[108,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 108 : De la félicité. [108,1] Tu penses être heureux et devenir tel par le Pontificat ou par l'Empire, par la puissance ou par les richesses, mais tu te trompes.Ces choses ne rendent pas un homme heureux ou misérable mais elles montrent au dehors ce qu'il y a au dedans ; encore peut-on dire que si elles avaient quelque efficacité en ce sujet, elles le rendraient plutôt misérable que fortuné. En effet, elles sont pleines de dangers à qui la racine de toutes les calamités de la vie humaine semble être attachée. Tu n'es donc proprement heureux que par ton opinion qui, étant ause, peut beaucoup ajouter à ton infortune mais rien à ta félicité. En effet, c'est une misère souveraine de ne pas reconnaître sa propre misère. Le grand Pompée se vantait aussi bien que toi d'être heureux même parmi les glaives de ses bourreaux ; mai si tu veux bien sonder la vérité, tu trouveras qu'il ne l'avait jamais été même lorsqu'on l'appellait très heureux dans l'état le plus florissant de ses affaires. Que tu es donc malheureux de t'estimer bienheureux parmi tant de maux ! Certainement, tu es un étrange voyageur et un courrier extraordinaire vu que tu es bien aise de marcher dans un chemin si difficile et si raboteux où mille dangers t'entraînent de tous côtés sans que tu saches où ils te conduiront. C'est pourquoi, si tu es heureux, tu es ce qu'aucun n'a jamais été et ce qu'aucun, à mon avis, ne sera jamais. Qui des mortels est heureux parmi les misères ? Personne n'est donc heureux qu'il ne soit sorti de cette vallée de larmes. [108,2] On ne nous marque qu'un couple d'heureux parmi tous les hommes et Q. Metellus est celui des deux qui a emporté le plus de réputation et de bonheur, non seulement dans l'opinion du peuple, mais encore dans les écrits des auteurs. Je sais pourtant que ce renom de félicité qui a eu tant de vogue lui a été ôté par les plus judicieux écrivains et par les événements mêmes, puisqu'il reçut bien souvent de grands affronts et, ce qui en redouble le regret et la honte, par un homme de néant. La félicité supposée des autres est assez manifeste. Sylla est le seul qu'on ait appellé heureux par excellence ; toutefois, la cruauté de sa vie et de sa mort est une marque irréprochable de son malheur. La fortune d'Alexandre de Macédoine et de Jules César a été fort prospère mais leur vie a toujours été inquiète et pleine de troubles et, par conséquent, jamais heureuse, comme la fin de l'un et de l'autre fut avancée et violente. L'un fut enlevé au milieu d'une guerre glorieuse et l'autre soudain après la victoire, l'un périt par le poison, l'autre par le fer. La douceur de la félicité guerrière des Scipions est amoindrie par l'exil indigne de l'un et par l'indigne mort de l'autre, laquelle resta sans vengeance. Il serait trop long d'éplucher les fortunes et les aventures de tant de particuliers, je viens au plus grand de tous les heureux prétendus. Auguste César est le seul d'entre tous les hommes qui a paru tel au jugement de tous, ayant joui du plus haut Empire du monde, d'une longue paix, d'une vie étendue et finie par une douce mort et, ce qu'on doit estimer plus que tout le reste, d'une perpétuelle tranquillité d'esprit pareille à l'égalité de ses moeurs. Qui niera qu'il ait été très heureux ? Ceux, pourtant, qui ont le plus étudié sa fortune, le nient. En effet, cet éclat extérieur est rabattu par l'état de sa vie intérieure et domestique, qui eut toute une autre aventure par le défaut d'enfants mâles, par le décès avancé des adoptifs et de ses neveux; bref, par l'opiniatreté de quelques-uns qui lui parut pire que la mort. Ajoute à cela les embûches qui lui furent dressées même par de petites gens; les conjurations fréquentes des siens contre sa vie, tramées dans sa ville même, les débordements encore plus fréquents de sa fille unique et de sa nièce, qui lui parurent d'autant plus odieuses qu'il les avait plus chéries. Enfin, un héritier qui n'était point à lui, un successeur qui ne lui plaisait pas, étant choisi par nécessité plutôt que par élection et ne paraissant digne ni de lui ni de l'Empire. [108,3] Si donc nul de ceux-là n'est heureux, ou donne-moi quelqu'autre compagnon de ton bonheur pour le goûter avec lui, ou sois heureuxsans compagnie ; ou, plutôt, prète, enfin, l'oreille à la plus saine opinion qui me fait dire encore qu'aucun n'est heureux devant la mort. Nonobstant cela, tu me dis que tu es heureux en ton âme et je vois à peu près de quelle félicité tu me parles. Tu es donc heureux, ou par ton erreur, qui, comme je disais, est une félicité malheureuse, ou par la vertu de ton âme, qui n'est pas un bonheur achevé bien que ce soit une voie au bonheur. Après tout, examinant bien les choses, je ne feins point de dire que je m'étonne d'une félicité que des rêveurs imaginent en eux-mêmes et qu'ils promettent à leurs voisins. Ce sont des esprits clairvoyants en beaucoup d'autres sujets mais aveugles en celui-ci. Car, soit que le comble de tous les biens, et un comble fixe et inépuisable, soit requis à la félicité et que chacun ressente en soi-même, combien de choses manquent à l'homme le plus content et le plus tendu au bonheur de la vie, et reconnaisse combien les choses mêmes qu'il a sont fuyantes et incertaines; soit que la vertu seule fasse le bonheur, comme d'autres pensent. Certes, ceux-là mêmes qui vivent vertueusement, qu'on appelle heureux et qui, sans doute, sont bien proches de l'être, mènent une vie traversée par des combats éternels de tentations, sont toujours exposés à beaucoup de granfds périls et ne sont jamais assurés devant la fin. En un mot, s'ils le savent ou s'ils ne le savent pas, on les doit estimer également misérables. Car il n'est point de félicité ni avec erreur ni sans sûreté. Voilà pourquoi, s'il te semble être heureux, je t(ai déjà répondu que tu ne l'es point. Si l'erreur composait le véritable bonheur, il y aurait peu de gens qui n'en jouissent. Ta félicié est donc fausse et encore bien courte. Il n'arrive guère qu'on se réjouisse longtemps des fruits de l'erreur. En effet, il n'y a que la vérité qui soit solide et permamnente. L'erreur est un corps d'air fin et délié, qui s'évanouit comme une ombre ou une fumée entre els mains de ceux qui l'embrassent. Un jour viendra qui dissipera toutes ces obscurités, qui produira l'extravagance des fausses joies, qui mettra le prix légitime à l'humaine félicité et ne nous laissera plus prendre des songes frivoles pour des vérités infaillibles. Cependant, informe-toi de ceux dont j'ai ci-devant fait mention; informe-toi de tous ceux qui ont paru heureux aux autres ou à eux-mêmes, en quel lieu et en quel état ils sont maintenant et ce qu'ils pensent de leur bonheur qui a si tôt passé. Ils se tairont mais la vérité parlera pour eux et témoignera sans doute qu'ils étaient estimés heureux mais qu'en effet ils étaient très infortunés.