[15,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 15 : Des avantages du pays natal. [15,1] N'estime pas ta condition plus glorieuse pour avoir pris naissance en un pays fort illustre. L'avantage de ta patrie te peut être fort désavantageux ; tu auars plus de peine à te produire au jour où tu trouves beaucoup d'éclat. Les plus petites étoiles reluisent la nuit, au lieu que quand le soleil se lève les plus grandes disparaissent. Si, étant venu au monde en un bon pays, tu te rends pour ainsi dire hôte de la vertu et ennemi des vices, c'est ce qui relevera ta naissance car de naître ici ou là c'est un point qui dépend de la fortune où l'autre dépend de ton élection. Et puis, qu'appelles-tu bon pays ? est-ce une terre qui porte plus de revenu que les autres et rend les habitants oiseux en ne les rendant que trop aisés ? C'est un mauvais pays que celui-là. Pour juger de sa bonté, il faut voir s'il produit des gens de bien, toute sa gloire consiste dans la vertu des personnes. La noblesse des citoyens fait celle des villes. D'où vient que le plus sage de tous les poètes (Virgile) mesure la grandeur de Rome par la perfection des Romains. Tu repartiras qu'il y a de braves gens en ton pays ? Mais que te sert leur honneur si tu n'en as point ? Et encore que tu fusses aussi renommé que tu es peu connu du monde, l'éclat même te trahirait en te produisant au dehors. On remarque à la faveur de la lumière des défauts qu'on cachait dans les ténèbres. Le parricide général de tous les citoyens de la ville n'eût pas été tant décrié s'il ne fut né sur le théâtre de l'Univers. La fortune donna l'empire à Néron pour mieux fair haïr ce monstre du genre humain, le mettant sur la tête de tous les hommes. [15,2] Davantage, vivant en un pays extrèmement fréquenté, tu es exposé au mépris ou à l'envie de tout le monde; on ne peut pas demeurer longtemps dans une grande ville sans tomber en quelqu'une de ces deux extrémités. Ce sont deux maux qui y règnent également avec cette différence que l'un est moins dangereux et l'autre plus éclatant. Il vaut mieux n'être pas beaucoup estimé que d'être généralement haï. Or, ce que tu prises tant est cause de ces deux inconvénients; on ne se peut point cacher où il y a tant d'yeux qui épient. J'ajoute à cela qu'il serait bien plus avantageux pour ton honneur que tu donnasses de la réputation à ton pays que non pas que tu en tires ta gloire. Car, après tout, son éclat ne peut qu'obscurcir ton nom en cas que tu ne t'efforces pas de reluire de toi-même. Plusieurs ont semblé disparaître dans le jour d'une grande ville, qui, dans un petit lieu, eussent paru fort avantageusement. Le lieu natal a cela de mauvais que se réservant ses propres louanges il prend sa part de la goire des plus grands hommes, quoiqu'ils fassent d'excellent, il emporte toujours le premier point d'excellence. Il faut donc fonder sa réputation sur sa vertu plutôt que sur la qualité de son pays. Un grand capitaine de Grèce (Thémistocle) répondit fort bien à un petit compagnon de Sériphe, qui lui reprochait qu'il devait plutôt sa gloire à son pays qu'à soi-même, "je ne serais pas moins estimé quand je serais de Sériphe, ni toi plus prisé, encore que tu fusses né dans Athènes" (Cicéron, De la vieillesse, VIII, 7). Le soleil a toujours tous ses rayons, quoiqu'il soit couvert de nuages. [15,3] Platon avec toute sa philosophie ne raisonnait pas à beaucoup près, si judicieusement que ce capitaine, quand il comptait la noblesse de sa patrie entre les plus grandes prospérités de sa condition. Il faut avouer que les plus grands esprits tombent quelque fois en de bien grandes erreurs. Ce divin personnage rendait grâces à la nature pour plusieurs chefs, pour être né plutôt homme que bête, plutôt mâle que femelle, plutôt grec que barbare, plutôt Athénien que Thébain, enfin, pour être venu au monde du temps de Socrate, pour recevoir l'institution d'un si grand maître après avoir reçu le jour (Cf. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des Philosophes illustres, I, 33). Ce discours, pour être d'un sage, ne laisse pas de tenir de la folie et, si Platon n'eut rien dit que cela, les dieux n'eussent pas voulu parler comme celui qui discourait plus mal que les hommes. Que sert-il de se réjouir avec tant de ressentiment de ce qui ne nous touche que fort peu ? Quand il fut né femme ou barbare, y eut-il eu d'irrégularité dans la nature ou du malheur dans sa fortune ? On a vu des barbares qui ont surpassé des Grecs en esprit aussi bien qu'en probité. Ne s'est-il pas trouvé des femmes, qui, par leur industrie, ont acquis la supérioruté sur les hommes à qui la nature les avait assujetties ? Au demeurant, si Platon eut été brute, il n'eut pas été Platon, c'est donc à tort qu'il s'estime obligé d'être préservé d'un malheur qu'il ne pouvait pas ressentit. Si ce n'est peut-être qu'il crût avec cet autre rêveur (Pythagore) que les âmes changent de corps indifféremment et que d'un éléphant il se fait un homme et d'un homme un éléphant. Ce qui est aussi éloigné du sens commun que de la possibilité même des choses. [15,4] Maintenant, pour revenir à notre sujet, quel avantage y a-t-il d'être plutôt né dans Athènes qu'à Thébes ? s'il avait des qualités pour acquérir de la gloire, étaient-elles si matérielles qu'elles fussent attachées à la terre que, si elles n'étaient pas terrestres, ne pouvaient-elles pas agir à Thèbes aussi facilement que dans Athènes ? Homère, Pythagore, Démocrite, Anaxagore, Aristote et tant d'autres n'ont pas laissé d'être de fort illustres personnages encore qu'ils ne fussent pas Athéniens. Pindare, qu'on appelle l'inimitable était Thébain de naissance. Hercuel reçut dans cette ville les forces qu'il déploya contre tous les monstres de l'univers. Épaminondas en était aussi natif, qui n'a pas moins excellé en la conaissance de la philosophie qu'en la conduite des armées. C'est celui qui tout seul faisait trembler tous les Grecs et, après la mort duquel, on vit renouveller les jeux que la terreur de son nom avait fait interrompre dans tout le pays enemi. Il ne fallait donc pas que Platon rendit grâces pour être né en un tel lieu mais pour être né avec de tels dons de l'esprit et de tels avantages de la fortune. Il devait remercier dieu, non pas la nature, et être reconnaissant envers le ciel plutôt qu'envers la ville d'Athènes. Il était plus obligé au maître de tout le monde qu'à Socrate, qui dans toute la sagesse avait bien du dérèglement dans ses moeurs et que le diable avait appellé le plus avisé de tous les hommes afin de les porter à suivre impunément ses mauvais exemples. Or, ce que j'ai dit de Platon, a moins été pour blâmer à présent un homme que tous les siècles ont respecté que pour t'empêcher de faillir en si bonne compagnie et pour t'avertir qu'il faut user de beaucoup de précaution pour éviter une erreur qui a fait pécher les plus grands hommes du monde. [15,5] Passons outre. Si une grande ville te semble apporter de grands avantages, pour moi, j'y trouve de grandes incommodités. On est là plus loin de l'église et du marché, un de ces inconvénients nuit au corps et l'autre à l'âme. On n'est pas si proche de ses amis dont l'éloignement est si fâcheux et, cependant, c'est une peine incroyable de les aller voir et une perfidie de les oublier. Quel malheur ? quand deux personnes qui n'en font qu'une ne se peuvent réunir que par un grand intervalle ? (Cf. Horace, Épîtres, II, 2, v. 68-69) S'il faut aller en quelque lieu, donne les ordres dans ta maison, comme si tu devais faire un grand voyage ; tu ne sais si tu reviendras et le retour même est toujours pénible. On ne peut même sortir sans s'écarter et sans avoir besoin d'adresse ; il faut bien souvent s'armer pour aller chez un voisin. Pour un endroit où l'on passe sans danger, il y a mille écueils qu'il faut esquiver pour sauver sa vie ; tu passes à côté d'eux pour aller en ton logis comme en un autre monde et, le voyant, tu crains de n'y pouvoir pas arriver (Cf. Horace, Épîtres, I, 7, v. 48-49). Dans une petitee ville ces grandes incommodités cessent parce qu'on a tout proche tout ce qu'on peut rechercher. Si donc tu t'estimes heureux d'être sorti d'un petit lieu pour entrer dans une ville fameuse, représente-toi que c'est une témérité de quitter le port durant la tourmente pour s'embarquer sur une mer orageuse. [15,6] Ce qui flatte l'aveuglement de quelques-uns ets qu'un si mauvais dessein a eu parfois quelque bon événement. Cicéron se trouva bien d'avoir changé de pays et tant d'autres qui, n'étant natifs que d'un bourg, s'en allaient gouverner la capitale du monde. Mais où trouverons-nous de tels hommes dans notre siècle ? La nature ne fait pas toujours des efforts pour produire de ces miracles. Tout ce que de grands génies ont entrepris ne se doit pas tirer en exemple; il faut avoir les mêmes forces pour avoir les mêmes effets. Si, néanmoins, tu t'es engagé dans un semblable dessein, efforce-toi d'y réussir ; prends courage parmi les plus grandes difficultés ; elles cèdent à une brave résistance comme elles résistent à la mollesse. Élève-toi, si tu peux, entre les grandeurs et poursuis ta pointe sans te rebutter pour les obstacles qui se présentent ; l'impossibilité même apparente te doit servir d'aiguillon pour tenter de venir à bout de ce que d'autres n'oseraient pas même entreprendre. Tu trouveras des gens que tu auras envie de suivre et une généreuse ambition de n'être pas au-dessous d'eux te relèvera le coeur. Tu entreras en concurrence avec d'autres et, pour l'emporter au-dessus d'eux, la honte même de te voir vaincu te portera à toute sorte d'entreprises. Souvent la vergogne a donné la force que le courage refusait pour de nobles exécutions et il arrive souvent qu'un homme qui nous regrade éveille plus notre négligence que la considération même de la vertu. C'est ainsi que Sénèque, qui ne pouvait être que grand partout, fut attiré de Cordoue à Rome pour être mis dans son élévation, entrant en pique avec les plus grands hommes de son siècle. Prends garde, donc, que le seul bien qui se rencontre en ce déménagement ne se perde inutilement entre tes mains et que tu ne sembles avoir recherché autre chose en quittant ton pays que le moyen d'être diffamé en meilleure compagnie. Comme ta gloire y peut avoir plus de témoins et d'admirateurs, tes défauts y recevront plus de reproche.