[31,0] DES MAUVAIS VOISINS. 1. Comment souffrirais-tu l'humeur des étrangers, vu que tu ne peux pas souffrir celle de tes voisins ? Tu dis qu'ils te sont importuns, mais prends garde si ce n'est pas toi qui les importunes. Ils te semblent fâcheux, mais c'est plutôt par opinion que par effet. Imagine toi que leur compagnie est douce, et tu ne la trouveras plus insupportable. Ce n'est pas la vérité des choses qui nous tourmente bien souvent, mais la fausse persuasion que nous en avons. Outre que plusieurs ont cela de mauvais, qu'ils imputent leurs défauts à leurs voisins,-pensant par là paraître plus gens de bien. Nous regardons plus exactement ce qui touche autrui, que ce qui nous touche nous-mêmes, et nous jugeons toujours sévèrement de ses actions et favorablement des nôtres. Ainsi donc si tu ne peux goûter la compagnie de ceux qu'il te faut fréquenter ordinairement, considère bien si ton goût est dépravé ou si leur conversation est dégoûtante. Les choses douces semblent amères à ceux qui ont le palais mal disposé, chacun se permet beaucoup de choses et défend tout à ses égaux. De là vient qu'il y a beaucoup de bizarrerie dans les jugements des hommes et que la division esi absolue, où la concorde devrait régner. Il arrive même souvent que la première plainte vient des personnes qui ont fait la première faute. Que savons-nous si tu ne sembles point insupportable à ceux que tu ne saurais supporter et s'ils ne te sont point aussi doux que tu leur es rude ? 2. Mais posons le cas que ta plainte soit légitime, tu y peux remédier par deux voies, par la patience, ou par la fuite. J'approuve fort le premier de ces deux remèdes, parce qu'il n'y a point de rudesse qu'on n'adoucisse, si on a l'industrie de la souffrir. Que si ta patience semble aigrir leur mauvaise humeur, tu n'as qu'à déménager, puisque personne ne te tient, et que tu peux trouver ailleurs des hommes courtois, si là où tu es tu n'en trouves que de barbares. Ceux qui te poursuivent maintenant, ne te suivront pas, il te faut secouer un fardeau que tu ne saurais porter et vaincre par la retraite un ennemi, qui te vaincrait dans la-rencontre. Pourvu que tu sois en sûreté, qu'importe-t-il par quel chemin tu y arrives ? On -ne doit trouver aucun sentier épineux, qui nous conduise à la tranquillité de l'esprit. Que, si tu as fait souvent ce que je dis sans en profiter aucunement, sache que c'est ta faute, aussi bien que celle d'autrui. La plupart des procès ordinaires ont deux parties qui faillent, l'une peut être plus innocente que l'autre, mais il n'y en a point d'irréprochable. Car bien qu'on définisse l'homme un animal sociable et capable de discipline, à dire vrai néanmoins, c'est le plus farouche de tous les animaux : il ne s'entretient dans la société, que pour y entretenir des brouilleries continuelles. Il ne s'engage dans le commerce que pour tromper son prochain. Ce qui a fait dire au Satyrique, que les serpents et les bêtes des forêts s'accordent mieux que les hommes. Et certes les ours, les sangliers, les tigres, les lions, les vipères, les aspics., les crocodiles: en un mot tous les animaux, excepté l'homme, gardent la paix dans leur espèce, mais il faut qu'il fasse toujours la guerre. 3. Les citoyens d'une ville se poursuivent les uns les autres, et ne vivent ensemble que pour tâcher à s'opprimer mutuellement. Chacun ne songe qu'à rendre sa vie inquiète, aussi bien que celle de son prochain, par des querelles et des chicanes qui ne finissent jamais. Nous remarquons encore que les esprits sont plus divisés entre eux où les lieux les unissent d'avantage. La mésintelligence et la haine sont les suites ordinaires du voisinage. Personne ne désire avoir, si je ne me trompe ni les vêtements des Arabes, ni le sceptre des rois des Indes : l'envie a la vue courte, elle ne peut pas découvrir ce qui est éloigné. Après tout si tu veux être absolument délivré de l'incommodité des mauvais voisins, cache-toi dans la solitude; autrement tu trouveras des importuns partout où tu trouveras des hommes.