[14,0] XIV. DE LA LIBERTÉ. [14,1] Tu dis que tu ne saurais vivre que fort heureux étant né dans la liberté. Mais persuade-toi que ce n'est pas celui qui naît qui se peut appeler libre, mais seulement celui qui meurt. La fortune a beaucoup de pouvoir sur celui qui ne fait qu'entrer au monde, mais celui qui en sort est hors de l'étendue de sa jurisdiction. Elle ruine les plus grandes villes, défait de florissantes armées, détruit les plus puissants royaumes ; c'est le sépulcre qui est une forteresse sur laquelle elle ne peut point faire de dessein qu'inutilement. C'est là que les vers ont du pouvoir à l'exclusion de la fortune. C'est pourquoi les seuls hommes, qui sont hors des prises de cette maîtresse infidèle et loin des dangers de la vie, sont ceux qui sont entrés dans le palais de la mort. Tu te vantes d'être libre, et tu ne sais pourtant pas si tu ne le seras plus devant qu'entrer dans ta chambre. Cette imaginaire liberté, ne tenant qu'à un petit filet comme les autres choses qui fondent la confiance des hommes, elle est toujours dans le branle et quoique tu t'assures beaucoup dessus, elle ne laisse pas d'être fort mal assurée. Au demeurant je crois que tu t'estimes libres, d'autant que tu n'as point de maître, mais souviens-toi de ce que dit le sage de Rome, que tu as encore assez à vivre pour en avoir. Hécube après avoir régné longtemps se vit esclave dans sa vieillesse, la mère de Darius, Platon, Diogène ont été quelquefois en liberté, mais après ils l'ont perdue. Il faut du temps pour avoir beaucoup de bonheur, mais un seul moment nous peut rendre malheureux. [14,2] Il y a d'autres exemples que Sénèque ne savait pas, où qu'il ne voulait pas produire. Attilius Regulus qui méritait toute sorte de louange, souffrit néanmoins toute sorte d'affronts dans l'état de captivité. Tu ne t'es pas oublié de Valerian, dont la mémoire est plus fraiche ; cependant celui-là était chef et celui-ci prince des Romains; l'un fut néanmoins esclave des Carthaginois et l'autre des Persans; l'un mourut par la violence et l'autre par la misère. Je pourrais encore parler de ces rois de Macédoine et de Numidie, qui se virent tomber le sceptre des mains pour porter des chaînes et orner le triomphe des Romains. Mais que sert-il de rafraîchir la mémoire des vieilles histoires, puisque nous en avons de modernes. Nous en avons connu de notre temps, qui de la cour ont été conduits en prison, et le même jour on a vu une même personne être le premier roi et le dernier serviteur. En effet la condition d'esclave est d'autant plus malheureuse qu'on a plus eu de bonheur vivant dans la liberté. Ne t'en orgueillis donc pas d'un avantage sujet à tant d'accidents, puisqu'on voit qu'il se fait des esclaves non seulement des personnes libres, mais encore des princes à qui tous les autres étaient sujets; comme au contraire, souvent des esclaves deviennent maîtres d'un état et se font servir aux monarques. Les choses humaines sont dans une continuelle révolution; il n'y a rien sous le ciel de constant que l'inconstance. Qui peut donc espérer que parmi tant de changements, il ait une condition bien assurée ! Qui s'appuiera sur ce qui est sur le point de choir et attendra quelque chose de durable de ce qui ne sait que s'écouler, et ne paraît que pour disparaître ? [14,3] Et puis ne pense pas être libre, parce que tu ne vois point de maître qui te commande, que tu es issu d'une illustre maison et n'as jamais été pris à la guerre ni vendu au marché des esclaves. Il y a des maîtres invisibles qui assujettissent les âmes qui se croient les plus libres.; il y a un certain mal caché dans l'origine des hommes qui leur fait perdre la conscience aussi bien que la liberté. Nous naissons tous sujets au péché, et peut-on, je ne dirai pas trouver, mais imaginer une sorte de servitude plus rude et plus honteuse que celle-là? Nous avons des ennemis dans nous-mêmes, qui nous font entièrement la guerre et souvent le plus grand persécuteur de l'homme c'est l'homme même. Plusieurs vendent leurs âmes aux voluptés qui sont les plus infâmes maîtresses du monde et qui achètent, à fort vil prix, ce que Dieu même n'a pu racheter qu'au prix de son sang. Si donc elles tiennent ton coeur enchaîné, tu as mauvaise grâce de te vanter d'une liberté que tu as si malheureusement perdue pour ton plaisir. Mais étant aveugle comme la plupart des hommes, tu ne vois rien que ce qui est matériel et ton esprit ne passe jamais au-delà du corps. De là vient que vous appelez esclave celui, qui sert un maître mortel et par une erreur aussi grossière que dangereuse, vous aimez un homme libre, qui sert à mille tyrans qui ne peuvent jamais mourir. Si cela s'appelle bien raisonner, je ne crois pas en quoi peut consister la folie. On peut voir par là qu'il faut conclure que ce n’est pas la fortune qui nous constitue libres mais la vertu. [14,4] Ainsi donc, si tu as de la justice, de la force, de la modestie, de l'innocence, assure-toi que tu jouis de la liberté, et si tu as le moindre vice, crois, avoir beaucoup perdu de ta franchise. Et n'emprunte pas la liberté de ton pays si tu ne l'as pas de toi-même : les prisons domestiques sont les plus fâcheuses, outre que nous avons vu de nos jours des villes libres qui ont maintenant un maître. On a fait des républiques, des citadelles. Les exemples anciens sont plus communs et plus illustres ; Lacédémone et Athènes ont subi le joug premièrement de leurs propres citoyens, et après des étrangers, et néanmoins c'étaient les villes les plus libres du monde. Elles n'étaient sujettes de personne, et se voulaient tout assujettir, maintenant elles obéissent à un tyran. La sainte cité de Jérusalem, qu'on peut nommer la mère de la liberté éternelle, a premièrement été sujette aux Assyriens, puis les Romains s'en rendirent maîtres et enfin le Turc, qui est comme le chef de l'infidélité est seigneur de la terre des fidèles. Le sanctuaire est à Mahomet. Rome même, qui n'a pas été seulement libre, mais encore la maîtresse des nations, fut sujette à ses enfants et aptes aux plus viles personnes du monde. Tant il est vrai qu'il ne faut jamais se fier sur la liberté ni sur l'empire même qu'on peut avoir sur les autres, vu qu'en un moment un homme peut devenir esclave de son valet. Puis que tant de grands états ont été assujettis, un particulier le peut bien être et tu n'es pas de plus grande qualité que les rois pour attendre plus d'avantages de la fortune. Elle ne respecte pas plus ta condition que celle des têtes couronnées qu'elle semble mépriser.