[57,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 57 : De la vie champêtre. [57,1] Quand tu regrades la fertilité de ton champ, tu dois considérer le pouvoir de celui qui le rend fécond et te servir tellement des présents du ciel que tu n'offenses jamais la main libérale qui te les donne. C'est ce que tu feras en faisant règner la modestie et la sobriété parmi l'abondance et faisant part de tes richesses aux pauvres et à tes amis. Il n'y a rien de doux ni de ravissant pour un homme seul s'il ne communique son agrément à d'autres. Dans tes plaisirs pourtant tu n'es pas sans peine puisque tu es condamné à cultiver la campagne qui te nourrit. La terre devait servir à l'homme et non pas l'homme à la terre mais c'est le péché qui a fait qu'elle ne répond plus aux espérances de ses possesseurs que par leur travail. [57,2] La nécessité des mortels les a contraints de la piquer par le fer et de l'adoucir par mille caresses pour l'obliger d'être fertile parce que, n'étant pas cultivée, elle n'aurait produit pour toute moisson que des ronces ou des chardons. C'est de là qu'a pris commencement une vie autrefois fort sainte et fort innocente, à présent fort commune, mais d'ailleurs sujette à l'ancienne fatigue et aux vices modernes. En effet, comme il n'y a rien d'inaccessible à l'envie et à l'avarice, les cries de la ville ont pénétre jusqu'au village. Certes il fallait bien que les derniers des hommes qui furent méchants fussent des villageois, puisque le poète dit que c'est par eux "que la justice laissa ses derniers vestiges à la terre" (Virgile, Géorgiques, II, v. 473-474). Mais il est à craindre que ceux, qui étaient méchants les derniers, le soient les premiers à présent et que, s'il n'y a jamais quelque retour à le vertu et à l'antique probité, ils ne soient les derniers à s'en ressentir. [57,3] Mais je reviens à la profession de l'agriculture qui a été louée par de grands esprits voire exercée par de grands hommes : Caton le Censeur tient le premier lieu, comme en beaucoup d'autres choses, dont on a dit avec beaucoup de vérité qu'il était "très bon sénateur, très bon général d'armée, très bon orateur" (Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VII,100,3) et on ajoute, pour comble de louanges, "qu'il était le meilleur laboureur de son temps" (Cf. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XIV,44,5) en quoi il avait aussi peu de concurrents que d'exemples. Qui aura donc honte de labourer la terre avec Caton et tiendra à déshonneur ce qu'aura tenu à gloire ce héros, qui, outre les autres qualités de son corps et de son âme, qui étaient toutes incomparables, avait triomphé de l'Espagne, après avoir fait tant d'autres exécutions glorieuses ? Qui rougirait de piquer les boeufs, de les animer de sa parole, vu qu'ils ont été piqués de Caton et animés par cette voix, qui avait si souvent animé au combat de grandes armées et gagné par son éloquence tant de causes qu'on tenait pour perdues ? Qui s'ennuiera de mettre la main au soc et à la charue, puisque ctte main triomphante et philosophique ne s'en est pas rebutée, après avoir remporté plusieurs fameuses victoires de tant d'ennemis et écrit tant de beaux livres sur toute sorte de bons sujets, sur la Philosophie, sur l'Histoire, sur la vie Civile et sur la Champêtre dont nous parlons ? Certainement on peut dire que c'est lui qui a réduit en art la façon de cultiver la terre et servi d'exemple à beaucoup d'autres, qui ont révélé par d'excellents vers la bassesse d'un si vil emploi. [57,4] Or la mémoire de ces grands auteurs et la considération de la nécessité des hommes ne me permet pas de mépriser ni de désaprouver l'agriculture. Mais, ni l'autorité des écrivains, ni l'appréhension de la nécessité ne m'obligera jamais de la préférer, ni même de l'égaler aux arts libéraux, qui sont toujours plus honnêtes. Car, bien que le premier âge de l'état Romain ait porté d'illustres capitaines, qui étaient aussi d'illustres laboureurs, l'intervalle du temps a bien changé la constitution des choses et, comme la nature est à présent plus faible, nos esprits ne suffisent pas à tant d'emplois différents. Ainsi, je ne saurais souffrir que les grands hommes de notre siècle s'adonnent à l'agriculture autrement que par le divertissement et pour diversifier leurs soins et non par dessein ou par occupation tendue, et, comme je leur permettrai d'anter quelque fois des arbres, de les ébrancher, d'en retrancher ce qui est superflu pour les rendre utiles et de détourner des ruisseaux de leurs cours pour arroser des prairies sèches, ainsi, fouir et labourer opiniâtrement la terre et s'y attacher entièrement sans nécessité, c'est ce que j'estime indigne d'un vaillant et d'un habile homme, qui ne peut manquer que malaisément d'un exercice plus élevé. [57,5] La nature qui est une bonne mère, donnant divers emplois à ses enfants, en a pareillement diversifié ses génies afin que chacun s'applique à l'art qui lui est le plus propre. Tu verras des gens qui, avec une intellgence médiocre, fendront si adroitement les champs ou les mers qu'il n'est point de subtilité de philosophie ni d'habileté naturelle qui puisse égaler leur industrie. Mais c'est une folie et un sujet de honte plutôt que de gloire de se débattre contre un autre de ce qui regarde plutôt sa possession que la tienne, car, en cette concurrence, bien que tu sois plus grand par beaucoup d'avantages, tu ne laisseras pas de paraître moindre et, pouvant l'emporter en beaucoup de grandes choses, tu auras le regret d'être inférieur aux petites. [57,6] Ainsi tu as bien fait de cultiver soigneusement la terre, si tu n'avais rien à faire de mieux. Et si, cette année, elle t'a beaucoup rapporté, attends la prochaine. Souvent la fertilité présente est une arrhe de la stérilité future. Il arrive bien rarement que la prospérité n'ait quelque intervalle. Je veux que tu aies donné tous les soins imaginables à ta vigne mais, en transigeant avec elle pour le succès de la vendange, as-tu fait pacte en même temps avec la bruine et la grêle ? Quant à tes champs, s'ils sont mieux semés que de coutume, tu nourriras plus de grues aux champs et plus de rats à la maison, tu seras l'hôte des oiseaux et des vers, il te faudra extraire l'ivraie, applanir l'aire, bâtir un greneir et servir les moissonneurs et ceux qui battent le grain. Ainsi la récolte répondra à la semence. Tu aurs du blé et du foin, encore peut-on dire que le blé doit appartenir à plusieurs mais le foin sera tout pour toi. Ou, pour mieux parler, ton champ c'est ton âme, la culture c'est ton désir, la semence c'est ton inquiétude et le travail c'est ta moisson que tu recueilliras fort abondante. [57,7] Tu me diras encore ici que tu as parfaitement bien cultivé ta terre mais je te dirai une chose qui t'éonnera. Ces grands hommes mêmes que je t'ai représentés comme d'anciens laboureurs, qui se piquaient d'agriculture comme de générosité, ont bien cru qu'il fallait cultiver les champs mais non pas les trop bien cultiver. On prendra d'abord ceci pour paradoxe mais l'expérience le justifie. En effet, la fertilité, quelque grande qu'elle soit, à peine égale-t-elle jamais la dépense et l'on trouve même chez les anciens une comparaison, assez plausible, de l'homme à un champ, en ce que l'un et l'autre, s'il coûte beaucoup, quoiqu'il rapporte du profit, ou il n'en reste rien ou il n'y en a fort peu de reste. L'un ni l'autre n'est donc pas beaucoup à estimer. Pour conclusion, j'aimerais bien mieux qu'au lieu de cultiver la terre avec tant de soin que tu fais, tu te cultivasses toi-même. Mais, comme tu es un animal terrestre, tu aimes la terre et, dans peu, tu engraisseras celle que tu cultives à présent. Laboure autant de champs et élève autant d'arbres que tu voudras, à la fin tu n'occuperas que fort peu de pieds de terre et, de sorte de bois que tu plantes, ou que tu antes tous les jours, il n'y a que le "Cyprès qui suive éternellement un maître de peu de durée et raccourci dans une bière" (Horace, Carmina, II, 14, v. 22-23). [57,8] Mais peut-être ne te réjouis-tu pas tant d'avoir de bonnes terres et de beaux bois que d'avoir de bons troupeaux et force bétail. Mais en cela ta satisfaction est brutale. Un bonheur produit par des bêtes tient de la bête. Et puis, en toutes sortes d'affections, la ressemblance entre le sujet qui aime et celui qui est aimé est toujours suspecte. Mais les hommes aiment tout hors d'eux-mêmes au lieu d'aimer la vertu ou de s'entreaimer. Ils négligent ce qu'ils devraient le plus chérir et chérissent ce qu'ils devraient négliger. Ainsi, étant amoureux des choses viles et contempteurs des plus nobles, vous aimez des objets qui ne ressentent pas qu'on les aime et qui ne vous rendent jamais de réciproque correspondance, comme vous n'en rendez non plus à ceux qui vous affectionnent. Tout ce mal vient de l'avarice qui vous persuade de préférer non seulement un esclave à un homme libre mais encore une brute à un homme raisonnable. [57,9] Au reste, si tu mènes toi-même paître tes troupeaux, que feras-tu autre chose qu'un pasteur bien empêché, qui est un emploi bien vil, quoiqu'il soit loué de plusieurs. Si tu les fais conduire par d'autres, tu ne seras pas tant pasteur que l'esclave des pasteurs et l'objet de leur fourberie. Tantôt un mauvais voisin t'aura porté préjudice, tantôt la maladie et le précipice t'auront incommodé, le loup et les larrons t'auront fait la guerre en un même temps ; enfin, on inventera tous les jours quelque chose de nouveau pour se moquer de toi en te causant de la perte et de la douleur. Et le plus grand mal que je vois en tout cela est que ceux qui s'en moqueront seront les plus grossières personnes du monde qui surprendront un homme qui croit être le plus fin. [57,10] Et, certes, les troupeaux sont des richesses estimables mais fort incertaines et sujettes à quantité d'accidents, à la fraude, à la rapine, à la peste, qui est si ordinaire et quelquefois si violente qu'elle emporte tout un troupeau. On peut voir chez Lucrèce et chez Virgile la description de ses effets contagieux ; il y a bien encore d'autres maux qui ne sont pas si fameux faute d'auteurs qui en aient parlé mais qui ne laissent pas d'être aussi dommageables. D'ailleurs, tes troupeaux sont des richesses vagues et ouvertes à tout le monde vu qu'on ne peut les enfermer, je ne dirais pas dans un coffre, comme l'or et les pierreries, mais non pas même dans une maison de grande étendue. Tu n'es assuré ni des mains de tes domestiques ni de celles de voleurs étrangers non plus que de l'incursion des plus cruels animaux, tous semblent avoir droit sur ton bien. [57,11] Si donc tu en jouis maintenant avec plaisir, sache que pour un contentement tu auras mille afflictions ; il ne se passera point de jour pour beau qu'il puisse être que tu n'aies de fâcheuses nouvelles. Tantôt les Sabéens seront venus et, par une prompte irruption, auront tout emporté et battu même tes serviteurs, comme il fut rapporté autrefois à ce riche vieillard qui devint si pauvre (Cf. Horace, Sermones, II, 1, V. 34 sqq.). Tantôt un cheval se sera rompu une jambe et un boeuf une corne. Le loup aura surpris un agneau ou la mort aura moisonné tout un bétail infecté. Ne vous semblait-il pas être assez misérables de vos propres maux et de votre mortalité sans qu'il fût besoin de pleurer aussi la mort des bêtes ?