[21,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 21 : Du beau loisir et de l'usage du sommeil. [21,1] Tu dis maintenant que tu jouis d'un beau loisir et d'un repos absolu après beaucoup de fatigues. Certes ce sont deux biens les plus doux de la vie humaine pourvu qu'un usage immodéré n'en fasse pas deux maux dangereux comme il est arrivé à plusieurs, et autant de pestes au corps et à l'âme qui enflent l'un et enrouillent l'autre. Si tu jouis d'un agréable loisir, tu ferais mieux de dire que tu t'en sers car la plus saine doctrine nous apprend qu'il ne faut pas ici jouir d'aucune chose mais nous servir de plusieurs. Et puis il importe beaucoup de savoir quel est ce loisir qui te plaît si fort car on en remarque deux espèces : l'une, qui est laborieuse et vraiment propre d'un homme qui travaille, même dans le repos, et s'adonne à d'honnêtes exercices, l'autre est oiseuse et languissante, comme appartenant à ceux qui ne songent qu'au repos et au plaisir. Or, comme il n'est rien de plus doux que la première, il n'est rien de plus honteux ni qui ressemble plus à la sépulture que la seconde. De l'une il en sort bien souvent de grands ouvrages profitables au monde et glorieux à leurs auteurs et de l'autre il n'en sort jamis que de la honte et de l'infamie, parce que ce n'est qu'une source de fainéantise et d'oisiveté. Ainsi la première est commode pour ceux qui veulent bien vaquer à la Philosophie et la seconde pour ceux qui sont adonnés à leur ventre et au sommeil parce qu'ils peuvent dormir et manger tout à leur aise où nul ne les interrompt. [21,2] Et partant quand tu me dis que tu jouis du repos que tu as tant souhaité, sache que celui dont nous devons jouir et que nous devons désirer, parce qu'il n'aura pas de fin, ne se trouve point en ce lieu de passage. Vois donc quel est ce repos qui te réjouit. Peut-être que tu prends le beau loisir pour un long repas ou pour le dormir que quelques poètes ont appellé fort à propos le frère de la mort et d'autres son parent et son image. Tu es bien aise de te reposer sur un lit mais souvent ceux qui marchent ont leur esprit qui repose et ceux qui sont assis ou couchés ont l'âme inquiète et qui se travaille. Le sommeil m^me qu'on appelle le relâche des animaux a ses douleurs cachées et se trouve souvent troublé par des visions tumultueuses et par des fantômes horribles. C'est de quoi cet homme si saint et si affligé se plaint familièrement à Dieu. En conscience, qui des deux, à ton avis, reposait plus doucement, ou Vatia dormant en sa maison des champs, ou Scipion combattant en Afrique contre les ennemis ? Caton, contre les erpents et Regulus contre les uns et contre les autres ? Il n'est point de repos sans joie et il ne peut y avoir de vraie joie sans vertu. [21,3] Si le sommeil t'est plus agréable en ce qu'il te refait des travaux passés, sache que le travail est un sujet de vertu et de gloire et que c'est les chasser toutes deux que de l'exclure. Au contraire, le dormir excessif est une pépinière de vice et d'ignominie qui en pousse et précipite plusieurs au somme éternel. Il entrtient la volupté, rend les corps pesants, énerve les âmes, offusque les esprits, amoindrit le savoir, éteint la mémoire et produit l'oubli. Ce n'est pas sans sujet qu'on loue les hommes industrieux qui veillent beaucoup mais nous ne voyons point que le dormir en fasse louer aucun quoiqu'il en enfle plusieurs. C'est pourquoi, comme quelques-uns ont appellé le somme une mort, d'autres ont appellé la vie du nom de veille. Vois donc ce que tu dois choisir entre la vie et la mort ? certes, il faut veiller, comme disent les Sages, quand ce ne serait que pour prolonger la vie. [21,4] Je t'entends dire que ton repos n'est aucunment troublé et trouve que cela va bien, si tu n'es point inquiété par des soins cuisants, par l'avarice, par l'ambition, par la crainte, par la tristesse ou par un amour folâtre, mais cela va bien mal, si tu ne t'éveilles quelque fois pour vaquer à quelque honorable emploi. Certes les rois veillent au temps que les peuples dorment et les généraux d'armée sont en cervelle pendant que leurs troupes sont assoupies, ce qu'on voit par expérience aussi bien que par le témoignage de l'Iliade d'Homère. Les âmes nobles ont pour leur part des veilles sobres et salutaires, qui les occupent tandis que les autres perdent le temps à ronfler. Nous lisons qu'Auguste César, le plus grand et le meilleur de tous les Princes, dormait fort peu et que son plus court sommeil était encore bien souvent interrompu. Tu te glorifies pourtant du contraire et te réjouis de dormir profondément! Mais sache que les hommes sujets à leur bouche, à la colère et aux plaisirs déshonnêtes, ressemblent à des brutes mais qui sont vivantes et ceux qui sont paresseux et assoupis, ne se comparent qu'à des animaux qui sont déjà morts et, pour ce qui regarde cette partie du temps qu'on use à dormir, c'est une maxime des philosophes, que les personnes les plus heureuses ne diffèrent en rien des plus misérables. Tout ainsi donc qu'on doit avec raison tâcher d'éviter cette extrémité, qui ne laisse entre les hommes que la seule différence des songes, on doit se porter à celle qui lui est opposée et qui ne causera nulle difficulté à ceux qui la voudront suivre effectivement. Car, si pour une légère réputation, ou pour un petit gain, les gens de guerre, les marchands et les pilotes veillent à découvert toutes les nuits, les uns contre les embuches des ennemis, les autres entre les flots et les écueils, qui sont encore pires que les ennemis les plus dangereux, pourquoi ne pourras-tu pas veiller une partie de la nuit pour un motif de vraie gloire, pour une grande récompense, parmi les louanges de Dieu et la lecture de ses livres ? [21,5] Tu me diras peut-être qu'étant las de veiller tu t'es du tout abandonné au sommeil. Il en va de la sorte, vous ne changez point de style et faites presque tout d'une même façon et ce que Dieu, la nature ou quelque industrie vous a donné pour votre service ou pour votre soulagement, vous le tournes ordinairement à votre dommage et à votre déshonneur. Ainsi le boire et le manger ne vous sert qu'à l'ivrognerie et à la gourmandise ; le repos et le loisir qu'à la paresse et à un sommeil croupissant. Vous employez la santé aux voluptés, la beauté aux plaisirs infâmes, la force aux violences contre le prochain, l'esprit à la supercherie, la science à la superbe, l'éloquence à votre propre danger, le logement et les habits à la pompe et à une vaine ostentation, les richesses au luxe et à l'avarice, les enfants et la mariage à des appréhensions et des inquiétudes éternelles. Après cela, faites les étonnés, plaignez-vous de la fortune et regrettez vos disgrâces ; des biens, vous en ferez des maux et des dons du ciel, vous en forgez des liens, des lacets et des chaînes pour votre âme. [21,6] Mais glorifie-toi tant que tu voudras de dormir paisiblement, non seulement les rois mais les princes, les grands capitaines, les philosophes, les poètes et les pères de famille veillent ordinairement et se lèvent parfois de nuit. Ce qu'Aristote dit être utile pour l'économie et pour la santé aussi bien que pour l'étude de la sagesse. Davantage, les larrons mêmes, les assassins qui tuent de guet-appens et, ce qui est plus admirable, les fous et les amoureux que le souvenir de leurs maîtresses et le désir de les voir piquent continuellement, aiment les veilles et l'amour de la vertu ne pourra pas t'obliger de haïr le sommeil qui est l'ami confident des vices ? Bref, comme le dit fort bien le poète, "les voleurs se lèvent de nuit pour massacrer des hommes et tu ne te réveilleras pas pour te conserver ? Vous devriez avoir honte que des motifs déshonnêtes aient toujours tant de pouvoir sur vous et que les plus beaux n'en aient point du tout". [21,7] Si tu reposes toutes les nuits sans que personne interrompe ton sommeil, sache qu'Aristote, comme j'ai cy-devant touché, semble partager de telle façon la vie de l'homme qu'il en donne la moitié au sommeil et l'autre à la veille et c'est lorsqu'il dit que pour une partie de la vie celle d'un sage ne diffère point de celle d'un fou. Or s'il entend la nuit par le sommeil et le jour par la veille, j'avoue que cette division est juste et véritable parce qu'elles divisent le temps entre elles par égales parties. Et à le prendre de la sorte, il y a encore une autre bien grande différence entre deux moitiés qui ont un semblable espace de temps. En effet, il n'est point de pensées plus fortes ni plus brillantes que celles qu'on a la nuit et aucune partie du temps n'est si propre à l'étude que celle-là. Mais si ce philosophe dit que le sommeil même est la moitié du temps, c'est un discours bien étrange en la bouche d'un si habile homme et qui aime si fort les livres. Car à Dieu ne plaise qu'une âme bien née et adonnée aux belles Lettres dorme la moitié du temps, vu que la quart suffit à quelques-uns et que le tiers est assez même pour les plus voluptueux. Au reste c'est un bon conseil de se lever la nuit en chaque saison de l'année car il n'est pas de la bienséance que ceux qui ont quelque grand dessein dans l'esprit dorment toute une nuit, je ne dirai pas seulement d'hiver mais encore d'été. Il est vrai qu'il suffira peut-être d'interrompre une fois son sommeil quand les nuits sont courtes et, ce que la veille aura pris sur lui, pourra, s'il en est besoin, être récompensé par un court repos qu'on prendra sur le midi. mais, pour les nuits d'hiver, qui sont fort longues, elles souffrent que le dormir soit souvent interrompu, comme le devoir l'exige. Il faut chanter les louanges de Dieu, lire avec soin, écrire, entretenir ses pensées, s'adonner à une contemplation sérieuse, employer son esprit à rechercher toujours quelque chose de nouveau et à rafraichir la mémoire de ce qu'on a déjà acquis par l'étude. A ce propos, il servirait de beaucoup de suivre les avis de S. Jérôme écrivant à Eustochius : "il faut, dit-il, se lever deux ou trois fois la nuit et se remettre dans l'esprit ce que nous savons par coeur des saints livres". Enfin, les yeux étant lassés par l'étude, on les refera par le somme et, après qu'ils auront été délassés par un court repos,on les occupera derechef par un louable exercice. De peur donc que, dormant toutes les nuits et étant attachés à un oreiller, vous ne sembliez être des cadavres ensevelis, montrez par un mouvement fréquent et honnête que vous êtes vivants et adonnés à la vertu.