[88,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 88 : De la trop grande réputation. [88,1] Quand il te fâche d'être plus connu et plus estimé que tu ne voudrais, tu méprises la possession d'un bien qui a été souhaité par les plus grands capitaines, par les princes, par les philosophes et par les poètes les plus fameux. En effet, que prétend-on par tant de travaux, par tant de guerres et par une étude si tendue sinon d'arriver où tu es déjà parvenu ? Les meilleurs artisans ont la même vision dans leurs plus excellents ouvrages.Témoin la statue de Minerve faite par Phidias, qui est un des premiers chef-d'oeuvres qui soient jamais partis de la main des hommes. La rareté de son artifice parut en ce que cet ouvrier, ayant eu défense d'y mettre aucune inscription, grava si industrieusement son visage sur le bouclier, qu'outre qu'il était fort reconnaissable à tout le monde, il n'en pouvait être arraché par aucun autre moyen que par la dissolution entière de tout l'ouvrage (Aristote, Lettre d'Aristote à Alexandre sur le monde, VI). Cet artisan donc voulait être connu pour récompense de son travail. Car, si quelqu'un me dit que ceux qui travaillent de la main regardent plus l'argent que l'honneur, cela peut être vrai au sujet des ouvriers du commun, mais non au regard des illustres. Ce qui peut se prouver par beaucoup de marques qui font voir qu'ils s'attachent à leur besogne voire avec perte de temps et d'autres dommages pour eux, méprisant ainsi le gain, pour ne rien amoindrir de leur réputation. [88,2] Cela se vérifia principalement par la noble constance de ces quatre ouvriers, qui, ayant été appellés à gros gages par Arthémise, reine de Carie, pour travailler à ce fameux Mausolée qu'elle voulait faire dresser à la mémoire de son cher époux; cette princesse dont ils attendaient la récompense de leur travail, étant morte avant l'achèvement de l'ouvrage, ils persistèrent toutefois d'un commun consentement jusqu'à la fin, n'yant plus rien devant les yeux que leur gloire et le souvenir qu'ils laissaient d'avoir fait de leur main un des miracles du monde. Il est donc vrai que tous les hommes recherchent l'honneur et l'éclat de leur renommée; tu es le seul qui ne voudrais pas les avoir achetés au prix d'un petit ennui qu'ils te causent ? [88,3] Tu me diras que tu serais bien aise d'être estimé de la postérité mais que tu trouves mauvais de l'être de ceux de ton siècle. Au contraire, ce dernier avantage est plus grand que l'autre parce qu'il est plus rare et plus difficile, l'envie lui servant d'obstacle, qui a de coutume de troubler la réputation des personnes présentes. Je sais bien qu'entre les absents la gloire est toute pure, nul ne parle contre elle, nul ne s'y oppose au lieu qu'entre les personnes présentes il n'y a que travil et contradiction. Bref, "ce n'est pas une petite peine que la garde d'une grande réputation", comme quelqu'un a fort bien dit. Mais aussi je trouve que celui-là est bien mol et délicat qui voudrait acquérir sans travail les plus grandes choses vu que pour les moindres il se trouve tant de peine. Peut-être n'appréhendes-tu pas tant le travail que l'ennui. Qui ne se fâcherait, me diras-tu, d'être toujours visité, assiégé, importuné, tourmenté et se négligeant soi-même, donner les journées entières et la plus grande partie d'une vie si courte aux affaires des autres, servant ainsi au bon plaisir d'un chacun, jusqu'à en oublier ses propres nécessités. Si ce mal me fut connu dès le commencement, je ne serais jamais arrivé à cet honneur qui me choque mais, à présent, il est bien fâcheux de voir qu'il empêche les plus beaux desseins de mon âme et des affaires importantes pour me faire appliquer à des bagatelles. [88,4] J'avoue que tout cela est bien rude mais il est supportable, capable d'être envié sur toi, comme étant souhaitable en effet mais enfin inévitable de quelque façon que tu le prennes. Car quel chemin as-tu pour en échapper que la superbe ou la paresse ? L'une empêchera l'honnête désir de ceux qui te demandent, l'autre l'étouffera tout à fait. S'il y a quelque autre remède, c'est la fuite des villes ; quoique, si ta réputation est vraie, la retraite ne suffira pas à ton dessein. L'éclat de la renommée suit toujours son possesseur ; en quelque lieu qu'il aille elle demeure avec lui partout où il veut s'arrêter et celui qui est estimé dans les villes ne laissera pas de l'être dans les champs et dans les bois. On ne saurait cacher le brillant de ce soleil, il paraît plus hautement parmi les ténèbres et attire à soi les yeux et les coeurs du monde. [88,5] N'as-tu pas ouï dire que Dandane (Dandamis : cf. Arrien L'Anabase, VII, 2), le plus fameux vieillard de tous les Brachmanes, fut visité d'Alexandre de Macédoine jusque dans le fond des solitudes les plus reculées des Indes ? Diogène le Cynique reçut le même homme dans le tonneau dont il se servait comme d'une maison mobile (Cf. Dion Chrysostome, Sur la royauté, 14). Des voleurs, apprivoisés par la seule vénération de la vertu de Scipion l'Africain, furent voir ce grand homme dans son petit hameau de Linternum, qui servait de solitude à ce conquérant de la plupart des parties du monde (Cf. Tite-Live, A.U.C. (Periochae), XXXIX). Les chefs des ennemis mêmes passèrent encore une fois la mer pour jouir de la présence de ce capitaine incomparable. Tite-Live recevait autrefois à Rome des visites de l'extrémité des Gaules et des Espagnes. Enfin, nous savons que quelques saints pères ont été visités des empereurs jusque dans les antres affreux de leurs hermitages. Je ne parlerai point de Salomon, pour qui les reines quittaient leurs trônes afin de venir se soumettre au sien. Disons en général qu'il n'y a jamais eu d'illustre qui ait eu faute de visites. Les amis et les proches se plaisent à s'entretenir les uns les autres mais les étrangers ne se plaisent qu'à voir. En effet, la présence des grands hommes a je ne sais quel douceur qui n'est ressentie que du sujet qui en jouit. Ne dis donc plus qu'il est fâcheux d'être visité ou, s'il y a de la peine, c'est une gloire laborieuse. [88,6] Après tout, si le fardeau de ta réputation semble t'accabler, considère que tu ne saurais t'en défaire sans te dépouiller de la vertu, qui est son principe. Si tu as de l'horreur de la quitter, comme tu dois en avoir, il te faut donc résoudre à porter gaiement un faix que beaucoup de personnes voudraient avoir chargé au prix de tous soins et par la perte même de leur vie. Tu possèdes à regret ce que d'autres souhaitent inutilement de posséder à plaisir. Rends-toi plus raisonnable et souffre d'être vu de ceux, qui n'auraient pas la passion de te voir, s'ils n'avaient de l'amour pour ton nom et pour ta personne. Tu crois être importuné de ce que plusieurs te louent et te courtisent de tous côtés mais en conscience aimerais-tu mieux être méprisé et abandonné de tout le monde ? Ainsi dans l'honneur qu'on te rend, au lieu d'en tirer du dégoût, songe à reconnaître ce don de dieu, il t'honore afin que tu te plaises à l'honorer et te repentes de l'avoir offensé. Toute la gloire et tout le bien, qui vient de l'homme à l'homme, vient premièrement de dieu, qui est la bonté même et le premier principe de la gloire. Et puis, si tant de respects et des visites si fréquentes sont ennuyeuses, l'amour et la vénération, qui en sont les sources, sont fort agréables. Si ton âme les sait bien goûter, ce qui te choque te semblera doux. Tempère l'amertume par la douceur, non seulement au sujet dont nous parlons, mais dans tout ce qui regarde cette vie où il est malaisé de trouver du miel sans que le fiel y soit mêlé et, encore, la force de ce qui est amer l'emporte bien souvent sur ce qui est doux. [88,7] Au reste ce n'est pas d'aujourd'hui que les cérémonies importunent ceux à qui on pense faire plaisir. Cela n'arrive que trop souvent et est arrivé de tout temps. On sait la plainte qu'en fit Vespasien au milieu de son triomphe, lorsque, s'ennuyant d'attendre que cette pompe solennelle eut passé, il se blâma soi-même d'avoir si vainement souhaité dans sa vieillesse un honneur qui n'était du, ni à lui, ni à ses ancêtres et qu'ils n'avaient jamais attendu (Suétone, Vie de Vespasien, XII, 3). Mais bien que le trop grand éclat ne doive pas de soi-même être souhaité, il faut le supporter pourtant et l'aimer à raison des causes d'un si bel effet, qui sont la vertu et l'industrie, qu'il ne faut jamais abandonner pour se défaire de l'autre. Un travail laborieux est bien plus souhaitable qu'un repos oisif. [88,8] Quant à ces faiseurs de révérence qui te choquent, Chrysippe le philosophe s'en est plaint aussi bien que toi et il n'y a que ceux qui se paissent de vents populaires qui s'y plaisent. Or je crois que ce qui fâchait cet illustre, c'était, qu'ayant un esprit fort subti et un extrème attachement à l'étude, il ne pouvait souffrir de se voir interrompu par des compliments trop fréquents et inopinés, qui, comme il le dit lui-même, "le troublaient et semblaient avancer l'appareil de ses funérailles" (Sénèque, Lettres à Lucilius, LVI, 3). Mais à bien prendre les choses, tu n'as pas beaucoup de sujet à te plaindre. Ce que tu recherchais est arrivé, qui était d'être connu du peuple, autrement tu ne serais pas exposé à la rencontre de tant de gens qui te font la cour. Tu pouvais demeurer caché, te reposer et te réjouir dans ton coeur, qui est la meilleure de toutes les vies, au jugement de quelques-uns. Mais vous voulez vous autres être connus et estimés dans les grandes villes et cependant demeurer oisifs et jouir d'un repos et d'une liberté parfaite, ce qui n'est autre chose que de souhaiter d'être immobile sur la mer parmi les plus grandes agitations de la tempête. En un mot, il y aurait de la superbe à ne pouvoir souffrir volontiers les discours officieux des amis qui vous honorent vu qu'il vous faut souffrir mêmes les injures des ennemis qui vous méprisent et qui vous persécutent à outrance.