[6,0] DE LA ROTVRE. Tu n'es pas content de t'en prendre à ta patrie, tu t'en prends à tes père et mère, comme s'ils avaient fait un péché de te produire sans être nobles, et de te faire naître ailleurs que sur l'écarlate pour en porter les marques toute ta vie. Mais à parler sainement, qu'est-ce que les enfants des nobles ont en leur naissance par-dessus toi? Tu es entré dans le même monde pour en être maître en partie comme eux, ils n'ont pas d'autre terre ni d'autre soleil, et comme ils sont formés de même matière que toi, leur condition est la même. Je trouve encore que de naître roturier c'est plutôt un bonheur qu'une infortune et un état à souhaiter à ceux qui ne l'ont pas qu'à refuser à ceux qui l'ont par le privilège de la nature. En effet quelque forme de vie qu'on veuille suivre je trouve pour moi qu'il a de pareils avantages. Si tu veux t'abandonner aux voluptés et prendre les moeurs et les sentiments du peuple, qui d'ordinaire est aussi vicieux qu'il est ignorant, tu seras plus excusable de t'écarter du bon chemin n'ayant personne en ta maison qui te puisse servir de guide. On ne te reprochera pas comme à tant d'autres, que tu dégénères de la qualité de tes ancêtres et que si tu sembles tenir de leur sang, leur vertu t'a échappé. Au contraire, ne trouvant point de lustre dans la maison, tu ne saurais l'obscurcir et quoique tu sois méchant, on dira bien que tu fais mal, mais non pas que tes pères aient été meilleurs que toi. Que si par une élection aussi généreuse que raisonnable tu te ranges au parti de la vertu, quoiqu'aucun de tes prédécesseurs n'en ait été ci-devant, ta probité sera d'autant plus remarquable qu'on la verra sans exemple. Tu te rendras plus illustre en te produisant au jour à travers tant d'obscurité., ton éclat sera tout à toi même, personne n'ayant de part à ton agrandissement. La moitié de ta gloire ne sera pas due à l'imitation, tu ne tiendras pas ce, bien-là de ceux qui t'ont fait héritier de tous les leurs ; tes prédécesseurs ni tes maîtres ne t'en pourront rien demander que par injustice, tu cueilleras seul le fruit de toutes les belles entreprises que tu feras, la peine et la louange sera toute tienne, tu passeras pour le premier de ta race, encore que tu en sois le dernier et ce qui n'arriverait pas si tu avais été noble dès la naissance, on t'appellera l'auteur et le père de ta noblesse. Tu peux juger par-là que ta condition qui semblait d'abord te réduire à une vie cachée, t'offre une belle occasion de te faire voir. Elle te donne le moyen de te rendre noble par toi-même, et non point par l'entremise des autres. Tu peux donner des titres de noblesse au lieu de les recevoir; tes parents t'ont cette obligation après leur mort que leur maison vit dans l'honneur et ta postérité jouira d'un privilège que tu lui donnes de naître noble sans le tenir de tes ancêtres. C'est beaucoup plus d'établir la noblesse dans une race que de l'y trouver établie et si tu peux obtenir cela, tu seras véritablement le fondateur de ta maison. [6,2] Une chose n'est pas à mépriser pour être nouvelle, car elle est toujours fort rare quand ce ne serait que par le caractère que lui donne la nouveauté. Ce pasteur qui fonda Rome a été plus estimé d'avoir fait une forteresse d'une forêt et s'être bâti un palais royal couvert de chaume, que tant d'autres princes qui, ne se contentant pas que les murailles de la ville fussent de brique, les firent de marbre et ne voulurent plus habiter qu'en des maisons toutes d'or ou de porphyre. Cela veut dire qu'une belle nouveauté a toujours beaucoup de lustre et que de donner un beau commencement à quelque ouvrage que ce soit, c'est plus faire que tous les autres qui le continuent ou qui l'achèvent. [6,3] Tu me repartiras que ta race ayant été toujours roturiers, elle ne peut qu'elle ne se sente de cette tâche à l'avenir, mais je te répliquerai à cela, que si le commencement est tel que tu me l'assures, tu dois faire en sorte que la fin ne le soit pas. Il n'est point de gentil- homme qui dans ses ancêtres n'ait jadis été roturier, ni de paysan dont le fils ne puisse être gentilhomme, si par ses belles actions il mérite d'avoir les privilèges de la noblesse. Après tout le travail est tout aux commencement, le fruit s'en cueille à la fin ; car de le prendre sans être mûr, c'est véritablement le perdre. Ne pense pas que ta condition t'ait comme coupé la racine de la gloire; elle n'y a pas touché, mais seulement elle l'a enfoncée plus avant, afin qu'elle pousse avec plus de force, bien que ce soit un peu tard. La tige quoiqu'elle semble terrestre est pourtant la mère des fleurs et des fruits; on ne recherche pas tant l'origine des choses comme leur valeur et leur qualité; en un mot leur mérite fait leur prix et leur caractère. Au reste je te nommerai non seulement des personnes déjà connues, mais encore des gens du tout inconnus, qui par leur vertu et leur industrie sont devenus fort remarquables. Et à parler sainement, si c'est la vertu qui fait la vraie noblesse, je ne vois rien qui puisse empêcher d'être noble un homme qui le veuille efficacement, et ne puis m'imaginer qu'il soit plus aisé d'ennoblir les autres que soi-même. Puis donc que les raisons ne sont pas capables de te convaincre, je le veux faire par des exemples irréprochables, et ne m'attacher plus aux probabilités pour venir aux démonstrations. Je dis donc pour te consoler et te confondre tout ensemble que plusieurs, grands personnages ont été d'une extraction plus basse encore que la tienne. [6,4] Estimes-tu Socrate que les oracles mêmes ont appelé le plus sage de tous les hommes ? Son père était tailleur de marbre. Euripide tient le haut rang parmi les poètes Grecs; sa mère était sage femme; Démosthène a surpassé tous les orateurs d'Athènes en réputation aussi bien qu'en éloquence, si n'a-t-on jamais su le nom de ceux qui le mirent au monde. Virgile naquit dans un village du Mantouan, et fut le prince des poètes : Horace n'a point de honte de s'avouer petit fils d'un esclave quoiqu'il écrive à la cour, et soit favori d'Auguste Ces deux hommes que j'ai nommés les derniers, quoique venus de si bas lieu s'acquirent néanmoins une si haute réputation dans Rome et un si grand crédit auprès de l'empereur, qu'un prince à qui tous les rois obéissaient, de qui l'on attendait la distribution de toutes les grandes faveurs, qui tenait entre ses mains la fortune aussi bien que l'espérance de tous les hommes et principalement des nobles, duquel en un mot les plus grands hommes recherchaient la connaissance, comme celle de quelque Dieu, et tenaient à grand honneur de le pouvoir entretenir un peu de temps; ce grand prince, dis-je, recherchait l'amitié et la conversation de ces deux villageois avec plus de passion que les autres ne recherchaient pas la sienne. Il leur demandait cette grâce dans ses lettres par le même style dont il donnait les grâces à tout le monde. Il estimait leurs ouvrages beaucoup plus que sa qualité, il n'était grand, ce lui semblait, que par la louange qu'il recevait de leur plume. Combien y avait-il alors de gentilshommes en son palais, à qui la grande fortune de ces gens de peu faisait justement envie ? Ils passaient pour gens inutiles et ces braves roturiers étaient dans la gloire et dans l'emploi. . [6,5] Ces exemples te semblent-ils de peu de considération ? j'en apporterai de plus grands ; le papier me manquera plutôt que la matière. Cicéron, à ce qu'on dit, était, quand il naquit, de l'ordre des Chevaliers, mais c'était d'une fort pauvre famille; si fut-il après consul par son industrie et Rome a toujours avoué que jamais homme n'avait mieux rempli cette charge par son mérite. Marius, qui fut aussi consul jusques à sept diverses fois, avait longtemps été laboureur et cueillit de belles palmes des mêmes mains dont il avait remué la terre ; Caton pareillement vint d'un petit bourg être citoyen et censeur de la plus grande ville du monde. Si cela ne te suffit pas et que tes pensées s'élèvent pas moins qu'à la royauté, je te ferai voir que la bassesse n'empêche point d'arriver à ce point de grandeur par les degrés du mérite. La plupart des rois qui ont commandé dans Rome, ont plutôt porté la houlette que le sceptre, et Saül fut proclamé roi cherchant les ânesses de son père. Tu ne t'étonnneras beaucoup de cela s'il te souvient de ce dire de Platon, que chaque roi descend des sujets en droite ligne, et chaque sujet tire son origine des rois. C'est ainsi que le temps et la fortune ont brouillé les choses humaines ; il n'y a rien d'assuré que l'inconstance en ce monde; elle règne infailliblement par tout, quoiqu'elle change tous les royaumes. [6,6] Je ne parle pas maintenant des rois des autres nations, qui bien souvent ont été portés de la boutique d'un artisan ou d'une grange sur un trône; Alexandre fit son jardinier roi d'une province dans l'Asie; Taico fut empereur du Japon pour avoir bien grimpé sur un arbre. Tout au contraire, j'en pourrais citer plusieurs autres, qui de souverains sont devenus serviteurs de leurs esclaves. C'est l'empire de la fortune qui gouverne toujours le monde en se jouant de la condition des hommes. La vertu toutefois a beaucoup de pouvoir, nonobstant toutes leurs faiblesses; c'est en la suivant qu'en peut monter sans péril jusques au faîte des grandeurs. Que si les rois l'abandonnent pour suivre un autre chemin, qu'ils s'assurent qu'ils sont bien mal assurés et qu'ils ne sont pas seulement en danger de descendre, mais encore de tomber dans un précipice. Leur chute fera leur ruine. Je conclus donc après cela que ta naissance n'est pas fort basse, puisqu'elle ne te ravit pas l'espérance de régner, et que tu vois que d'autres qui n'étaient pas plus nobles que toi sont en effet devenus monarques. [6,7] Je connais que tu te plains encore parce que tu ne voudrais pas seulement pouvoir devenir roi mais tu prétends encore à l'empire de l'univers. Septimius Severus, dont j'ai ci-devant parlé, était de l'ordre des chevaliers; Ælius Pertinax, surnommé l'Opiniâtre, fut au commencement marchand de bois ; Philippe était Arabe lors qu'il fut fait empereur Romain. Maximin était né dans la barbarie et avait honte d'avouer ses père et mère, quand il se vit arrivé jusques au comble de la gloire. Maxime a laissé en doute si son père était serrurier on charpentier, mais il est bien assuré qu'il était ou l'un ou l'autre. Vespasien fut fort renommé quoique sa race ne fut pas en réputation, et laissa deux de ses enfants successeurs à l'empire, quoiqu'il n'y en eut qu'un successeur de sa vertu. Mais que sert-il de suivre toute la généalogie des empereurs, vu quon ne sait pas bien au vrai si Auguste était de bonne race. Tout cela veut dire que l'origine des hommes n'empêche pas le cours de leur destinée. Comme de tous côtés on peut monter dans le ciel, de toutes parts aussi on peut s'élever sur la terre, soit que la fortune ou la vertu nous prête la main. {Il ne reste maintenant que d'être pape pour assouvir ta convoitise. Le premier de tous les souverains pontifes était pêcheur, il y en a eu plusieurs qui de petits moines qu'ils étaient sont devenus vicaires de Jésus-Christ, Grégoire VII du nom, marqua dans la boutique de son père avec des coupeaux de bois son avancement au Saint Siège et un autre du siècle passé ne disait-il pas qu'il était de la plus illustre maison du monde, parce qu'étant né dans un hameau qui n'avait point de couverture le Soleil l'éclairait toujours ? Et puis il ne faut pas être grand seigneur pour être serviteur des serviteurs de Dieu, comme les papes se qualifient. Leur grandeur tient beaucoup plus du ciel que de la terre.} [6,8] Tu ne peux pas aller plus haut que cela qu'en montant dans l'empyrée, si ce n'est par aventure que d'être en une haute réputation dans une médiocre fortune, te semble quelque chose au-dessus des autres grandeurs. Pour t'entretenir dans l'espérance de l'acquérir, je n'ai qu'à te réciter l'exemple de Ventidius Bassus, natif d'une basse maison d'Ascoli, qui d'esclave des Romains devint leur chef par un étrange revers de fortune, et vainquit en bataille rangée le roi des Parthes, qui venait de gagner une autre victoire. Il défit tant de gens qu'il vengea avec usure les précédentes défaites du peuple Romain, et entra comme conquérant dans le Capitole, y ayant jadis été mené comme vaincu. Ce captif d'autrefois remplit les prisons Romaines d'esclaves et fut porté sur un char triomphant, qui était à lui, bien loin de suivre ceux des autres. De grâce, quel roi pour ambitieux qu'il puisse être et avide de régner, n'aimerait mieux une grande gloire sans royauté que la royauté sans gloire ? Ventidius: ne se ressentit point de sa mauvaise fortune quand il commença d'en avoir une prospère, et la bassesse de sa première condition ne l'empêcha pas d'arriver jusqu'à l'honneur d'un triomphe. La Ville de Rome adora pour ainsi dire un homme qu'Acoli avait méprisé et mit le nom de cet étranger auparavant inconnu parmi ceux de ses citoyens les plus illustres. Ce sont-là les vraies échelles pour monter sans descendre, ce sont les degrés des vertus, par lesquels on n'arrive pas seulement jusque à l'honneur et à une haute fortune, on peut même en travaillant monter jusques dans le ciel. Et partant si ta naissance t'a mis bas, efforce toi de t'élever et de perdre terre; que ta première et dernière marche soit dans la carrière de la vertu ni prends jamais de détour ni de repos; c'est s'écarter de reculer dans une si belle lice et revenir sur ses pas que de ni marcher pas toujours. La pause n'y est pas moins dangereuse que la chute. [6,9] Tu repars sur la fin que tes commencements étant si petits le progrès et l'issue en seront de même. Pense au contraire que le commencement est passé, que c'est folie d'y songer plus, et que c'est sur l'avenir, qui dépend encore de toi, qu'il faut étendre tes soins. Je sais bien que quelques-uns disent que le premier et le dernier jour de la vie semble régler l'état de la fortune des hommes et que l'un la commence l'autre l'achève Pour moi je crois ce qu'ils dirent du dernier jour, mais non pas ce qu'ils avancent du premier. Car encore qu'il importe beaucoup de bien comrnencer, pour quoi que ce soit et que le satyrique ait dit que "les astres qui nous voient naître font le destin de notre vie et de notre mort", {Juvénal, Satires, VII, 195} nous ne sommes pas d'avis de croire infailliblement aux astrologues ni aux poètes. Il ne faut pas dans le Christianisme et dans les certitudes de la foi se fier tant aux pronostiques et aux augures : nous ne donnons pas tant de pouvoir aux astres comme les païens, de peur d'en ôter à celui qui leur a donné l'être et les influences. Tout dépend de la main qui a tout fait et de la providence qui n'exclut absolument personne des prétentions de la vertu ni de la gloire. Tous sont capables de bonheur, quoique plusieurs semblent être nés misérables. Enfin pour finir par la raison, ce que la raison avait commencé, dis-moi en conscience, toi qui haïs tant la bassesse de ta maison, aimerais-tu mieux qu'elle fût fort magnifique ? Qu'est-ce qui te manque pour cela sinon des choses superflues ? Tu voudrais que tes galeries fussent pleines de portraits que la fumée colorât plus que les couleurs mêmes, qu'on trouvât des pièces de statues de tous côtés; des statues à demi rongées des vers dans le fonds de tes archives. Et que te servirait tout cela, si ce n'est à paître les yeux d'une multitude ignorants et à tirer une sotte vanité des marbres et des images ? Que gagnerais-tu d'avoir droit, en vertu de ta condition, de te rire indifféremment de ceux que tu rencontrerais par la rue, si cela même tournait à ton mépris et que tu fusses le plus moqué? Sois donc de l'avis de ceux, qui tenaient à très grand bonheur, non seulement de naître mais-de vivre roturiers ; n'as-tu tu pas vu le vers que l'orateur Romain fit mettre dans sa maison de Frascati, dans lequel un grand roi loue un vieillard de ce qu'il vit sans honneur et sans ambition et ennuie sa bonne fortune en ce qu'il doit mourir sans aucun titre de noblesse. {Cicéron, Les Tusculanes, III, 24} Il méprise absolument ce que tout le monde adore.