[9,0] LIVRE NEUVIÈME : TRIOMPHE DE SCIPION. SCIPION avait gagné la haute mer, et la flotte romaine sillonnait déjà les flots paisibles. Les vagues n'étaient point agitées bruyamment par la tempête, les vents se taisaient, et l'on eût cru que les ondes reconnaissaient leur vainqueur. Leur aspect était tranquille, la face du ciel sereine; on eût dit que la mer ennemie et que tous les éléments récréaient le chef par leur soumission. Déjà les soldats joyeux laissaient bien loin derrière eux les côtes de l'Afrique; ils allaient chantant les combats, et de vigoureux rameurs brisaient les flots. Au milieu de la nef du chef, Ennius , le témoin et le compagnon assidu de ses exploits, était assis silencieux et pensif. Scipion l'aborde enfin et le réveille par ces paroles bienveillantes : "Ne rompras-tu pas le silence, ô toi, ma douce consolation dans toutes mes peines? Parle, je t'en prie, car tu vois mon coeur miné par des soucis perpétuels. Tu as coutume de le soulager par ton doux langage, et tu le feras maintenant. Ouvre seulement la bouche, si le grand Apollon t'a donné en naissant le génie céleste qui te distingue , si le choeur des Muses t'a baigné enfant dans la fontaine de Castalie, et si, te conduisant sur les hautes collines de l'Hélicon sacré, il t'a accordé la plume, la voix et l'âme du poète. » A ces mots, Ennius releva la tête et parla ainsi: «O vous, la fleur de la jeune Italie et le véritable rejeton des dieux , quels accents voulez-vous que je fasse entendre et que m'ordonnez-vous? Je me disais tout bas en moi-même que les siècles ne produiront pas un plus bel exemple de vertu que celui dont notre âge est l'heureux témoin; qu'on ne rêvera jamais rien de grand, qu'on ne nourrira point de hautes espérances sans avoir à la bouche votre nom glorieux; qu'on n'en viendra point à l'oeuvre sans vouloir songer à Scipion, et qu'on ne désirera pour toute récompense que d'avoir vu vos traits. Un renom plus éclatant vous attend après les cendres du sépulcre, car l'envie attaque les choses mortelles; mais la mort détruit l'envie qu'elle repousse et chasse loin des tombeaux. Votre gloire a vaincu depuis longtemps ce fléau; déjà, hors d'atteinte, au haut du ciel, elle a fui la terre, les passions et la malignité des hommes, et, vénérée de tous, elle a pris place à côté des dieux. Cependant je viens de vous promettre, sur la foi de l'expérience, que votre dernier jour accroîtra beaucoup votre réputation, et que plus vous vous éloignerez de la mort, plus grande sera la renommée qui vous accompagnera à juste titre. Votre gloire croîtra avec le temps, et vous serez célèbre jusqu'aux derniers âges du monde. Comme la vertu n'ira pas plus haut, je crains qu'elle ne descende. Mais l'éloquence n'a point encore atteint chez nous le but auquel elle aspire; issue naguère d'humbles commencements, elle était inconnue auparavant dans le Latium et confinée chez les colons grecs. Je me disais donc en moi-même avec indignation [9,50] que votre vertu si connue ne rencontrerait pas de dignes chantres. Le puissant roi des Macédoniens, voyant par hasard le tombeau et l'épitaphe de son aïeul Achille, s'écria : "Heureux jeune homme qui a pu rencontrer un tel chantre de sa gloire! » Ce n'est pas assurément une petite faveur pour les héros d'avoir eu un poète capable de rehausser par ses chants sublimes l'éclat d'une vertu supérieure et les monuments de la gloire. Mais, ô le plus illustre des capitaines, qui plus que tout autre méritez un Homère, la Fortune, complaisante pour tout le reste et en cela seul sévère, ne vous a donné que moi. Dans le cours des âges il naîtra sans doute quelqu'un qui par de dignes chants élèvera jusqu'au ciel les louanges que vous ont méritées vos vaillants exploits, et à qui Calliope donnera avec une voix sonore une lyre dont les cordes résonneront plus harmonieusement sous l'archet". — "Cesse ce langage, je t'en prie, répliqua Scipion; à mon sens, on ne saurait te préférer avec raison ni au chantre de Méonie, ni au grand Euripide, ni à ceux que les Grecs honorent par de glorieux surnoms. Je ne veux pas être célébré en d'autres vers, si l'on doit parler de moi. Satisfais plutôt à ma demande, dis-moi ce qui est permis aux poètes et fais-moi connaître les limites de la célébrité. Montre-moi ce que signifie la couronne de laurier que l'on décerne aussi bien aux généraux illustres qu'aux poètes sacrés. Ne me crois pas indigne d'une telle confidence; les belles choses m'inspirent un certain attrait, et mon âme, agitée sans cesse par le bruit des armes, goûte les douceurs de la conversation". — "Auguste chef, lui répondit Ennius, j'avoue qu'il n'y a point d'âme si dure et si farouche qui n'éprouve parfois une noble jouissance, au milieu des soucis et des peines de la vie, à entendre de poétiques accords et à se glisser parmi les doux choeurs des Muses. Mais je ne crois pas que votre esprit ait jamais été l'ennemi des Muses. La nature n'a point fait naître sous de tels astres un si grand homme; elle se serait trompée si en vous donnant un coeur avide de renommée, elle ne vous eût inspiré l'amour des neuf Soeurs. Quiconque reconnaît avoir fait de grandes choses doit aimer nécessairement les poètes éternels et leurs chants sacrés. Voici maintenant en peu de mots les éclaircissements que vous me demandez. Les licences permises au poète ne sont pas celles que plusieurs se sont arrogées. Il doit, avant d'écrire, jeter les fondements inébranlables de la vérité, ensuite, appuyé là-dessus, il peut se cacher sous un nuage agréable et varié, en imposant au lecteur un travail long et attrayant, afin que le sens soit plus pénible à chercher, mais plus doux à trouver. Tout ce qui concerne l'histoire, tout ce qui se rattache à la pratique de la vertu et aux enseignements de la vie, tout ce qu'embrasse l'étude de la nature, est du domaine des poètes, [9,100] à la condition toutefois que les choses nues ailleurs seront cachées sous une enveloppe inconnue et qu'elles tromperont le regard par un voile léger, paraissant et disparaissant tour à tour. Quiconque imagine tout ce qu'il raconte mérite non le titre glorieux de poète, mais le nom seul de menteur. Vous pouvez deviner par là ce que vous désirez savoir, quelle est la mesure de notre travail, jusqu'où s'étend notre domaine et quelles licences nous sont permises. Reste encore la couronne de laurier, que vous voulez bien que nous partagions un peu avec vous, puisque la gloire s'acquiert par le génie non moins que par les armes. Souffrez que les capitaines et les poètes ceignent ensemble leur tête sacrée d'un vert feuillage. Une verdure immortelle annonce aux uns et aux autres une gloire immortelle et leur promet une longue vie. Voilà pourquoi le dieu du génie, le vénérable Apollon, aime les lauriers, lui qui tant de fois, en jouant de la lyre, a mené les danses des Muses dans la grotte de Cirrha où il habite. En outre ce feuillage est le seul que Jupiter ne maltraite point de sa foudre rapide; le roi de l'Olympe accorde au laurier cet honneur, tant sa clémence est grande! Quelle sera la foudre de la réputation, sinon la vétusté seule qui renverse tout? Notre gloire ne craint rien d'elle; c'est pourquoi elle porte des couronnes d'un feuillage qui brave la foudre, et elle cueille des rameaux sur un arbre sacré." Il cessa de parler. Scipion lui répondit en souriant : «Tout cela est charmant, mais votre brièveté est choquante. Tandis que vos accents résonnent agréablement à nos oreilles, vous nous laissez altérés au milieu du chemin. Courage donc, on n'aperçoit plus aucun rivage, et le soleil a dépassé le milieu du ciel. Faites-nous entendre ces douces paroles dont votre belle âme est remplie. Notrs voulons que vous nous transportiez par un long et agréable discours qui nous fasse oublier le poids du jour et de la traversée". Alors Ennius, forcé, prit la parole; tous les matelots se turent et les compagnons du chef firent silence. "Suivant, autant que j'ai pu, les rares vestiges de la renommée, j'ai parcouru avec un soin vigilant tous les siècles passés jusqu'à ce que, entraîné par mon esprit, je fusse parvenu au bord des ténèbres vers les premiers hommes que la renommée, fatiguée d'une route interminable, a laissés derrière elle complètement inconnus. Quiconque s'est offert à mes regards orné d'un mérite éclatant, je me fais une grande gloire de l'avoir étreint dans les bras de mon âme et de l'avoir toujours honoré à l'égal d'un père chéri. J'ai accueilli surtout et j'ai placé au fond de mon coeur les poètes illustres au style fleuri. Seul parmi tant de milliers, le grand Homère est pour moi un objet de respect, d'admiration et d'amour. Il me paraît si souvent venu du ciel que je m'étonne qu'un homme ait pu s'élever à une telle hauteur, connaître à ce point les routes du firmament et les climats de la terre. Bien qu'il ait fleuri avant nos premiers rois et la fondation de Rome, [9,150] je l'ai ramené par la pensée vers notre temps et je l'ai rendu présent à mon esprit sous une image fictive. Je n'ai point passé sans lui un seul jour, sans lui une seule nuit. Il a allongé mes courts repas; il m'a appris tantôt à abréger la longueur de la route, tantôt à franchir de plain-pied la cime d'un mont escarpé. Bref, quoi que je fasse, je suis avec lui nuit et jour indistinctement, éveillé ou endormi. Maintenant encore, dans un moment critique de la guerre, il m'est apparu en songe. Peut-on appeler cela un songe? J'étais debout éveillé, car, la paix étant rompue, tout respirait la guerre, et votre retour tardif au camp m'avait inquiété. Si vous voulez que je dise la vérité, je n'ai point eu peur, mais mon esprit affaibli est resté perplexe jusqu'au coucher du soleil. Puis j'ai passé toute la nuit dans une grande anxiété sur ce qu'amènerait la journée du lendemain, qui devait mettre un terme à tant de mouvements. Là, au milieu de la nuit, je vois s'avancer un vieillard couvert de haillons; sa barbe mêlée de poils blancs était négligée ; ses yeux étaient sortis de leur orbite; son front cave, empreint d'une majesté sauvage, faisait horreur. Je fus glacé d'effroi. Alors, dans mon trouble, il me prend par la main comme s'il voyait, et il me dit en grec : "Salut, cher ami, le seul que je possède dans la terre du Latium, jouis de ce que tu as si longtemps désiré, regarde Homère tel qu'il était de son vivant. J'ai ouvert enfin avec peine la prison des enfers, et, me faisant jour à travers les entrailles de la terre, je suis arrivé ici secrètement.» Je me prosternai et je voulus me pencher pour toucher ses pieds: ce n'était qu'une ombre; mes baisers s'imprimèrent sur la terre nue. "Lève-toi, me dit-il, et de plus marche avec moi sur le pied de l'égalité, car tu en es digne. Tandis que tu as le temps, rassasie-toi de mon entretien qui t'a été si souvent refusé.» Je me lève aussitôt plein d'ardeur. «O gloire éclatante, m'écriai-je, honneur suprême de la nation grecque, qui donc a infligé de pareils supplices à un si grand homme? qui a arraché de votre front sacré ces yeux merveille de la nature? qui a osé causer au monde un tel préjudice? Ce n'est point sous cet aspect que je vous ai vu jusqu'à présent; je m'imaginais, au contraire, moi qui vous aime, que vous aviez une vue de lynx et des regards d'une immense portée. Les ports que possède la Grèce opulente, dont les côtes sont baignées par deux mers, les collines, les champs qu'elle cultive, les grottes qu'elle renferme au fond de ses vallées, les touffes épaisses de ses forêts, les écueils de ses mers, vous m'avez tout montré clairement. Vous qui ne voyez rien de près, vous avez su découvrir aux autres les objets les plus éloignés. Quels prodiges pour mon esprit! Voilà que je compte d'ici les Cyclades éparses sur la mer Égée, je suis de l'oeil toutes les sinuosités des bords de l'Hellespont, et vous qui me montrez tout cela, vous ne pouvez pas me voir." Alors il répliqua : [9,200] «Ce que tu dis là est vrai, mais n'a rien d'étonnant. Quoi donc! Dieu qui m'a ôté les yeux du corps ne pouvait-il pas m'en rendre d'autres pour que je visse ces choses cachées? Cesse, mortel, d'accabler les décrets de Dieu des plaintes accoutumées, car c'est là le reproche le plus insensé des hommes. Tout ce que Dieu fait est juste, mais votre pesanteur ne peut pas tout connaître dans l'ombre d'une noire prison. A combien de personnes les yeux ont nui! Que de gens la vue a jetés hors du droit chemin et détournés peut-être d'une carrière honorable! Aussi plusieurs ont-ils déposé volontairement ce fardeau comme étant lourd et funeste. AlIons de ce pas faire un tour. Ne dédaigne point un guide aveugle; tu verras peut-être beaucoup de choses qui te plairont. Que le souci des événements futurs ne t'inquiète point, car demain les Latins vainqueurs arroseront les campagnes du sang des Carthaginois. Je le suis, heureux de cet augure . . . . Là, apercevant un jeune homme assis au fond d'une vallée enclose : "O très cher guide, m'écriai-je, quel est ce personnage que je vois au milieu de jeunes lauriers et se préparant à ceindre son front d'un rameau verdoyant Si je ne me trompe, il médite dans son âme je ne sais quoi de noble et d'élevé.» — «Tu ne te trompes point, me dit-il. Je reconnais un jeune homme de la famille de nos arrière-neveux, qui viendra au monde dans un pays de l'Italie et dans les derniers âges. Il naîtra dans les vastes murs de Florence en Toscane, ville issue d'une tige romaine, qui sera un jour célèbre et qui maintenant n'existe pas. Pour que tu puisses connaître le lieu de sa naissance , la petite rivière de l'Arno, qui descend vers le rivage de Pise l'ausonienne, baignera les murs de la riche cité. Il rappellera par ses vers à la fin des siècles les Muses longtemps fugitives, et rétablira les antiques soeurs sur l'Hélicon malgré des troubles et des agitations de toute sorte. Il aura pour nom François. Il réunira comme dans un seul groupe tous les faits éclatants dont tu as été témoin, les armées d'Espagne, les luttes de la Libye, ton cher Scipion, et il donnera pour titre à son poème l'Afrique. De plus (vois où le conduiront la confiance dans son génie et l'aiguillon de la gloire), honoré d'un triomphe tardif, il montera enfin à votre Capitole. Le monde indifférent et la foule enivrée alors d'autres passions ne le détourneront pas d'en descendre, le front ceint du vert laurier, le sénat l'escortant. Quel amour, quel respect il témoigne présentement pour le laurier! Déjà, de tous les arbres, celui de Delphes est le seul qui lui plaise; déjà il apprend à tresser de tendres feuillages pour s'en faire des couronnes ; déjà ces présages de l'avenir le charment. Il sera pour Rome vieillissante dans ce temps-là aussi cher qu'a coutume de l'être pour une mère chargée d'années le fils que son flanc stérile a enfin mis au jour [9,250] après les pertes douloureuses qui l'ont rendue veuve de tous ses enfants. Rome, qui depuis deux cents lustres n'aura rien vu de semblable, le contemplera joyeuse avec un vif enthousiasme quand il recevra sa couronne de laurier, quand il la laissera dans les temples et qu'il attachera ses prémices aux saints autels. Grâce à lui seul, Rome, tu chériras davantage la race florentine, et tu ne regretteras point d'avoir fondé directement une ville sur les bords d'un fleuve toscan. Ami de l'étude, il énumérera aussi les louanges des aïeux célèbres; passant en revue dès l'origine les valeureux Romains et toute votre race, il rendra aux héros dans la prose de l'histoire leurs titres de gloire et leurs noms. Au milieu, le grand Scipion brillera bien au-dessus des autres, et il avouera qu'il n'est personne à qui il soit plus redevable. S'il lui reste une longue vie, et si de nouveaux orages ne le détournent point de la route qu'il a suivie, tu verras de gros volumes nuancés de diverses couleurs et relatant les grands événements jusqu'à son époque. Qui pourrait dire tout ce qu'il renferme dans les profondeurs de son esprit ? Cependant mon coeur palpitait; j'étais avide de voir ce jeune homme, avide de lui parIer, et (qui pourrait le croire?) je souhaitais que le grand Homère mît un terme à ses doux accents. Il m'était déjà cher à cause de vous et pour d'autres raisons trop longues à déduire. Je m'avance doucement, et, m'étant un peu approché, j'aperçois un jeune homme, le front chargé de soucis, et tenant une plume à la main. Assis sur un vert gazon, il était entouré d'arbres de toute sorte, près de fleuves limpides, au milieu de fraîches fontaines et de rochers escarpés. Regarde, me dit mon guide, quels sont les ombrages et l'aspect de sa campagne. C'est de là qu'il élèvera d'abord son esprit vers ces nobles travaux. Ensuite, voyageant sur terre et sur mer dans les diverses parties du monde, il laissera dormir ses conceptions pendant des années. Enfin, à peine dégagé du tourbillon des affaires, il traitera rapidement plusieurs sujets. » J'admirais chaque chose. En entendant mon salut, le jeune homme pensif avait levé les yeux et voulait me parler quand soudain le son matinal de la trompette dissipe ma vision, mon vain songe s'efface, et je vous vois conduisant fièrement votre armée en rase campagne, exhortant les généraux et levant les étendards. » Pendant que l'éloquent Ennius charme la traversée par de tels récits, Phébus, fatigué, rafraîchissait ses coursiers haletants dans les eaux de l'Atlantique. Ainsi le voyageur qui, traîné en plaine par des chevaux paisibles, est plongé dans un profond sommeil, ne s'aperçoit pas que le jour s'écoule; soudain il s'étonne et a peine à croire qu'il ait fourni une longue route. Un léger zéphire soufflait de l'Hespérie; la flotte déploie les voiles, et les vaisseaux voguent tout droit. [9,300] Cinthie, le flambeau de la nuit, veille à la place de son frère, et on permet aux matelots épuisés de fatigue de goûter le repos. Quand le bruit des rames et le cri des cordages eurent cessé, Scipion dit avec bonté : "Que ces récits soient vrais ou supposés, ils sont agréables, je l'avoue, ils charment l'imagination et le coeur. Oui, je m'attache déjà à ce jeune et nouveau poète, que vous venez de voir, que mon père a vu jadis et qui m'est promis par ces deux garants. Assurément, quel qu'il soit, je l'aime, et si ce n'est qu'un vain nom, j'aime un vain nom.» Il dit, et tous s'abandonnent aux douceurs du sommeil. Dès que le soleil de retour émergea de la mer orientale et que les voiles projetèrent au loin de grandes ombres, les matelots joyeux aperçurent les côtes de Lilybée et saluèrent tout d'une voix la Trinacrie. Ils passèrent devant Drépane et longèrent ensuite tout un côté de la Sicile. Dès qu'ils eurent mis les pieds sur la terre ferme, ils traversèrent par la voie de terre de riantes campagnes. Mes vers sont impuissants à dépeindre la joie de l'Italie, la multitude accourant de toutes parts au devant du vainqueur, les peuples sortant des villes pour lui rendre grâces d'avoir sauvé la liberté, jusqu'à ce qu'il fût arrivé dans les murs de sa patrie et qu'eût lui le jour si désiré du triomphe. Ici, Calliope, quoique je vous invoque en terminant, venez à mon aide et inspirez-moi vers la fin de mon oeuvre. Jamais plus beau jour ne s'était levé sur la terre d'Ausonie. L'Aurore au visage de rose conduisait en les modérant les coursiers de Phébus. Phébus lui-même sur son char aiguillonna son attelage en apercevant Rome de la cime des forêts de l'Apennin. Les patriciens se rassemblent; une foule immense de tout sexe, de tout âge, de tout rang, de toute dignité, se précipite hors des portes au-devant du vainqueur. Partout le sol est jonché d'or ; les estrades resplendissent de toutes sortes de pierreries; la pourpre tapisse les rues et s'étend d'un toit à l'autre pour ombrager les soldats victorieux. D'un côté, une troupe de vieillards à l'air doux; de l'autre, une phalange de jeunes gens ornés de phalères, s'avancent pour recevoir le chef aux portes de la ville. Scipion, le visage serein, fait son entrée dans les hautes murailles de Rome, assis sur un char couvert de pourpre et traîné par des coursiers blancs comme la neige. Son front auguste attestait sa céleste origine. Les grands de la Macédoine précèdent des milliers de malheureux captifs les mains liées derrière le dos. C'étaient des troupes auxiliaires à l'aide desquelles Philippe avait fomenté la guerre. Le général Sopater, parent du roi, marchait en tête, accablé de tristesse. Derrière lui suivait toute une légion chargée de lourdes chaînes. D'un autre côté, le grand roi Syphax offrait dans sa personne un spectacle déplorable. [9,350] Sa majesté était ensevelie sous les fers ; il arrosait de ses pleurs sa poitrine et la terre; il tournait souvent en arrière vers le puissant vainqueur ses yeux humides de larmes, et en remarquant tout bas quel ami il avait méprisé, le malheureux, outre toutes les calamités de sa chute, était dévoré de honte. Les siens en foule suivent d'un pas tremblant les traces de leur roi. Vient ensuite le peuple perfide des Carthaginois pris dans de justes entraves, admirant les remparts magnifiques de Rome; le frère d'Annibal est à leur tête. Derrière défilent par bandes des Maures et des Gaulois. Pas un Italien ne figurait dans ces rangs. Scipion les avait tous punis de mort comme ils le méritaient, et il avait confié à la terre d'Afrique ces ennemis indignes de revoir leur patrie et d'y être inhumés. En avant on transporte en grande pompe l'ivoire, l'or rayonnant, les meubles précieux, les habits de pourpre, toutes les richesses des rois puissants. On y joint les boucliers pesants, les armes, les enseignes, les casques effrayants à l'aigrette tremblante arrachés à de vaillants guerriers. On conduit ensuite les chevaux tristes et les éléphants domptés, lourds et baissant la tête. Des milliers d'enfants se répandent autour d'eux; la foule ignorante se récrie à la vue d'une si énorme bête venue des pays barbares. Des deux côtés la multitude des Romains, arrachés à un affreux esclavage, célèbrent par les chants accoutumés l'heureux triomphe. Ils ne peuvent se rassasier de voir leur sauveur. A leur tête marche Terentius Culleo, homme célèbre, alors sénateur de Rome. Il honora, dit-on, toute sa vie son cher patron Scipion comme un affranchi plein de déférence. Venait en dernier lieu l'armée romaine victorieuse, infanterie et cavalerie rangées en bataille, comme si Annibal allait accourir à sa rencontre aux portes de la ville. Alors les trompettes et les clairons victorieux firent entendre au loin des sons terribles; les ondes du Tibre tremblent, toutes les forêts d'alentour sont effrayées, ce bruit horrible ébranle Albe, Tibur bâti par les Grecs, le Soracte glacé et les hautes citadelles des collines de Préneste. C'est ainsi que dans un triomphe inouï Scipion gravit enfin les hauteurs du Capitole; il rendit grâces aux dieux protecteurs, déposa dans le temple de Jupiter des monceaux d'or et des trésors considérables, et enrichit à jamais sa patrie. Pour lui, content de son seul surnom, il ne fit rien entrer dans sa demeure. Il est hors de doute qu'il a frayé à la pointe de son épée la route aux autres triomphes, et qu'il a facilité à Rome l'empire de l'univers. Carthage vaincue, nul n'a rougi de courber la tête sous le joug et de reconnaître pour les maîtres du monde les Romains invincibles et le peuple de Quirinus. [9,400] Scipion, après être descendu de la rocheTarpéienne, parcourut joyeux toute la ville, couronné de laurier. Ennius, à la droite du vainqueur, le front ceint du même feuillage, obtint, sous un si grand garant, les honneurs du triomphe au nom des études et de l'auguste poésie. Depuis plusieurs rivalisant de zèle l'ont suivi. Moi-même, après trois cents lustres écoulés, comptant sur mes faibles forces, j'ai essayé tant bien que mal d'explorer cette route épineuse et ces rares vestiges. J'ai partagé les sublimes honneurs des anciens héros, feuillage, lieu, surnom glorieux, pour ne point démentir les présages du chantre grec. Maintenant, Muses, je n'ose point, après tant d'événements heureux,vous appeler à de tristes scènes et à un sujet atroce. Fuyez plutôt bien loin et détournez vos regards. Assurément je fuirai moi-même avec vous; je ne redirai point les tristes accusations de l'envie, le crime des grands, la faute du sénat, l'attentat du peuple, l'exil volontaire de Scipion, sa mort, son épitaphe plaintive et les reproches amers inscrits sur le marbre de son tombeau. Que d'autres racontent tout cela; pour moi, je suis fermement résolu à terminer ici mon oeuvre, et je ne consentirai jamais à souiller les Soeurs sacrées par des accents aussi douloureux. O mon Afrique dont l'achèvement m'a coûté tant de peine, pendant que tu grandis, et qu'en te relisant, je te pare et te caresse, la mort cruelle a ravi intempestivement le magnanime Robert au monde qui en avait besoin, et, en m'ôtant tout le charme de ma vie, elle t'a fermé la route que tu rêvais ! Où dirigeras-tu tes pas, malheureuse! Je te montrerai le chemin. Tu n'iras point dans une demeure troublée par le deuil, tu ne reverras point le palais jadis si agréable de Naples. Va visiter tristement et arrose de tes larmes la pierre neuve d'un tombeau tiède encore. Quand tu verras là ce grand roi gisant dans un petit coin de terre, promise à lui vivant, donne-toi à lui mort, et tiens parole à sa cendre sacrée. Son âme retournant vers le ciel regarde avec mépris derrière elle la terre inerte, elle fuit un sceptre périssable et dédaigne les actions des mortels. Toutefois, bien qu'il se moque du diadème qu'il a quitté et de ses anciens soucis, il s'apitoie du haut de son trône sur les souffrances excessives et les erreurs de l'humanité. Cet arbitre jadis si bienveillant de notre génie nous aime si je ne me trompe. Cet astre ravi à la terre, que je crains, hélas ! que les contemporains hostiles n'aboient contre toi et que dans leur aveuglement ils n'insultent à tes titres glorieux ! L'hôte des Muses, le seul qui de nos jours sût rendre aux lettres l'honneur qu'elles méritent, est décédé, et tout notre espoir a disparu avec lui. Heureux ceux qui vécurent dans des temps meilleurs, et plût à Dieu que nous fussions du nombre! Vains souhaits! Il n'est pas permis de rétrograder; nous sommes venus trop tard, [9,450] et Jupiter du haut des cieux nous regarde d'un oeil courroucé. Il nous faut obéir au destin et suivre notre étoile où elle nous conduira, de peur qu'elle ne nous entraîne. Je suis condamné à passer ma vie au milieu des orages. Pour toi, comme je le désire et l'espère, tu vivras longtemps après moi. Des siècles meilleurs viendront; ce sommeil léthargique ne durera pas toujours; les ténèbres se dissiperont, et nos neveux pourront revenir à la pure et antique lumière. Alors tu verras reverdir de nouveau l'Hélicon et les lauriers sacrés se couvrir de feuilles; alors surgiront de puissants génies et des esprits dociles en qui la passion des belles-lettres redoublera l'amour des Muses antiques. Applique-toi soigneusement à faire revivre mon nom ; grâce à toi, que mon sépulcre recouvre du moins sa réputation, et qu'on rende honneur à ma cendre. La vie me sera plus douce au milieu de ce peuple, et ma gloire bravera le tombeau. En attendant, je te l'ordonne, traverse, inconnue, d'un pas inquiet, la foule des générations indifférentes; à peine saluée de loin sur ton passage, tu habiteras peu de demeures, et on te donnera rarement l'hospitalité. Mais , si ton destin te présente un ami de la vraie vertu, demande-lui sans crainte un petit coin retiré sous son humble toit, et vieillis là seule et toujours étrangère plutôt qu'entourée de méchants, jusqu'à ce que tu arrives au commencement d'un autre âge. Alors rajeunis, je t'en prie, quand une clarté féconde luira pour les poètes et qu'une ère plus favorable s'ouvrira pour les gens de bien.