[80,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 80 : Des bons maîtres. [80,1] Si tu as un maître excellent tâche d'être excellent disciple. Ne cesseras-tu jamais de te glorifier de ce qui n'est pa à toi ? La perfection de celui qui t'instruit fait mieux voir tes imperfections, si tu ne t'efforces de l'imiter. Je te le dis encore afin que tu ne l'oublies jamais. Ce qui te doit rendre illustre doit venir de ton propre fonds et non pas d'un réfléchissement externe. C'est à faire à ton maître de se servir comme il lui plaira et de se glorifier même de ses qualités, quoique, s'il est tel que tu dis, il sera plutôt modeste qu'orgueilleux ; quant à toi, nous verrons par ce que tu apprendras ce que nous devrons juger en ta faveur ou à ton désavantage. J'attends donc quel profit tu feras sous un si bon mâitre avant que te donner mon approbation. Combien de fols et d'idiots penses-tu qu'il y eut dans les études de Socrate et de Platon et combien a-t-on vu d'autres génies qui, sans l'aide d'un maître, se sont élevés d'eux-mêmes ? De telle sorte que, n'ayant jamais eu d'instructeurs, ils sont devenus instructeurs des autres. Nous ne lisons point que Virgile ait été sous la discipline d'aucun ; Horace ne fait mention du sien que pour l'appeler Pedan et avoue qu'il lui a fallu désapprendre ce qu'il lui avait appris (Cf. Horace, Épîtres, II, 1, 70 et Suétone, De grammaticis et rhetoribus, IX, 3). Cicéron voulut faire l'éloge du sien mais il ne put empêcher qu'il ne fut méprisé à Rome. Son fils, au contraire, ne fut qu'un ignorant, quoiqu'il fut instruit par le plus habile père du monde et par Cratippus qui passait en ce temps-là pour le prince des philosophes (Cf. Ciceron, Des devoirs, II, 8, 9). Personne n'ignore que ce jeune homme ne laissa pas dêtre extrèmement sujet à l'ivrognerie, quoique la seule vue de son père eût dû le rendre parfaitement sobre aussi bien que docte. Et quoique Platon ait appris dans l'école de Socrate, toutefois il y a plus de gloire pour lui d'avoir surpassé Socrate que d'avoir été sous sa discipline. [80,2] Enfin, tiens pour maxime que la science d'un maître peut bien être utiles à un disciple mais il n'en peut pas tirer de gloire ; au contraire, elle peut augmenter son ignominie en donnant un contraire à son ignorance et à sa fainéantise. Et puis tu as la porte fermée aux excuses aussi bien qu'à la vanité. Tout ce que tu sauras, on l'attribuera à ton maître et, à ta paresse, tout ce que tu ne sauras pas. Tu as donc maintenant sujet non pas de te glorifier mais d'aspirer à la gloire. On t'a proposé un exemple que tu dois imiter et égaler si tu peux, mais tu ne dois pas croire que tu sois incontinent semblable à ton maître par ce que tu es son disciple. Enfin, tu vois des perfections que tu n'as pas mais que tu dois souhaiter et tâcher d'avoir par ton industrie et par ton travail. Quelque soin qu'il prenne de ton avancement aux lettres, il ne fera rien si tu ne coopères à sa direction. [80,3] Tu as déjà vu que le fils de l'orateur Romain n'apprit que des vices quoiqu'il fut instruit de loin par l'éloquence même et de près par la sagesse. N'a-t-on pas connu des enfants des princes qui ont demeuré ignorants quoqu'ils eussent plusieurs maîtres fort habiles ? Il ne sert de rien de voir beaucoup de gens qui enseignent, s'il n'y a personne pour apprendre. La force de l'agent n'est pas bien employée quand le sujet, qui doit souffrir son action, est mal disposé. Certes, si pour regarder ou pour entretenir des hommes doctes on devenait docte, il y aurait toujours grande foule autour d'eux quoiqu'il y ait bien peu de personnes amoureuses du savoir et de la vertu. Mais les dieux, nous vendant beaucoup de biens au prix de la sueur de notre front, nous vendent la science au prix des travaux de l'esprit. [80,4] Après s'être vanté d'être disciple, tu te vantes d'être maître par un degré que ton mérite t'a acquis. J'avoue pourtant que je t'aimerais mieux voir encore sous la discipline parce qu'il n'y a rien de plus honteux qu'un maître mal règlé en ses moeurs. Au reste, tu n'as point mérité d'être maître qu'en étant bon disciple. Il faut que tu aies été humble et observant pour arriver à ce point de dignité et de gouvernement où tu es ; autrement, tu t'es éloigné du chemin qui t'y conduisait et tu n'es monté que pour tomber avec plus d'infamie que tu n'avais eu de témérité. Je sais bien que quelques-uns, comme j'ai dit, sont arrivés à la perfection du savoir sans l'appui d'aucun instructeur et que de grands hommes se sont vantés de cet avantage, non pas pour se préférer orgueilleusement aux autres mais nous donner un désir généreux de les égaler. Mais à celui-là, la bonté de l'esprit, le travail, le désir d'apprendre la contention et l'assiduité ont tenu lieu de directeurs et ils ont eu des maîtres secrets, s'ils n'en ont pas eu de publics. Mais je parle de ce qui arrive communément et non pas des accidents extraordinaires. [80,5] Au reste, persuade-toi que ce vain nom de maître que tu affectes de porter en a empêché plusieurs de le porter dignement parce qu'ils se croyaient plus eux-mêmes que les autres touchant leurs propres affaires et qu'ils pensaient être ce qu'ils s'imaginaient qu'ils fussent et non pas ce qu'ils étaient véritablement ; ils n'ont pas été, en effet, ce qu'ils pouvaient être. On vend quelquefois de mauvais vin qu'on fait prendre pour bon à des voyageurs qui ont soif et qui ne regardent pas tant la qualité de ce qu'ils boivent que le divertissement du lieu où ils se sont retirés. Mais s'ils se trompent au goût, ce n'est pas à dire que celui qui vend le vin se trompe pareillement. Cette comparaison est basse mais je m'en sers pour te déclarer une haute vérité. Il y a des gens si accoutumés à faire des fourbes que par un long visage d'abuser les autres, enfin, ils s'abusent eux-mêmes ; ils se persuadent ce qu'ils leur ont persuadé et prennent pour vrai ce qu'ils savent bien être faux. Pour conclusion, tire tant de gloire de ta dignité que tu voudras, si tu la méritais il n'y a rien de nouveau en cela, puisque ce n'est pas un grand degré d'élévation ; que si tu en étais indigne, au lieu de te causer du bien, elle te cause deux grands maux, en ce qu'elle te fait avoir la honte d'apprendre et fait mieux connaître ton ignoarnce.