[69,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 69 : De l'amour. [69,1] Tu prends grand plaisir à brûler d'amour et t'estimes le splus heureux homme du monde parce que ton affection n'est pas malheureuse comme celle de plusieurs autres. Persuade toi que tu es tombé dans un piège d'autant plus dangereux qu'il t'est agréable. Tu fais bien au reste d'avouer que tu brûles d'amour car, en effet, l'amour est un feu secret qui consume tout en public, c'est un enfer dont les sols font leur paradis. C'est une plaie qui plaît, un venin qui a bon goût, un doux amertume, une malade qui délecte, un supplice qui attire et une mort qui a l'apparence de vie. Tu me diras ici que ce qui rend ton mal plus charmant est que tu te vois autant aimé que tu aimes et qu'en donnant ton coeur, tu as pris celui de plusieurs personnes. Mais si tu peux répondre de l'un, tu es fort mal assuré de l'autre, tu connais bien tes inclinations mais celles d'autrui sont des énigmes pour toi et il y a des naturels si cachés qu'ils ne haissent jamais davantage que lorsqu'ils font semblant d'aimer. Ils n'embrassent pas pour caresser quelqu'un mais pour l'étouffer. [69,2] Tu t'en rapportes sans doute aux protesttions de ta femme c'est-à-dire tu crois puiser la vérité dans le puits du mensonge et de la dissimulation. Ne sais-tu pas que les femmes n'ont point de foi que pour être infidèles avec plus de précaution ? Puisqu'Ève trompa Adam, tu n'es pas impeccable pour ne pas être trompé d'une moitié de toi-même. C'est ta femme qui t'a persuadé ce qu'elle a voulu pour faire plus sûrement ce qu'elle veut. Et puis, il n'est pas malaisé d'abuser des personnes qui recherchent d'être abusées. Il n'y a point d'homme qui aime qui ne soit aveugle sitôt qu'il est enflammé et il chasse d'abord la prudence de son esprit pour n'y laisser règner qu'une sotte crédulité. On lui fait mille serments mais il ne prend pas garde qu'en fait d'amour on tient pour maxime que c'est une vertu que de fausser tous les serments les plus solennels parce qu'on regarde là les intérêts du coeur et non pas ceux de la conscience. Je veux qu'une personne t'ait confirmé sa promesse par écrit, assure toi qu'il a écrit sur l'eau quoiqu'il ait écrit sur du papier et que n'ayant d'autres témoins que les vents, tu serais bien en peine à la convaincre. Enfin, apprends de moi qu'il ne faut croire à pas une femme et beaucoup moins à celles qui, ayant perdu leur honneur, ne sauraient garder leur parole. Si tu considères la faiblesse de leur sexe, la force de leur malice, leur constante légèreté, leur accoutumance à mentir et à tromper les honnêtes gens sous couleur de les obliger, tous ces objets, dis-je, te feront voir que tu ne dois jamais plus te défier d'elles que lorsqu'elle te semblent capables d'une plus grande confidence. [69,3] Tu attendais peut-être ici que je te dise avec le maître d'impureté que, puisque ton amour te réussit, tu ne dois pas le prendre pour une disgrâce ni refuser le calme qui se présente après une grande tempête. Je sais que ce que tu prends pour faveur est un présage de ta perte et ce que les abusés nomment repos je le nomme inquiétude. Ainsi je t'avertis de t'enfuir d'autant plus promptement du milieu du feu que tu dis qu'il t'embrase avec beaucoup d'agrément. Les maux sont extrèmement dangereux quand ils passent pour des biens. Ils ne tuent que lorsqu'ils plaisent. Les commencements les plus égayés sont ceux qui ont d'ordinaire les plus funestes issues. Davantage cet amour réciproque dont tu te vantes rend ta condition pire qu'au lieu que tu crois qu'il la rend meilleure. Un double noeud ne sert qu'à te lier plus fortement et tu es plus élogné de ta liberté ayant plusieurs chaînes que si tu n'en avais qu'une. J'aurais plus d'espérance de ta guérison si tu aimais seulement sans être aimé. Car, encore que quelques-uns pensent que la facilité que l'amour trouve en son objet n'est pas moins nuisible que la difficulté qu'il y rencontre, parce que le coeur se plaît aux ouvertures aisées et s'obstine à rompre tous les obstacles qui se présentent. Pour moi, j'estime au contraire qu'il n'y a rein qui porte tant à l'amour que l'assurance qu'on a d'être aimé, comme, au contraire, pour détourner quelqu'un de l'amour, il ne faut que lui faire connaître qu'il est haï ou traité comme indifférent quelque zèlé qu'il puisse être. [69,4] J'avoue qu'il est bien difficile de persuader à un amoureux qu'il n'est point aimé parce qu'il se figure qu'il l'est, s'il ne l'est pas véritablement. Ceux qui s'affectionnent à l'erreur ne se laissent pas volontiers désabuser. Ce sont les hommes passionnés qui rêvent souvent en veillant et qui s'assurent de ce qu'ils songent comme de ce qu'ils voient. Ils sont des létargiques puisqu'ils ne sentent pas leur mal et ils ont un peu de folie n'ayant pas grande appréhension de leur malheur. C'est contre la nature d'aimer son désavantage mais c'est aussi contre la raison. Plût à dieu que tu eusses autant d'aversion pour l'amour que tu y as d'inclinations, tu relèverais plus promptement de maladie et recouvrerais bientôt ta santé. Nous quittons volontiers ce qui nous rebute. Mais l'agrément entretient l'indisposition d'une âme ; un homme qui se plaît à languir ne reprendra jamais sa vigueur. On trouve des remèdes pour guérir des maux violents mais non pas pour ceux dont on craint la guérison. Un fébricitant est désespéré quand la fièvre passe en nature. [69,5] Mais peut-être ne mets tu pas tant ton plaisir à aimer comme ta plus grande gloire? Tu crois qu'il n'appartient qu'aux coeurs nobles d'être passionnés pour de beaux sujets. Il est vrai que, comme chacun peut penser ce qu'il lui plaît, il en peut aussi parler dans la liberté. Pour moi, j'estime que cet emploi que tu crois être si digne d'un homme d'honeur est une occupation d'esclave. C'est proprement l'affaire des oiseux et des fainéants. L'amour ne saurait nous relever le coeur vu qu'il abaisse celui des plus grands hommes du monde. Il faut être mol pour être amant. Je te dirai ici des choses que tout le monde sait et qui néanmoins étonneront tout le monde. La souvenance des grands effets est presque aussi ravissante que leur première connaissance. Je ne m'amuserai pas à rapporter tous les exemples qui seraient propres de ce sujet car cela n'est ni possible ni nécessaire. Regarde seuelement d'une seule vue les deux plus grands conquérants que la terre ait jamais porté et tu reconnaîtras que le flambeau de l'amour a obscurci tout le lustre de leurs exploits. Jules César, après avoir été vainqueur dans les Gaules, dans l'Allemagne, dans l'Angleterre, dans l'Espagne, dans l'Italie, au Pont, dans la Thessalie, dans l'Égypte, dans l'Arménie, dans l'Afrique et derechef pouvant triompher absolument dans l'Espagne, se voit vaincu dans Alexandrie par les attraits d'une coquette. Il veut être empereur et cependant il se déclare serviteur d'une princesse. Hannibal, aussi, après avoir gagné la bataille de Pavie, celles de Trébie et du lac Trasimène, après avoir abattu à Cannes toute la grandeur de Rome, fut pris par une courtisane dans une ville de l'Apulie (Cf. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, III, 16, 4). Cette lâcheté ne le rendit pas seulement infâme mais encore inexcusable. Une défaite si honteuse était un présage des disgrâces qu'il devait recevoir en son pays. Celui qui s'asujettissait à une femme ne pouvait guère plus résister aux hommes. [69,6] Juge maintenant si ce mal n'est pas bien puissant, qui a corrompu de si bons courages. Il est doux et néanmoins il a dompté la force même. Il a lié les bras les plus robustes du monde avec de faibles chaînes. Je ne parlerai point ici de ces histoires fabuleuses que plusieurs prennent pour de véritables exemples. Je ne dirai pas que Jupiter fut aussitôt bête qu'amant. Que Mars quitta sa férocité généreuse pour s'abandonner à la douceur des plaisirs. Qu'Hercule maniait le fuseau pendant qu'Omphale tenait la massue et domptait le dompteur de tous les monstres par une irrégularité prodigieuse (Cf. Zénon de Vérone, Traité, I, 1, 11). Je ne représenterai point ici la mort de tant de personnes à qui l'amour a ôté la vie. Un autre te ferait voir un Léandre englouti dans les eaux parmi les ardeurs de son affection, une Byblis qui, en sanglotant, jette le dernier soupir et se change en rocher à force de jeter des larmes (Cf. Ovide, Métamorphoses, IX, v. 663 sqq.). Une Procris qui est tuée de la main de son amant et qui reçoit une plaie mortelle par l'effort de celui qui ne vit que dans sa vue. Un Pyrame qui se perce le coeur d'un poignard croyant qu'un lion a déchiré le corps de sa chère Thisbé et cause l'infortune de celle dont il croit suivre la disgrâce. un Iphis qui s'étrangle de désespoir et ne veut plus vivre au monde ne pouvant plus vivre amoureux. On te proposerait encore ces histoires plus connues comme elles sont plus certaines de ces capitaines grecs qui combattaient moins par haine que pour l'amour. Tu découvrirais les incendies de Troie que l'affection a plutôt causés que l'inimitié et tu serais étonné de voir que la beauté t'eut donné une si laide perspective. Mais sans nous arrêter à tant de divers événements, ces deux premiers exemples suffisent, comme étant les plus assurés et les plus illustres tout ensemble. Après cela, croiras-tu trouver du bien dans l'amour ayant vu que c'est la pépinière de tous les maux. [69,7] Tu me diras ici que je blâmerais bien la haine puisque je blâme l'amour.Véritablement, à les prendre comme tu fais, l'un me semble aussi blâmable que l'autre. Il ne faut pas penser qu'une chose soit bonne simplement pour être contraire à une mauvaise. Il y a deux extrèmes opposés entre eux, qui sont également mauvais parce qu'ils sont également éloignés du milieu où consiste la vertu. Quoiqu'il en soit, tu trouves que c'est une chose bien souhaitable que d'aimer et te persuades qu'il n'y a rien de meileur que ce que j'appelle mal. Mais quoique tu ne veuilles pas changer d'opinion, sache que ton opinion ne change pas la constitution des choses. J'avoue bien qu'à parler raisonnablement l'amour et la haine sont deux passions indifférentes de leur nature. Car, comme c'est une chose louable de hair le vice et d'aimer la vertu, c'est un cas blâmable de hair la vertu et d'aimer le vice. Enfin, tu trouveras fort peu de sujets dignes de mépris ou de louange qui ne semblent changer de qualité en changeant de circonstances. Ce qui est louable devient honteux et ce qui est honteux devient louabale. Puis donc que l'amour de soi n'est ni bon ni mauvais, c'est à toi de voir que ce que tu aimes ne le rende point mauvais sous quelque apparence de bonté. Les passions nous rendent aveugles devant que de nous rendre malheureux. [69,8] J'entends que tu me réponds que tu n'aimes que ce que les autres chérissent et qu'il faut n'avoir point d'yeux pour ne pas avoir des sentiments conformes aux tiens. Considère pourtant que bien que tous ne semblent avoir qu'un même coeur tous n'aiment pas une même chose. Il s'est trouvé des personnes qui ont brûlé d'un tel amour pour dieu qu'elles se sont oubliées elles-mêmes et ont pris pour gain de pouvoir perdre leurs biens et leur vie pour lui. D'autres ont fait pour la considération de la vertu ou de leur patrie ce que plusieurs ont fait pour le créateur. J'en apporterais ici certain nombre d'exemples, s'ils n'étaient absolument innombrables. Tu répliques à cela que tu n'as jamais été dans le ciel pour cesser d'aimer les beautés qui sont sur la terre et que la vertu étant invisible tu ne peux chérir que ce qui se voit. Ton excuse ne te sert que de sujet de confusion. En effet, tu n'aimes rien de grand si tu n'aimes rien qui ne soit visible. Outre que tu sembles renoncer à l'Écriture sainte en renonçant à la raison. Le christianisme ne nous apprend-il pas qu'il faut plutôt aimer ce qui ne se voit point que ce qui se voit parce que tout ce qui est visible est temporel nécessaierement au lieu que les choses invisbles sont éternelles ? (Saint Paul, 2e Lettre aux Corinthiens, IV, 18) mais il y a des aveugles volontaires qui ne savent rien aimer d'immortel parce qu'ils ne savent rien concevoir que de changeant. Ils recherchent des choses qui périront avec eux et couvrent des sujets déshonnêtes d'un beau prétexte d'honnêteté. Ils appellent amour ce qui n'est qu'infamie et lubricité. Ils font leur idole de leur passion. Ils la prennent pour un dieu et lui rendent de grands honneurs afin qu'il cache leur honte. Ils devraient pourtant considérer qu'un dieur a trop de bonté pour nous conseiller de faire du mal. Sois donc idolatre comme les autres, n'étant pas moins insensé ; brûle de l'encens devant une divinité qui te fera peut-être brûler éternellement. N'attends pas qu'elle t'emporte dans le ciel mais crains plutôt que le dieu du ciel ne te précipite dans les enfers en compagnie de ton idole. [69,9] Voyant que tu n'as point de raison dans ton procédé, tu en cherches dans ta jeunesse et crois qu'il est permis d'être fol parce que tu n'es guère âgé. Tu me demandes pardon d'une faute que tu fais contre toi-même. Je ne m'offense que de voir que tu t'offenses impunément. Tu as dessein de périr puisque tu pousses ton vaisseau contre les écueils. Au reste, tu n'es pas dispensé d'être sage quoique tu sois éloigné de la vieillesse. La vertu n'est point attachée au temps ni au sexe. Et puis, tu dois avoir d'autant plus de soin de ne point faillir que tu es en danger de faillir toujours. Je sais bien que cette façon de vivre te plaît et que tu ne te peux imaginer qu'elle soit illicite parce qu'elle t'est agréable. Mais représente toi que si c'est un grand malheur de faillir, c'en est un plus grand de se plaire dans ses fautes et que c'est l'extrémité de tous les crimes que d'excuser ce qui est inexcusable et d'aimer le péché comme un bien, quoique ce soit le plus grand mal de la nature. La folie est arrivée à son dernier point lorsque dans l'esprit d'un homme la volupté passe pour la bienséance et qu'il n'y a rien qui semble être honnête que ce qui est délectable. [69,10] Et ne me dis point que tu ne veux pas cesser d'aimer parce que tu ne t'en peux pas empêcher. Crois moi que tu le pourrais si tu le voulais efficacement et tu le voudras peut-être lorsque tu y penseras le moins. Le mal qui te tourmente est d'une telle nature qu'il prend son remède du temps, ayant refusé de le prendre de la vertu. Réjouis-toi maintenant tant que tu voudras, je sais que tu t'en affligeras un jour. Tu ris dans ton songe mais tu pleureras sitôt que tu seras éveillé. Tu as beau dire beaucoup de choses sur ce sujet mais la brièveté me contraint de parler peu. J'avancerai néanmoins que c'est là une des plus grandes extravagances des amoureux, qui paraît non seulement dans les moeurs du peuple où la fureur semble plus excusable, parce que la coutume la lui fait passer en nature, mais encore dans les déportements de ceux qui, devant faire la leçon de sagesse aux autres, ne leur apprennnent que la folie. Les poètes grecs et latins ont employé presque tout leur loisir à décrire leurs amours ou celels de leurs amis et ont pensé acquérir la gloire de l'éloqeunce par l'infamie de leurs moeurs. [69,11] Sappho semble excusable dans la liberté de ses vers parce que la légèreté de son âge et de son sexe la dispense en quelque façon d'une extraordinaire sévérité. Mais que dira-t-on d'Alcée et d'Anacréon, qui, ayant fait de beaux exploits pour la république, se sont plutôt vantés d'être poètes que capitaines ? Ils ont mieux aimé publier les effets de leur affection que de leur vaillance. Il n'est pas nécessaire de faire ici mention d'Ovide, de Catulle, de Properce et de Tibulle dont tous les ouvrages sont faits sur des sujets d'amour de sorte qu'on peut dire que leur coeur y a plus travaillé que leur esprit ou que leur esprit n'a été que l'interprète de leur coeur. Mais il faut pardonner en quelque façon aux poètes pour blâmer les philosophes. Ceux-là semblent avoir une dissolution bienséante mais les folies de ceux-ci sont d'autant plus grandes qu'ils font une profession de sagesse plus particulière que les autres. Ils se mêlent de nous guider et ne savent pas se conduire eux-mêmes. Il est vrai que les sages de Rome ont été en ce point plus retenus que les Grecs; ils ont blâmé l'amour comme le principal sujet de leur haine. Les autres, au contraire, faisaient état d'une insensibilité apparente mais ils étaient fort sensibles en effet. Ceux qui étaient les plus austères en public étaient les plus dissolus en particulier. Les Stoiques, qui ne s'émouvaient point par des passions vioentes, se laissaient volontiers toucher aux douces. Platon même que tous nomment le divin a été en ce sujet homme comme les autres. [69,12] J'avoue que dans leur erreur ils enveloppent toujours quelque espèce de vérité. Ils ont raison de dire que le sage aura de l'amour cra, pourvu que l'affection soit bien ménagée, elle ne peut être mauvaise. En effet, le sage, qui voudra remplir son nom par ses oeuvres, aimera dieu dont l'amour ne reçoit point d'autre limitation que celle de l'aimer outre mesure. Il aimera le prochain comme soi-même. Il se passionnera pour la vertu, pour la sagesse, pour sa patrie, pour ses enfants, pour ses frères, pour ses parents et amis, et, pour montrer qu'il les chérira infailliblement, il aimera même ses ennemis. Ce ne sera pas un effet de la sagesse naturelle mais une pratique des maximes de la sagesse incréée. Il ne les aimera pas pour l'amour d'eux-mêmes mais pour l'amour de celui qui défend de les haïr. Il te fâche sans doute de voir la liste des choses aimables sans y trouver la beauté. Car Cicéron dit que l'amour n'est autre chose qu'un effort que fait la nature pour établir une espèce d'amitié sur les fondements de la bonne grâce du corps. Il n'est point d'esprit si aveuglé qui ne voie ce que c'est que cette beauté. C'est pourquoi l'orateur romain demande avec raison quel est cet amour d'amitié qui n'a point de consistance dans un sujet variable (Cicéron, Tusculanes, IV, 70). D'où vient que nous n'aimons jamais ni un jeune homme laid ni une belle vieille ? Cest que l'âge et la juste proportion du corps avec leurs agréments ordinaires sont les causes d'une amtié à qui on baille un nom honnête pour couvrir les effets de son infamie. Il faudrait appeller lubricité ce qu'on appelle affection. Mais, si ces belles dénominations trompent les ignorants, elles n'abusent pas les habiles. Ils regardent plus l'essence que les qualités des choses. Ils voient clair où les autres ne voient goutte. [69,13] Tant y a que, s'il y a quelque sorte d'amour qui puisse être permise au sage, il faut qu'elle soit éloignée de toutes les apparences de folie. Pour donner du repos à l'âme il faut qu'elle soit sans inquiétude. L'honnêteté ne compatit pas avec des désirs honteux et ces soupirs qui tiennent de la mollesse des femmes ne sont pas dignes d'un homme. Enfin, le sage, qui ne cherche que la tranquillité de son esprit, se doit éloigner de tous les sujets de trouble. En effet, les paiens mêmes ont reconnu que la paix de l'âme ne peut subsister parmi les guerers civiles que les passions excitent dans notre coeur et un homme ne peut être doué d'un grand jugement s'il a la moindre inquiétude. Au reste, la vérité des choses ne se peut pas changer par le discours, quoique de belles paroles en puissent couvrir l'apparence. Or, nous avons entrepris de ne parler ici que de l'amour charnel, qui cause une infinité de maux, quoiqu'il semble être la source de beaucoup de biens. C'est ce que j'avais à dire au sujet des stoïciens. Je viens maintenant à Platon, qu'on appelle le prince des philosophes ou plutôt le dieu des sages. Plusieurs parlent diversement de lui, mais en des questions douteuses, il ne faut pas suivre le jugement du plus grand nombre mais du plus sain. [69,14] Platon donc, quoique grand personnage, a écrit beaucoup de choses sur le sujet de ses amours déshonnêtes, quoiqu'à parler véritablement, les passions même honnêtes semblent être indignes d'un philosophe. Enfin, il a voulu passer pour brutal après avoir passé pour divin. Il ne s'est pas contenté de faillir en secret, il a rendu ses fautes publiques. Il n'a non plus appréhendé le jugement de son siècle que la censure de toute la postérité. L'impétuosité de son affection a banni toute crainte de son coeur. Il n'est jamais plus doux que lorsqu'il écrit sur un sujet méséant. Ce soleil ne paraît que dans l'ordure et Platon ne parle jamais si bien que lorsqu'il parle comme Épicure. Un si grand exemple a persuadé à plusieurs qu'ils pouvaient pécher vertueusement et acquérir de l'honneur en composant des ouvrages pleins d'infamie. Ils ont produit au jour ce qui ne devait jamais voir que la lumière du feu et qu'ils ne concevaient que pour l'étouffer dans sa première naissance. Plusieurs encore prendront de là sujet de faire voir leurs folies sous prétexte d'imiter un homme parfaitement sage mais ils se peuvent bien assurer que, puisque j'ai blâmé Platon, je ne les louerai pas. J'aime bien un philosophe mais j'aime plus la bienséance. Au reste, comme j'ai dit beaucoup de choses pour reprendre cette manie, j'en pourrais bien dire autant pour y apporter quelque remède. Car, pour la consolation que tu crois tirer des vers au milieu de tes plus grandes afflictions, souviens-toi qu'un poète a dit que c'est être fol que de croire que deux petites lignes mesurées puissent apaiser de grandes douleurs (Horace, Sermones, I, 2, v.109-110). Ce n'est pas fort soulager l'esprit que de géner l'imagination pour produire beaucoup de rimes. Et puis le discours et le chant même entretiennent l'amour tant s'en faut qu'ils le détruisent. Ils l'allument mais ils ne l'éteignent pas. Ils l'aigrissent plutôt qu'ils ne l'adoucissent. Il s'ensuit de là que les remèdes que tu prends pour gérir ton mal le font empirer. Tes plaies n'ont garde de se fermer vu que l'appareil que tu y mets ne sert proprement qu'à les rouvrir. [69,15] Je connais maintenant que les avertissements te sont profitables sur la fin bien qu'au commencement ils te fussent désagréables. L'expérience te guérit autant que mon raisonnement et tu ne cherches plus de nouveaux motifs mais plutôt des préservatifs contre un mal dont tu auras affaibli la violence. Je te dirai premièrement que plusieurs se sont mis en peine d'en chercher mais la plupart ont pris du poison pour un remède. Ovide, entre autres, est un étrange médecin vu qu'il aime plus la maladie que la santé de ceux qu'il traite; il fait le sérieux en certains endroits mais il a toujours beaucoup de légèreté. Il pèche même en quelques points contre l'honnêteté qu'il fait semblant d'autoriser. En un mot, il affaiblit volontairement la force de ses avis et cesse dêtre efficace parce qu'il est prévaricateur. Il ne s'en prend pas à l'amour mais à la rigueur des amantes. Il traite plutôt des désespérés que des malades. D'autres ont écrit d'une façon différente sur le même sujet. Cicéron, entre autres, en a parlé avec autant de brièveté que d'efficace de raison. Enfin, je ramasserai ici beaucoup de points que j'ai vus séparés en divers lieux et donnerai plusieurs remèdes pour plaire à toutes sortes de goûts. [69,16] le premier est le changement du lieu qui aucune fois n'est pas moins salutaire aux infirmités de l'âme qu'au maladies du corps. Après cela, je te conseille de fuir les occasions et de ne penser jamais à cet objet qui faisait toutes tes pensées. Tu y auras de la peine mais tu y auras du profit. Souviens toi encore de t'occuper fortement puisqu'il est certain que l'amour n'est que l'emploi ordinaire des oiseux. Les premiers soucis s'effaceront par l'impression des seconds et l'âme, étant divertie, se verra guérie insensiblement. Une belle inquiétude te fera trouver un parfait repos après tant de vains empressements. Considère encore sans intermission que ce qu'on recherche avec tant de difficultés par les poursuites d'amour est une chose autant éloignée du parfait contentement qu'elle est proche de l'infamie. On la perd à même temps qu'on la possède. On l'estime en la désirant mais on trouve que ce n'est rien quand on en jouit. Représente-toi derechef que tu peux bien te satisfaire autrement qu'en te mettant à la torture et que ce qui est extrèmement méprisable ne te peut pas acquérir d'honneur. La honte a guéri plus d'amants que la raison. Les grands coeurs craignent moins la peine que le mépris. Ils se rendent sages en particulier pour ne pas être le jouet du public. Ils aiment mieux être honorés que contents ou plutôt ils ne sont jamais contents que lorsqu'ils se voient honorés. Ils font rélexion sur l'ignominie qui suit l'amour et qui, ne portant aucun fruit, produit beaucoup de malheurs ; elle ne donne de l'agrément que pour causer du repentir. Elle flatte nos sens pour surprendre nos esprits. En un mot, elle est d'autant plus dangereuse qu'elle semble plus désirable. [69,17] Enfin, il te servira beaucoup pour l'effet dont je parle de prendre de bonnes opinions en rejettant les mauvaises. La vérité détruira l'erreur. Au lieu donc d'excuser ta maladie, accuse plutôt ta faiblesse. Persuade toi que ce n'est ni la nature ni le destin ni les astres qui te portent à l'amour mais seulement la légèreté de ton esprit et la liberté de tes désirs. Il ne tient qu'à toi de guérir sitôt que tu cesseras de vouloir être malade. Brise ces chaînes d'une douce accoutumace et tu te verras parfaitement libre. Fais toi un peu de violence pour te faire beaucoup de bien. Je te conseille d'entreprendre une chose bien difficile mais tout est aisé à ceux qui veulent agir efficacement. L'orateur Romain observe fort sagement "qu'il n'y a point de passion si échauffée dans notre âme qu'il n'y vienne pas une froideur de jugement ; elle est volontaire quoique nous nous imaginions qu'elle tient de la nécessité. Elle n'a point de forces que celles que notre faiblesse lui donne. En effet, si l'amour était une chose naturelle, tous les hommes aimeraient également, ils aimeraient toujours et leurs diverses affections n'auraient jamais qu'un même objet ; les uns ne seraient pas détournés de leur inclination par la honte et l'assouvissement ne changerait pas le désir des autres. Enfin, une pensée raisonnable ne pourrait pas tout d'un coup renverser les ordres de la nature" (Cicéron, Tusculanes, IV, 76, 12). [69,18] Il faut remarquer ici que l'assouvissement dont j'ai parlé est pris par quelques-uns pour un remède d'amour. Et, certes, l'amour descend quand il ne peut plus monter et le désir est étouffé par la jouissance. D'autres disent qu'un nouvel amour chasse le vieux, comme un clou repousse l'autre. Or quoique Josèphe témoigne que cet expédient fut favorable au roi Artaxerxès (Cf. Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques, XI, 6, 1), que l'Écriture sainte nomme Assuerus, je ne doute point de l'événement mais je doute bien de la bonté de son élection. Ainsi je dis que ces deux remèdes sont toujours fort dangereux, quoiqu'aucune fois ils puissent être profitables. Que si ni ceux-là ni les autres n'ont le pouvoir d'opérer ta guérison, je te conseille de rechercher les causes de ta maladie pour en détruire l'effet. Or, ce sont, à mon avis, la santé, la bonne mine, les richesses, la jeunesse et l'oisiveté, qui n'est pas tant un vice particulier comme l'entretien général de tous les vices. Tout ainsi donc qu'on guérit les maladies du corps par l'opposition des contarires, on peut guérir de même façon les maladies de l'âme. Voilà pourquoi l'indisposition du corps rabattra cette fougue que l'embonpoint entretient. la laideur sera comme le contrepoids de la beauté. La pauvreté corrigera les excès où les richesses te portent. Une grande affaire occupera même l'oisiveté. La vieillesse avec sa pesanteur judicieuse châtiera toutes les légèretés de la jeunesse. Voilà les derniers remèdes que je te donne ; ils sont fâcheux à la vérité mais ils sont fort salutaires. La grandeur de ton mal ne demande pas de petits lénitifs. Après tout, je ne suis pas cruel pour souhaiter ta guérison. Je t'effarouche en apparence pour t'obliger en effet.