[126,0] CXXVI. DE LA MORT DES MÉCHANTS. 1. Si tu meurs en péché, c'est ta propre faute, et non pas celle de la nature ou de la fortune. En premier lieu, qui t'a contraint de pécher et puis qui t'a empêché de laver les crimes que tu peux avoir commis ? Enfin, qui t'empêche à présent de faire pénitence, qui bien que trop tardive n'est jamais hors de saison ? L'âme est toujours libre jusques au dernier soupir qui la détache des liens du corps; et quoiqu'elle soit en prison dans la chair, elle toujours maîtresse d'elle-même. Tu crois porter en mourant tes péchés avec toi mais prends garde de t'en charger. Laisse un paquet si mortel et si vénéneux tandis que tu as le loisir de t'en défaire, et que tu peux te prévaloir de l'assistance de celui qui te le peut ôter voire l'effacer entièrement "en le jetant derrière son dos jusques au fonds de la mer, et l'éloignant de toi autant que l'orient et éloigné du couchant", ainsi que parle l'écriture. Ne néglige pas cette heure fatale, qui étant une fois passée ne saurait revenir. En effet, bien que ce soit une chose commune à toutes les heures d'aller toujours sans retourner jamais ; on peut toutefois réparer par aventure en un heure ce qu'on a omis en l'autre. Mais la négligence de la dernière heure est du tout irréparable. 2. C'est pourquoi l'on a remarqué dans les secrètes recherches qu'on a faites au sujet de l'âme, que les fautes de cette vie sont comme des chutes qu'on fait en un pays bien uni, où l'on peut bien souvent se relever ; mais les péchés de la mort sont semblables à une chute qui, nous emporte d'en haut dans un précipice parce qu'il n'y a point de ressource. Préviens donc maintenant que tu le peux faire, un danger à qui tu ne saurais après trouver de remède, et souviens-toi non seulement de ce que vos docteurs disent sur ce sujet, mais encore de ce que Cicéron en pense, qui, parlant de ceux, qui meurent, en son traité de la divination : "Étudie-toi principalement", dit-il, "à acquérir du mérite et de la louange, car ceux qui n'ont pas vécu comme ils devaient se repentent extrêmement de leurs fautes". {Cicéron, De la divination, I, 30} Peut-ont rien dire de plus religieux ou de plus utile, voire dans les sentiments du christianisme que ce qu'a dit ce gentil? Mais il faut exécuter ce qu'il propose, et se repentir du moins à la fin, car il vaut mieux le faire tard que jamais. 3. J'avoue pourtant que c'est un délai bien chatouilleux, plein de péril, et qui en trompe plusieurs, quand ils remettent à escient et de leur bon gré d'un jour à l'autre, voire traînent jusqu'à la fin de la purgation de leur âme qui ne peut être trop hâtée ; d'où vient qu'étant arrivés à ce dernier temps, comme ils se trouvent pressez de l'heure inévitable, et environnés de l'effroi que leur cause le voisinage de la mort, ils ne font rien de tout ce qu'ils avaient proposé. Or bien que plusieurs de vos directeurs spirituels aient dit beaucoup de choses sur ce sujet, il ne sera pas hors de propos d'observer ici ce qu'en dit Virgile, quoique témoin étranger, et tu resteras étonné d'entendre de sa bouche avec quelles paroles il blâme cette négligence finale, et cette confession bien souvent nulle, parce qu'elle est trop différée. En effet, il met dans les enfers ce juge fameux par son équité sévère, lequel, comme parle ce poète, "connaît des crimes et. les punit, voire contraint de confesser tout ce que chacun a fait de mal en ce monde, et ces excès dont on a différé l'expiation jusques à la mort, sur le vain plaisir qu'on avait à les commettre durant la vie". {Virgile, Énéide, VI, 567-569} 4. Mais quoique ce délai soit si hasardeux, il n'est pourtant rien de plus dangereux que le désespoir, et l'ennemi de votre salut n'a rien inventé de pire. Tous les autres maux sont guéris ou adoucis par leurs remédes, mais il n'y a plus de lieu pour remédier à ce mal, qui est le dernier, et par conséquent le plus grand de tous, après qu'une âme qui est prête à partir en est une fois accablée. Vous devez donc toujours lui résister, et principalement sur la fin il faut lui opposer une plus grande force, tant parce qu'il vous presse lors davantage que parce qu'après ce moment critique il ne reste plus de temps à pouvoir pousser les desseins de ton salut. Et comme la crainte ne doit pas empêcher une si belle résolution, tu ne dois non plus t'en déporter pour la honte ou le regret que tu pourrais concevoir légitimement d'avoir si longtemps différé l'affaire la plus nécessaire de la vie. Il est bien pire de ne s'éveiller jamais que de s'éveiller sur le tard ; et après tout il y a bien plus de mal à oublier entièrement une chose qu'à la différer pour un temps. 5. Ne dis donc pas que tu meurs sans nul espoir ; c'est très mal parler, reprends au contraire l'espérance que tu semblais avoir perdue, et l'approchant de ton coeur, embrasse-là étroitement de toute l'étendue de ton âme, et garde-là bien. Je veux croire que tes péchés sont fort griefs; mais les crimes d'un homme ne sauraient être si grands que la miséricorde de Dieu ne soit encore plus grande. Mais qui pourra remettre tant de cas énormes ? Ne sera-ce pas celui qui contraignant ses ennemis mêmes d'admirer son pouvoir et sa vertu, voire parmi l'envie qu'ils lui portaient et les querelles qu'ils tâchaient de lui susciter, les obligeait de s'enquérir. Qui est celui-ci qui remet encore les péchés ? Si tu ne peux mériter la rémission de tes crimes, nul aussi ne l'a méritée, et nul peut-être ne la méritera jamais, elle a pourtant été accordée gratuitement à plusieurs, et le sera encore à celui qui saura la demander avec une foi respectueuse. On dit bien que quelques-uns voulurent persuader à l'empereur Constantin, qu'il n'y a point de pardon pour les grands crimes, mais cette fausse maxime se détruit non seulement par l'autorité de nos docteurs, qui prêchent à tous les chrétiens que la rémission des péchés est ordinaire et infaillible par la grâce des sacrements de baptême et de pénitence; mais encore par les dogmes mêmes des gentils, qui ont eu quelque notion ? quoiqu'obscure, ou plutôt fausse de ce pardon mystérieux. Et certes le remède ne pourrait encore être qu'inefficace à leurs maux, parce que le vrai médecin ne leur était pas encore venu du ciel. Enfin si l'âme ne pouvait être nettoyée du péché, que l'iniquité ne pût être effacée, on n'entendrait pas demander si souvent sa grâce en abolition à ce grand pécheur d'autrefois, qui fut depuis si grand saint. 6. Les remords de ta conscience semblent te désespérer tout à fait mais la mémoire du péché doit causer du regret et du repentir à l'âme, et non lui ôter l'espérance. Mais vous vous laissez abuser en toutes façons, étant ardents à faillir, et froids après la faute. Vous vous réjouissez en péchant, et puis vous vous désespérez au souvenir du péché. Plusieurs faillent ordinairement sur l'espoir du pardon, et plusieurs au contraire désespèrent de l'obtenir après avoir failli. Les uns et les autres se trompent. Les premiers devraient dès le commencement quitter une espérance dangereuse; et les seconds en devraient garder sur la fin une salutaire. Mais que feras-tu puisque la mort t'emporte par le poids des crimes dont tu es cbargé? Il te faut nécessairement faire ce que tu devrais avoir fait y a longtemps, qui est de te défaire promptement d'un malheureux fardeau car en étant déchargé, tu marcheras de ton bon gré, et ne seras pas emporté par violence. Tu n'iras plus courbé, et ne chancelleras point; mais te tenant droit et élevé, tu feras des démarches fermes et assurées, principalement étant appuyé d'une bonne espérance qui ne te saurait jamais manquer si tu ne lui manques, ou plutôt si tu ne veux te manquer a toi-même. 7. Courage donc, ne diffère plus, et ne te défie point mal à propos ; vu principalement que celui à qui rien n'est ni pesant ni difficile, est tout prêt de t'ôter cette charge de dessus tes épaules, pourvu que tu l'en pries de bonne grâce ; comme il t'en a déjà ôté de plus grandes. Et quoiqu'un délai paresseux n'ait point d'excuse, un amandement, quoique différé, ne laisse pas de mériter sa louange. Il vaut mieux se repentir et se corriger tard que jamais. Prends donc une forte résolution, puisque tu as un si beau moyen de respirer. Plusieurs ont été retirés presque de la porte de l'enfer par l'effusion dévotieuse d'un peu de larmes. Tu vois debout au chevet de ton lit ce médecin céleste, qui ne dit pas seulement à ce ladre dont parle l'évangile, qu'il voulait le guérir et le nettoyer, mais qui commanda encore à un mort de quatre jours, et qui sentait déjà mal, de se lever à l'instant. Le même attend aussi maintenant que tu veuilles être nettoyé, et te lever efficacement.. Il n'est pas moins miséricordieux aujourd'hui qu'il était alors, ni moins puissant que de coutume. 8. Il dépend donc encore de toi en quel état tu veux mourir. Tu peux même expirer sans péché, non pas que tes péchés n'aient été ci-devant réels, mais parce qu'ils ne seront plus. Car bien que Pline second croie que Dieu n'a point d'autre droit que celui d'oubli sur les choses passées, il a pourtant encore sur elles un droit d'abolition, quoique cette vérité n'ait pas été connue d'un homme si curieux, ou plutôt du plus curieux de tous les hommes. Et certes encore que ce qui est fait déjà ne puisse n'être pas fait, toutefois le péché qui sort des oeuvres effectives, peut-être effacé de telle sorte qu'il ne soit plus, et qu'on le cherche sans le trouver, ainsi que parlent les saints oracles. Ce n'est pas qu'il soit au pouvoir de l'homme de se délivrer des liens du péché par ses propres forces, mais le secours de Dieu ne manque jamais à la bonne volonté et à la sincère contrition du coeur des hommes.