[73,0] DE LA PERTE D'VNE BATAILLE. 1. Tu crois ne pouvoir jamais plus vaincre, parce que tu as été défait une fois. Tu dois pourtant commencer d'espérer ou tu cesses de craindre. C'est la suite ordinaire des passions, car comme l'espérance et la crainte regardent l'avenir, ce que tu craignais n'est plus et ce que tu peux espérer peut être un jour. Au reste tu n'as pas été entièrement vaincu, si tu conserves encore quelque partie de ton courage; mais si tu l'as perdu tout a fait, tu peux bien dire que tu as perdu plusieurs batailles dans une seule. Tu sais bien que Marcellus ayant été battu de son ennemi, l'alla battre le lendemain et triompha de son vainqueur. Jules César, après avoir reçu un grand échec à Durazzo gagna une victoire solennelle dans les plaines de Pharsale. Plusieurs encore en eut- du pis en de petites rencontres, qui ont eu du bon en de mémorables journées. L'aventure d'un seul jour n'abat pas le coeur d'un héros. Il n'est pas seulement courageux, il est encore constant, et ne cessant jamais d'agir vivement, il a de la patience pour souffrir en certaines occasions. 2. Si tu as été défait aujourd'hui, tu combattras demain avec plus de précaution. Les accidents malheureux sont des maîtres funestes à la vérité, néanmoins ils instruisent bien de. grands capitaines. Ils font voir les fautes dans les plaies mêmes. C'est ainsi que la stérilité fait reconnaître un bon laboureur, la chute d'une maison rend expert- un architecte, un bon écuyer montre aussi-bien sa dextérité à se bien relever qu'à se bien tenir. Enfin un pilote ne passerait pas pour habile, s'il ne s'élevait des tempêtes. On apprend quelquefois en faisant des fautes, aussi bien qu'en voyant faire des chefs d'oeuvres. Je te dirai encore que personne n'esi vaincu proprement que celui qui le croit être et qui perd l'espoir après avoir perdu le coeur. Ceux qui savent conserver leurs armes, conservent toujours quelque semence de victoire. Considère un peu la générosité des Romains, principalement dans la seconde guerre qu'ils firent. contre les Carthaginois, ils ne furent vaincus ni par la trahison de leurs alliés, ni par l'intelligence des rois -et des peuples ni par tant .de tristes événements qui semblaient les avoir réduits à l'extrémité. Ils ne firent jamais aucune mention de paix, et ne montrèrent pas le moindre signe de défiance de Ieurs forces, ils se résolurent seulement à réparer par le conseil, ce qu'ils avaient perdu dans le champ du combat. C'est adoucir la sévérité de la fortune par la force du-courage et la contraindre d'avoir honte de ses dispositions précédentes :et de ne suivre désormais que le parti des généreux, Ces vaincus donc se relevèrent de leur défaite, et ne se contentèrent pas d'épouvanter des ennemis. qui leur paraissaient formidables, mais encore ils gagneront tout le monde, après avoir failli à perdre leur ville. 3. Je trouve encore un autre avantage dans ta disgrâce, qui est que tu commences à apprendre que c'est que fortune; ta suite t'apporte ce bien, personne presque n'apprend gratuitement les grandes choses. L'expérience en instruit plusieurs, que l'école .avaient laissés ignorants. Ce qui ne pouvait passer dans leurs oreilles, a passé devant leurs yeux, l'adversité est souverainement instructive, elle nous désabuse au lieu que-bien souvent la prospérité nous séduit? Si tu es donc tombé par une secousse de la fortune lève-toi allègrement. Tu ne dois pas ramper, quoiqu'on t'ait prosterné à terre. La grandeur du courage ne se produit jamais mieux que lors qu'elle est puissamment attaquée de la fortune. Tu as maintenant une belle occasion de reconnaître tes forces et tes faiblesses. Que si tu as été vaincu à la guerre, ne te laisse pas vaincre au vice. Un homme qui a été défait en bataille conserve souvent sa vie et sa liberté ; mais celui qui esi vaincu par le vice perd à même temps l'une et l'autre. Il n'y a donc que ceux qui s'y assujettissent qui soient proprement vaincus. Car pour les défaites qui arrivent dans la guerre, elles sont quelquefois plus avantageuses à ceux qui les souffrent qu'a ceux qui en sont les auteurs. Que sais-tu, s'il ne te-faut pas dire, comme à Pompée le Grand, "Il était plus- dangereux- de vaincre que d'être vaincu". En effet celui qui perd une bataille souffre plus de dommage que celui qui la gagne, mais il commet moins de crimes. C'est pour-cela que quelques-uns n'ont pas seulement désiré d'être vaincus, mais encore de mourir par élection, et certes c'esl un bon trafic d'acheter. le- salut de l'âme au prix de la mort du corps. Mais 1'aveuglement. des hommes: est si grand que la plupart se réjouissent dé leurs maux, et s'affligent de leurs biens. Au reste ne penses pas être déshonoré, parce que. tu as été.vaincu. Tu-as souffert cette disgrâce par cas fortuit et non pas faute d'experience. La fortune n'est jamais plus inégale que dans les combats, elle peut beaucoup ailleurs, mais là elle peut tout. 4. Tu te dois consoler encore sur ce que si tu-as été vaincu, tu n'a pas été dépouillé; on peut ôter les armes à ceux qu'on a défaits, mais ils conservent les vrais biens qui sont les armes de l'âme. Comme ils les emportent de l'incendie et du naufrage, ils les emportent du combat. On peut sauver même non seulement ce qui étant caché au dedans ne peut être sujet aux impressions du dehors mais encore ce qui semble être le plus exposé à la violence. C'est pourquoi un homme qui est vaincu à !a guerre ne perd pas toute sa gloire, il peut emporter la réputation de grand capitaine, quoiqu'il ait perdu les armes et la vie même. C'est ainsi que les Grecs rapportent que Léonidas se trouva mort parmi les ennemis n'ayant pas tant été vaincu, comme lassé de vaincre. Lucain remarque aussi que ceux, qui furent défaits aux campagnes d'Émathie, gardèrent toujours l'ordre du combat parmi les confusions de la guerre. On dit encore.de la dernière guerre d'Afrique, qui fut faite contre Annibal, qu'on-ne pouvait ni mieux ranger une armée, ni combattre plus vaillamment, suivant le témoignage que les vaincus donnèrent aux vainqueurs et les vainqueurs aux vaincus.. ll n'appartenait qu'à eux d'en parler, comme d'en juger. Je conclus donc que celui-là n'a rien perdu à la guerre, qui a conservé son honneur parmi ses disgrâces. Il a bien fait de son côté si la fortune a mal fait du sien.