[66,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 66 : Des belles femmes. [66,1] Tu te prends pour un home fort heureux parce que tu as épousé une fort belle femme. Mais représente toi que ce qui fait ton plaisir fait aussi ta peine. Tu penses te bien réjouir mais tu as bien à passer de mauvaises nuits et de mauvias jours. Ton repos ne peut pas être parfait vu qu'il te faut toujours veiller. Il est bien fâcheux de garder un sujet que tout le monde veut avoir. Et puis, si la beauté de ta femme te semble extraordinaire, crois que son orgueil n'est pas moindre. Celles qui ont beaucoup d'attraits n'ont guère de complaisance et, plus elles sont honorées, plus elles sont dédaigneuses. Quelque fois même elles se plaisent à mépriser leurs maris pour courtiser d'autres personnes. Ce qui est familier n'est pas précieux. La beauté encore a cela de propre qu'elle aime naturellement son semblable, ainsi, si tu es laid, tu seras haï et, si tu es beau, tu seras efféminé. Davantage, si ta femme est belle, considère si elle est chaste, peut-être a-t-elle aussi peu de pudeur qu'elle a beaucoup de bonne grâce. Le satyrique a dit avec autant de subtilité que de jugement qu'il est bien difficile de trouver la pudicité au pays des belles choses (Juvénal, Satyres, X, v. 297). La laideur est l'asyle le plus assuré de la constinence. Que si tu n'as souffert aucun affront de ce côté-là, tu es pour le moins réduit à la nécessité de souffrir l'humeur d'une coquette impérieuse qui se regarde comme une reine et ne te prend pas pour mari mais pour serviteur. Elle sera toujours maîtresse en un lieu où tu devrais seul commander ; elle te déplaira impunément et néanmoins tu t'efforceras toujours de lui plaire. [66,2] Veux-tu que je te définisse ta femme après l'avoir un peu censurée ? Tu as là une idole qui te dépensera beaucoup et qui, sans te faire aucun bien, se fera toujours adorer. Cette déesse prétendue t'affligera beaucoup au lieu de te donner du soulagement. Elle te demandera tous les jours de nombreux habits et ne croira rien avoir si elle n'a tout à la mode. Son corps ne semble être fait que pour donner de la peine à ton esprit et son esprit ne s'emploie qu'à tourmenter ton pauvre coeur. Elle prend sujet de te mépriser de ce que tu la révères. Tu dois prendre pour gain la perte de tout ton bien, puisqu'en abusant de tes richesses, tu peux obtenir ses bonnes grâces. Tu vois son insolence mais tu ne l'oserais punir de peur d'offenser ton coeur en offensant son caprice. Je te vois ravi comme un adorateur, transporté comme un amoureux, tantôt agissant comme un Ixion et d'autre fois plus immobile qu'une statue. Achève donc de t'assujetir entièrement à celle qui te devrait obéir, après avoir perdu la raison, tu n'auars pas de peine à perdre la liberté. Prends garde surtout à ne point louer d'autre femme en sa présence, si tu ne veux qu'elle te déclare infâme. Tiens toujours tes yeux sur les siens ; n'oublie jamais tes caresses ordinaires, si tu veux qu'elle se souvienne un peu de toi ; tu seras criminel, si tu veux être retenu, et, si tu penses guérir, tu te dois résoudre à la mort. Mais remarque aussi que tu es esclave non pas époux et que tu loges plutôt avec une souveraine qu'avec une compagne. [66,3] Quelle honte pour un homme d'honneur ? Est-il de plaisir qui puisse contre-peser la regret que tu dois avoir de perdre ainsi ta noblesse? n'est-ce pas une maigre satisfaction d'embrasser un sujet qui nous voudrait quelquefois voir étranglé; de s'amuser à courtiser un peu de terre figurée et détrempée avec du vermillon et d'attendre des enfants d'une mère si fâcheuse, c'est-à-dire des croix d'une autre croix. Les sages sont bien éloignés de ces folies. Ils tiennent qu'une femme est un doux vénin, une chaîne d'or et une illustre servitude. Ils savent bien que les contentements qu'elle nous donne sont suivis de mille afflictions et que la nature ne l'a faite si belle qu'elle est que pour faire des malheureux. Après tout, considère qu'il n'y a rien qui passe si vite que la beauté d'une femme, comme il n'y a rien qui blesse si promptement. C'est un soleil qui est presque aussitôt en son couchant qu'en son orient. Enfin, sache qu'un homme qui n'aime sa femme qu'à raison de sa beauté est sur le point de la haïr. Il a du plaisir mais il aura bientôt de la jalousie. Il sera d'autant plus tourmenté qu'il semble être plus content.