si vous m'aimez, voyez, je vous prie, si, par vos soins et à mes frais, il peut se faire qu'Homère tout entier prenne enfin place en latin dans cette bibliothèque où il habite en grec depuis longtemps. Je n'ignore pas quel fardeau je place sur vos épaules déjà surchargées de l'immensité de vos travaux. Désireux de l'avoir, je compte sur vous. Adieu. Venise, 1er mars (1365). [14] LETTRE XXII. Il a su toujours garder son indépendance, même sous un maître. J'ai vu, d'après la lettre que vous avez adressée à notre ami, que vous étiez très inquiet sur le chapitre de ma liberté. Cette disposition de votre part, qui n'est pas nouvelle, m'est agréable, je l'avoue. Mais bannissez cette crainte, et soyez persuadé que jusqu'à présent, lors même que je paraissais soumis au joug le plus dur, j'ai toujours été le plus libre des hommes. J'ajouterais que je le serai toujours, si nous avions la moindre certitude de l'avenir. Je m'efforcerai toutefois ( et j'espère bien ne point apprendre à servir étant vieux) d'être partout, en quelque lieu que ce soit, libre d'esprit, quoiqu'il faille être soumis de corps et de fait à d'autres plus puissants, soit à un seul, comme moi, soit à plusieurs, comme vous. Lequel de ces jougs est le plus lourd et le plus pénible, je ne saurais le dire; mais il est plus facile, je crois, de supporter la tyrannie d'un homme que celle d'un peuple. Ah! si je n'avais pas toujours vécu libre partout, il y a longtemps que j'aurais perdu la vie, ou certainement la tranquillité et l'agrément de la vie ; et, mieux que personne, vous êtes témoin du contraire. En vérité, je ne puis servir longtemps quelqu'un que volontairement et sous l'empire de l'affection. Quoi donc? Ne connaissez-vous pas les moeurs des hommes, les difficultés de la vie et les noeuds des circonstances, dont les enlacements ne sauraient être ni comptés par l'arithméticien, ni mesurés par le géomètre, ni scrutés par l'astrologue, mais que sentent très bien ceux qui marchent au milieu d'eux les yeux ouverts? C'est pourquoi j'ai toujours aimé et souvent loué cette parole du sage des Hébreux, courte, mais pleine de sens : "Tout est difficile". Oh ! qu'a-t-il dit? Oui, tout, même ce qui semble très facile; mais, parmi toutes les choses difficiles, il n'y en a point de plus difficile que de vivre, et surtout de vivre longtemps. Chaque heure, chaque instant, apporte quelque chose de nouveau ; chaque pas a son endroit glissant, sa pierre d'achoppement et ses cailloux, qu'il est dur de fouler et difficile d'éviter. Mais où suis-je entraîné, et à quoi bon perdre mon temps dans les difficultés de la vie? La matière est infinie, et vous la connaissez autant et peut-être mieux que moi. Sans parler du reste, il est certain, comme vous le savez, que le grand Scipion l'Africain fut amoindri aux yeux des Romains par un commerce journalier. Que doivent paraître aux yeux des autres ceux qui lui sont inférieurs? Croyez-moi, il est avantageux à plusieurs, et surtout au malades, de changer de place de temps en temps. Ce n'est pas de l'inconstance, mais de la prudence, que de déployer les voiles suivant la variété des vents et la tempête des affaires. On ne peut pas tout confier à une lettre, mais, si vous saviez tout ce que je sais, vous me conseilleriez, j'en suis sûr, non pas de rompre, mais de m'éloigner quelquefois et de parer aux ennuis de la vie par le changement de lieux. Ainsi donc, priez Dieu pour que la fin de cette comédie que nous jouons, et qu'on appelle la vie, soit bonne et lui plaise. Quant au reste, ne désespérez pas qu'éclairé par la lumière céleste qui me montrera la route, je choisisse le parti le meilleur ou le moins mauvais. Il me reste à vous dire que votre Homère latin, renouvelant pour moi l'amitié de l'envoyeur, le souvenir et les soupirs du traducteur, nous est enfin parvenu. Il a rempli d'une joie et d'un plaisir extrêmes moi et tous ceux, Grecs ou Latins, qui habitent cette bibliothèque. Adieu, mon frère bien-aimé. (1365) [15] LETTRE XXVI. Il lui annonce l'envoi des deux lettres suivantes. J'AVAIS résolu de ne pas répondre à votre lettre, car, quoiqu'elle renfermât des pensées utiles et dictées par l'amitié, elle différait beaucoup de ma manière de voir. Puis l'idée me vint de vous écrire sur un autre sujet une lettre assez longue. Elle était couverte de ratures, et je me disposais à la recopier, lorsqu'un ami, mû de compassion pour moi, qui suis presque toujours malade, me délivra de cette peine. Pendant qu'il écrivait, je fis cette réflexion : «Que va dire mon ami Jean? Il dicte à cet homme du superflu et ne répond pas au nécessaire. » Alors, avec plus de vivacité que de jugement, je repris la plume que j'avais jetée, et je vous écrivis une autre lettre presque aussi longue, dans laquelle je réponds à la vôtre. Je les ai gardées toutes deux près de deux mois après les avoir écrites, sans qu'un messager se présentât. Ces deux grandes lettres partent enfin maintenant avec cette petite. Elles sont ouvertes, afin d'épargner aux gardiens des passages la peine de les ouvrir. Les lise qui voudra, pourvu qu'on les rende intactes. On saura que nous ne nous occupons pas de guerre. Plût à Dieu que les autres ne s'en occupassent pas plus! La paix, qui est maintenant bannie, serait au milieu de nous. Vous lirez donc d'abord la lettre qui est écrite de ma main, puis celle qui a été écrite par une main étrangère. Je leur ai assigné cet ordre. Quand vous serez arrivé à la fin, vous direz, en sentant de la fatigue : « Est-ce là mon ami, ce vieillard malade et occupé? N'est-ce pas plutôt je ne sais quel autre du même nom, bien portant, jeune, oisif? » C'est bien moi, je l'avoue, et je suis surpris de ma persistance. Adieu. (1374) [16a] LETTRE XXVII. Il compatit à sa gène. Il lui exprime sa ferme volonté de travailler, malgré les ans, jusqu'à son dernier soupir. LA lettre qui m'annonce votre état m'est parvenue, et sous ce rapport elle a rempli mon âme d'un chagrin profond, mais non inaccoutumé. Il y a longtemps que je suis plein de ces bruits. J'avoue que vous êtes très mal traité dans les choses que le vulgaire nomme les biens de la fortune, mais que les vrais philosophes ne jugent dignes ni d'être appelées des biens, ni d'être estimées, quoique on ne nie point que ce soient de légers soutiens de la vie mortelle. J'en suis très peiné, et je dirais que je m'indigne contre la fortune si je croyais qu'elle fût quelque chose. Mais je n'ose lui en vouloir, puisque les choses qui nous rendent gais ou tristes n'arrivent point à l'aventure, comme le prétend l'assertion commune, mais par la volonté d'un être supérieur. C'est Lui qui, après vous avoir donné beaucoup plus qu'aux autres mortels, vous a mis au-dessus de presque tous vos contemporains et vous a égalé à plusieurs. Par une compensation juste peut-être, mais pénible, il a voulu que vous fussiez le Lactance ou le Plaute de notre temps, en vous accordant beaucoup d'esprit et d'éloquence, et non moins de pauvreté. Mais si, judicieux comme vous l'êtes, vous examinez attentivement cette affaire en vous-même, si vous considérez ce qui vous a été donné et ce qui vous a été refusé, vous avouerez sans doute, après avoir tout mis en balance, que votre part dans les choses humaines, quoique un peu amère, n'est point déplorable. Afin de le voir clairement, réfléchissez bien et songez, pour ne point vous tromper, combien il y en a, parmi tous les hommes réunis, avec qui vous voudriez échanger je ne dis pas votre argent, votre santé, vos terres, mais tout ce qui vous appartient à la fois; et, si vous n'en trouvez que très peu ou point, calmez-vous et consolez-vous, en rendant grâce à Celui qui donne à tous libéralement sans le reprocher, mais qui, ne voulant pas tout vous accorder, vous a accordé le meilleur. Car nous nous trompons lorsque, en voyant un homme remarquable par ses vertus et son savoir, mais privé du reste, nous nous étonnons, nous nous irritons, nous nous indignons et nous nous plaignons de l'injustice du sort envers quelqu'un que nous jugeons digne des plus hautes faveurs. Nous aurions raison si les qualités dont il est orné provenaient de lui ou d'un autre, et non de Celui qui ne donne pas tout au même, mais ceci à vous, cela à un autre, comme il est écrit, "distribuant à chacun ses dons, suivant sa volonté". Qu'il vous suffise donc d'avoir reçu ce qu'il y a de plus précieux, quoique ce qui a le moins de valeur vous ait été refusé. Aussi, à quiconque se glorifie de richesses périssables, vous, riche d'un trésor philosophique et poétique, dites hardiment ces paroles d'Horace : "Autour de toi mugissent cent troupeaux et des génisses de Sicile. Pour toi la cavale attelée à un quadrige pousse des hennissements. La laine dont tu es vêtu a été deux fois teinte de la pourpre d'Afrique. Quant à moi, la Parque, qui ne trompe pas, m'a donné un petit champ, une faible étincelle de la Muse grecque et le mépris du vulgaire jaloux". J'ai souvent tenu ce langage avec mes amis, et ce que j'ai coutume de dire, je l'écris maintenant. Je suppose que quelqu'un, riche en vertus, entre au service d'un prince, et que celui-ci, se montrant dur et avare, lui dise : « Que vos vertus vous suffisent; quant au reste, laissez-moi subvenir à ceux qui sont privés de ce bien. » Un tel homme pourrait très bien lui répondre : « "Si j'ai quelque vertu, ce n'est pas de vous que je l'ai reçue. Donc, si vous voulez être juste, vous devez voir en moi un mérite tout nu, me juger tel que vous me trouvez, afin que la récompense soit égale à la vertu, et ne point laisser sans rémunération ce qui n'est pas un don de vous, mais du Ciel, et ce qui me rend digne non de blâme, mais de bienveillance." On ne peut pas dire cela au Maître suprême qui a donné et les vertus, et le corps, et l'âme. A qui demande davantage il est en droit de répondre : "Taisez-vous, contentez-vous de votre sort et cessez de tout convoiter." Et à qui allègue ses qualités, si grandes qu'elles soient, il peut objecter cette parole de l'Apôtre : "Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu"? et en même temps ce qui suit : "Or, si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu"? Voilà seulement quelques considérations choisies parmi plusieurs qui vous sont toutes tellement connues que personne au monde ne les connaît mieux. De tout cela je conclus que l'homme vertueux ne peut pas se plaindre justement du manque des biens temporels. [16b] J'arrive maintenant à la seconde partie de votre lettre qui me concerne. Je l'ai dit souvent autrefois, et je suis las de rebattre toujours la même chose; mais si, comme votre lettre le fait entendre, mon sort était heureux et opulent, le vôtre ne serait certainement pas aussi chétif. Je voudrais que vous vous missiez cela dans l'esprit, rien n'est plus vrai. Changez donc les épithètes ; si vous disiez, au lieu d'opulent, médiocre; au lieu d'heureux, exempt d'inquiétude, vous seriez plus près de la vérité, Mais, quel qu'il soit, rappelez-vous ce que j'ai dit bien des fois, et ce que je ne devrais plus répéter : si je n'avais qu'un pain, ce serait pour le partager entre nous par portions égales. S'il a suffi jadis aux fameux ermites Paul et Antoine, pourquoi ne nous suffirait-il pas? Nous n'avons pas autant de mérite, mais ce pain, assaisonné par une charité mutuelle, quoique non confié au bec d'un corbeau, nous sera envoyé par le même Maître. Si en outre il n'y avait qu'un lit dans notre chambre, confident fidèle de notre sommeil et de nos soucis, il recevrait largement deux êtres si unis. Mais nous aurons plus d'un pain et d'un lit, et nous ne manquerons de rien, pourvu que la modération ne nous manque pas. [16c] Je passe maintenant à un article de votre lettre qui, vous le saurez, m'a rempli d'étonnement. Vous m'écrivez que vous souffrez avec peine mes nombreuses maladies. Je le sais, et cela ne me surprend pas. Aucun de nous, si l'autre est malade, ne peut être bien portant. Vous croyez, ajoutez-vous, que cela m'arrive par la faute de l'âge, parce que, suivant le poète comique : "La vieillesse seule est une maladie". Je ne vois encore rien là qui m'étonne, et je ne rejette pas cette maxime, pourvu qu'on y ajoute que la vieillesse est la maladie du corps et la santé de l'âme. Aimerais-je peut-être mieux que les rôles fussent intervertis, et qu'avec un corps sain l'âme fût malade? Le Ciel en préserve mon âme! Je désire et je suis bien aise que le corps soit sain, et que dans l'homme tout entier la partie la plus noble jouisse avant tout d'une bonne santé. Vous me mettez sous les yeux mes années, ce que vous ne pourriez pas faire si je ne vous en avais dit le compte; vous me les mettez, dis-je, sous les yeux, vous m'avertissez comme si je les avais oubliées, et vous faites bien. Car il est utile de réveiller la mémoire, principalement pour les choses qui échappent volontiers, telles que les pensées amères, que l'imagination humaine fuit. Pour moi, croyez-le, je me les rappelle, et chaque jour je me dis en moi-même : "Voilà un degré vers le terme." Certes, sur mon âge (en quoi nous savons que l'on a coutume de mentir de diverses manières, avec une vanité égale, les vieillards en ajoutant, les jeunes gens en retranchant), je vous ai écrit la vérité avec une entière bonne foi, pour que vous n'ignoriez rien de ce qui me concerne. A la même époque, j'ai écrit également à mes amis une commune lettre qui dénonçait déjà ma vieillesse. Car, quoique Sénèque dise que "certaines gens entendent à contre-coeur parler de vieillesse, de cheveux blancs et d'autres choses où l'on fait des voeux pour parvenir", et que je n'attribue pas cette impression à quelques-uns, mais presque à tous, je ne rougis pas de cet âge plus que des autres. Pourquoi, en effet, aurais-je honte d'avoir vieilli plutôt que d'avoir vécu, puisque l'un ne peut aller longtemps sans l'autre? Je souhaiterais assurément, s'il m'était donné, non pas d'être plus jeune, mais d'avoir vieilli au milieu d'actes et d'occupations plus honnêtes, et rien ne m'est plus pénible que de n'être pas arrivé jusqu'à présent où j'aurais dû dans un si grand espace de temps. C'est pour cela que je m'efforce encore de réparer, en quelque sorte, le soir mon inaction du jour. Il me revient souvent à l'esprit soit cette parole césarienne du très sage empereur Auguste : "On fait assez vite ce qu'on fait assez bien" ; soit cette sentence philosophique du très docte Platon : "Heureux celui qui, même dans la vieillesse, a le bonheur de pouvoir arriver à la sagesse et aux opinions vraies"; soit enfin cette maxime catholique du très saint Père Ambroise : "Bienheureux celui qui, même dans la vieillesse, s'est relevé de l'erreur; bienheureux celui qui, même sous le coup de la mort, a détourné son âme des vices". Réveillé par ces pensées et par d'autres semblables, je veux, avec la grâce de Dieu, corriger en moi ce qui manque non seulement à ma vie, mais encore à mes écrits. Les avoir négligés dans le commencement pouvait paraître prudence, mais maintenant que serait-ce, sinon torpeur sénile et paresse? [16d] C'est le conseil que vous me donnez à cet égard qui, je l'avoue, m'étonne extrêmement. Je vous l'ai dit et je le répète. Qui ne s'étonnerait, en effet, qu'un conseil de sommeil et d'inertie sortît de la bouche d'un homme si vigilant? Relisez, je vous prie, et examinez ce que vous avez écrit. Siégez vous-même en qualité de juge devant votre conseil, et, si vous l'osez, absolvez celui par lequel, comme remède de la vieillesse, vous m'exhortez à la paresse, cent fois pire que n'importe quelle vieillesse. Et, pour me persuader plus aisément, vous vous efforcez de me faire croire que j'accomplirai je ne sais quoi de grand si, après avoir fait tant de progrès en vivant, en profitant et en apprenant, je m'arrête enfin. Mon intention est bien différente, comme dit cet autre : je veux au contraire doubler le pas, et, maintenant surtout que j'ai perdu, en quelque sorte, une partie du jour, me hâter vers le terme au coucher du soleil. Mais pourquoi conseillez-vous à votre ami ce que vous ne conseillez pas à vous-même? Ce n'est point ainsi qu'agissent les conseillers fidèles. Et, en cela, vous usez d'une finesse et d'un art admirables. Vous dites que mes écrits m'ont fait connaître au loin. Plût à Dieu que je fusse avantageusement connu et estimé de mon voisinage! Vous ajoutez une chose qui me ferait croire que vous me trompez et que vous vous jouez de moi, si vous ne m'aimiez beaucoup et si je ne savais pas que vous êtes un autre moi-même; mais je sens que ce n'est pas moi qui suis trompé par vous, mais que c'est vous qui l'êtes par l'amitié qui a déjà trompé tant d'hommes très avisés. Vous dites que je suis connu de l'orient et de l'occident; vous ajoutez à cela tous les rivages de la mer Méditerranée, et, ce qui est le comble du ridicule, les Hyperboréens et les Éthiopiens. Il est bien étonnant que l'on ait pu persuader cela à un homme tel que vous; il l'est encore plus que vous ayez cru pouvoir me le persuader. A moins peut-être de me dire que dans un seul et même pays, si petit qu'il soit, on peut désigner les quatre parties du monde entier : le midi et le nord, le levant et le couchant. C'est à peine si je crois être parfaitement connu dans mon pays, et je doute qu'il y ait aujourd'hui sur la terre quelqu'un qui ait une plus mince opinion de soi. Vous, cher ami, pourquoi voulez-vous me tromper? pourquoi, pour parler proprement, voulez-vous me rendre déraisonnable et m'enfler d'orgueil? Je me le demande. A moins qu'un autre ne vous ait trompé, comme je l'ai dit, ce qui me surprendrait au delà de toute croyance : car j'ai toujours pensé n'être connu de personne autant que de vous, et j'aimerais mieux tout croire que de supposer dans une si grande droiture le moindre déguisement. Au reste, admettons que je sois connu un peu loin, et même très loin. Admettons que, tout ignorant que je suis, je sois connu là où, du temps de Cicéron, comme dit Boèce, "le nom de la république romaine n'avait pas encore pénétré". Et, à ce sujet, j'avoue que je m'étonne de l'inadvertance d'un si grand homme, car Cicéron, en disant cela, parlait du temps de Scipion l'Africain, et non du sien. Mais soit, imaginez-vous que mon nom est parvenu en quelque endroit que vous voudrez, de même que j'ai vu des pères très avisés rêver merveilles de leurs fils qui n'avaient ni la science ni l'espoir d'acquérir la science. Croiriez-vous que ce fût un frein pour mes études? Ce serait un éperon. Plus le résultat de mes travaux me semblerait prospère, plus je m'y appliquerais fortement, et, de l'humeur dont je suis, le succès ne me rendrait pas inactif, mais soucieux et ardent. Mais, comme si vous n'étiez pas content des limites de la terre, vous dites que je suis connu même dans les cieux, ce qui est la louange d'Énée et de César. Oui, j'y suis connu sans aucun doute, et plaise à Dieu que j'y sois aimé! [16e] Je ne refuse pas assurément l'éloge que vous m'adressez d'avoir, en Italie et peut-être plus loin que l'Italie, stimulé les esprits de plusieurs pour nos études, négligées depuis des siècles. Car je suis le plus vieux de presque tous ceux qui, aujourd'hui, cultivent ces études parmi nous. Mais je n'admets pas la conclusion que vous en tirez, savoir que, faisant place aux talents des jeunes, j'interrompe le cours des travaux que j'ai entrepris, et que je permette aux autres d'écrire quelque chose s'ils le veulent, de peur qu'on ne dise que j'ai voulu moi seul tout écrire. Oh! combien nos sentiments diffèrent, quoique nous ayons tous deux la même volonté! Il vous semble que j'ai tout écrit, ou une foule de choses, et moi je trouve que je n'ai rien écrit du tout. Mais, à supposer que j'aie beaucoup écrit et que j'écrive beaucoup, par quel meilleur moyen puis-je exhorter à la persévérance le courage de ceux qui me suivent? Les exemples font souvent mieux que les paroles. Certes, le vieux Camille, ce capitaine éprouvé, en allant à la guerre comme un jeune homme, enflammait bien plus le courage des jeunes gens que si, les ayant laissés sur le champ de bataille après leur avoir dit ce qu'il fallait faire, il se fût retiré dans sa tente? Mais pourquoi semblez-vous craindre que, si j'écris tout, les autres n'aient plus rien à écrire? Cela rappelle cette crainte ridicule d'Alexandre de Macédoine, qui redoutait, dit-on, que son père Philippe, en vainquant tout, ne lui enlevât toute espérance de gloire militaire. Le jeune insensé ne savait pas combien de guerres lui resteraient encore maintenant s'il vivait, quoiqu'il eût dompté l'Orient, et il ne connaissait peut-être point Papirius Cursor ni les généraux marses. Mais Sénèque nous a délivrés de cette crainte dans une lettre à Lucilius. "Il reste encore bien à faire, dit-il, il restera beaucoup, et, dans mille ans, l'occasion d'y ajouter encore quelque chose ne sera ravie à aucun de nos descendants". Vous, cher ami, par un étrange amalgame, vous tâchez de me détourner de poursuivre les travaux que j'ai commencés, d'un côté en m'ôtant l'espoir d'arriver au but, et de l'autre en m'étalant la gloire que j'ai acquise. Et, après m'avoir dit que j'ai rempli le monde de mes écrits, vous ajoutez : « Pensez-vous, je vous prie, égaler en nombre les volumes d'Origène ou de saint Augustin? » Certes, je crois que saint Augustin ne peut être égalé par personne. Qui l'égale maintenant, lui que, dans son siècle très fertile en génies, nul, selon moi, n'a égalé? Il a été, sous tous les aspects, trop grand, trop inaccessible. Pour ce qui est d'Origène, vous savez que j'ai coutume moins de compter que d'évaluer. J'aimerais mieux avoir écrit très peu de livres irréprochables que d'innombrables ouvrages où, si le bruit public est vrai, il y a de grandes et d'intolérables erreurs. Vous me dites qu'il est impossible d'égaler l'un ou l'autre, et je le reconnais, quoiqu'ils aient tous deux une méthode différente. Toutefois, vous vous contredites vous-même. Pendant que votre plume m'invite au repos, comme si vous songiez à je ne sais quelle autre chose, vous me citez des vieillards très laborieux, Socrate, Sophocle, et, parmi les nôtres, Caton le censeur. Que d'autres vous auriez pu me citer! Mais il est difficile de parler longtemps de propos délibéré contre sa pensée. Toutefois, cherchant partout des raisons pour excuser votre conseil et ma faiblesse, vous me dites que leur tempérament et le mien ont été peut-être différents. Je partage volontiers votre avis, quoique mon tempérament ait paru quelquefois très robuste à ceux qui se vantent de s'y connaître; mais la vieillesse est la plus forte. [16f] Vous me dites encore que j'ai passé une bonne partie de mon temps au service des princes. Ici, pour que vous ne soyez pas dans l'erreur, voici la vérité. De nom, j'ai vécu avec les princes, mais, de fait, ce sont les princes qui ont vécu avec moi. J'ai assisté quelquefois à leurs conseils, et très rarement à leurs festins. Je ne ferais aucun cas d'une condition qui me détournerait tant soit peu de ma liberté et de mes études. Aussi, quand tous se rendaient au palais, moi je gagnais la forêt ou je me reposais dans ma chambre au milieu des livres. Si je disais que je n'ai pas perdu un jour, je mentirais : j'en ai perdu beaucoup (plaise à Dieu que je ne les aie pas tous perdus! ), soit par paresse, soit par les maladies du corps, soit par les angoisses de l'âme, auxquelles nul être n'a le bonheur d'échapper entièrement. Vous allez savoir ce que j'ai perdu par l'ordre des princes, car je fais comme Sénèque, je me rends compte de ma dépense. La première fois, envoyé à Venise pour rétablir la paix entre cette ville et Gênes, j'ai passé un mois entier d'hiver. Ensuite, envoyé, pour la paix de la Ligurie, au fond de la Barbarie, auprès de l'empereur des Romains, qui nourrissait, ou, pour mieux dire, qui abandonnait l'espoir de relever l'empire, hélas! tombé, j'ai passé trois mois d'été. Enfin, pour féliciter Jean, roi de France, de sa délivrance de prison en Angleterre, j'ai passé trois autres mois d'hiver. Quoique, dans ces trois voyages, j'aie exercé assidûment mon esprit dans ses soins accoutumés, comme je ne pouvais ni écrire ni graver mes pensées dans ma mémoire, je considère ces jours comme perdus. Il est vrai que, dans le dernier voyage, en regagnant l'Italie, j'ai écrit à Pierre de Poitiers, vieillard studieux, une longue lettre sur les vicissitudes de la fortune, laquelle, arrivant trop tard, l'a trouvé mort. Voilà donc sept mois que j'ai perdus au service des princes, perte considérable, je ne le nie point, dans une vie si courte. Plût à Dieu, toutefois, qu'elle ne fût pas plus considérable, celle que m'ont causée la vanité de ma jeunesse et ses occupations superflues! [16g] Vous ajoutez à cela que la limite de notre vie n'est peut-être pas la même que celle des anciens, et qu'il peut se faire que ceux qui aujourd'hui sont vieux auraient passé alors pour jeunes. Que vous répondrai-je, sinon ce que j'ai dit dernièrement à un jurisconsulte de cette université, qui, pour rabaisser l'activité des anciens et excuser la paresse des modernes, avait coutume de dire cela dans les écoles? Je le sus, et je chargeai un de ses élèves de lui recommander de ne plus tenir ce langage, de peur de passer lui-même pour un ignorant parmi les savants. Depuis deux mille ans et plus, il ne s'est opéré aucun changement dans la durée de la vie humaine. Aristote a vécu soixante-trois ans, Cicéron autant, et il aurait vécu davantage si cela avait plu à l'impie et à l'ivrogne Antoine. Et cependant il avait écrit depuis longtemps une foule de choses sur sa vieillesse malheureuse et précoce, et il avait composé un traité de la Vieillesse dont il voulait jouir en commun avec son ami. Ennius vécut soixante-dix ans, Horace autant, Virgile cinquante-deux ans, existence courte, même de notre temps. Mais Platon vécut quatre-vingt-un ans, et cela passa, dit-on, pour un phénomène. Parce qu'il avait atteint l'âge le plus parfait, comme s'il eût été au-dessus de l'homme, on sait que les mages lui offrirent un sacrifice, quoique aujourd'hui nous voyions partout dans nos villes de pareils cas de longévité, et que l'on rencontre des octogénaires et des nonagénaires sans que personne ne s'en étonne, et n'offre des sacrifices. Si vous m'objectez ici soit Varron, soit Caton, et d'autres qui sont parvenus à la centième année, soit Gorgias de Léontium, qui les a dépassés à une grande distance, j'en ai d'autres à leur opposer. Mais, comme leurs noms sont obscurs, je citerai seulement, pour plusieurs, Romuald de Ravenne, ermite très célèbre, qui dernièrement vécut jusqu'à cent vingt ans, au milieu des plus grandes privations que lui avait inspirées l'amour du Christ, dans les veilles et les jeûnes fréquents dont vous me détournez maintenant par vos conseils autant que vous le pouvez. J'ai élucidé scrupuleusement cet article afin que, sauf les patriarches qui vécurent au commencement du monde, et qui, selon moi, n'eurent aucun commerce avec les lettres, vous ne croyiez pas ou vous ne disiez pas que nos autres ancêtres ont vécu plus longtemps que nous. Ils ont eu plus d'activité, mais non plus de vie, avec cette différence que la vie sans activité n'est pas une vie, mais un temps perdu et inutile. Il est vrai que vous tournez adroitement cette difficulté en quelques mots. Vous dites qu'en admettant que ce ne soit point une question d'âge, il est possible que ce soit une question de tempérament, peut-être de climat ou d'alimentation, et que, par ces causes ou par d'autres, je ne puis pas ce qu'ils ont pu. Je suis parfaitement de votre avis et je confesse qu'il en est ainsi; mais je ne partage pas également la conclusion que vous en tirez, et que vous appuyez d'arguments laborieusement forgés, qui toutefois, par un certain côté, semblent contraires à la thèse que vous soutenez. Vous me dites, en effet, et vous me conseillez de me contenter, je cite vos paroles littéralement, d'avoir égalé peut-être Virgile en vers et Cicéron en prose. Oh! que ne dites-vous cela induit par la vérité, et non séduit par l'amitié! Vous ajoutez qu'en vertu d'un sénatus-consulte, suivant l'usage de nos pères, j'ai obtenu un titre magnifique et l'honneur rare de la palme romaine. La conclusion de tout cela est que, favorisé par le succès dans mes études, égalé aux plus grands et honoré de la récompense insigne de mes travaux, je cesse enfin d'être importun à Dieu et aux hommes, en me contentant de ce que j'ai obtenu et en jouissant du glorieux accomplissement de mes voeux. Rien ne manquerait assurément à cela si ce que l'amitié vous a persuadé était vrai, ou du moins si tout le monde en était persuadé. J'acquiescerai volontiers aux témoignages d'autrui, et, suivant l'usage ordinaire, j'en croirai les autres sur moi. Mais les autres pensent différemment, et surtout moi, qui, certes, ne crois avoir égalé personne, si ce n'est le vulgaire, auquel j'aime mieux cent fois être toujours inconnu que semblable. Quant à cette couronne de laurier, elle a ombragé de ses feuilles prématurées mon front prématuré, je l'avoue, pour l'âge et la raison. Si j'avais été plus mûr, je ne l'aurais pas désirée, car, de même que les vieillards aiment l'utile, les jeunes gens aiment le brillant et ne regardent pas la fin. Que pensez-vous de cette couronne? Elle ne m'a procuré ni science ni éloquence, mais elle m'a attiré infiniment d'envie et m'a ôté le repos. C'est ainsi que j'ai porté la peine de la vaine gloire et de l'audace juvénile. Car, dès ce moment, presque tous ont aiguisé contre moi leurs langues et leurs plumes. J'ai dû toujours me tenir debout en bataille, les étendards levés; il m'a fallu toujours, tantôt à droite, tantôt à gauche, lutter contre les assaillants. De mes amis l'envie m'a fait des ennemis. Je pourrais vous dire là-dessus mille choses qui vous frapperaient d'étonnement. En somme, ma couronne de laurier m'a valu d'être connu et tourmenté. Sans elle, j'aurais vécu dans le repos et l'obscurité, ce qui, suivant quelques-uns, est le meilleur genre de vie. [16h] Ce qui me paraît l'art suprême de votre raisonnement, c'est lorsque, voulant que je cherche à vivre le plus longtemps possible pour la joie de mes amis, et surtout pour la consolation de votre vieillesse, comme vous dites, vous désirez que je vous survive. Hélas! notre ami Simonide l'avait aussi souhaité, hélas! encore une fois, par un voeu trop efficace, puisque, si quelque ordre régnait dans les choses humaines, c'est lui qui aurait dû me survivre. Vous avez le même désir, vous, mon frère, que je place avant les autres, et quelques-uns de mes amis; c'est un voeu pieux, mais tout à fait opposé à mon voeu. Je désire mourir de votre vivant et laisser après moi des âmes dans la mémoire et la conversation desquelles je vivrai, qui m'aideront de leurs prières, qui m'aimeront et me regretteront. Car, sauf la pureté de la conscience, je ne sais pas de consolation plus agréable au mourant que celle-là. Si par hasard vous me conseillez cela en pensant que je suis très avide de vivre, vous vous trompez complètement. Comment souhaiterais-je de vivre longtemps au milieu de ces moeurs vers lesquelles je m'afflige profondément d'être parvenu, et, sans parler de désordres plus graves, au milieu de ces vêtements difformes et impudiques des hommes les plus vains? Je m'en suis souvent plaint vivement en écrit et en parole, mais les paroles sont impuissantes à calmer l'indignation et la douleur de mon âme. Des hommes, qui se disent Italiens et qui sont nés en Italie, font tout de manière à passer pour des barbares; et plût au Ciel qu'ils fussent des barbares, afin de délivrer mes yeux et ceux des vrais Italiens d'un spectacle si honteux! Que le Dieu tout-puissant les confonde vivants et morts! Non contents d'avoir perdu par leur lâcheté les vertus et la gloire de nos aïeux et tous les arts de la guerre et de la paix, ils déshonorent encore par leur démence la langue et le costume de la patrie, en sorte que j'estime heureux non seulement nos pères qui sont morts à temps, mais même les aveugles qui ne voient pas cela. [16i] En dernier lieu, vous me priez de vous pardonner d'avoir osé me conseiller et me prescrire un genre de vie, lequel consiste à m'abstenir de la contention d'esprit, des veilles et de mes travaux accoutumés, et à réconforter par un repos absolu et par le sommeil ma vieillesse fatiguée à la fois par les années et par l'étude. Je ne vous pardonne point, mais je vous remercie, connaissant votre amitié qui vous rend médecin pour moi, quoique vous ne le soyez pas pour vous. Je vous prie plutôt de m'obéir à moi, qui ne vous obéis point, et d'être persuadé que, fussé-je très désireux de vivre, ce que je ne suis pas, si je suivais quelque temps votre conseil, je périrais bientôt. Le travail et l'application incessante sont la nourriture de mon âme. Dès que j'aurai commencé à me reposer et à me ralentir, je cesserai de vivre. Je connais mes forces, je sens que je ne suis point fait pour les autres travaux. Lire et écrire, à quoi vous voulez que je renonce, est pour moi un léger travail, ou plutôt un doux repos qui me fait oublier les rudes labeurs. Il n'y a point de fardeau plus léger qu'une plume, il n'y en a pas de plus agréable. Les autres plaisirs fuient et blessent en charmant; la plume prise en main récrée : déposée, elle plaît et est utile non seulement à son maître, mais à beaucoup d'autres, souvent même à ceux qui sont éloignés, et quelquefois à ceux qui naissent après des milliers d'années. Je vais dire, à mon sens, la plus entière vérité. De toutes les jouissances de la terre, comme il n'y en a pas de plus noble que les lettres, il n'y en a pas de plus durable, de plus suave, de plus fidèle; il n'y en a point qui accompagne celui qui la possède à travers tous les dangers avec un appareil aussi facile, avec si peu d'ennui. Excusez-moi donc, frère, excusez-moi; disposé à tout croire de vous, je ne croirai pas cela. Qel que vous m'ayez fait (car il n'est rien que ne puisse la plume d'un homme savant et éloquent), je dois m'efforcer, si je ne suis rien, d'être quelque chose; si je suis quelque chose, d'être un peu plus, et si j'étais grand, ce que je ne suis pas, de devenir, autant qu'il me serait donné, plus grand et très grand. Ne me serait-il pas permis de m'approprier la magnifique réponse de ce barbare cruel à qui l'on conseillait de renoncer à de trop grandes fatigues, vu qu'il était déjà assez grand : « Plus je serai grand, dit-il, plus je me fatiguerai. » Parole digne de n'avoir pas été dite par un barbare. Elle est gravée dans mon âme, et la lettre qui suit celle-ci vous prouvera combien je suis loin des conseils de l'oisiveté. Car, non content des grandes entreprises auxquelles cette vie courte ne suffit pas, et ne suffirait pas si elle était doublée, je suis tous les jours à l'affût de travaux nouveaux et étrangers, tant je hais le sommeil et les langueurs du repos. Ne connaissez-vous pas cette parole de l'Ecclésiastique : "Quand l'homme a fini ses recherches, il n'est qu'au commencement, et, quand il s'arrête, il est frappé de stupeur" ? Il me semble, en vérité, que je suis maintenant au commencement, quoi qu'en pensent vous et les autres. Tel est le jugement que je porte sur moi. Si, sur ces entrefaites, la fin de ma vie, qui certainement ne peut être éloignée, arrive, je désirerais, je l'avoue, qu'au terme de ma carrière, comme l'on dit, la mort me trouvât jeune; mais, comme en l'état des choses je ne l'espère pas, je souhaite qu'elle me trouve lisant ou écrivant, ou, s'il plaît au Christ, priant et pleurant. Portez-vous bien en pensant à moi, vivez heureux et persévérez virilement. Padoue, 28 avril, au soir (1373). [17a] LETTRE XXVIII. Il lui envoie la traduction en latin de Grisélidis. LE livre que vous avez composé jadis dans notre langue maternelle, pendant votre jeunesse probablement, m'est tombé sous la main je ne sais par quel hasard. Je l'ai vu, car, si je disais que je l'ai lu, je mentirais. L'ouvrage est très long; il est écrit pour le vulgaire, c'est-àdire en prose. D'ailleurs, j'étais accablé d'occupations et je n'avais que fort peu de temps; puis, comme vous le savez, on était alors en proie à toutes les fureurs de la guerre, et, bien que mon esprit n'y prenne aucune part, je ne laisse pas d'être sensible aux agitations de la République. J'ai donc parcouru ce volume comme un voyageur pressé, qui regarde çà et là sans s'arrêter. J'ai remarqué quelque part que la dent des chiens avait attaqué votre livre, mais que vous l'aviez défendu très bien et du bâton et de la voix. Cela ne m'a point étonné, car je connais votre talent, et je sais par expérience qu'il existe une espèce d'hommes insolents et lâches qui critiquent dans les autres tout ce qu'ils ne veulent pas, tout ce qu'ils ne savent pas, tout ce qu'ils ne peuvent pas exécuter eux-mêmes. Leur savoir et leur habileté se bornent là ; pour tout le reste ils sont muets. J'ai eu beaucoup de plaisir à feuilleter ce livre. Certains passages un peu libres qui s'y trouvent ont pour excuse l'âge où vous écriviez, le genre de style, l'idiome, la légèreté du sujet et celle des lecteurs que vous aviez en vue. Il est essentiel de savoir à qui l'on s'adresse, et la différence des caractères justifie la différence du style. A côté d'une foule de choses très plaisantes et légères, j'en ai trouvé d'autres édifiantes et sérieuses; toutefois, n'ayant pas lu l'ouvrage en entier, je ne puis porter un jugement définitif. Comme l'on fait ordinairement quand on parcourt un volume, j'ai lu avec plus d'attention que le reste le commencement et la fin. Au commencement, vous avez, selon moi, décrit avec vérité et déploré avec éloquence la situation de notre patrie pendant cette peste terrible qui forme dans notre siècle une époque si malheureuse et si lugubre. A la fin vous avez placé une histoire qui ne ressemble nullement à la plupart des précédentes. Elle m'a causé tant de plaisir et m'a tellement intéressé que, malgré mille soucis qui m'avaient fait, pour ainsi dire, m'oublier moi-même, je me suis mis à l'apprendre par coeur, afin de la repasser agréablement dans ma mémoire chaque fois que je le voudrais et de la raconter en causant avec mes amis quand j'en trouverais l'occasion. J'en fis bientôt l'essai, et je vis que tous les auditeurs étaient enchantés. L'idée me vint tout à coup qu'une histoire si charmante pourrait intéresser ceux qui ne connaissent pas notre langue, puisque, en l'entendant depuis plusieurs années, elle m'avait toujours plu, et qu'elle vous avait plu tellement à vous-même que vous l'aviez jugée digne de votre style en langue vulgaire et de la fin de votre ouvrage, où la rhétorique commande de placer ce qu'il y a de plus frappant. Donc, un beau jour que mon esprit, comme d'habitude, était en proie à différentes pensées, mécontent d'elles et de moi, pour ainsi dire, j'envoyai tout promener pour un instant, et, prenant la plume, je me mis à écrire votre histoire. J'ai pensé que vous vous réjouiriez sans doute de ce que j'ai traduit volontairement vos oeuvres, ce que je n'aurais pas fait assurément pour tout autre. J'ai agi par amour pour vous et pour cette histoire, mais sans oublier cependant ce précepte d'Horace dans l'Art poétique : "Vous ne chercherez pas à rendre mot à mot, en traducteur servile" J'ai raconté votre histoire avec mon style, et même, dans le cours de la narration, j'ai changé ou ajouté quelques phrases, pensant que non seulement vous le permettriez, mais que vous l'approuveriez. Quoique ces pages aient été louées et désirées par beaucoup de gens, j'ai voulu dédier votre oeuvre à vous, et non à d'autres. C'est à vous de juger si, en la changeant de vêtement, je l'ai enlaidie ou embellie. Elle retourne d'où elle vient. Elle connaît le juge, elle connaît la maison, elle connaît le chemin, aussi bien que vous les connaissez vous-même, et quiconque lira cela saura que c'est à vous, et non à moi, de rendre compte de votre oeuvre. A tous ceux qui me demanderont si ce récit est vrai, c'est-à-dire si c'est une histoire ou un conte que j'ai écrit, je répondrai par ce mot de Salluste : "La responsabilité incombe à l'auteur", savoir à mon ami Jean. Ces explications données, je commence. [17b] Sur le côté occidental de l'Italie, le long de la chaîne des Apennins, s'élève une très haute montagne, le Viso, dont la cime, perçant les nues, se baigne dans l'air pur. Cette montagne, fameuse par elle-même, est encore plus renommée par la source du Pô, qui, s'échappant de ses flancs en un petit ruisseau, se dirige en face du soleil levant, et, bientôt grossie par une foule d'affluents, devient, après un court trajet, non seulement l'une des rivières les plus considérables, mais, Virgile l'a dit, le roi des fleuves. Dans son courant rapide il coupe en deux la Ligurie, sépare l'Émilie, la Flaminie, la Vénétie, et enfin, se divisant en plusieurs grands bras, tombe dans la mer Adriatique. Le pays dont je parle, composé d'une plaine riante entourée d'un rideau de collines et de montagnes, est tout à la fois chaud et charmant. En raison de la position de ses habitants, on l'a nommé le Piémont. On y voit des villes et des bourgades ravissantes, et, entre autres, au pied du Viso, la terre de Saluces, parsemée de villages et de châteaux, et gouvernée par des nobles qui portent le titre de marquis. Le premier de tous et le plus puissant fut, dit-on, un certain Gautier, qui régnait sur toute la contrée. Florissant de jeunesse et de beauté, il joignait à la noblesse du sang celle du caractère; bref, c'était un homme remarquable en tout, sauf que, content de sa condition présente, il n'avait aucun souci de l'avenir. Amoureux de la chasse et de la pêche, il s'y livrait avec tant d'ardeur qu'il négligeait tout le reste, et qu'au grand déplaisir de son peuple il témoignait pour le mariage une aversion prononcée. Ses sujets supportèrent cela pendant quelque temps en silence, et à la fin ils se rendirent en corps auprès de lui. Celui d'entre eux qui avait le plus de crédit ou d'éloquence et qui était le plus lié avec son souverain prit la parole. « Votre bienveillance, dit-il, excellent Marquis, enhardit chacun de nous à vous parler avec une respectueuse confiance chaque fois qu'il en sent la nécessité, et c'est elle qui aujourd'hui me pousse à vous faire entendre le voeu secret de tous vos sujets. Je n'ai d'autre titre à cela que les marques nombreuses d'amitié dont vous m'avez particulièrement honoré. Tout ce que vous faites nous plaît à bon droit et nous plaira toujours, car nous nous estimons heureux de vous avoir pour maître. Nous ne souhaitons qu'une chose; si vous nous l'accordez, si vous exaucez notre prière, nous serons les plus heureux de tous les peuples d'alentour. C'est que vous songiez au mariage, que vous soumettiez à un joug légitime votre tête, non seulement libre, mais impérieuse, et que vous le fassiez au plus tôt. Le temps vole avec rapidité; bien que vous soyez à la fleur de l'âge, la vieillesse ne vous poursuit pas moins sans relâche. D'ailleurs, la mort frappe à tout âge, elle ne fait grâce à personne; tous sans exception nous devons mourir, c'est un fait aussi certain que l'heure de notre mort est incertaine. Daignez donc agréer les prières de ceux qui n'ont jamais refusé d'obéir à vos commandements. Laissez-nous le soin de vous chercher une épouse : nous vous en procurerons une tout à fait digne de vous, et qui, par l'éclat de sa famille, fera concevoir d'elle les plus belles espérances. Délivrez-nous, de grâce, de l'inquiétude mortelle que nous éprouvons tous dans la crainte que, si par hasard il vous arrivait malheur, vous nous quittassiez sans un successeur, et que nous restassions privés d'un maître selon nos voeux." Ces pieuses prières touchèrent le marquis : « Mes amis, répondit-il, vous m'engagez à faire une chose à laquelle je n'avais jamais songé. J'aimais à jouir d'une liberté absolue, ce qui n'est guère compatible avec le mariage. Toutefois, je me soumets volontiers au voeu de mes sujets, m'en rapportant à votre sagesse et à votre dévouement. Je vous remercie de l'offre que vous me faites de me chercher une femme; je me chargerai moi-même de ce soin. En quoi l'illustration de l'un profite-t-elle à l'autre? Les enfants sont souvent tout l'opposé de leur père. Tout ce qu'il y a de bon dans l'homme ne lui vient que de Dieu. C'est sur Dieu que je m'appuie; j'attends de sa bonté ordinaire le sort de ma position et de mon mariage; il trouvera lui-même ce qui convient à mon repos et à mon salut. Donc, puisque vous le voulez, je me marierai, je vous en donne ma parole; je satisferai à votre désir, et cela sans tarder. A votre tour, promettez-moi d'être fidèles à cet engagement : quelle que soit la femme que je choisisse, vous l'entourerez de vos hommages et de vos respects; aucun de vous n'élèvera jamais à propos de mon choix ni plainte ni contestation. Vous avez voulu soumettre au joug mon caractère, dont vous connaissez toute l'indépendance; je vous impose cette condition que, quelle que soit mon épouse, elle sera votre souveraine comme si elle était la fille de l'empereur des Romains. » Ils promirent unanimement et avec joie de se prêter à tout. Ils comptaient si peu voir le jour tant désiré des noces qu'ils accueillirent avec enthousiasme la déclaration de leur seigneur et se disposèrent à célébrer magnifiquement ce grand jour. L'entrevue se termina ainsi. Le marquis chargea ses domestiques de tout préparer pour les noces, et en fixa le jour. [17c] Non loin du palais était un hameau habité par de pauvres gens dont le plus pauvre se nommait Janicole. Comme la faveur céleste visite quelquefois la chaumière de l'indigent, Janicole avait une fille unique, nommée Grisélidis, douée d'une rare beauté, et dont la conduite et le caractère étaient au-dessus de tout éloge. Habituée à une nourriture frugale, élevée dès l'enfance dans la plus profonde pauvreté, privée de tout plaisir, elle n'avait nulle idée du luxe et de la mollesse; son sein virginal cachait un coeur viril et plein de sagesse. Elle prodiguait à son vieux père les soins les plus tendres, menait paître le peu de brebis qu'il avait, et pendant ce temps s'occupait à filer; de retour au logis, elle préparait les légumes et autres aliments conformes à sa condition, faisait le lit dur; en un mot, dans une sphère étroite, elle accomplissait tous les devoirs de l'obéissance et de la piété filiales. Gautier, qui passait souvent par là, avait quelquefois fixé les yeux sur cette jouvencelle, non avec la lasciveté d'un jeune homme, mais avec la gravité d'un vieillard. Il avait deviné d'un regard perçant sa rare vertu au-dessus de son sexe et de son âge, que l'obscurité de sa condition cachait aux yeux du vulgaire. Il en avait conçu le désir de se marier, ce qu'il n'avait jamais voulu faire jusqu'alors, et en même temps de ne prendre pour femme que cette jeune fille, et pas d'autre. Le jour des noces approchait : personne ne savait d'où l'épousée allait venir, et tout le monde s'étonnait. En attendant, le marquis réunissait des anneaux d'or, des couronnes, des ceintures; il faisait préparer des robes de prix, des chaussures et autres objets d'habillement sur la mesure d'une autre jeune fille qui avait la même taille que sa fiancée. Le jour désiré était venu, et, comme on n'entendait point parler de l'épousée, l'étonnement de tous était extrême. Déjà même l'heure du festin approchait, et tout le palais était animé par de grands préparatifs. Alors Gautier, comme pour aller au-devant de sa fiancée qui arrivait, sort du palais, accompagné d'une foule de gentilshommes et de nobles dames. Grisélidis ignorait que tous ces apprêts se faisaient pour elle. Après avoir rempli ses devoirs à la maison, elle apportait de l'eau d'une fontaine éloignée et rentrait au logis paternel, afin que, débarrassée de tout soin, elle pût aller voir avec ses compagnes l'épousée de son seigneur. Gautier, qui marchait tout pensif, l'appela par son nom et lui demanda où était son père. Elle lui répondit respectueusement et humblement qu'il était à la maison. « Dites-lui, fit-il, qu'il vienne me parler. » Le bonhomme s'étant approché, il le prit par le bras, le tira à part et lui dit à voix basse : « Je sais, Janicole, que vous m'aimez, je vous connais pour un homme fidèle, et je suis persuadé que tout ce qui me plaît vous le voulez. J'aurais cependant une demande à vous faire en mon nom. Moi qui suis votre seigneur, voudriez-vous m'accepter pour gendre, en m'accordant la main de votre fille? » A cette proposition inattendue, le vieillard, stupéfait, resta interdit et put à peine proférer ces mots : « Je ne dois avoir d'autres volontés que celles de mon seigneur. — Entrons donc seuls, lui dit le marquis, afin que j'adresse à votre fille quelques questions en votre présence. » Ils entrèrent à la maison, pendant que la foule attendait avec étonnement, et ils trouvèrent la jeune fille qui se trémoussait pour rendre ses soins à son père, et que la venue d'un hôte si considérable combla de surprise. Gautier lui parla en ces termes : « Il plaît à votre père et à moi que vous soyez ma femme; je crois que cela vous plaît aussi; mais j'ai à vous demander si, une fois le mariage conclu, ce qui ne tardera pas, vous êtes bien disposée à vivre parfaitement d'accord avec moi, en sorte que vous n'ayez jamais d'autre volonté que la mienne et que vous vous soumettiez gaiement à tout ce que je vous commanderai, sans un geste ni un mot de contradiction. » A ces paroles, Grisélidis, tremblante d'étonnement, lui répondit : « Je sais, Monseigneur, que je suis indigne d'un si grand honneur; mais, si telle est votre volonté, si tel est mon sort, non seulement je ne ferai jamais rien avec intention, mais je n'imaginerai rien qui soit contre vos désirs, et tout ce que vous ferez, dussiez-vous me commander de mourir, je le trouverai bon. — Cela suffit », dit le marquis. Alors il fit sortir Grisélidis, et, la montrant au peuple : « Voici mon épouse, dit-il, voici votre souveraine; révérez-la, aimez-la, et, si je vous suis cher, ayez pour elle la plus entière affection. » Ensuite, pour qu'elle n'emportât dans sa nouvelle demeure aucune trace de son ancienne condition, il ordonna qu'on la déshabillât et qu'on la vêtît d'habits neufs des pieds à la tête, ce que des dames, qui l'entouraient et lui prodiguaient à l'envi mille caresses, accomplirent discrètement et promptement. Ainsi cette jeune fille couverte de haillons, dont les cheveux étaient épars, ayant la tête frisée, parée de diamants et ornée d'une couronne, fut tout à coup si transformée que le peuple ne la reconnut pas. Gautier lui fit des fiançailles solennelles en lui mettant au doigt un anneau précieux qu'il avait apporté pour cet usage, et, l'ayant fait monter sur un cheval blanc comme la neige, il la conduisit à son palais, escortée d'une foule pleine d'allégresse. Les noces furent célébrées, et la journée se passa dans des transports de joie. Bientôt la faveur divine sourit tellement à cette épouse indigente qu'on eût dit qu'elle avait été élevée et instruite non dans la cabane d'un pâtre, mais à la cour d'un empereur. Elle s'attira l'amour et les respects de tous au delà de toute croyance. Ceux qui la connaissaient dès le berceau ne pouvaient pas croire qu'elle fût la fille de Janicole, tant il y avait de noblesse dans sa conduite et dans ses manières, tant son langage plein d'élévation et de charme lui subjuguait tous les coeurs. Déjà la renommée répandait son nom avec de grands éloges non seulement dans sa patrie, mais dans tous les pays voisins, en sorte qu'une foule de gentilshommes et de dames accouraient avec empressement pour la voir. Gautier, honoré par un mariage humble, il est vrai, mais inestimable et prospère, jouissait chez lui d'une paix parfaite et au dehors d'une grande considération. Comme il avait découvert avec tant de sagacité cette raire vertu cachée sous une si grande indigence, il passait dans le public pour un homme plein de sagesse. Son épouse intelligente ne se bornait pas seulement aux devoirs domestiques des femmes, mais, quand il le fallait, elle remplissait, en l'absence de son mari, des fonctions publiques, terminant ou réglant les procès de l'État et les différends des nobles par des décisions si sages, par une maturité et une impartialité de jugement si grandes, que tout le monde la disait envoyée du Ciel pour le bonheur de l'État. Peu de temps après, sa grossesse tint d'abord ses sujets dans l'anxiété de l'attente, puis elle accoucha d'une fille extrêmement belle, et, quoiqu'on eût préféré un fils, sa fécondité, que l'on souhaitait, combla de joie non seulement son mari, mais le pays tout entier. [17d] Quand l'enfant fut sevrée, Gautier conçut le désir extraordinaire (de plus savants jugeront jusqu'à quel point il est louable) de sonder le dévouement bien connu de sa chère épouse et de le soumettre à des épreuves réitérées. Il l'alla trouver seule dans sa chambre et lui parla ainsi d'un air triste : "Vous savez, Grisélidis (car votre position actuelle ne vous a pas fait oublier sans doute votre ancienne condition), vous savez, dis-je, comment vous êtes venue dans ce palais. Pour moi, je vous aime et vous chéris beaucoup; mais il n'en est pas de même de mes nobles, surtout depuis que vous êtes devenue mère : ils supportent avec peine d'être sous la dépendance d'une souveraine plébéienne. Désirant vivre en paix avec eux, je suis donc obligé de consulter à l'égard de votre fille non mon sentiment, mais celui d'autrui, et de faire ce qui me chagrine le plus. Assurément je ne l'aurais jamais fait sans vous avertir; je veux que vous vous conformiez à mes vues, et que vous montriez la résignation que vous m'avez promise au commencement de notre mariage. » Grisélidis écouta ces paroles sans manifester d'émotion ni par un mot ni par un geste. "Vous êtes notre maître, répondit-elle, moi et cette petite fille nous vous appartenons. Disposez donc de ce qui est à vous comme vous l'entendrez; rien de ce qui vous plaît ne saurait me déplaire. Je ne désire posséder, je ne crains de perdre que vous. Ces sentiments sont gravés dans mon coeur; ni le temps ni la mort ne les en effaceront, et tout ce que l'on pourrait faire ne les changera pas." Content de cette réponse, Gautier se retira en affectant un air triste. Quelques instants après, ayant donné ses instructions à un de ses satellites dévoués qu'il employait ordinairement dans les cas difficiles, il l'envoya vers sa femme. Celui-ci se présenta devant elle au milieu de la nuit. "Excusez-moi, Madame, lui dit-il, et ne me reprochez pas ce que je fais, parce que j'y suis forcé. Vous savez dans votre haute sagesse ce que c'est que d'appartenir à un maître, et, sans en avoir fait l'expérience, vous êtes trop éclairée pour ne pas comprendre la dure nécessité d'obéir. Je suis chargé de prendre cette enfant et de la... » Ici l'envoyé, s'interrompant, se tut comme pour exprimer par son silence la cruauté de son ministère. Suspecte était la réputation de l'homme, suspecte sa figure, suspecte l'heure, suspectes ses paroles. Bien qu'elle comprît clairement que sa chère fille allait être mise à mort, Grisélidis ne versa pas une seule larme, ne poussa pas un soupir: effort cruel pour une nourrice, et à plus forte raison pour une mère. Prenant l'enfant d'un air tranquille, elle la regarda quelque temps, l'embrassa, la bénit, fit sur elle le signe de la sainte croix et la présenta au satellite. « Allez, lui dit-elle, et exécutez tout ce que notre maître vous a enjoint. Je ne vous demande qu'une chose : ayez soin que les bêtes féroces et les oiseaux de proie ne déchirent pas ce petit corps, à moins cependant d'un ordre contraire. » Lorsque l'envoyé, de retour vers son maître, lui eut raconté ce qu'il avait dit, ce qu'on lui avait répondu, et qu'il lui eut montré sa fille, l'amour paternel l'émut profondément, sans fléchir toutefois la rigueur de son dessein. II ordonna au satellite d'emmailloter l'enfant, de la mettre dans une corbeille, de la placer sur une monture paisible et de la mener en toute hâte à Bologne, vers sa soeur, mariée au comte de Panici, afin qu'elle l'élevât avec la tendresse d'une mère et qu'elle fit son éducation, en ayant soin toutefois de la tenir bien cachée pour que personne ne pût savoir de qui elle était la fille. L'envoyé partit sur-le-champ, et s'acquitta ponctuellement de sa mission. Cependant Gautier, en étudiant souvent le visage et les paroles de sa femme, n'y surprit jamais le moindre signe d'un changement. Pareille gaieté, pareil empressement, complaisance habituelle, même amour, point de tristesse, nulle mention de sa fille; jamais son nom, soit à dessein, soit par hasard, ne sortit de la bouche de sa mère. [17e] Quatre ans se passèrent ainsi, au bout desquels elle devint enceinte une seconde fois et mit au monde un fils fort joli, à la grande joie du père et de tous ses amis. Deux ans après, lorsque l'enfant fut sevré, le père revint à sa curiosité accoutumée. Il s'adressa de nouveau à sa femme : « Je vous ai prévenue jadis, lui dit-il, que mon peuple voyait d'un mauvais oeil notre mariage, surtout depuis qu'il a été témoin de votre fécondité. Son mécontentement a redoublé depuis que vous avez mis au monde un garçon. On dit en effet, et ces plaintes arrivent souvent à mes oreilles : « Quand Gautier sera mort, le petit-fils de notre Janicole régnera donc, et un si noble pays sera soumis à un tel maître! » Le peuple tient tous les jours mille propos semblables. Or, comme j'aime ma tranquillité, et, à vous dire vrai, comme je crains pour ma personne, je suis décidé à faire de cet enfant ce que j'ai fait de sa soeur. Je vous préviens d'avance, pour que vous ne soyez pas frappée d'une douleur soudaine et imprévue. » Grisélidis lui répondit : « Je vous ai dit et je vous répète que je ne puis avoir d'autres volontés que les vôtres. Je n'ai d'autres droits sur ces enfants que ma peine. Vous êtes mon maître et le leur : usez de votre pouvoir sur ce qui vous appartient, et ne me demandez pas mon consentement. En entrant dans votre palais, j'ai dépouillé avec mes haillons mes volontés et mes affections pour m'inculquer les vôtres. En quoi que ce soit, tout ce que vous voulez, je le veux aussi. Assurément, si je pouvais connaître d'avance vos désirs, quels qu'ils fussent, je les préviendrais; mais, ne pouvant deviner vos intentions, je m'y associe de grand coeur. Déclarez que votre bon plaisir est que je meure, je mourrai contente; rien au monde, pas même la mort, ne résistera à mon amour. » Gautier, admirant la fermeté de sa femme, se retira d'un air triste. Il renvoya aussitôt vers elle le satellite qu'il lui avait envoyé précédemment. Celui-ci, après s'être beaucoup excusé devarnt elle sur la nécessité d'obéir, et lui avoir bien demandé pardon de la peine qu'il lui avait faite et qu'il lui ferait, réclama l'enfant comme s'il allait commettre un crime affreux. Grisélidis, avec le même visage et la même tranquillité d'âme, prit dans ses mains son fils, que sa beauté et sa gentillesse faisaient aimer non seulement de sa mère, mais de tout le monde; elle fit sur lui le signe de la croix, et, le bénissant comme elle avait fait pour sa fille, elle le couva quelque temps de ses regards, le baisa tendrement, puis, sans faire paraître le moindre signe de douleur, elle l'offrit à l'homme qui le demandait. « Tenez, lui dit-elle, faites ce que l'on vous a commandé. Je ne vous demande encore en grâce qu'une chose, c'est que vous protégiez, s'il est possible, les membres délicats de ce bel enfant contre les outrages des oiseaux de proie et des animaux carnassiers. » L'envoyé, de retour vers son maître, en lui rendant compte du résultat de sa mission, redoubla son étonnement. Si Gautier n'avait connu toute la tendresse de sa femme pour ses enfants, il aurait pu supposer que cette force de caractère provenait d'une dureté de coeur; mais, pleine d'attachement pour tous les siens, elle aimait son mari par-dessus tout. Le satellite reçut l'ordre de partir pourBologne, et conduisit le fils où il avait conduit sa soeur. Ces preuves d'affection et de fidélité conjugale auraient pu suffire à l'époux le plus rigide; mais il y a des gens qui, une fois qu'ils ont entrepris une chose, ne s'arrêtent plus et persistent avec obstination dans leur dessein. Gautier, les yeux fixés sur son épouse, observait sans cesse si elle changerait à son égard; mais il ne put surprendre en elle le moindre changement, si ce n'est qu'elle redoublait tous les jours pour lui de dévouement et de déférence, en sorte que tous deux paraissaient n'avoir qu'un même esprit, et cet esprit n'appartenait pas à tous deux, mais au mari seulement : car la femme avait prouvé, comme nous l'avons dit, que par elle-même elle n'avait aucune volonté. On commençait à répandre sur Gautier des bruits déshonorants : on disait que, par une dureté barbare et inhumaine, par repentir et par honte d'un humble mariage, il avait fait mourir ses enfants, car on ne les voyait plus, et personne ne savait ce qu'ils étaient devenus. Ce prince, d'ailleurs distingué et aimé de ses sujets, s'était rendu par là infâme et odieux à beaucoup de gens. Néanmoins, au lieu de revenir sur sa résolution, il alla plus loin dans ses projets de rigueur et dans sa cruelle fantaisie d'expérimenter. Douze ans s'étant écoulés depuis la naissance de sa fille, il envoya des émissaires à Rome pour en rapporter de fausses lettres apostoliques, à l'aide desquelles il publierait que le pontife romain, dans l'intérêt de son repos et de celui de ses sujets, avait cassé son premier mariage et lui permettait d'épouser une autre femme. On n'eut pas de peine à persuader la chose à ces montagnards ignorants. Quand cette nouvelle parvint à la connaissance de Grisélidis, elle en fut attristée sans doute; mais, comme elle avait fait le sacrifice de sa personne et de sa destinée, elle attendit avec fermeté ce que déciderait d'elle celui à qui elle s'était soumise entièrement. Gautier avait dejà envoyé à Bologne pour prier son parent de lui amener ses enfants, et le bruit courait partout que la jeune fille lui était amenée en mariage. Ce parent exécuta fidèlement les instructions qu'il avait reçues. Il se mit en route au jour indiqué, accompagnant avec une brillante escorte de gentilshommes la jeune fille déjà nubile, douée d'une rare beauté, ornée d'une parure splendide, et son frère, âgé de sept ans. [17f] Sur ces entrefaites, Gautier, voulant de nouveau éprouver sa femme, pour mettre le comble à sa douleur et à sa honte, la fit venir en public et lui parla ainsi devant une nombreuse assemblée : « Votre union me plaisait assez, en envisageant votre caractère, et non votre naissance. Je reconnais maintenant que toute grande fortune est une grande servitude, et que je ne puis pas me permettre ce qui est permis au dernier des paysans. Mes sujets me forcent et le pape m'autorise à épouser une autre femme. Cette femme est en route et arrivera bientôt. Armez-vous donc de courage, cédez la place à une autre, remportez votre dot, et retournez tranquillement dans votre ancienne demeure. Rien n'est stable ici-bas. » Grisélidis lui répondit : « Monseigneur, j'ai toujours pensé qu'entre votre grandeur et ma bassesse il n'y avait aucune proportion. Je ne me suis jamais crue digne d'être votre épouse, mais votre esclave, et, dans ce palais où vous m'avez rendue maîtresse, j'en prends Dieu à témoin, je suis toujours restée de coeur servante. Je rends donc grâces à Dieu et à vous du temps que j'ai passé avec vous dans des honneurs bien au-dessus de tout ce que je méritais. Quant au reste, je suis parfaitement disposée à regagner la maison paternelle. J'irai vieillir et mourir dans l'endroit où s'est écoulée mon enfance, m'estimant toujours heureuse et honorée, dans mon veuvage, d'avoir épousé un tel mari. Je cède volontiers la place à votre nouvelle épouse, et je souhaite qu'elle vous rende heureux. Puisque tel est votre désir, je ne quitterai point à regret un lieu où j'ai vécu si agréablement. En m'ordonnant d'emporter avec moi ma dot, je vois quelle est votre intention. Je n'ai point oublié que jadis, dépouillée de mes vêtements sur le seuil de la maison paternelle, je suis venue auprès de vous revêtue des vôtres, et que je n'ai eu pour toute dot que mon dévouement et ma nudité. J'ôte donc cette robe, et je vous rends cet anneau que vous m'avez donné. Les autres bagues, les vêtements, et tous les objets de parure dont vous m'avez fait cadeau, sont dans votre appartement. Nue je suis sortie de la maison de mon père, nue j'y rentrerai. Seulement il me parait indigne que ce sein, dans lequel ont été les enfants que vous avez engendrés, se montre nu devant le public. Par conséquent, si vous le voulez bien, et si cela ne vous contrarie pas, je vous conjure instamment, pour prix de la virginité que j'ai apportée ici, et que je ne remporte pas, d'ordonner qu'on me laisse une des chemises dont je me servais avec vous, afin de couvrir le ventre de celle qui fut autrefois votre épouse. s Le mari, plein d'émotion, ne pouvait plus retenir ses larmes; il détourna le visage, et d'une voix tremblante: « Gardez une chemise », répondit-il; puis il partit en pleurant. Grisélidis, se déshabillant devant tout le monde, ne garda que sa chemise pour tout vêtement, et sortit publiquement nu-tête et nu-pieds. Suivie d'une foule considérable qui versait des larmes et déplorait son sort, elle seule les yeux secs, gardant un noble silence, elle rejoignit la maison de son père. Le vieillard avait toujours tenu pour suspect ce mariage de sa fille; il n'avait jamais eu de pareilles prétentions, et il avait toujours pensé que plus tard, dégoûté d'une épouse d'aussi basse extraction, un mari si puissant, orgueilleux comme sont les nobles, finirait par la répudier. Il avait donc serré dans un coin de sa maisonnette la robe de sa fille, d'une étoffe grossière et usée par le temps. En entendant le bruit non de sa fille qui revenait silencieusement, mais de ceux qui l'accompagnaient, il accourut sur sa porte et la couvrit à demi nue de son ancien vêtement. Elle demeura quelques jours chez son père, avec une égalité d'âme et une humilité admirables, sans donner un signe de tristesse, sans rien qui rappelât sa fortune passée, d'autant qu'au sein des richesses elle avait toujours vécu pauvre et humble d'esprit. [17g] Déjà le comte de Panici approchait, et il n'était bruit partout que des nouvelles noces; il avait même envoyé d'avance un courrier pour annoncer le jour de son arrivée à Saluces. La veille de ce jour, Gautier manda Grisélidis, qui se rendit religieusement à son appel. « Je désire, lui dit-il, que la jeune fille qui arrivera demain ici pour le repas soit reçue magnifiquement avec les gentilshommes et les dames de sa suite, ainsi que ceux de nos compatriotes qui seront invités. Je tiens à ce que chacun soit accueilli et placé suivant l'honneur dû à son rang. Je n'ai point de femmes chez moi capables de s'acquitter de cette besogne; par conséquent, malgré la pauvreté de votre mise, comme vous connaissez très bien mes habitudes, vous prendrez soin de recevoir et de placer mes hôtes. » Grisélidis lui répondit : « Je le ferai non seulement avec plaisir, mais avec amour, comme je ferai toujours tout ce que je saurai vous être agréable. Rien ne pourra jamais décourager ni ralentir mon zèle tant qu'il nie restera un souffle de vie. » En disant ces mots, elle prit des ustensiles de domesticité et se mit à balayer le palais, à dresser les tables, à faire les lits et à stimuler les autres femmes, comme une servante très dévouée. Le comte arriva le lendemain vers la troisième heure. Tout le monde admira à l'envi le caractère et la beauté de la jeune fille et de son frère. Qelques-uns disaient que Gautier avait fait un sage et heureux changement, vu que cette épousée était plus jeune et plus noble, et qu'il s'unissait à une brillante parenté. Au milieu des préparatifs du repas, Grisélidis était partout présente et veillait à tout. Sans se laisser abattre par une si grande disgrâce, sans rougir de ses vêtements usés, elle alla d'un visage serein au-devant de la jeune fille qui entrait, s'agenouilla comme une esclave, et tenant les yeux respectueusement et humblement baissés : « Que ma maîtresse soit la bienvenue! » dit-elle. Ensuite elle reçut les autres convives d'un visage riant, avec des paroles d'un charme ineffable, et elle disposa l'immense palais avec beaucoup d'art, en sorte que tout le monde, et surtout les étrangers, étaient extrêmement surpris de rencontrer sous un pareil accoutrement tant de distinction et de sagesse. Elle ne tarissait pas de louange sur la jeune fille et son frère, prônant tour à tour tantôt les grâces de l'une, tantôt la beauté de l'autre. Quand le moment fut venu de se mettre à table, Gautier, se tournant vers Grisélidis, lui dit à haute voix, devant tout le monde, d'un ton ironique : « Grisélidis, comment trouvez-vous ma fiancée que voici? N'est-elle pas très belle et très distinguée? — Assurément, répondit-elle, on ne peut rien voir de plus beau ni de plus distingué. Vous pourrez vivre heureux et tranquille avec elle plus qu'avec persone; je souhaite ardemment qu'il en soit ainsi. Je vous ferai seulement, en toute sincérité, une recommandation et une prière : ne la tourmentez pas aussi cruellement que vous avez tourmenté l'autre, car elle est plus jeune, elle a été élevée plus délicatement, et je pense qu'elle n'aurait pas la force de souffrir autant que moi. » En voyant avec quel contentement elle prononçait ces paroles, en considérant la fermeté de cette femme tant de fois et si grièvement offensée, Gautier eut pitié de son sort affreux et immérité, et ne put supporter plus longtemps ce spectacle : « Chère Grisélidis, lui dit-il, j'ai assez reconnu et éprouvé votre dévouement, et je ne crois pas que sous le ciel quelqu'un ait recueilli de plus grandes preuves d'amour conjugal. » En disant ces mots, il serre étroitement dans ses bras sa chère épouse, ivre d'étonnement et de joie, et comme sortant d'un mauvais rêve. « Vous seule êtes mon épouse, ajoute-t-il, je n'en ai pas eu et je n'en aurai jamais d'autre. Celle que vous croyez être ma fiancée est votre fille; celui que vous prenez pour mon beau-frère est votre fils. Vous recouvrez à la fois tout ce que vous jugiez perdu. Que ceux qui se sont imaginé le contraire sachent que j'ai agi par curiosité pure, et non par inhumanité; que j'ai éprouvé ma femme, et que je ne l'ai pas condamnée; que j'ai caché mes enfants, et que je ne les ai pas immolés. » A ces mots, Grisélidis, presque morte de joie et transportée d'amour maternel, se précipita dans les bras de ses enfants en versant de délicieuses larmes, les couvrit de baisers et les inonda de ses pleurs. Aussitôt les dames s'empressèrent autour d'elle, la dépouillent de ses haillons et la parent de ses habits accoutumés. Partout retentissent des applaudissements joyeux et des paroles sympathiques : les larmes se mêlent à la joie. Ce jour fut très fêté, plus fêté que ne l'avait été le jour des noces. Les deux époux vécurent ensuite pendant plusieurs années dans une paix et une union parfaites. Gautier, qui jusque-là avait paru négliger son beau-père, pauvre, dans la crainte qu'il ne fit obstacle aux expériences qu'il méditait, le fit venir dans son palais, où il le traita avec honneur. ll maria sa fille magnifiquement et honorablement et laissa son fils héritier de sa couronne. Il fut ainsi doublement heureux, et dans sa femme et dans ses enfants. [17h] En racontant cette histoire dans un autre style, je n'ai pas eu dessein d'inviter les dames de notre époque à imiter la patience de cette épouse, qui me paraît presque inimitable; j'ai voulu seulement engager mes lecteurs à imiter du moins la fermeté d'une femme, en ayant le courage de se conduire envers Dieu comme elle s'est conduite envers son mari. Quoique Dieu, comme dit l'apôtre saint Jacques, ne pousse pas au mal et ne tente personne, il ne laisse pas de nous éprouver souvent, et il permet que nous soyons châtiés rudement, non pour connaître notre caractère, qu'il connaissait avant que nous fussions créés, mais afin que nous soyons convaincus de notre faiblesse par des marques évidentes et particulières. Aussi mettrai-je au nombre des héros quiconque souffrira sans murmure pour son Dieu ce qu'a souffert pour son époux mortel cette pauvre femme des champs.