[26,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 26 : Des fausses louanges. [26,1] Maintenant tu me dis qu'on te blâme d'avoir loué des personnes qui ne le méritaient pas. Mais souvent ce qui est mauvias sort d'une bonne tige. En effet, les gens de bien, dont la vie est fort innocente, estiment tous les autres tels qu'ils sont eux-mêmes. De là vient qu'ils ont plus d'inclination qu'il ne faudrait à louer et, quoique j'avoue que c'est mal fait de donner des louanges à un sujet qui en est indigne, il est encore plus mal fait d'en blâmer un autre hors de raison. Et puis, si tu as prostitué tes louanges à escient, tu es blâmable mais si tu l'as fait par ignorance il te faut excuser. Quoiqu'il y ait moins de mal à être trompé qu'à tromper, car, d'être trompé c'est une faute d'autrui, mais de tromper c'est un crime personnel. Ainsi ce n'est pas la louange d'autrui qui tourne à ton ignominie mais c'est ta faute ou ta méprise. Il n'y a point de gloire, ni d'infamie de ce qui est étranger à votre regard. [26,2] Mais si tu te repens du passé, garde-toi d'avoir à l'avenir de pareils regrets. Ne t'emporte pas aveuglément, ni à louer, ni à censurer personne. Les hommes ont une inclination véhémente à l'un et à l'autre ou plutôt c'est une maladie ou certaine démangeaison de langue qui, se remuant toujours, ne sait que c'est de repos. C'est pour cela que de lui donner un frein et de la bien garder, c'est ce qu'on met entre les oeuvres d'une perfection suréminente. Ainsi l'Écriture dit "Que qui n'offense point en parole est homme achevé" (Nouv. testament, L'Épître de Jacques, ch. 3). Et c'est en cela que vous vous méprenez souvent et cet oracle de l'apôtre n'est que trop véritable "Que pas un des hommes ne peut dompter sa langue et que c'est un mal inquiet" (L'Épître de Jacques, ch. 3). [26,3] Ainsi elle vous porte tous les jours à mentir, quoique vous soyez déjà poussé d'un côté par l'impétuosité de votre nature et attiré d'ailleurs par la fausse apparence des choses. En effet, il est des personnes qui couvrent les vices de leurs moeurs par leur mine et par leurs discours. Ce qu'on dit d'Alcibiade se vérifie de beaucoup d'autres. Quelques-uns cachent leurs vertus d'un voile contraire ou par un visage naturellement sombre et une parole austère ou par une étude qu'ils apportent industrieusement à éviter tout ce qui peut plaire au commun du monde. En effet, comme on a trouvé des méchants qui voulaent passer pour gens de bien, aussi a-t-on trouvé des gens de bien qui passaient pour méchants et qui déguisaient leurs actions innocentes pour se préserver de l'air contageieux de la faveur des hommes ou de l'odieux fardeau des honneurs du monde. C'est ce qu'on lit de saint Ambroise. Outre ces causes de surprise, il y faut ajouter l'amour et la haine, la colère et l'envie, l'espérance et la crainte et les autres passions de l'âme qui sont si diverses et si cachées voire inconnues quelquefois à leurs propres sujets mais toujours ennemies du bon sens. Enfin, la louange d'un homme vivant est défendue par les saintes Lettres à cause de l'inconstance de cette vie mortelle et pour la même raison le blâme est-il moins licite. [26,4] Sois donc désormais plus lent à louer et plus lent encore à blâmer, car, bein que ce soient deux erreurs mauvaises, comme j'ai dit, la dernière est la pire. Tu as failli, je l'avoue aussi bien que toi mais souvent on apprend par ses fautes et quelquefois un méconte en empêche plusieurs et, dans la honte qu'on a de s'être mépris une fois, on pourvoit à ne se plus méprendre à l'avenir. Si tu as loué mal à propos, réprime ta langue et tire du moins ce bien de ce mal. La vergogne et le regret sont comme des échelons à la conversion et au salut. Il est peu de personnes qui arrivent au droit chemin qu'après avoir fait beaucoup de détours et c'est pour cela que nous voyons des gens qui dans leur vieillesse sont amis de la vertu mais qui dans leur jeunesse étaient esclaves du vice.