[86,0] LXXXVI. DV BEAV TEMPS ET DES BONNES COMPAGNIES. [86,1] Puisque le beau temps te ravit, qui peut blâmer maintenant un esprit céleste de s'attacher à la terre, vu que vous le suspendez en l'air et mettez fixement votre affection en un élément qui est de tous le plus muable ? Attends toutefois un peu, et cet air qui te paraît serein et tranquille au dernier point, se couvrira de nuages et se troublera de telle sorte que tu croiras être en un moment sous un autre ciel. Certes j'aimerais mieux que la sérénité, dont tu me parles, fût dans ton âme que dans un corps inanimé. Ce calme te serait fort avantageux, qui ne serait sujet ni aux vents ni aux orages. Et puis quand tu me parles de la beauté de ton climat, sache que ce qui est le plus riant à la vue, n'est pas toujours le meilleur. Au contraire, nous trouvons que les provinces les plus sombres sont plus saines que celles qui ont l'air plus ouvert et l'Occident a pour ce sujet été préféré à l'Orient. Je ne te nie pas qu'un beau jour ne te doive égayer, car il n'est pas défendu de se réjouir des oeuvres de Dieu, pourvu que toute la délectation de l'âme se rapporte à leur auteur, comme à la source de tout bien et que dans les choses temporelles on loue le principe éternel qui les a produites. Autrement prends garde à ce qui est écrit: "Si j'ai vu le soleil dans son éclat", dit Job, "et la lune dans sa clarté, sans en tirer autre profit que de me réjouir intérieurement, et de baiser ma main, comme si ces astres n'avaient paru que pour me divertir, ou pour seconder mes voluptés, c'est déjà un très grand péché et comme un reniement du très haut". {Job, XXXI, 27-28} Tant il y a de danger à se mal servir des meilleurs sujets. [86,2] Tu voudrais que ce beau temps durât continuellement, mais bien loin de le pouvoir toujours souffrir, tu ne saurais le supporter même fort peu de jours. La vicissitude des temps a été à bon droit recommandée de plusieurs, principalement de l'orateur Romain, qui montre que sans leur changement la consistance des choses n'en serait pas si agréable. Ainsi quand tu désires une sérénité perpétuelle dans l'air, tu ne sais pas combien elle serait dans peu ennuyeuse. Il n'est rien de si détestable que la continuation ne rende dégoûtant en quelque façon et il n'est point de remède si efficace contre les ennuis de la vie que la variété des temps et des lieux. L'esprit humain s'entretient et se repaît par elle, ainsi que parle S. Augustin, et comme il ne peut s'assouvir par la qualité des choses, il s'assouvit en quelque façon par leur diversité. Ainsi ce qui lui plaît en un temps, le rebutte en l'autre. Il souhaite le frais en été, et le chaud en hiver. [86,3] {partie sans texte latin} Du beau temps tu passes aux compagnies, et espères passer pour homme d'honneur, parce que tu en fréquentes de bonnes. Mais toutes celles qui te semblent bonnes ne sont pas pour cela honnêtes. Il t'importe beaucoup de considérer avec quelles personnes tu lies commerce, car il en est quelques-unes et plût à Dieu qu'il n'y en eût pas plusieurs, dont la conversation est autant infâme qu'elle paraît charmante. Tu me répondras ici que tu sais bien qu'on ne peut acquérir de la gloire que par de bonnes voies, ou par la société des gens de bien, et que par ce dernier moyen tu espères devenir bon à leur exemple, ou du moins t'acquérir de la réputation par leur familiarité. Je t'avoue que la passion que tu as est une excellente marque, principalement dans un jeune homme, car s'il n'avait un bon naturel, il ne rechercherait pas la conversation des gens de bien. En effet, une certaine ressemblance est la cause et le lien de quasi toutes les amitiés et des unions les plus étroites du commerce. Prends donc courage: si tu égales ceux que tu prétends imiter, cela ira bien, sinon, pourvu que tu n'aies rien omis de ce qui dépendait de toi, toujours ta bonne volonté ne sera pas frustrée du prix de la louange et de la gloire qui lui est due. Et véritablement la première et la principale partie de la vertu c'est de vouloir le bien, et si cette volonté ne précède, la vertu ne suit pas. Ainsi je loue l'innocente vanité que tu tires de la familiarité des vertueux, pourvu que ce ne soit pas le gain, ou quelque autre basse espérance qui t'y porte, et que ton intention ne vise qu'à te rendre semblable à eux. Autrement ce qui ne se fait que pour la gloire seule ne mérite pas la vrai gloire. Mais on peut acquérir une réputation légitime par une honnête conversation et c'est quand une espérance louable et généreuse de réussir, ou dans le savoir, ou dans l'éloquence, ou dans les emplois tant de la paix que de la guerre, est suivie des observations nécessaires et d'une exacte imitation de ceux qui y ont emporté les meilleurs succès. Plusieurs sont autrefois devenus illustres, par une illustre fréquentation. Mais il te faut prendre garde que par quelque méprise tu n'aies pris de mauvaises guides au lieu des bonnes ou que par la rareté déplorable des gens de bien et par la disette des vertus de ce siècle, tu ne puisses arriver à la perfection où tu aspires. Il est vrai que moins tu auras d'exemplaires, plus tu auras de gloire, et seras plus estimé d'être un original qu'un imitateur.