[96,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 96 : De la royauté et de l'empire. [96,1] Si tu es prince légitime, cela ne saurait être longtemps caché ; nous avons déjà vu la différence qu'il y a du tyran d'avec le roi. Mais que te sert-il de porter le titre de roi, si tu es tyran en effet ? Le salut du monarque et de la monarchie ne gît pas en un surnom spécieux mais en la vraie justice. Je pense au contraire qu'il y a moins de mal à réformer un état usurpé et à se comporter pour le reste de manière qu'on paraisse vrai roi, que de ruiner par des malversations tyranniques un royaume qu'on tient d'un droit héréditaire. En effet, il y a plus de solide louange dans le progrès et dans la fin que dans le commencement des choses. Si tu es souverain, peut-être que tu serais plus heureux et plus en repos de vivre sous un roi juste que d'être roi violent. Le trône où tu es monté est un lieu éminent et ouvert aux jugements de tout le monde et, par conséquent, aussi dangereux pour la lâcheté qu'il est laborieux et difficile pour la vertu. Certes un bon roi est proprement le serviteur du public. [96,2] afin donc que tu sembles mériter la grade où tu te vois élevé, oublie-toi de tes affaires et de toi-même pour ne songer qu'au peuple et à la république. Le premier jour que tu fus proclamé roi, tu commenças de mourir à toi-même pour vivre aux autres, et ce qui est plus fâcheux que tout, à des ingrats mêmes et à de très injustes estimateurs de la peine. Tu es entré dans un palais royal pour y trouver peut-être un peu de gloire passagère mais tu n'y saurais trouver de repos. Si tu règnes justement, tu fais en cela ton devoir et une chose fort agréable à Dieu mais sache que tu sers des mécontents, qui se plaindront toujours et qui, à peine, te rendront grâces avant ta mort. On n'a guère vu de prince, pour si droiturier qu'il ait pu être, que son successeur n'ai été plus cher au peuple que lui ; ce second est-il venu, on en souhaitera un autre. C'est la coutume du vulgaire de haïr ce qui est présent, de désirer l'avenir et de louer le passé. Quand est-ce que donc que les plaintes manqueront puisque le bien qu'on possède dégoûte et qu'on ne se plaît qu'à ce qui afflige ou par son espérance ou par sa perte ? [96,3] Le sceptre et le diadème que tu portes sont des chaînes brillantes et une illustre misère, et, si elle était pleinement connue de tout le monde, crois-moi que deux concurrents ne se débattraient pas si souvent d'une seule couronne car il se trouverait moins de rois que de royautés. J'avoue que la pourpre royale a bien de l'éclat, cependant, ce n'est pas la parade extérieure mais la constitution du dedans et une âme vraiment royale qui fait le roi. C'est aussi un beau mot de l'Alexandre romain que l'empire ne consiste pas dans la beauté mais dans la vertu. Si tu n'es pas encore élevé à la royauté mais que tu t'y avances, l'état des sujets est donc maintenant dans un étrange entre-deux ne sachant s'ils doivent être heureux par la félicité qu'ils s'imaginent, ou misérables par le malheur qu'ils doivent craindre. Car, comme un bon roi est le dernier point du bonheur d'un royaume mortel, un mauvais prince est sa dernière disgrâce. Cependant, dans l'incertitude où les autres sont, tu as un travail assuré et l'affaire de toutes la plus embarassante qui est de se préparer à règner. [96,4] Maintenant, ne te réjouis pas d'être roi pource que tout est licite à un souverain. Au contraire, il n'est point de personne à qui moins de choses soient permises. Voire ce qui t'était licite autrefois ne l'est plus en l'état où tu es. Car, si par aventure tu penses tirer une licence absolue de la royauté, ne t'estime pas roi mais tyran. Ne crois pas tout pouvoir puisque tu ne peux rien que ce qui est de justice et de bienséance; bref, que ce qui est digne d'un roi dont la liberté, comme j'ai dit, est bien moindre que celle d'un homme privé. Ou bien, si par cette ouverture tu crois aller vers la volupté, tu te trompes et t'écartes, pour ainsi parler, de tout le chemin. Tu as laissé la volupté derrière le dos ; on ne va par là qu'au travail et à la gloire. Et ne me dis point qu'étant roi à présent tu jouiras d'une parfaite tranquillité. Bien loin de là, si tu en jouissais, tu l'as perdue. Un pilote est bien fou qui, laissant le port, fait voile pour quérir la tranquillité parmi l'orage. [96,5] Si tu as été élu empereur des Roamins, tu as là un nom bien illustre et une charge bien pesante. Il est difficile de conserver de grandes choses ; que sera-ce donc de redresser celles qui sont tombées, de recueillir celles qui sont éparses, de recouvrer celles qui sont perdues et de réformer celles qui sont gâtées avec une étrange déformité ? Tu as entrepris la culture d'un champ abandonné et qui a été longtemps en friche ; les terres dures ont besoin de beaucoup de hoyaux et il faut plusieurs ruisseaux à des prés arides. Que tu as à souffrir de chaud et de froid. Encore peut-on dire que si tu réussis dans ton entreprise tu en tireras de la gloire mais un autre en moissonnera tout le fruit et tu n'auras fait que semer pour lui. Il est vrai que la récolte est bien tardive et exige plusieurs étés. [96,6] Tu crois peut-être qu'étant monté à l'empire tu vivras désormais en repos et en assurance. Mais ton opinion te trompe et tu ne vivras jamais avec plus de dangers et d'inquiétudes. Quoi ? Tu t'es porté sur une haute montagne pour éviter les vents et les foudres ! N'as-tu pas vu que "les plus grands arbres sont les plus balottés des vents, que les hautes tours tombent d'une plus loude chute et que les foudres frappent le plus souvent le sommet des montagnes" (Horace, Carmina, II, 3, v. 9). [96,7] Auguste et Dioclétien, ces deux princes qui agissaient avec tant de raison et d'expérience, avaient bien d'autres sentiments que tu n'as de l'éminence de l'état où tu te trouves. L'un, comme nous lisons, eut envie de renoncer à l'empire et l'autre y renonça et, quoiqu'on l'y voulût rappeler, il n'y voulut jamais consentir. Marc Aurèle et Pertinax étaient encore d'une opinion bien différente de la tienne ; car le premier, étant appellé à l'empire par une adoption avantageuse, devint plus triste que de coutume et, comme ses amis s'en étonnaient, il fit un long discours des malheurs de l'empire ; et le second, étant fait empereur, eut toujours horreur de sa dignité. La montée au trône impérial est grandement pénible, sa possession est encore fort laborieuse et on ne tombe pas de si haut sans un extrème danger, après y être monté.Si tu ne veux pas t'en rapporter à moi, informe-toi sur ce sujet de Jules César, de Caius Caligula, de Claudius, de Néron, de Galba, d'Othon, de Vitellius, de Domitien, de Commode, de Pertinax, dont j'ai ci-devant parlé, de Bassianus, de Macrin, de son fils Diadumène, d'Héliogabale, le plus infâme de tous, d'Alexandre, bien dissemblable en ses façons de faire à ces autres monstres, et de la mère de ces deux derniers, qui ne fut pas moins malheureuse que ses enfants. Interroge encore les Maximes et les Maximiens, les Maximins et les Gordiens, les Philippes, les Decius, les Volusiens, un Valérien, illustre par une insigne calamité, un Galien, ce contempteur impitoyable de la misère de son père, un Aurélien, un Probus, un Julien, un Licinius, un Constance, un Valens, un Gratien, un Valentinien ; bref, pour ne pas t'ennuyer par une longue énumération, interroge toute cette suite de princes qu'on peut aussi nommer des tyrans, ils te répondront tous d'une commune voix, qu'ils sont montés par un même chemin à l'empire et au précipice. Après cela, tu croiras trouver du repos et un état assuré où tous les autres n'ont trouvé que du péril et du travail et où la plupart ont rencontré une fin malheureuse de leur vie ? [96,8] Ces quatre, que j'ai nommés, au commencement ne s'imaginaient pas cela, non plus que l'aieul maternel de l'empereur Antonin, Arius Antonius, que les histoires nous font passer pour un homme saint et que j'estime avoir été fort sage et fort avisé puisqu'il porta compassion à Nerva de ce qu'il avait accepté l'empire. Et, certes, c'est à tort que l'envie attaque les princes souverains vu qu'ils sont plutôt dignes de pitié. Si tu crois que c'est un grand avantage pour toi d'être empereur, parce que tu peux te venger plus hautement, c'est donc des ennemis publics plutot que des tiens. Car à ceux-ci, si tu es vrai prince, la sureté est acquise par ta promotion et la pitié, que tu dois au commun du monde, serrera le frein à tes passions particulières. Depuis que tu es le père de tous, tu ne peux être enemi de celui-ci ou de celui-là. Le prince n'a pas plus de droit sur les citoyens qu'un père sur ses enfants. En effet, un prince juste est le père de la patrie. Auguste, le plus grand de tous les empereurs, ne voulut point d'autre titre que celui-là, parce que, ayant rabattu la fougue impétueuse de la jeunesse, il avait résolu de remplir ce doux nom de père. A son imitation, ceux qui étaient autrefois tes ennemis, sont maintenant tes enfants. [96,9] Mais quand bien tu pourrais te venger légitimement, comme tu en as le moyen, tu ne dois pas te servir de ce pouvoir mais tenir pour maxime qu'aux grandes âmes et qui sont égales à leur fortune la puissance absolue de l'empire est une matière de pardon et non pas de vengeance, dont un sujet est d'autant plus avide qu'il est plus vil et plus faible de coeur et de forces. A ce propos, il faut se ressouvenir de ce beau mot de l'empereur Hadrien, qui, comme on raconte, étant fait maître de l'Univers, dit à un ennemi mortel, qu'il avait eu durant sa vie privée, "tu m'as échappé" (Scriptores Historiae Augustae, Aelius Spartianus, Vie d'Hadrien, XVII, 2), parole certainement aussi généreuse que magnifiqe et véritablement digne d'un César. Ne dis donc pas que la vengeance est en ta main, car Dieu ne peut mentir, qui dit qu'elle est à lui et, par conséquent, elle n'est pas à toi. Au contraire, si tu es vrai roi, rien ne t'est moins propre que la sévérité, ni rien plus propre que la clémence. Plût à Dieu que la nature eût ôté l'aiguillon aux rois des hommes comme à ceux des abeilles. Mais elle a voulu donner un exemple à un animal libre sans lui ôter la liberté. C'est à moi de t'exhorter à ce à quoi elle ne te force pas. Regarde ce petit mais divin animal et, au lieu de mettre l'aiguillon dans la plaie, mets bas l'aiguillon avant la blessure. Le premier tient du peuple, le second n'appartient qu'aux rois. Autrement, comme tu ne saurais être roi sans justice, tu ne peux l'être sans clémence, voire, sans elle, tu ne seras pas même homme mais un lion couronné, comme dit la fable. [96,10] Que si maintenant tu te réjouis d'être empereur parce que tu as un trésor qui peut répondre à l'excès de ta dépense, sache que ce que tu viens de dire vise plutôt à la rapine qu'à la grandeur. Il est un certain flux ou plutôt un gouffre de dépense, comme des autres choses, auquel rien ne peut suffire. Je serais trop long si je voulais étaler ici les fureurs des mortels et principalement des empereurs romains en cette matière. Je ne ferai mention que de quelques-uns et, encore, que de certains points de leur manie. Celle de Caius est la plus fameuse, qui voulut joindre par un pont Baïes à Pouzzoles, et, ainsi, passer cur ce vaste bras de mer, premièrement, à cheval, et, puis, sur un char de triomphe (Cf. Suétone, Vie de Caligula, XIX, 1). Que dirais-je des perles d'un prix immense, fondues dans du vinaigre (Cf. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, IX, 58, par. 119-121), des pains d'or servis à des festins avec des mets aussi d'or par où son dessein n'était pas d'assouvir la faim des conviés, comme c'est la coutume, mais de prodiguer les trésors de l'empire et d'aiguiser leur avarice. Ajoute à cela les grosses sommes d'or et d'argent jetées au peuple, des murailles élevées en pleine mer, et la furie de cet élément indomptable, arrêtée par des digues, de grands rochers coupés, des champs égalés aux montagnes, et des monts réduits en vallées, la terre ayant été augmentée d'un côté et diminuée de l'autre en si peu de temps que ce miracle de la nature forcée semblait se débattre avec une prodigieuse célerité, qui ne pouvait manquer, puisque le moindre délai était puni de la mort des entrepreneurs. Enfin, ce prince prodigue {Caligula} de ce qui ne lui coûtait rien, ayant par ces ouvrages capricieux épuisé dans une année le grand trésor de son prédécesseur Tibère et tout l'argent de l'empire, il fut réduit à la pauvreté et contraint de s'acquitter de ses dettes par des vols et des concussions indignes, je ne dirai pas d'un empereur mais d'un infâme tyran. Je ne rapporterai pas ici qu'il avait projetté de percer l'isthme de Corinthe car, bien que cet ouvrage eût été d'une dépense excessive, on tient pourtant qu'il eût été fort avantageux à la navigation en ce qu'il eut joint deux mers opposées et eut épargné la peine de côtoyer l'Achaie à ceux qui eussent voulu aller de Brindes à Athènes, à Chalcide ou à Byzance. Tant il est vrai que le luxe ayant renversé les bonnes moeurs s'efforce encore de renverser la nature. [96,11] Néron fut compagnon des folies de ce monstre {Caligula} ou plutôt il l'emporta par dessus elles, car ses dépenses énormes n'eurent point de mesure, principalement à bâtir. En quoi, comme il surpassa tous les prodigues, il se surmonta soi-même. Et, comme remarque l'histoire, il ne fut jamais si préjudiciable à l'empire en autre chose qu'en celle-là. Je ne veux parler que d'une de ses fureurs qui est sa maison dont l'étendue, du mont Palatin à l'Esquilin, occupait la plus grande partie de la ville, de telle sorte qu'entre les brocards, dont il fut déchiré par la liberté d'un peuple qu'il désespérait, il fut dit avec raison : "Tout Rome ne sera plus qu'une maison. Citoyens Romains, allez habiter à Véies, si toutefois l'enceinte de cette maison n'embrasse Véies même" (Suétone, Vie de Néron, XXXIX, 3). Il l'appella "la Maison d'or" marquant assez à propos son prix par son nom, outre qu'elle était toute encroûtée d'or et semée de perles et de pierres précieuses, qui semblaient être des étoiles enchassées dans un ciel formé sur la terre. Sa hauteur se peut mesurer par le Colosse, qui était à l'entrée, de cent vingt pieds. On voyait, au dehors, des Portiques et des salles à perte de vue, avec des lambris dorés et des entablements d'ivoire ; les voûtes se mouvaient doucement d'elles-mêmes, nuit et jour sans intermission, à la façon des globes célestes. D'ailleurs, on y découvrait un vivier, ou un étang, ou plutôt une petite mer, bordée d'édifices aux environs, qui formaient une espèce de ville; d'autre côté, des champs, des pacages, des vignes et des forêts remplies de touts sortes d'animaux. Cette vaste masse qu'on appelle le Colysée, dont les ruines causent encore de l'étonnement à ceux qui les regardent, autant qu'on peut conjecturer le vrai par les apparences, faisait le milieu de cette maison ou plutôt de ce monde raccourci. Mais ce qui est encore plus merveilleux en ceci est, qu'ayant achevé tous ces ouvrages au coeur de Rome, bien loin que Néron crût avoir excédé les bornes de la modestie, qu'au contraire il ne crût pas avoir atteint à la juste mesure de la maison d'un empereur de telle sorte que, faisant la dédicace solennelle de ce superbe édifice, au lieur de l'admirer, il ne fit que dire bien froidement "Ala fin, je commence d'habiter comme homme" (Suétone, Vie de Néron, XXXI, 4). [96,12] Je passe sous silence ces autres points plus tolérables, que ce prince ne porta jamais un même habillement deux fois, qu'il ne fit jamais de voyage avec moindre escorte que de mille carosses , que ses mules étaient serrées d'argent, qu'il pêchait avec une ligne d'or et avec des filets de soie et de pourpre. Je laisse toutes ces chsoes et d'autres semblables, tant parce qu'elles surpassent la créance que parce qu'elles pourraient causer de l'ennui. Mais qui peut lire sans admiration ou regarder sans un étonnement encore plus grand ces ouvrages prodigieux dont il paraît de si beaux vestiges ? Je parle de ce grand vivier, qui, commençant au mont Misène, devait venir jusqu'au lac Averne et qui était conduit et environné par quantité de Portiques, comme aussi de ce canal qui, depuis le lac Averne, menait à Ostie (Suétone, Vie de Néron, XXXI, 5), par un si grand espace de chemin et à travers tant de montagnes opposées et qui fut creusé par ce prince, afin que, faisant entrer la mer dans le continent, il pût naviguer sans craindre les accidents de la navigation et éviter ainsi le travail de la terre et le dégoût de la marine (Suétone, Vie de Néron, XVI, 2 et Tacite, Annales, XV, 42). La longeur de ce fameux canal est connue de tout le monde, suivant la mesure qu'en font ceux qui habitent sur les lieux mais, si nous en croyons Suétone, elle était de cent soixante milles et sa largeur était capable de recevoir deux des plus grandes galères, qui pouvaient aller de front sans se heurter ou s'empêcher l'une l'autre. Certes, s'il eut achevé cet ouvrage, il eut épuisé non seulement toute l'Italie mais encore toute la république. Il n'y eut que la mort qui trouva le remède à tant de malheurs que le monde souffrait par les caprices prodigieux de ce monstre. [96,13] Joignons aux excès de Néron ceux d'Aurelius Verus qui, pour ne pas parler des autres, fit un souper auquel, s'il eut voulu faire un dîner semblable, je ne sais si les richesses de l'état romain eussent pu y suffire ; son frère, M. Aurelius, qui était autant ami de la modestie que l'autre en était ennemi, en ayant ouï faire le récit, se mit à pleurer, à ce que l'on tient, portant compassion à la république et à l'empire, dont il prévoyait la ruine. Je laisse les autres car ils sont en trop grand nombre et je n'ignore pas que ces remèdes peuvent sembler trop long à qui j'en ai promis de plus courts. Mais quelquefois un habile homme, qui d'ailleurs est sage et homme de bien, prend du plaisir à entendre les folies des insensés, lesquelles semblent l'avertir de n'y pas tomber et lui font mieux reconnaître ses perfections toutes contraires. Or, ce que je t'ai dit, vise à te faire comprendre ce que c'est que tu espères quant tu attends un trésor qui réponde à ta dépense. Car, comme la modestie et la frugalité n'ont pas besoin de grands trésors, ainsi tous les trésors et tous les empires mêmes sont peu de chose pour le luxe et pour la prodigalité. Et voilà le sujet qui a poussé nécessairement aux vols et à la rapine, je ne dis pas seulement des personnes d'une fortune médiocre mais presque tous les princes qui ont voulu s'abandonner au plaisir et au caprice et dont la mort a été aussi misérablement avancée par la même cause qui leur faisait passer gaiement la vie. [96,14] Tu me diras que tant de villes qu'il y a au monde peuevent bien suffire à la dépense d'un homme. Demande-le à ceux de qui je t'ai si longtemps parlé et à une infinité d'autres qu'une semblable maladie a conduits à un semblable malheur. Pour conclusion, ce profond abîme de dépense, comme celui de l'ancien Curtius, ne peut se remplir par aucunes richesses, si bien été refermé par des vertus, principalement par une rare modération. Persuade-toi que ce que tu prodigues est à autrui et remts-toi souvent en mémoire cet autre mot d'Hadrien, qu'il prononça souvent, tant dans le sénat qu'en haranguant en public : "Qu'il gouvernerait de telle sorte la république qu'il considérerait bien qu'il ne devait pas faire les affaires de sa maison mais celles du peuple" (Scriptores Historiae Augustae, Aelius Spartianus, Vita Hadriani, VIII, 3). Belles paroles et dignes d'un des meilleurs princes du monde. Si tu ne me demandes pas tant des maximes que des exemples pour un empereur romain, tu as Auguste, tu as Néron et Vitellius à suivre. Car, tous les ordres, je ne dis pas seulement des princes, mais encore des hommes, peuvent se restreindre à ces trois personnes. Choisis donc un chef d'entre ceux-là, ou, si tu ne te plais plus aux modernes, prend Trajan, Decius ou Galien qui sont d'un même caractère. Et ne te flatte point sur ce que tu es maître du monde l'étant de l'empire. Il a été un temps qu'un empereur pouvait prendre véritablement ce titre mais tu vois où les choses en sont réduites ; par où il paraît quelle sûreté il y a de commettre de grands emplois à des étourdis ou à des fainéants et que la prévoyance des premiers princes a été suivie de la fureur extravagante de ceux qui leur ont succédé ; comme leurs travaux et leurs diligences font des reproches éternels de votre paresse. [96,15] Ainsi l'empire romain n'est plus un sujet de joie mais une funeste marque de la fragilité des hommes et de l'inconstance de la fortune. Le nom d'empereur est rempli d'éclat mais sa dignité est fort obscurcie à présent, pour ne pas dire anéantie. Mais le monde est si capricieux en ses apparences et la crédulité des mortels est si grande que vos esprits faibles se laissent emporter à prendre bien souvent l'ombre pour le corps. Je t'avoue que le titre d'empire et de royauté est fort beau et fort spécieux mais ce sont des charges les plus difficiles de toutes à qui veut bien s'en acquitter et dangereuses voire absolument mortelles et ruineuses à qui s'en acquitte mal. Et ce n'est pas sans sujet qu'on loue ce mot véritablement royal qu'un diadème est un ornement de tête plus noble qu'il est heureux, qu'il reluit au dehors mais qu'au dedans il est rempli de soins, de dangers et de misères. Que si on le connaissait bien, non seulement on ne briguerait pas de l'avoir et on ne se réjouirait pas de l'avoir acquis, mais on ne l'accepterait pas même quand il serait présenté gratuitement voire on ne dédaignerait pas seulement le lever de terre. [96,16] Réveillez-vous donc, ô mortels ! ouvrez les yeux et ne vous laissez pas toujours éblouir à un faux éclat ; mesurez vos corps avec une juste proportion ; considérez combien vous êtes à l'étroit et ne méprisez pas les démonstrations des arpenteurs ni les maximes des philosophes. Toute la terre n'est qu'un point, vous êtes frêles et votre vie est aussi misérable que sa fin est incertaine. En effet, et lorsque vous êtes jeunes et lorsque vous êtes sains, vous luttez continuellement contre la mort. Lorsque vous croyez monter, vous descendez ; quand vous pensez vous bien tenir, vous tombez sans ressource et il n'est point d'animal qui s'oublie si fort de ses forces et de ses faiblesses que l'homme. Ainsi, n'étant que des vers demi pourris, vous songez bien souvent aux royaumes et aux empires ! Souvenez-vous que vous ne possédez qu'un point ou plutôt le point d'un point pour ainsi dire, voire non pas même la millième partie de ce point là. Vous foulez orgueilleusement l'espace étranglé où vous habitez et qui vous foulera bientôt, quand de tout ce que vous possédez dans le monde, vous n'aurez rien que ce que vous occuperez avec vos corps froids et défigurés. [96,17] Continuez donc, aveugles et insensés que vous êtes, à étendre par une imagination ambitieuse ce que la nature resserre ; proposez-vous des espaces immenses, nonobstant les attachements qui vous bornent et, quoique moribonds, formez des visions immortelles. Enfin, dans ce néant de votre être, laissez-vous emporter à une insolence ridicule et extravagante, qui, en un moment, vous fera penser à des brigandages violents et à des affronts injustes, à des espérances inquiètes, à des vengeances furieuses, à des honneurs changeants et ignominieux, à des convoitises insatiables ; bref, à vos fureurs ordinaires mais éclatantes de royautés, d'empires, de principautés, de flottes, d'armées, de combats, de batailels et de conquêtes. Après que vous aurez assez longtemps déployé vos folies sur le théâtre de l'Univers, soit que vous ayez été empereurs romains, ou laboureurs, pauvres ou riches, votre corps, étant réduit en pourriture pour retourner en terre comme il en vient, et votre vie, ainsi qu'une légère fumée, ayant été chassée par le grand souffle de la mort, enfin vous reconnaîtrez, quoique trop tard, que le séjour que vous faisiez en ce monde était plutôt un voyage qu'une patrie règlée et que tous ces titres d'empire et de royauté n'étaient que des noms postiches. [96,18] Sur la fin tu redoutes encore de te voir empereur mais il n'appartient qu'à des insensés de s'oublier d'être hommes ou de l'avoir été quand on les fait empereurs. Ainsi Tibère, comme un de ses amis voulut, par la mémoire de quelques actions passées,, à peine eut-il dit ce mot "il vous souvient" renouveler en lui le sentiment de sa première familiarité, à peine eut-il dit ce mot "il vous souvient" que ce prince, le prévenant, l'interrompit et ne lui permit pas d'achever, répondant sur le champ "je ne me souviens point de ce que j'ai été mais de ce que je suis" (Sénèque, Lettres à Lucilius, V, 25). Parole peline de malice et de superbe. Bref, contraire non seulement aux amitiés véritables mais à toute sorte d'humanité. Après tout, qu'as-tu tant à te réjouir dêtre monté à l'empire puisque on monte aussi bien sur le chevalet, sur la potence et sur l'échafaud, comme, à l'opposite, on descend pour se mettre au lit et pour s'asseoir sur une chaise. Le repos habite le plus souvent en bas. C'est un opprobre pour quelques-uns de monter, un supplice pour plusieurs et un travail pour toutes sortes de personnes.