[41,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 41 - 44 : Des vices de la jeunesse. [41,1[ Puisque tu as un disciple indocile, tu perds sans doute ta peine et labourant sur un sable mouvant tu ne feras que jeter ta semence à l'avanture. On peut vaincre beaucoup de choses mais la nature est invincible. Ainsi ne cultivant qu'une terre aride et ingrate, cesse d'y travailler (Cf. Sénèque, Des bienfaits, I, 1). Pourquoi te tourmentes-tu ? en l'épargnant, épargne toi aussi toi-même. Certes, c'est une folie de rechercher des travaux superflus où il y en a tant d'inévitablement nécessaires. Et puis, si un jeune esprit qui te semble incapable des bonnes lettres, est susceptible des vertus, attache-toi là et tu l'achèveras par une meilleure et plus illustre institution. S'il ne peut recevoir ni l'un ni l'autre, laisse-le vide et ne mets rien dans un vase percé (Cf. Lucrèce, De la nature des choses, III, v. 936) ; car, outre qu'il n'y saurait tenir, cela t'épuiserait encore par un éternel ennui. Persuade-toi encore que tous les excellents hommes soit en vertu soit en doctrine, qui ont été, qui sont ou qui seront, ne peuvent échauffer un génie, s'il n'a déjà quelques bluetres {étincelles, brindilles} au-dedans de l'âme, qui, étant éveillées et secourues par le souffle d'un précepteur, prennent le feu d'une discipline généreuse. Autrement tu souffleras en vain sur une cendre froide et morte. [41,2] Celui dont tu me parles n'est pas seulement peu traitable mais encore il se montre fort superbe. C'est un autre mal. En effet, la superbe est l'ennemie de l'esprit et un disciple insolent, qui dédaigne de se soumettre et néglige d'apprendre, assujettira malaisément sa main à la férule, son caprice à la doctrine, son orgueil aux réprimandes et son col au jour. Si la prospérité lui enfle le coeur, sache que, tout ainsi que la tumeur des yeux nuit à la vue, l'enflure de l'âme nuit pareillement à l'esprit et il faut bannir toute arrogance pour donner entrée aux arts libéraux. Tu as lu qu'Alexandre de Macédoine, s'étant une fois appliquée à l'étude des mathématiques, comme on lui donnait quelques leçons un peu obscures sur des points de géométrie, se rebuttant de la difficulté qu'il trouvait à les entendre, il commanda à son précepteur de les expliquer plus clairement, mais il en eut pour réponse "que ces choses etaient également difficiles pour tous" (Sénèque, Lettres à Lucilius, XCI, 18) ; par où ce philosophe voulut rabattre les vaines espérances que le faste de roi pouvait donner à son disciple. Et, véritablement, la fortune n'a point de part aux affaires de l'esprit et qui veut devenir sage et habile doit cependant s'oublier d'être puissant. [41,3] Voilà pourquoi, si l'humeur de celui que tu instruis est rude et haute à la main, persuade-toi que tu naviges contre le vent et contre le courant d'une rivière impétueuse. Ainsi, pliant tes voiles, songe à prendre terre. Outre qu'en élevant un disciple opiniâtre et fripon, non seulement tu bâtis sur du sable, mais tu nourris un serpent, tu cultives de l'aconit et enseignes un ennemi qui te peut nuire. Au reste, puisque ce jeune étourdi a la tête dure, tu as beau chanter à un sourd; mais il en va de la sorte, les uns se plaisent à crier et les autres (se plaisent) au silence. La coutume est toujours très puissante en toutes choses. Tu vois qu'un pêcheur ne dit mot et qu'un chasseur aime à clabauder; mais on peut dire que les maîtres d'école sont plus grands crieurs que ceux qui sont comme les maîtres des bois. Pour conclusion, il est quelque fois plus aisé d'apprivoiser l'humeur d'un ours sauvage que d'un homme né dans les villes. Mais que veux-tu faire là-dessus ? On trouve dans les fables qu'un loup et un renard apprirent les lettres, car ce n'est pas un conte fait à plaisir mais une histoire véritable et naturelle que ce qu'on dit de l'étude d'un éléphant. Il se peut faire aussi que cet animal qui te semble si farouche adoucira son naturel par l'étude. Pour moi, j'estime que la vie d'un pasteur est presque la même que celle d'un précepteur. C'est une merveille si l'un ou l'autre ne tient enfin de l'humeur des sujets qu'il hante. L'un gouverne des bêtes et l'autre des enfants. [41,4] {ch. 44} T'étant plaint ci-devant des enfants d'autrui, tu te plains maintenant de ton fils propre qui te semble très mal né. Il est juste que n'ayant pu supporter un père, tu sois contraint de supporter un enfant qui est sans doute une charge bien plus pesante. Et certes une seule parole prononcée avec irrévérence par un fils superbe et mutin offense plus l'âme d'un homme et pique plus vivement son coeur que les plus rudes réprimandes du plus sévère père du monde. C'est que le premier fait à tort un affront où le second ne fait qu'user de son droit. Mais celui qui a mépisé les justes commandements de ses supérieurs ne peut qu'effrontément se plaindre de se voir désobéi par ceux qui sont au-dessous de lui. Maintenant que ton fils te pèse si fort, tu reconnais peut-être enfin pourquoi ton père te paraissait si rude. Ne désespère pas pourtant de l'innocence d'un jeune homme. Si c'est un vice de l'âge, il passera avec l'âge. Il s'en est vu plusieurs dont l'adolescence farouche a été doucement tournée vers la vertu par succession de temps et y a fait des progrès miraculeux. [41,5] Quoiqu'il en arrive, tu n'es pas le seul qui trouves un fils rebelle. David, Mithridate, roi de Pont, Sévère, empereur des Romains, ont eu aussi des enfants qui se sont révoltés contre eux ; plusieurs siècles après, la rebellion furieuse d'un jeune prince contre son père troubla, comme on tient, le repos pacifique du royaume d'Angleterre. Mais chacun déplore ses propres incommodités et nul ne regrette celles qui sont ou publiques ou étrangères. Je veux que la désobéissance et l'impiété de ton fils soit extrème, tu as toujours cet avantage qu'on t'ôte par là la plus grande partie de l'ennui paternel, qui est de craindre la mort d'un fils. Cet enfant que tu as produit te semble fort dégénérer en ce qu'il est fainéant et inhabile à toutes choses. Mais ne sais-tu pas que Scipion l'Africain, ce grand homme, aima uniquement un fils qui lui était dissemblable, qui dérogeait si fort à la noblesse de sa maison ? Et véritablement on doit porter, je ne dirais pas plus d'amour, mais de compassion à celui qui est le moins aidé de la nature. Un homme qui est riche en vertus n'a besoin d'aucune chose, c'est la manque qu'on en a qui fait les vrais misérables et par conséquent ceux qui ont le plus de besoin de la pitié d'autrui. Si tu n'aimes pas la vertu dans un fils qui n'en a point, aime le comme fils et, si cela même ne t'est pas possible, aime le du moins comme homme. Enfin, si tu ne trouves rien à aimer en lui, compatis à son malheur. Comme la sévérité légitime est le propre d'un père, la miséricorde l'est aussi. [41,6] Et n'abandonne pas ton fils quoiqu'il te semble mener une vie abandonnée. Je t'avoue que c'est un malheureux fardeau et d'autant plus lourd que ne pouvant être supporté on ne peut toutefois le quitter. Prends patience et corrige autant que tu pourras cet incorrigible. Car, ou tu guériras ton fils, ou tu agiras en vrai père : l'un est souhaitable pour lui et l'autre digne de toi. Si toute fois ses moeurs sont tout à fait corrompues et que ses molles dissolutions éclatent par des actions criminelles et scandaleuses, il te faut chasser de la maison un animal vénéneux et ne pas regarder où il est né mais ce qui est né. Vous nourrissez bien des oiseaux nés dans les forêts et tuez des scorpions qui naissent dans la maison. C'est un trait de sagesse d'écarter les sujets dangereux avant qu'ils nuisent. Et ne te laisse pas abuser à une fausse ombre de pieté. On ne doit point de pieté à un impie ni à un méchant obstiné et il y a des occasions où c'est une espèce de cruauté que d'avoir de la douceur. Mais tant qu'il y aura quelque espérance d'amendement pour petite qu'elle soit, encline toujours vers la miséricorde et souviens-toi que tu n'es pas juge mais père. N'oublie aps encore ce mot de Térence "qu'à un père une petite peine suffit, voire pour un grand crime d'un fils" (Térence, Andrienne, v. 903).