[67,0] LXVII. DE L'EXIL. [67,1] Après t'être plaint du jugement, tu te plains de sa peine, qui est le bannissement que tu trouves fort injuste. Mais aimerais-tu mieux être condamné à un exil légitime ? Ce que tu prends pour le comble du malheur, est au contraire un bonheur pour toi? car tu as pour consolatrice et pour compagne de ton injuste exil la justice même, qui abandonnant des citoyens iniques t'a suivi et se trouve bannie avec toi. [67,2] Mais quand tu parles d'injuste exil, y as tu été condamné par un prince légitime ou par un tyran, par le peuple, ou par un ennemi, ou par toi-même ? Si c'est par un roi, ou ton exil ne peut être injuste ou le roi ne sera pas juste, ni par conséquent véritable roi ; si c'est par un tyran, réjouis-toi d'avoir été chassé par un homme, sous qui les gens de bien sont bannis, pendant que des voleurs règnent. Si c'est par le peuple, il suit sa coutume et comme c'est un tyran à plusieurs têtes il n'eût jamais banni un homme qui lui eût ressemblé ou applaudi. Ne t'imagines donc pas d'être éloigné de ta patrie, mais de la compagnie des méchants et crois que tu n'es pas forcé d'aller en exil mais dans le quartier des bons citoyens. Si c'est un ennemi qui t'a rélégué, considère le peu de mal qu'il t'a fait ; certes il ne t'a pas traité avec beaucoup d'hostilité, vu qu'ayant tout pouvoir sur toi, il s'est contenté de t'ôter ton pays quoiqu'il t'ait laissé l'espérance. Si c'est toi-même qui aies choisi ton éloignement, par l'aversion que tu avais des moeurs du peuple ou d'un tyran, bien loin de t'affliger de cette noble élection, tu dois te réjouir d'avoir préféré la vertu à ta patrie. Tu as là un sujet, je ne dirai pas d'exil mais d'absence, qui bien loin d'être funeste, est honorable et mérite d'entre envié et souhaité de tous les gens de bien. C'est ainsi que Pythagore abandonna volontairement Samos, que Solon sortit d'Athènes et que Scipion s'en alla comme particulier d'une ville qu'il avait rendue triomphante et maîtresse de tant de peuples. [67,3] Et puis considère que l'exil a rendu plusieurs personnes illustres, qui ne l'eussent peut-être pas été autrement ; ce qu'il y a certain revers impétueux de la fortune, qui font connaître des hommes qui resteraient inconnus. Rien ne t'empêche d'être du nombre de ceux qui font éclater leur réputation par le choc des adversités, comme on tire du feu des cailloux qui s'entre-heurtent.Tu trouveras dans les histoires de grands compagnons de ton exil, et leur illustre societé sera capable, non seulement d'amoindrir les ressentiments de ton malheur, mais de t'en ôter même le souvenir. [67,4] Camillus ne fut pas moindre dans son exil qu'à la maison ; il fut aussi grand banni qu'il était grand citoyen, et comme il avait gagné beaucoup de victoires et conduit au Capitole des triomphes aussi considérables pour leur justice que pour leur heureux succès ; enfin étant chassé de là, il ne laissa pas de saluer encore une patrie si ingrate et lui rendit toujours de bons offices, quelque mauvais traitement qu'il en avait recçu. Je t'avoue qu'il est malaisé de trouver un exemple d'un exil aussi illustre que celui là. Rutilius pourtant et Metellus furent si peu touchés de leur rélégation que le premier, étant appelé par celui aux moindres volontés duquel c'était un crime capital de ne pas obéir, estime si fort son exil qu'il méprise de revenir ? soit de peur de s'opposer au sénat et aux lois, bien qu'illégitimes de sa patrie, soit de peur d'être en état de se voir encore banni. L'autre revient de l'exil avec le même visage et le même coeur qu'il était parti de la ville. [67,5] Joignons Marcellus à ces héros : ce fut le dernier qui tomba dans les temps des guerres civiles, et qui, étant banni, non seulement ne perdit rien de sa constance ni de l'application qu'il apportait aux arts liberaux; au contraire, il s'y attacha plus fortement et se voyant délivré des soins de la République, il s'adonna si ardemment à la culture de son esprit qu'il ne semblait pas tant envoyé en exil qu'a l'académie et à l'école des plus illustres philosophes. On peut observer le même au sujet de Cicéron dont l'éclat est encore plus grand par celui de ses oeuvres, comme par une connaissance plus particulière qu'il avait des bonnes lettres et dont le malheur spécieux peut servir de soulagement à toutes sortes de personnes, non seulement dans l'exil mais encore dans la prison, dont les plus épaisses ténèbres peuvent être éclairées par la lumiere des écrits de ce divin orateur. [67,6] Si nonobstant ces raisons et ces exemples ton éloignement t'ennuie encore, prends un peu de patience. L'exil, s'il est de peu de durée, te remettra bientôt dans ta patrie, et s'il est long, il t'en donnera une autre, d'où ceux qui t'ont banni se verront bannis eux-mêmes, et il te l'aurait déja donnée, si tu regardais plus à la nature des choses qu'à la nue opinion des hommes. En effet, un esprit est bien étroit qui s'attache ainsi à un seul coin de terre de telle sorte qu'il prenne pour un exil, toute l'espace qui est hors de là. Celui qui déplore ainsi son bannissement est bien éloigné de cette grandeur d'âme, à qui tout le monde semble une petite prison. Socrate étant interrogé d'où il était, "je suis du monde", dit-il, c'était là une réponse. véritablement digne de Socrate. Un autre que lui eut dit qu'il était d'Athènes. Mais Socrate n'avait point d'autre patrie que le monde, qui est celle de tous les hommes et qui n'est pas seulement ce lieu que vous appelez communément monde, quoiqu'il ne soit que la dernière partie du monde mais le ciel même qui est plus justement compris sous ce nom. C'est à cette patrie que vous êtes destiné ; si vostre esprit aspire d'y arriver, il se reconnaîtra pour banni ou pour pélerin, en quelque partie de la terre qu'il se rencontre. [67,7] En effet, qui peut appeler sa patrie un lieu où il ne demeure que pour un temps? Mais il faut appeler le pays d'un chacun l'endroit où il doit toujours résider dans l'assurance et dans le repos. Cherche ce pays iur la terre, ta recherche, à mon avis, sera inutile ? Mais comme la loi de nature a été donnée aux hommes et qu'on leur a prescrit des bornes, tant que vous vivez ici-bas, toute la terre est votre patrie et si quelqu'un pense être banni en quelque lieu de sa circonférence, il n'est pas affligé par la verité de la chose, mais par la faussee créance de son esprit. L'Apôtre dit que nous n'avons point ici de "cité consistante". Ovide dit que "toute terre est le pays d'un homme de coeur" {Ovide, Les Fastes, I, 493} et Stace "que chaque endroit de l'univers es le lieu natal de l'homme". {Stace, La Thébaïde, VIII, 320} Ces belles maximes te doivent fortifier dans ta faiblesse afin que tu te montres partout le même, et que tu ne sois jamais dans ta patrie, ou que tu y sois toujours. [67,8] Va-t'en donc à la bonne heure en exil et suis volontairement un ordre qui te violente. Ce sera lors un pélerinage pour toi plutôt qu'un exil et souviens-toi qu'à quelques-uns le retour tiendra lieu de bannissement. Il est des gens qui ne se trouvent jamais plus mal qu'en leur pays. Bref, en désirant ce à quoi on te contraint, tu feras qu'on ne te contraindra plus. Il n'est rien de si violent que la patience ne surmonte et ce qu'on fait ou qu'on reçoit de bon gré cesse d'être violent. Voilà pourquoi, s'il te faut aller en exil, fais volontiers ce qu'il te faudrait faire contre ta volonté, et pour ne rien souffrir avec déplaisir, exécute tout avec joie. C'est ainsi que tu rompras tout l'effort de la necessité et tous ces clous de diamant qu'on lui donne ; enfin tu briseras toutes tes chaînes et te déferas entièrement de l'ennui et de la mélancholie. Mais vous avez accoutumé vous autres de souhaitrer des choses impossibles et de fuire les nécesaires, sans pouvoir réussir à l'un ni à l'autre. [67,9] Et puis quand tu crois aller en exil, tu vas peut-être au centre de ton repos. Ta vraie félicité est cachée sous l'apparence d'une fausse misère. Du moins tu seras désormais hors des prises de l'envie ; hâte-toi donc de prendre une assurance jointe à une gloire légitme. Il n'est rien de si doux qu'une cache honorable et bien sûre, et il n'est point de grande place dans les villes qu'on lui puisse comparer. Enfin te voyant chassé d'auprès des méchants, mêle-toi parrni les gens de bien et montre par effet que tu n'es pas indigne de ta patrie, mais c'est ta patrie qui est indigne de toi. Il saut qu'elle ressente combien elle a perdu et que tu connaisses que tu n'as rien perdu du tout. Il faut que les mauvais citoyens quittent la haine et le soupçon qu'ils avaient contre toi au temps que tu étais présent et que les bons te donnent des preuves de leur affection sincère, en regrettant ton absence, te suivent des yeux et du coeur où tu vas et croient que ce sont eux qui sont délaissés et non pas toi, qu'ils délaissent. Au reste, réjouis-toi de ne marcher accompagné que de toi-même, ne regarde point en arrière, ne songe aucunement à ton retour et ne souhaite plus d'être avec ceux qui sont bien aises d'être sans toi. [67,10] Je pourrais dire encore que tu dois prenare en bonne part que d'autres aient fait ce que tu devais faire de ton propre mouvement. Il te fallait céder à l'envie des citoyens et pour l'éviter, te bannir volontairement. Je t'avais donné ce conseil, et de grands hommes t'en avaient donné les exemples. Tu sais que les trois Scipions, ces héros incomparables, en usèrent de la sorte et persistèrent si fort dans leur résolution, qu'aprés avoir privé leur patrie de leur présence, qui lui était infiniment chère, ils la jugèrent encore indigne de recevoir leurs cendres aprés leur mort et digne d'être notée d'une infamie éternelle dans l'inscription de leur épitaphe. Je ne te dis point leurs noms, car l'Africain, Nasica, Lentulus, ne peuvent être inconnus, ayant laissé une mémoire immortelle de leurs actions et rempli toutes les histoires, dont la foi étant infaillible, nous en dit pourtant tant de choses miraculeuses qu'elles paraissent incroyables. A l'imitation de ces grands hommes ne dis pas que tu es envoyé en exil, mais à l'épreuve de toi-même ; regarde bien comment tu te comporteras dans l'éloignement ; si tu succombes au malheur, tu seras véritablement banni, si tu y résistes, l'exil te rendra illustre, comme beaucoup d'autres qui ont jadis marché avec un courage invincible et une constance brillante par des chemins âpres et rabotteux, afin de montrer le d roit sentier à ceux qui les devoient Cuivre. Laisle saire à la cruauté des T yrans,à la sureur du peuple, à la rage de la sor- tune et des ennemis, Tu peux dire chaslé, pris, srappé, tué mais à moins de retirer la main, et lâcher Je pied, tu ne peux eiére vaincu rlY dé- potiilléde ces ornemens, avec lcsquels tu seras reconnu pour Ciro.tien,et pour l'un des pores de la patrie, en quelque lieu que tu ailles., Cours ionc hardiment à l'exil, marche en .seuretF, tu • ne sçaii ne sçais pas ent orc combien ton Roy, qqs. elt Dieu a les mains longues. I l n'elt rien d'écarté à son regard.Celuy qui t'a protegé dans ta patrie, te protegera par tout.