[5,0] LIVRE V - HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES GOTHS. [5,1] CHAPITRE PREMIER. 1. VOILA le succès que les armes des Romains eurent dans l'Afrique. Je raconterai maintenant les guerres qu'ils ont faites contre les Goths, après néanmoins que j'aurai remarqué ce qui était arrivé dès auparavant à ces peuples, dans l'Italie. Pendant que Zénon jouissait de l'Empire d'Orient, Auguste, que les Romains appelaient Augustule, à cause de son bas âge, possédait celui d'Occident, qui était gouverné avec une rare prudence par son père Oreste. Les Romains avaient fait alliance un peu auparavant avec les Scirres, les Alains et d'autres Goths, depuis les pertes qu'ils avaient souffertes par les violences d'Alaric et d'Attila, desquelles j'ai parlé dans les livres précédents. Il est certain que plus la puissance de ces Barbares s'était accrue, plus aussi la dignité de l'Empire avait été avilie, et plus la liberté des Romains avait été opprimée, sous l'apparence de l'alliance de ces étrangers. Ils contraignirent les Romains à faire beaucoup de choses qui n'étaient guères conformes à leur inclination, et ils montèrent un si grand excès d'impudence, que de demander le partage des terres de l'Italie, et de massacrer Oreste, parce qu'il leur en refusait le tiers. 2. Ils avaient parmi eux un nommé Odoacer, qui avait été Garde de l'Empereur, et qui les assura d'un heureux succès de tous leurs conseils, s'ils voulaient lui mettre en main le commandement. Ainsi il s'empara de la souveraine autorité, sans toutefois faire d'autre mal à l'Empereur, que de le réduire à une condition rivée. Il distribua ensuite aux Goths le tiers des terres, et affermit par ce moyen les fondements de sa tyrannie, où il se maintint l'espace de dix ans. 3. Les Goths qui s'étaient établis dans la Thrace par la permission de empereur prirent dans le même temps les armes contre les Romains, sous les auspices de Théodoric qui était Patrice, et qui avait eu l'honneur de s'asseoir à Constantinople dans la chaire de Constantin. Zénon, pour user de quelque sorte d'accommodement leur proposa de tourner leurs armes contre Odoacer, et lui persuada que, comme il avait l'honneur d'être au Sénat, il lui serait plus glorieux de détruire la puissance d'un tyran; et de s'assurer de la possession paisible de l'Italie, que de s'exposer aux hasards d'une guerre avec l'Empire. Théodoric fort aisé de cette proposition, partit avec une multitude infinie de peuples qui traînait sur des chariots, des meubles, des femmes et des enfants. Quand ils furent arrivés au golfe Ionique, ils ne le purent traverser, faute de vaisseaux, et furent contraints de faire le tour le long des bords, par le pays, tant de Taulentins, que de quelques autres nations. Odoacer vint au devant d'eux, et en ayant été vaincu en plusieurs rencontres, il s'enferma dans Ravenne. Les Goths firent plusieurs sièges, et prirent plusieurs places, mais ils ne purent prendre ni le fort de Césene, qui est à trente stades de Ravenne, ni Ravenne même, soit de force, ou par composition. 4. La Ville est au milieu d'une rase campagne; à deux lieues de la mer Ionique. Il n'est pas aisé de l'attaquer ni par mer, ni par terre. Les écueils qui occupent l'espace de trente stades à l'entour, empêchent que l'on ne l'aborde par mer, et les eaux que le Pô, et d'autres rivières répandent sur la terre, ne permettent pas à une armée d'en approcher. Il y arrive une chose merveilleuse. La mer inonde tous les matins un aussi grand espace de terre, qu'un homme de pied en peut faire en un jour, et elle se retire le soir. Ceux qui veulent porter des vivres et des marchandises dans la ville, ou en emporter, les mettent dans des vaisseaux, et attendent le flux et le reflux de la mer. Cela n'arrive pas à Ravenne seulement, mais aussi dans tout le pays voisin, jusqu'à Aquilée, bien que ce ne soit pas toujours dé la même manière, lorsque la lune ne répand qu'une faible lumière sur la terre, le flux de la mer est fort petit, mais il est extrêmement grand lorsque la lune est pleine. Je ne dirai rien davantage sur ce sujet. 5. Après trois ans de siège, les assiégeants étant lassés par tant de fatigues, et par une si grande longueur, les assiégés étant pressés par la faim, et par disette des vivres, ils en vinrent à une composition par l'entremise de l'évêque, et demeurèrent d'accord, que Théodoric et Odoacer partageraient la ville avec un pouvoir égal. Cet accord fut exécuté durant quelque temps, mais depuis, Théodoric tendit un piège à Odoacer, et le massacra dans un festin. Ayant ensuite attiré dans son parti les soldats qui avaient servi sous Odoacer, il commanda seul sur les Italiens, et sur les Goths avec une puissance absolue. Il ne prit néanmoins ni le nom, ni l'habit de l'Empereur des Romains ; il se contenta de la qualité de Roi. qui est celle que portent les capitaines des Barbares. 6. Il faut pourtant avouer qu'il a gouverné ses sujets avec toutes les vertus qui sont dignes d'un grand empereur. Il a maintenu la Justice, il a établi de bonnes lois, il a défendu son pays de l'invasion de ses voisins, et a donné toutes les preuves d'une d'une prudence, et d'une valeur extraordinaire. Il n'a fait aucune injustice à ses sujets ; ni permis que l'on leur en fît, si ce n'est qu'il a souffert que les Goths aient partagé entre eux les terres, qui avaient été distribuées par Odoacer à ceux qui suivaient son parti. Enfin, quoique Théodoric n'eût que le titre de Roi, il ne laissa pas d'arriver à la gloire des plus illustres Empereurs, qui aient jamais monté sur le trône dés Césars. Il fut également chéri par les Goths, et par les Italiens; ce qui n'arrive pas d'ordinaire parmi les hommes, qui n'ont accoutumé d'approuver dans le gouvernement de l'Etat, que ce qui est conforme à leurs intérêts, et qui condamnent tout ce qui y est contraire. Après avoir régné trente sept ans, et s'être rendu formidable à ses ennemis, il mourut de cette manière. 7. Symmaque et son gendre Boèce étaient des plus illustres du Sénat, et avaient été consuls. Ils s'étaient particulièrement adonnés à la philosophie. Ils rendaient très exactement la justice. Leur libéralité soulageait la misère des citoyens et des étrangers. La gloire qu'ils s'étaient acquise par tant de belles actions, excita la jalousie de certains calomniateurs, qui les rendirent tellement suspects à Théodoric par leurs faux rapports, qu'il les fit mourir, et qu'il confisqua leurs biens. Quelques jours après étant à table, et voyant la tête d'un poisson dans un plat, il s'imagina voir la tête de Symmaque, qui le menaçait terriblement. Etant étonné de ce prodige, il se retira dans sa chambre, fut saisi de frisson, et se mit au lit. Il raconta ensuite à son médecin, nommé Elpidius, ce qui était arrivé, pleura le meurtre de Symmaque et de Boèce, et expira ainsi dans le regret et dans les larmes. Ce fut l'unique injustice qu'il commit contre ses sujets, que de condamner des deux grands personnages, sans connaissance de cause, contre la coutume. [5,2] CHAPITRE II. 1. ATALARIC petit-fils de Théodoric, lui succéda, bien qu'il ne fût âgé que de huit ans, et qu'il fût sous la tutelle de la Reine Amalasonte sa mère, son père étant déjà décédé. Justinien parvint dans le même temps à l'Empire de Constantinople. Cette princesse fit paraître une sagesse et une justice merveilleuse dans l'éducation de son fils, et dans la régence de son État, et surtout une générosité qui était au delà de son sexe. Pendant qu'elle eut la puissance entre les mains, elle ne permit pas qu'un Romain fût condamne à aucune peine corporelle, ni même à l'amende, et elle refusa avec une fermeté invincible à la passion que les Goths avaient de les opprimer. Elle restitua les biens de Symmaque et de Boèce à leurs enfants. Pour ce qui est de l'éducation de son fils, elle souhaitait qu'il fût élevé à la façon des princes romains, qu'il apprît la grammaire, et qu'il s'entretînt souvent avec trois vieillards de sa nation, qui excellaient en modération, et en prudence. Cela ne plaisait nullement aux Goths, qui désiraient un gouvernement moins policé, afin de commettre impunément des violences. 2. Un jour, qu'il avait fait quelque faute, elle lui donna un soufflet dans sa chambre, d'où il sortit en pleurant, et s'en alla dans l'appartement des hommes. Les Goths qui s'y trouvèrent se mirent en colère, et s'emportèrent à des paroles injurieuses contre la Reine, disant qu'elle avait dessein de faire mourir ce jeune prince, et de se remarier, afin de posséder avec un nouvel époux le royaume des Goths et des Italiens. Ils assemblèrent ensuite les plus considérables d'entre eux, et allèrent trouver Amalasonte, pour se plaindre de la manière dont elle faisait élever le Roi, et pour lui remontrer, que l'étude était contraire à la valeur. Que les préceptes des vieillards n'étaient propres qu'à abattre et à amollir un jeune courage. Qu'un Prince destiné à de grands exploits, devait être nourri dans l'exercice des armes, et non pas sous la conduite d'un précepteur. Que jamais Théodoric n'avait voulu permettre que les Goths envoyassent leurs enfants aux écoles, et qu'il avait accoutumé de dire, que ceux qui avaient eu peur d'une férule, n'avaient jamais assez de hardiesse pour mépriser les épées nues. Qu'ils la priaient de se souvenir, que ce Prince, qui avait conquis un grand royaume où il n'avait aucun droit, n'avait jamais eu la moindre teinture des lettres. Qu'il fallait donc renvoyer les pédagogues, et mettre auprès du roi de jeunes seigneurs, qui lui inspirassent un air de régner, qui fût mâle, généreux et conforme au génie de sa nation. 3. Amalasonte n'approuvait nullement ce discours; mais comme elle appréhendait que ces hommes violents ne formassent quelque parti, elle fit semblant de l'avoir fort agréable, et leur accorda ce qu'ils demandaient. On éloigna les vieillards d'auprès d'Alaric, et l'on mit de jeunes gens en leur place, qui n'étaient guères plus âgés que lui, qui l'engagèrent dans la débauche du vin et des femmes, et qui lui inspirèrent du mépris pour la reine sa mère, dans le temps même que ses sujets tramaient diverses intrigues pour la chasser de la Cour. 4 Amalasonte ne s'étonnait pas de ces factions, et ne perdit pas courage comme une femme, mais usant de son autorité, elle envoya trois des principaux chefs de parti, en trois différents endroits d'Italie, sous prétexte de garder les frontières, et de s'opposer aux courses des ennemis. Ces trois hommes, quoique divisés par la distance des lieux, s'unissaient par la conspiration de leurs parents, et de leurs amis, pour ruiner cette Princesse, qui ne pouvant plus souffrir les desseins qui se faisaient contre sa vie, envoya témoigner à Justinien l'impatience qu'elle avait de quitter l'Italie, et d'aller à Constantinople. Justinien ravi de cette proposition, lui fit réponse quelle pourrait venir quand il lui plairait, et commanda de lui préparer un palais à Dyrrachium, pour y demeurer tant qu'elle l'aurait agréable, et pour y venir ensuite à Constantinople. Elle choisit donc trois Goths, fort hardis, et qui lui étaient très affidés, pour assassiner les trois auteurs de la sédition. Ensuite elle fit monter sur un vaisseau quelques-uns des plus affectionnés de ses sujets, y fit charger de grandes richesses, et principalement quatre mille marcs d'or, et leur commanda d'aller à Dyrrachium, avec défense néanmoins de rien débarquer jusqu'à nouvel ordre. Son dessein était d'attendre la mort des trois séditieux, afin de demeurer en Italie, et de faire revenir le vaisseau ; ou, si quelqu'un d'eux échappait, de faire voile dans le Levant, et d'y emporter les trésors. Voilà le dessein qu'avait Amalasonte, dont les ordres furent fidèlement exécutés. Les trois chefs de parti ayant été tués comme elle le désirait, elle fit rapporter ses richesses, et demeura à Ravenne, où elle maintint son autorité. [5,3] CHAPITRE III. 1. Il y avait parmi les Goths un neveu de Théodoric, fils de sa sœur Amalasride, nommé Théodat, qui était déjà avancé en âge, et qui savait la langue latine et la philosophie de Platon. Il était d'un naturel timide et lâche, et avait une forte aversion pour la guerre, et une extrême inclination pour l'argent. Il possédait une grande partie des terres de Toscane, et voulait contraindre les propriétaires de celles qu'il ne possédait pas, de les lui abandonner: car il croyait que c'était un malheur que d'avoir des voisins. Amalasonte avait fait tous les efforts possibles pour réprimer son avarice, et l'avait tellement irrité, qu'il était comme résolu de livrer la Toscane à Justinien, d'en tirer de l'argent, et une dignité dans le Sénat pour récompense, et d'aller passer le reste de sa vie à Constantinople. Comme il roulait ce dessein dans son esprit, Hypatius évêque d'Éphèse et Démétrius évêque de Philippes, qui est une ville de la Macédoine, arrivèrent de Constantinople pour conférer avec l'évêque de Rome, sur une matière de doctrine, qui partageait alors les sentiments des Chrétiens. 2. Je ne dirai pas en quoi consistait la question, quoique j'en suis bien informé, parce que j'estime que c'est un orgueil plein de folie, que d'entreprendre de pénétrer l'essence de Dieu. Comment l'homme, qui ne se connaît pas lui-même, pourrait-il comprendre la nature de la Divinité ? Je suis d'avis de couvrir du voile d'un religieux silence des mystères que l'on doit honorer par une croyance respectueuse, et de ne rien dire de Dieu, si ce n'est qu'il a une puissance et une bonté qui sont infinies. Mais que ceux qui sont élevés aux dignités de l'Église, ou même les particuliers jugent de ces choses comme il leur plaira. Théodat parla en secret à ces deux évêques, et les chargea d'exposer à Justinien son dessein, tel que je l'ai rapporté. 3. Cependant Atalaric, qui s'était abandonné à la débauche, en contracta une certaine langueur qui le consumait. Amalasonte, qui ne pouvait avoir de confiance en lui, en l'état où il s'était réduit, et qui ne se pouvait promettre de sûreté après sa mort, à cause qu'elle avait aigri les plus apparents du Royaume, se trouvait dans une étrange perplexité, et méditait de remettre entre les mains de Justinien la domination sur les Goths, et sur les Italiens. Il y avait un certain Alexandre, qui était venu par l'ordre de cet Empereur, avec Démétrius et Hypatius, pour s'informer des affaires d'Amalasonte, et pour apprendre les raisons qui l'avaient empêché de faire le voyage de Levant, quoi qu'elle eût envoyé les trésors à Dyrrachium. Il est vrai qu'il venait en apparence pour se plaindre de l'injure que l'on avait faite à Justinien dans la Sicile, et de ce qu'Uliaris gouverneur de Naples avait reçu dix huns, fugitifs d'Afrique par le consentement de la reine, et enfin de ce que les Goths, en faisant la guerre aux Gépides, avaient exercé des actes d'hostilité contre les habitants de la ville de Gratiane en Illyrie. Quand il fut arrivé à Rome, il y laissa les évêques, afin qu'ils fissent les affaires qui leur avaient fait entreprendre ce voyage, et il alla trouver la Reine à Ravenne, où il traita en particulier de celles dont il avait les ordres secrètes, mais en public, il lui présenta une lettre, dont voici les termes. 4. Vous retenez le château de Lilybée qui m'appartient, et que vous avez pris par force. Vous avez retiré des barbares qui sont nos esclaves, et jusques ici vous avez refusé de me les rendre. Enfin vous avez apporté de grands dommages à la ville de Gratiane, où vous n'avez aucun droit. Faites-moi savoir par quelles voies vous voulez que nous terminions ces affaires. Quand Amalasonte eut lu cette lettre, elle y fit cette réponse. Il est bien plus honnête à un grand Empereur, de protéger un jeune Prince, qui ne sait encore rien de ce qui se fait dans ses États, que de lui déclarer la guerre sans un fondement légitime, et la victoire ne peut être glorieuse, si elle n'est le prix d'une bataille qui ait été donnée à forces égales. Vous reprochez à Atalaric la prise du fort de Lilybée, la retraite de dix fugitifs, et un léger dégât fait par l'imprudence des soldats, dans une ville de votre obéissance. Je vous supplie d'être très persuadé que nous n'avons eu nulle intention de vous offenser, et de vous souvenir, que quand vous avez entrepris la guerre contre les Vandales, bien loin de nous opposer à vos dépens, nous avons, au contraire, ouvert les passages à vos armées; nous les avons assistées de vivres, et nous leur avons fourni une nombreuse cavalerie, qui a fort contribué à leurs victoires. On acquiert le titre d'ami et d'allié, non seulement en joignant ouvertement ses armes avec celles d'un Prince, mais aussi en aidant ses troupes de ce qui leur est nécessaire. Considérez que vos flottes n'ont eu de retraites que dans nos ports, et qu'elles n'ont abordé en Afrique qu'à la faveur des secours que nous leur avons donnés. Ainsi nous les avons rendues victorieuses, en levant les empêchements qui pouvaient être l'occasion de leur défaite. Il n'y rien de si agréable que de vaincre. Cependant après la perte que nous avons faite, au moins des dépouilles que nous n'avons pas partagées avec vous, vous voulez nous priver du Lilybée, qui n'est qu'un rocher stérile, qui nous appartient depuis longtemps, et dont, si vous y aviez eu quelque droit, vous auriez dû gratifier Atalaric, en récompense de ses bons offices. Voilà ce qu'Amalasonte écrivit publiquement à Justinien, mais elle lui promit en particulier, de lui mettre l'Italie entre les mains. Quand les envoyés furent retournés à Constantinople, Alexandre rapporta à l'Empereur tout ce qu'Amalasonte l'avait chargé de lui dire; et les deux évêques lui firent savoir les propositions que Théodat faisait, de le rendre maître d'une partie de la Toscane. Justinien ravi de cette nouvelle, dépêcha en Italie un avocat de Constantinople, nommé Pierre, qui était de la Ville de Thessalonique en Illyrie, et qui avait une particulière éloquence, pour persuader tout ce qu'il voulait. [5,4] CHAPITRE IV. 1. Sur ces entrefaites, les habitants de Toscane accusèrent Théodat devant Amalasonte, d'avoir commis de grandes violences, d'avoir chassé plusieurs propriétaires de leurs terres, et de s'être même emparé de celles du Domaine. La Reine prit connaissance de ces accusations, et après avoir ouï Théodat, qui fut convaincu, elle le condamna à restituer ce qu'il avait pris, et ne le laissa point en liberté, qu'il n'eût satisfait. La haine qu'il avait conçue contre elle s'augmenta toujours depuis ce temps-là, par le déplaisir qu'il ressentait de ne pouvoir plus ni exercer de brigandages, ni rassasier son avarice. 2. Dans le même temps Atalaric mourut de maladie, après avoir régné huit ans. Amalasonte, qui était destinée à une fin déplorable, oublia le mauvais naturel de Théodat, et le fâcheux traitement qu'elle lui avait fait, et s'imagina qu'un bienfait signalé aurait assez de force, pour en abolir entièrement le souvenir et le ressentiment. Elle le manda donc ; et quand il fut arrivé, elle lui dit, de l'air le plus obligeant du monde, qu'il y avait déjà longtemps qu'Atalaric approchait de la mort, et qu'elle avait appris des médecins, que le mal était sans remède. Qu'elle avait fait tout ce qu'elle avait pu, pour empêcher que la mauvaise réputation qu'il avait acquise parmi les Italiens, et parmi les Goths, ne lui fût un obstacle à parvenir au Royaume de Théodoric, où il avait droit par sa naissance. Que l'amour de la justice lui avait fait appréhender d'être accablée des plaintes des peuples, à qui il avait fait des violences, qui n'auraient pas manqué de dire, que le Roi étant l'auteur de l'oppression qu'ils souffraient, ils ne pouvaient plus avoir recours à personne, et que pour ce sujet elle avait voulu rétablir son estime, avant que de l'élever à la dignité royale. Mais qu'elle désirait qu'il lui promît avec serment, de lui laisser un pouvoir absolu comme auparavant, bien que ce fût lui qui eût le titre de Roi. Théodat jura tout ce qu'elle voulut, mais il le jura avec intention de se parjurer, et de venger les injures qu'il avait reçues. Amalasonte jura très sincèrement, donna la couronne à Théodat, et envoya des Goths en ambassade à Justinien, pour lui en porter la nouvelle. 3. Quand Théodat se vit maître du royaume, il fit tout le contraire de ce qu'il avait promis, et de ce qu'Amalasonte avait espéré. Il traita favorablement les enfants de ceux qu'elle avait fait mourir, et il fit mourir ceux pour qui elle avait le plus d'affection. Il la mit elle-même en prison, avant que ses ambassadeurs fussent arrivés à Constantinople. Il y a en Toscane un lac, qu'on appelle le lac de Vulsine, au milieu duquel il y a une petite île, et dans l'île un petit fort, où Théodat renferma Amalasonte. Comme il appréhendait que l'Empereur n'en fût en colère, il lui envoya Libérius et Opilion, qui étaient sénateurs romains, et quelques autres personnes de qualité, pour l'assurer qu'il ne faisait aucun mauvais traitement à Amalasonte, bien qu'il en eût reçu de très sensibles injures. Il lui écrivit la même chose, et contraignit Amalasonte de lui écrire dans le même sens. Voilà ce qui arriva alors sur ce sujet. 4. Pierre avait eu ordre de l'Empereur de traiter secrètement de la Toscane avec Théodat, et de le faire jurer qu'il ne révélerait rien du traité. Il avait aussi eu ordre de conférer en particulier avec Amalasonte, et de passer un contrat pour la souveraineté d'Italie, aux conditions qu'il jugerait les plus avantageuses pour les deux partis. Il ne paraissait dans le public envoyé que pour le fort de Lilybée, et pour les autres sujets de plainte dont j'ai parlé, l'Empereur ne sachant pas encore alors, qu'Atalaric fut mort, que Théodat lui eut succédé, qu'Amalasonte fût prisonnière. Pierre ayant rencontré en chemin les ambassadeurs d'Amalasonte, apprit d'eux que Théodat était Roi, mais il n'apprit le reste que de Libérius et d'Opilion dans Aulone, qui est une ville du golfe ionique, où il s'arrêta quelque temps, et d'où il donna avis de tout à l'Empereur. 5. Lorsque Justinien fut informé de la vérité de tout ce qui s'était passé, il eut envie de jeter des semences de division entre Théodat et les Goths. Il écrivit pour ce sujet à Amalasonte, qu'il entreprenait sa protection, et manda à Pierre qu'il dît la même chose devant tout le peuple. Quand les ambassadeurs de Théodat furent arrivés à Constantinople, ils avouèrent ingénument à Justinien la vérité, et entre autres, Libérius, qui avait beaucoup de sincérité et d'honneur. Il n'y eut qu'Opilion, qui s'opiniâtra à soutenir que Théodat n'avait point fait d'outrage à Amalasonte. Pierre n'arriva en Italie qu'après la mort de cette princesse. Les parents de ceux qu'elle avait fait mourir étaient continuellement autour de Théodat, et ne cessaient de lui dire, que s'il ne la faisait mourir, jamais ni lui, ni eux ne seraient en sûreté. Du moment qu'ils eurent tiré son consentement, ils allèrent dans l'île, et la tuèrent. Cette mort causa une extrême douleur aux Goths et aux Italiens, qui regrettaient cette Princesse pour les excellentes qualités, que nous avons dit qu'elle possédait. Pierre protesta à Théodat, que Justinien prendrait les armes pour se venger d'un crime si atroce. Théodat voulait faire accroire à l'Empereur qu'il n'y avait point de part, et que c'étaient les Goths qui l'avaient commis, malgré lui ; mais dans le temps même qu'il se couvrait de cette excuse, il faisait de grands honneurs aux coupables. [5,5] CHAPITRE V. 1. Le nom de Bélisaire était alors fort célèbre, à cause de la fameuse victoire qu'il venait de remporter sur Gélimer et sur les Vandales. Aussitôt que l'Empereur reçut la nouvelle du meurtre commis en la personne d'Amalasonte, il se résolut d'en tirer vengeance par les armes. Il était alors dans la neuvième année de son règne. Il commanda donc à Mundus, chef des troupes de l'Illyrie, d'aller dans la partie de la Dalmatie qui relevait des Goths, et d'y surprendre la Ville de Salone. Ce Mundus était Barbare de naissance, mais néanmoins inviolablement attaché aux intérêts de l'Empereur, et excellent homme de guerre. Justimen envoya Bélisaire avec une armée navale, qui était composée de quatre mille confédérés, et de trois mille Isauriens. Les plus considérables gens de commandement étaient Constantin et Bessas, tous deux de Thrace, Péranius qui était d'Ibérie, et parent du Roi des Ibériens, et qui s'était retiré chez les Romains, à cause de l'aversion qu'il avait des mœurs des Perses. Valentin, Magnus et Innocent commandaient la cavalerie. Hérodien, Paul, Démétrius et Vesicinus commandaient l'infanterie. Emez commandait les Isauriens, qui étaient suivis de cent cinquante Huns, et de trois cens Maures. Le commandement général appartenait à Bélisaire, qui avait une compagnie de Gardes, composée de fort vaillants hommes armés de lances et couverts de boucliers. Il menait à cette guerre un fils, que sa femme avait eu d'un premier mariage, nommé Photius, qui dans la première fleur de sa jeunesse, faisait paraître une prudence et une valeur au dessus de son âge. L'Empereur lui avait donné ordre de dire qu'il allait en Afrique, et lorsqu'il serait aux côtes de Sicile, de s'y arrêter sous quelque prétexte, et de tâcher de s'en rendre maître ; mais que si cela ne pouvait réussir, il fît voile en Afrique, sans témoigner d'autre dessein. 2. Il écrivit aussi aux capitaines des Français, en ces termes. Les Goths s'étant emparés par force de l'Italie, et m'ayant fait d'autres injures tout-à-fait insupportables, j'ai été obligé de leur déclarer la guerre, où il est juste que vous m'assistiez de vos forces, et pour l'intérêt de notre commune religion, qui condamne les erreurs des Ariens, et pour la haine que nous portons à cette nation. Il joignit à cette lettre des présents considérables, et fit espérer d'en envoyer encore de plus grands, lors qu'ils lui auraient donné du secours ; ce qu'ils promirent volontiers. 3. Mundus entra dans la Dalmatie, il combattit les Goths qu'il y rencontra, remporta la victoire, et prit la Ville de Salone. Bélisaire étant arrivé en Sicile, s'empara de la ville de Catane ; il alla ensuite vers Syracuse, et vers d'autres villes, dont il se rendit maître par composition. Les soldats de la garnison de Panorme se fiant à leurs fortifications, osèrent bien lui résister, et lui mander qu'il fit retirer ses troupes. Comme il n'espérait pas la prendre par terre, il fit entrer les vaisseaux dans le port, qui pour lors était vide, et qui touchait aux murailles ; de sorte que les soldats étant montés dessus, tirèrent de là une telle quantité de traits dans la ville, que les habitants se rendirent. Depuis ce temps-là toute la Sicile fut tributaire de Justinien. Ce fut un rare bonheur à Bélisaire, de ce qu'ayant été élevé à la dignité de Consul, après la conquête de l'Afrique, il avait encore réduit durant ce même consulat la Sicile à l'obéissance de l'Empire, et était entré le dernier jour, comme en triomphe, dans Syracuse, environné de son armée victorieuse, et d'une foule incroyable de peuple, à qui il jetait des médailles d'or. Ce fut sans dessein, et par un pur bonheur, que la réduction de la Sicile, et la prise de Syracuse se rencontrèrent dans le même jour, auquel Bélisaire eût dû sortir de sa charge, s'il eût été dans Constantinople. Voilà quel fut le succès de ses armes. [5,6] CHAPITRE VI. 1. Lorsque Pierre apprit ces nouvelles si avantageuses, il en poursuivit encore plus vivement Théodat, et lui donna plus de terreur. Ce Prince déjà aussi épouvanté, que s'il eût été pris, et que l'on l'eût mené comme Gélimer à Constantinople, fit un traité avec Pierre, dont les conditions furent qu'il abandonnerait la Sicile, qu'il enverrait chaque année à l'Empereur une couronne de trois cens marcs d'or; qu'il lui fournirait trois mille soldats quand il en aurait besoin, qu'il ne pourrait sans son consentement punir de mort ou d'exil un prêtre, ou un sénateur, que quand il voudrait donner à quelqu'un une place dans le Sénat, ou à la dignité de Patrice, il ne le ferait pas de lui-même, mais qu'il serait tenu de le demander à Justinien, comme une grâce; que dans les acclamations populaires, l'Empereur serait toujours nommé avant lui; que jamais on ne l'en érigerait de statue, soit de bronze, ou d'autre matière, que l'on n'en érigeât aussi une à Justinien, laquelle serait à la main droite. Théodat signa ce traité, et renvoya l'ambassadeur. Mais cela n'assoupit pas ses craintes, au contraire elles se réveillèrent, et montèrent à un tel excès, qu'elles lui ôtèrent le jugement; de sorte qu'il tremblait au seul nom de la guerre. 2. Comme Pierre était déjà dans l'Albanie, il le rappela, pour lui demander, s'il croyait que Justinien ratifierait leur traite. Pierre répondit que c'était son opinion ; mais s'il n'avait pas agréable de le ratifier, répartit Théodat, que faudrait-il faire ? Il faudrait faire la guerre, répliqua l'ambassadeur. Cela serait-il juste, dit Théodat ? Pierre répartit : Pourquoi ne serait-il pas juste ? Chacun n'a-t-il pas la liberté de suivre son inclination ? Que veut dire cela, dit Théodat? Cela veut dire, répartit Pierre, que vous avez la liberté de vaquer à l'étude de la sagesse, et qu'il appartient à Justinien de s'acquitter des devoirs d'un grand Empereur. Il ne sied pas bien, même selon le sentiment de Platon, à ceux qui s'adonnent à la philosophie, de répandre le sang, et de prendre la moindre part à la mort des hommes. C'est pourquoi vous êtes obligé de vous abstenir des meurtres ; au lieu que Justinien étant maître d'un puissant Empire, il est tenu de le conserver par les armes. Théodat convaincu par ces raisons, promit de remettre son Royaume à Justinien, et confirma sa promesse par un serment, que sa femme fit aussi. Il obligea Pierre de jurer de ne parler à l'Empereur de la démission qu'il avait faite, qu'au cas qu'il refusât de ratifier le premier traité. Il envoya Rustique, qui était un prêtre, de ses plus intimes amis, et un autre nommé Romain, pour négocier cette affaire conjointement avec Pierre, et il leur donna à tous deux des lettres. D'abord que Pierre et Rustique fussent arrivés à Constantinople, ils proposèrent, selon l'intention de Théodat, le premier traité, dont Justinien ayant refusé les conditions, ils lui donnèrent la lettre qui était conçue en ces termes. 3. César, je ne suis pas étranger dans la Cour, je suis né dans le palais de mon oncle, et j'y ai reçu une éducation conforme à la grandeur de ma naissance, mais je n'ai pas beaucoup d'expérience dans la guerre, à cause qu'ayant eu dès mon enfance une passion extrême pour les belles Lettres, je leur ai confrère la plus grande partie de ma vie, et me suis toujours éloigné au bruit des armes. Ainsi il n'est pas à propos que l'ambition de régner m'engage dans les hasards, puisqu'il m'est aisé de me délivrer du poids de la guerre, et de celui du Royaume. Ni l'un ni l'autre ne m'est agréable. Celui-ci, parce que la jouissance, qui produit naturellement le dégoût, m'en a lassé : Et celle-là, parce que le peu de soin que j'ai pris de m'y appliquer, m'en rend tous les exercices incommodes. Pourvu que j'aie une terre de douze cents marcs d'or de revenu je fuis content de me démettre en votre faveur du Royaume des Goths, et de l'Italie. J'aime mieux me divertir à cultiver la terre, que de m'embarrasser dans toutes les inquiétudes d'un État, qui produisent une infinité de dangers. Envoyez donc, s'il vous plaît, quelqu'un, entre les mains de qui je me décharge du gouvernement de l'Italie. L'Empereur comblé de joie, en lisant cette lettre, y fit cette réponse. Il y a longtemps que j'ai appris par la bouche de la renommée, que vous êtes doué d'une profonde sagesse ; mais je le reconnais maintenant par expérience, puisque vous ne voulez pas attendre l'événement de la guerre, dont l'incertitude a trompé tant de personnes, et ruiné tant de fortunes. Vous n'aurez pas regret d'avoir recherché mon amitié, vous jouirez non seulement de tout ce que vous demandez, mais de plus, vous posséderez une des premières dignités de l'Empire. Je dépêche maintenant Athanase et Pierre pour conclure l'affaire, Bélisaire qui ira après eux, y mettra la dernière main. Justinien envoya donc Athanase, frère d'Alexandre, qui avait été ambassadeur vers Atalaric, et Pierre, cet avocat dont nous avons déjà parlé ; avec ordre de donner à Théodat les terres, que l'on appelait les terres du Patrimoine, et dont les revenus étaient destinés à la dépense de la maison royale. Il leur commanda aussi de mander à Bélisaire qu'il se hâtât de venir, dès que les articles auraient été signés, et jurés avec serment. Il écrivit encore à Bélisaire, qu'il fît la plut grande diligence qu'il pourrait, pour aller prendre possession de l'Italie, et du Palais, quand on lui aurait fait savoir qu'il serait temps de partir. [5,7] CHAPITRE VII. 1. Tandis que l'Empereur traitait cette importante affaire, et que ses ambassadeurs se disposaient de retourner en Italie, les Goths entrèrent dans la Dalmatie sous la conduite d'Asinarius, de Grippa, et d'autres chefs. Ils y rencontrèrent Maurice, fils de Mundus, qui y était allé avec un petit parti, plutôt pour découvrir ce qui s'y passait, qu'en intention de combattre. Il y fut néanmoins obligé, et le choc fut si rude, que les plus braves des Goths y demeurèrent sur la place et tous les Romains, sans en excepter un seul. Mundus au désespoir de cet accident, et de la perte de son fils Maurice, y courut tout furieux. Le combat fut sanglant ; les Romains remportèrent la victoire, mais ce fut une victoire de Cadmée. Plusieurs des Goths ayant été taillés en pièces, les autres prenaient la fuite. Mundus ne respirant que la vengeance, et étant acharné à la tuerie, fut tué lui-même par un des fuyards. Sa mort arrêta la poursuite, et sépara les deux partis. 2. Les Romains rappelèrent alors dans leur mémoire un ancien oracle de la Sibylle, qui leur avait paru prodigieux, quand ils l'avaient autrefois entendu chanter. L'oracle portait, qu'après la prise de l'Afrique, Mundus périrait avec son fils. Le sens était, qu'après que l'Afrique aurait été réduite sous l'obéissance des Romains, ce capitaine serait tué, de même que son fils Maurice, mais parce que Mundus signifie le monde, en la langue des Romains, au lieu d'entendre l'Oracle, d'un homme, ils l'entendaient du monde visible. Personne ne se retira dans Salone. Les Romains dépourvus de chef, s'en retournèrent dans leurs maisons. Les Goths, qui avaient perdu les plus vaillants de leurs soldats, s'enfermèrent dans les forts, et ne voulurent se fier ni aux murailles de la Place, ni à la parole des habitants, qui ne leur étaient pas favorables. 3. Cela étant ainsi arrivé, Théodat commença à ne plus considérer les ambassadeurs, qui l'étaient venu trouver. Il était inconstant et infidèle, de son naturel, et changeait selon les changements différents de sa fortune ; et laissant abattre dans les disgrâces par une crainte basse, et tout-à-fait indigne de l'éminence de la dignité, et s'enflant dans la prospérité, d'un orgueil, que l'on ne saurait assez naïvement exprimer. Quand il eût appris la mort de Mundus et de Maurice, il s'éleva avec une insolence, qui n'avait aucun rapport avec la médiocrité de l'avantage, qui avait été remporté sur les Romains, et il se railla, et se moqua des ambassadeurs. Pierre lui ayant reproché qu'il manquait de fidélité pour l'exécution des traités, dont il était demeuré d'accord, il le manda avec son collègue, et leur fit publiquement ce discours. 4. La fonction des ambassadeurs est une fonction auguste, et leurs personnes ont toujours reçu de grands honneurs de tous les peuples de la terre; mais ils ne sont dignes de recevoir ces honneurs, que quand ils se conduisent avec la modération qui est convenable à leur qualité. Si un ambassadeur fait une injure à un Roi, ou s'il commet un adultère, il peut être puni du dernier supplice. Lorsque Théodat avança ces paroles contre Pierre, ce n'était pas qu'il le crût coupable d'adultère, c'était seulement, qu'il lui voulait faire entendre, qu'un ambassadeur peut quelquefois être condamné à la mort pour ses crimes. Les ambassadeurs répondirent en ces termes. Nous ne demeurons point du tout d'accord de ce que vous dites, et il ne vous est pas possible de rendre des ambassadeurs coupables des plus grands crimes, sous de vains prétextes. Comment un ambassadeur pourrait-il commettre un adultère, puisqu'il ne saurait avoir de l'eau, sans la permission de ceux qui le gardent ? Pour ce qui est des paroles qu'il porte de la part de son maître, quand elles seraient injurieuses, ce ne serait pas lui qui en serait responsable, mais celui qui les lui met dans la bouche, et dont il n'est que le Ministre. C'est pourquoi nous vous dirons avec liberté, ce que l'Empereur nous donnera charge de vous dire. C'est à vous à l'écouter avec patience, et à ne pas commettre des violences contre des ambassadeurs, dont les personnes sont sacrées et inviolables. Au reste il est temps que vous satisfassiez à ce que vous avez promis à Justinien. C'est le sujet pour lequel il nous a envoyé, nous vous avons mis la lettre entre les mains. Pour ce qui est de celles qu'il adresse aux Goths, nous ne la rendrons qu'à eux-mêmes. Quand les premiers, et les plus considérables d'entre les Goths eurent entendu ces paroles, ils prièrent les ambassadeurs de donner à Théodat la lettre qui leur était écrite. Voici ce qu'elle contenait : 5. Mon intention est de vous rendre membres du corps de l'Empire ; ce qui vous doit être très agréable, puisque ce sera une augmentation, et non point une diminution de votre état. C'est une union qui ne se fera pas entre des étrangers et des inconnus, parce que nous avons eu par le passé une habitude fort étroite, bien qu'elle ait été un peu interrompue par la suite du temps. Nous avons envoyé Pierre et Athanase pour l'exécution de ce dessein, et il est juste que vous secondiez leur zèle. Quand Théodat eut lu cette lettre, bien loin d'exécuter ce qu'il avait promis, il fit mettre les ambassadeurs dans une étroite prison. 6. Justinien ayant appris cette infidélité de Théodat, et les autres petites disgrâces arrivées dans la Dalmatie, il y envoya Constantien, connétable, pour y amasser des troupes, et pour tenter le siège de la ville de Salone. Il manda aussi à Bélisaire, de se hâter d'aller en Italie et de traiter les Goths en ennemis. Quand Constantien fut arrivé à Dyrrachium, il y assembla quelques soldats. Cependant les Goths entrèrent dans la Dalmatie, et se rendirent maîtres de la ville de Salone. Constantien ayant apprêté tout ce qui lui était nécessaire pour son armée, il se mit en mer, et aborda à Épidaure ; qui est à la droite de ceux qui naviguent sur la mer ionique. Les espions de Grippa y étaient alors, qui ayant vu la flotte des Romains, lui vinrent rapporter, que la terre et la mer étaient couvertes d'ennemis. Grippa saisi de frayeur, et n'osant ni aller au devant d'une armée qu'il croyait être si puissante, ni l'attendre dans une ville, et s'y laisser assiéger, et de plus, considérant que les murailles de Salone étaient ruinées en divers endroits, et que les habitants lui étaient suspects, il en partit en diligence, et s'alla camper entre Salone et Scardone. Pour ce qui est de Constantien, il fit voile d'Épidaure à Lisle, où étant arrivé, il envoya ses espions pour savoir où était Grippa. Ayant appris qu'il était à Salone, il y aborda, et y débarqua ses troupes. Ensuite, il dépêcha un de ses gardes nommé Siphylle, avec cinq cents hommes, pour s'emparer des avenues des faubourgs ; ce qui ayant été fidèlement exécuté, Constantien y fit entrer le lendemain son armée, et par mer, et par terre, et il commanda incontinent de travailler à la réparation des murailles. Les Goths décampèrent neuf jours après, et se retirèrent à Ravenne. Ainsi Constantien réduisit la Dalmatie et la Liburnie, et gagna l'affection des habitants. Telles étaient alors les affaires de la Dalmatie. Après cette expédition l'hiver finit, et avec l'hiver la première année de la guerre que Procope écrit. [5,8] CHAPITRE VIII. 1. Bélisaire ayant laissé des garnisons à Syracuse et à Panorme, traversa avec son armée, de Messine à Rège, où les poètes ont feint qu'étaient ces écueils si fameux, de Scylle et de Charybde. Les habitants du pays venaient en foule se soumettre à sa puissance, tant à cause de l'impuissance où ils étaient de garder des places dont les fortifications étaient en ruine, qu'à cause de l'aversion qu'ils avaient de la domination des Goths. Ebrimur, gendre de Théodat, s'y rendit avec une suite fort nombreuse, et peu de temps après il alla trouver l'Empereur, qui lui fit de grands honneurs, et lui accorda la dignité de Patrice. L'armée partit de Rége, et alla le long des bords de la Béotie et de la Lucanie, pendant que les vaisseaux la suivaient à la rade. Quand elle fut dans la Campanie, elle alla à Naples, qui est une ville maritime, bien fortifiée, et défendue par une puissante garnison. Bélisaire fit mettre sa flotte dans le port, hors de la portée du trait, puis se campa proche des faubourgs, où il prit un fort, par composition. Ensuite il accorda aux habitants la permission qu'ils lui avaient demandée, d'envoyer quelques personnes dans le camp, pour faire des propositions de paix, et pour en recevoir la réponse. Celui que les Napolitains députèrent se nommait Etienne, qui étant venu devant Bélisaire, lui dit. 2. Vous avez tort de faire la guerre à des Romains, qui ne vous ont point offensé, et qui ne possèdent qu'une petite ville, où il y a une garnison de Barbares qui en sont les maîtres, et à qui ils ne pourraient refuser quand ils le voudraient. Ceux qui composent cette garnison ont laissé leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qu'ils ont de plus cher, entre les mains de Théodat ; de sorte que s'ils étaient en disposition de faire quelque chose en notre faveur, au lieu de livrer la ville, ils livreraient les gages qu'ils ont laissé, et ils se trahiraient eux-mêmes. Souffrez que nous vous disions la vérité sans déguisement, le dessein que vous avez pris de nous assiéger, est contraire à vos intérêts. Si vous aviez pris Rome, vous seriez aisément maître de Naples; mais quand vous auriez prit Naples, vous ne pourriez la garder, n'étant pas maître de Rome. Ne perdez donc point de temps à un siège si inutile. Voilà ce que dit Etienne, à qui Bélisaire répondit, Nous ne nous en rapporterons pas au jugement des Napolitains, pour décider si nous avons eu raison d'entreprendre ce siège. Mais nous sommes bien aises que vous délibériez avec nous, pour prendre une sage résolution, et pour considérer sérieusement ce qui est le plus conforme à vos intérêts dans la conjoncture présente. Recevez l'armée de l'Empereur, qui ne vient que pour assurer votre liberté, et celle de l'Italie ; et n'attirez pas sur vous par votre opiniâtreté les plus funestes de tous les malheurs. Ceux qui s'engagent dans la guerre pour éviter la servitude, et le déshonneur, trouvent un double avantage dans l'heureux succès de leurs armes, je veux dire la victoire et la liberté. Et dans leur défaite, ils jouissent moins de cette légère consolation, de n'être pas les auteurs de leurs disgrâces. Voilà ce que nous avions à dire concernant les Napolitains. Pour ce qui est des Goths, nous remettons leur choix, ou de vivre comme nous sous l'obéissance de l'Empereur, ou de se retirer en sûreté. Si vous refusez ces conditions, et, que vous preniez la voie des armes, nous ne pourrons nous empêcher à exercer contre vous des actes d'hostilité. Si les Napolitains veulent embrasser le parti de l'Empereur, et se délivrer d'une servitude aussi fâcheuse que celle qu'ils souffrent, je les assure avec serment, qu'ils recevront de nous le même traitement que celui que nous avons promis aux Siciliens, qui en ce point n'ont eu aucun sujet de nous accuser de parjure. 3. Voilà la réponse que Bélisaire donna en public à Etienne, pour porter à Naples ; mais en particulier il lui fit de grandes promesses, s'il pouvait disposer ses citoyens à se soumettre à l'obéissance de Justinien. Etienne rapporta fidèlement la réponse qu'il avait reçue, et ajouta qu'il estimait, qu'il était très dangereux d'entrer en guerre avec l'Empereur. Il y avait un Syrien nommé Antiochus, qui s'était établi à Naples depuis plusieurs années, et qui y faisait commerce par mer avec une grande réputation de prudence et de probité. Ce marchand conspira avec Etienne dans le même dessein ; mais il y avait d'autre part, deux avocats fort célèbres, dont l'un se nommait Pastor, et l'autre Asclépiodote, qui étaient de zélés artisans des Goths, et qui ne souhaitant point de changement dans le gouvernement, faisaient des instances fort pressantes auprès du peuple, pour l'exciter à faire plusieurs demandes à Bélisaire, et pour le prier d'en promettre l'exécution avec serment. Ils dressèrent même une liste de ces demandes, laquelle Etienne porta à Bélisaire, qui les eut toutes agréables, et jura d'en accorder l'exécution. Quand les Napolitains eurent cette dernière réponse confirmée par un serment, ils dirent hautement qu'il fallait recevoir l'armée de Justinien, et qu'il ne leur en arriverait pas plus de mal, qu'il en était arrivé aux Siciliens, qui commençaient à vivre en repos sous la domination des Romains, depuis qu'ils s'étaient délivrés du joug des Barbares. En même temps ils coururent tumultuairement aux portes pour les ouvrir. Cela ne plaisait pas aux Goths ; mais comme ils n'étaient pas assez forts pour l'empêcher, ils furent obligés de le souffrir, et de se retirer. Pastor et Asclépiodote ayant assemblé le peuple, et une grande multitude de Goths, ils leur firent cette harangue. 4. Ce n'est pas une chose extraordinaire, que le peuple trahisse les intérêts de sa propre conservation, quand il entreprend de former ses résolutions dans les affaires les plus importantes, sans le conseil de quelques personnes d'une prudence consommée. Pour nous, dans l'extrémité du péril commun où nous sommes, nous ne pouvons nous dispenser de rendre au moins ce dernier office à notre pays, de vous faire cette remontrance. Vous voulez livrer la ville, et vous livrer vous-mêmes à Bélisaire, qui vous fait des promesses magnifiques, et qui offre de les confirmer par les serments les plus saints, et les plus sacrés. On ne saurait nier que cela ne vous fut fort utile, s'il pouvait aussi vous assurer, qu'il remportera l'avantage : car ce ferait une folie, de ne pas faire tout ce que l'on peut, pour gagner les bonnes grâces de celui qui est le maître. Mais si cela est douteux, et si nul ne peut répondre de la fortune ; considérez en quel abîme de malheur vous vous précipitez. Si les Goths ont la victoire, ils vous traiteront comme des perfides, qui vous serez rendus de vous-mêmes. Que si Bélisaire a l'avantage, peut-être qu'il ne laissera pas de vous regarder comme des sujets infidèles à votre Prince, et qu'il vous imposera une garnison, pour vous tenir dans la dépendance. Quiconque rencontre un traître, est bien aisé de s'en servir pour son avantage, mais quand il en connaît la malice, il s'en défie, et le hait. Demeurons fidèles aux Goths, et nous défendons vaillamment. S'ils sont victorieux, il nous donneront des récompenses ; et s'ils sont vaincus, Bélisaire ne nous refusera pas le pardon. Il n'est pas si cruel, que de vouloir punir une fidélité infortunée. Mais quelle raison avez-vous d'appréhender si fort un siège, puisque vous ne manquez pas de vivres, que les chemins sont ouverts, et que votre garnison est puissante? Si Bélisaire vous pouvait réduire de force, il ne vous accorderait pas des conditions aussi avantageuses, que sont celles qu'il vous offre. S'il ne cherchait que la justice, et s'il n'avait pour but que de procurer vos intérêts, il ne s'efforcerait pas de nous donner de la terreur, et d'établir les fondements de sa puissance sur notre rébellion. Il irait donner bataille à Théodat, et nous appartiendrions au victorieux, sans avoir commis de trahison, et sans avoir couru de hasard. Après que Pastor et Asclépiotiote eurent parlé de la sorte, ils produisirent des Juifs, qui assuraient que la ville ne manquerait point de provisions. Les Goths promettaient de leur part de défendre généreusement les murailles. Les habitants gagnés par ces promesses, mandèrent à Bélisaire qu'il se retirât ; mais au lieu de le faire, il s'appliqua au siège avec plus d'ardeur qu'auparavant, et attaqua vigoureusement les murailles, d'où il fut repoussé avec perte des plus braves de ses soldats. Il était presque impossible d'approcher des fortifications, parce que la mer en empêchait d'un côté, et les précipices de l'autre. Il s'avisa de couper les canaux des fontaines ; mais les habitants n'en furent presque pas incommodés, l'eau des puits étant suffisante pour tous leurs besoins. [5,9] CHAPITRE IX. 1. Les assiégés envoyèrent demander du secours à Théodat, mais comme il était d'un naturel lâche et timide, tel que je l'ai représenté, il n'avait point de troupes prêtes. Quelques-uns en rapportent une autre raison, et assurent qu'il en fut détourné par un prodige. Quoi que cela me semble incroyable, je ne laisserai pas de le raconter. Comme il avait accoutumé de consulter les devins, et d'ajouter foi à leurs réponses, il demanda un jour à un Hébreu, qui était estimé savant dans cet art, quel était l'événement de la guerre ? L'Hébreu répondit, que pour le connaître, il fallait enfermer trois dizaines de porcs dans trois étables, et imposer le nom des Goths à la première dizaine, le nom des Romains à la seconde, et le nom des soldats de l'Empereur à la troisième, et entrer un certain jour dans les étables. Cela ayant été fait, et Théodat étant entré dans les étables le jour dont ils étaient convenus, ils trouvèrent que les porcs qu'ils avaient nommés les Goths étaient morts, à la réserve de deux; que ceux qu'ils avaient nommés soldats de l'Empereur vivaient presque tous, et que cinq de ceux qu'ils avaient nommés Romains étaient morts, et les cinq autres avaient perdu toute leur soie. Théodat jugeant par ce présage du succès de la guerre, crut que la fortune des Romains serait détruite, et qu'ils perdraient la moitié de leur armée, et de leurs richesses, que les Goths seraient réduits à un petit nombre, et que l'Empereur remporterait une victoire très aisée. Cette imagination lui abattit de telle sorte le courage, qu'il n'osa donner bataille. Je laisse à chacun la liberté d'en croire ce qui lui plaira. 2. Il déplaisait extrêmement à Bélisaire d'assiéger, et par terre, et par mer les Napolitains, sans avoir espérance de les prendre, ni par composition, ni par assaut. Il voyait, qu'après avoir inutilement consumé le temps devant une place qui était imprenable par son assiette, il serait ensuite obligé d'aller attaquer Théodat dans Rome, durant les rigueurs de l'hiver. Il avait donc résolu de lever le siège, et commandé à ses soldats de se tenir prêts pour partir ; mais dans le temps-là même, il lui arriva un grand bonheur au milieu de ses plus grandes inquiétudes. Un certain Isaurien eut sa curiosité de considérer la structure de l'aqueduc, qui portait l'eau dans la ville. Y étant entré à l'endroit par où Bélisaire l'avait fait couper, qui était un endroit assez éloigné des murailles, il alla sans peine fort avant, à cause qu'il n'y avait plus d'eau. Quand il fut arrivé proche de la muraille, il trouva une grosse pierre, qui y avait été mise par les mains de la nature, mais qui avait été percée par celles des hommes, de telle sorte néanmoins que l'eau y coulait aisément, mais qu'un soldat n'y pouvait passer. Ainsi l'aqueduc n'avait pas partout la même largeur, mais il était plus étroit à l'endroit de la pierre, qu'aux autres. Cet Isaurien ayant tout exactement considéré, jugea que l'on pourrait introduire des soldats dans la ville, en élargissant un peu le canal. Mais comme il n'était connu de personne, et qu'il n'avait jamais parlé à pas un des commandants, il communiqua sa pensée à un autre Isaurien nommé Pancaris, qui était des gardes de Bélisaire, et qui alla à l'instant lui en donner avis. Cette nouvelle le fit un peu respirer. Il commanda donc à Pancaris de travailler à élargir le passage, mais de le faire si secrètement, que qui que ce soit n'en eût connaissance. Pancaris entra dans l'aqueduc avec quelques-uns des Isauriens, qu'il avait jugé propres pour cette entreprise, et ils travaillèrent à rompre la pierre, non pas avec des marteaux, ni avec des scies, mais avec de certains instruments qui la taillaient sans faire de bruit. L'ouvrage fut tellement avancé en fort peu de temps, qu'un homme pouvait passer par le trou de la pierre, sans ôter ses armes. 5. Lorsque tout fut prêt, Bélisaire fit réflexion, que si l'armée entrait de force dans la ville, elle passerait les habitants au fil de l'épée, et qu'elle commettrait toutes les violences qui arrivent d'ordinaire dans les places surprises. Il envoya donc quérir Etienne, et lui parla de cette sorte. J'ai souvent vu des villes prises de force, et je sais les malheurs qui arrivent en ces funestes occasions. Le soldat victorieux sacrifie tous les hommes à sa fureur, et s'il épargne les femmes qui se présentent à la mort, ce n'est que pour les réserver à un outrage plus insupportable que la mort même, et tout à fait digne de pitié, il entraîne en servitude de jeunes enfants, qui étant nés libres, n'avaient pas été élevés pour obéir, et il les contraint de vivre sous la puissance d'un maître, dont ils ont vu les mains teintes du sang de leur frère. Que dirai-je du feu qui consume tout, et qui réduit en cendres ce que les grandes villes ont de plus magnifique, et de plus superbe ? Quand je considère dans les places qui ont été réduites à ce triste état, comme dans un miroir très fidèle, l'image des maux, où Naples sera bientôt plongée, j'en ai la dernière compassion. Je souhaiterais extrêmement qu'une fille si célèbre par son antiquité, et si peuplée de Chrétiens, et de Romains, ne fût pas détruite en ma présence, et par mon autorité: car je ne pourrai retenir les soldats irrités de la mort de leurs frères, et de leurs parents, s'ils y entrent une fois de force. Prenez donc une bonne résolution d'éviter toutes ces disgrâces, pendant que vous en avez la liberté. Si vous les souffrez, votre opiniâtreté en aura été la cause, et vous ne pourrez en accuser la fortune. Voilà ce que dit Bélisaire, dont Etienne alla faire un récit fidèle aux habitants; et tandis qu'il le faisait, ses soupirs entrecoupaient ses paroles. Mais ils n'en eurent point de peur, et ils refusèrent de se rendre. Dieu voulait qu'avant que de subir le joug de la domination de Justinien, ils souffrissent de grandes peines. [5,10] CHAPITRE X. 1. Alors Bélisaire se prépara à donner l'assaut, de la manière que je vais dire. Il choisit sur le soir quatre cents hommes, dont il donna le commandement à Magnus, capitaine de cavalerie, et à Ermez capitaine des Isauriens ; et il leur commanda à tous d'endosser leurs cuirasses, de prendre leurs épées et leurs boucliers, et d'attendre ses ordres. Ensuite il envoya quérir Bessas, et le retint, pour délibérer avec lui sur le sujet de la guerre. La nuit étant bien avancée, il découvrit à Magnus et à Ermez le projet de l'entreprise ; il leur montra l'endroit de l'aqueduc qui avait été coupé, et leur commanda de prendre des flambeaux, et de mener par dedans les quatre cents hommes jusques dans la ville. Il y envoya aussi deux trompettes, qui devaient sonner quand ils seraient arrivés, tant pour lui donner le signal, que pour jeter la terreur dans l'esprit des habitants. Pour ce qui est de lui, il prépara un fort grand nombre d'échelles : Et pendant que Magnus et Ermez conduisaient leurs gens par ce canal, il demeura avec Bessas et Photius pour donner les ordres qui étaient nécessaires, et envoya commander dans le camp de veiller, et de tenir les armes prêtes. Il fit aussi tenir à l'entour de sa personne ceux qu'il connaissait pour les plus hardis, et les plus braves. La moitié de ceux qui étaient entrés dans l'aqueduc, en sortirent, par la crainte qu'ils eurent du danger. Magnus fit tous ses efforts pour leur persuader de le suivre ; mais n'en ayant pu venir à bout, il vint avec eux trouver Bélisaire, qui les maltraita de paroles, et qui ayant choisi deux cents de ceux qui étaient proche de lui, leur commanda d'aller partout où Magnus voudrait les mener. Photius, qui voulait aussi avoir part à la gloire de les commander, se jeta dans l'aqueduc, mais il fut aussitôt rappelé par Bélisaire. Tous ceux qui étaient sortis du canal par l'appréhension du péril, eurent après le courage d'y rentrer, et de se rejoindre à leurs compagnons, par la honte des reproches que Photius et leur Général leur en firent. Bélisaire craignant que les Goths qui gardaient le quartier le plus proche de l'aqueduc, ne s'aperçussent de quelque chose, alla de leur côté, et commanda à Bessas de leur parler en leur langue, et de les amuser, afin qu'ils n'entendissent pas le bruit des armes. Bessas les exhortait à haute voix de se rendre, dont ils se moquaient, avec des paroles piquantes et injurieuses à l'Empereur et à Bélisaire. Voilà ce que Bessas fit en cette rencontre. L'aqueduc était couvert d'une route de brique, non seulement aux endroits qui étaient sous terre dans la campagne, mais aussi à ceux qui étaient sous la Ville ; de sorte que ceux qui étaient dedans, ne purent savoir où ils allaient, ni par où ils sortiraient, jusqu'à ce que les premiers arrivèrent à l'endroit où il était découvert. Cet endroit répondait a une maison abandonnée, et qui n'était habitée que par une pauvre femme. Quand ils virent le jour, et qu'ils reconnurent qu'ils étaient dans la ville, ils eurent envie de monter à la maison ; mais cela leur était impossible, étant chargés de leur armes, il n'y avait point de degrés, et les côtés de l'aqueduc étaient fort hauts. Comme ils étaient dans une grande perplexité, et qu'ils s'incommodaient par leurs nombre, il y en eut un qui mit ses armes bas, et qui s'efforça de grimper avec les mains, et avec les pieds. Il entra dans la maison, et menaça la femme de la tuer, si elle faisait le moindre bruit. Il attacha ensuite une corde au pieds d'un olivier, qui était dans la maison, et en jetant le bout à ses compagnons, qui montèrent tous. Il restait encore alors la quatrième partie de la nuit à passer. Ils s'approchèrent des murailles, et tuèrent deux sentinelles du côté de septentrion, qui était le côté où Bessas et Bélisaire les attendaient. Ceux-ci dressèrent les échelles, qui se trouvèrent trop courtes, à cause que l'on n'avait pu prendre la mesure juste pour les faire, de sorte qu'il en fallut lier deux ensemble. Il ne fut pas possible d'escalader la ville du côté de la mer, parce qu'il n'était pas gardé par des Goths, mais par des Juifs, qui n'attendant point de quartier des Romains qu'ils avaient irrités, et qu'ils avaient empêchés de se rendre maîtres de la place, sans s'exposer à aucun danger, se défendaient courageusement. Néanmoins, quand le jour fut venu, et qu'ils furent chargés par les Romains qui étaient entrés dans la ville, ils prirent la fuite. Ainsi Naples fut prise de force, et les portes en furent ouvertes à l'armée victorieuse. 2. Les assiégeants qui attaquaient du côté d'orient, n'ayant point d'échelles pour monter aux murailles, brûlèrent les portes qui avaient été abandonnées par la garnison. Il se fit alors une furieuse boucherie, ceux qui avaient perdu de leurs parents durant le siège, ne respirant que la vengeance, et passant tout au fil de l'épée, sans épargner ni sexe, ni âge. Ils entraient dans les maisons, en emmenaient les femmes et les enfants, pillaient les meubles, et tout ce qu'il y avait de précieux. Surtout les Massagètes ne respectant point la sainteté des églises, arrachaient des autels ceux qui s'y étaient réfugiés, pour y trouver leur sûreté. Ces désordres continuèrent jusqu'à ce que Bélisaire, qui courait de tous côtés pour les arrêter, assembla les soldats, et leur parla de cette sorte. 3. Puisque Dieu nous a accordé une victoire si glorieuse, et qu'il nous a rendus les maîtres d'une ville que l'on croyait imprenable, nous ne devons pas paraître indignes de cette faveur ; mais nous devons plutôt faire voir par la douceur dont nous userons envers les vaincus, que nous méritions de les vaincre. Mettez des bornes à votre haine, et ne l'étendez pas plus loin que la guerre. Le vainqueur ne doit point faire de mal aux vaincus, parce qu'en les tuant, au lieu de se défaire de ses ennemis, il perd de ses sujets. Modérez donc votre colère, et n'exercez plus d'hostilités contre les habitants. Il est honteux à ceux qui ont surmonté leurs ennemis, de se laisser surmonter par la fureur de la vengeance. Gardez l'or, et les richesses comme la récompense de votre valeur ; mais rendez les enfants aux pères, et les femmes aux maris, et leur faites connaître par une action si généreuse, de quels amis ils se sont privés par leur imprudence. Après que Bélisaire eut dit ces paroles, il fit rendre aux Napolitains les femmes, les enfants, et les esclaves. Il arrêta tous les actes d'hostilité, et fit leur paix avec les soldats. Ainsi, ils perdirent et recouvrèrent leur liberté en un même jour. En rentrant en possession de leurs maisons, ils y trouvèrent l'argent qu'ils avaient caché, et qui n'avait pu être découvert par le vainqueur. Voilà quel fut l'événement de ce siège, qui avait duré vingt jours. Bélisaire garda huit cents Goths, qui furent pris en cette occasion, et ne les considéra pas moins que le reste de ses soldats. 4. Quand Pastor, qui, comme j'ai dit, avait inspiré aux habitants la folle résolution de ne se point rendre, vit la ville prise, il tomba en apoplexie, et mourut subitement, sans que l'on lui eût fait aucun déplaisir. 5. Asclépiodote, qui avait été le compagnon de ses cabales, étant allé trouver Bélisaire avec les plus considérables de la ville, Etienne lui fit ces reproches. Tu vois maintenant, méchant homme, combien tu as causé de maux à ton pays, en voulant sacrifier le salut de tes citoyens à l'affection que tu avais pour les Goths. Si ces Barbares eussent eu de l'avantage, tu n'eusses pas manqué de leur demander récompense, et de nous déférer devant eux, nous qui étions du bon parti, comme des coupables d'une conjuration tramée avec les Romains. Maintenant que Justinien est maître de Naples, et que nos vies sont en sûreté, par sa valeur et par la clémence de Bélisaire, oses-tu bien te présenter devant lui, comme si tu n'avais rien fait contre les intérêts des habitants, et contre le service de l'Empereur! Voilà ce que le ressentiment des calamités publiques tira de la bouche d'Etienne. Asclépiodote lui répondit : Vous ne prenez pas garde que vous faites notre éloge, quand vous nous accusez de l'affection que nous avons eue pour les Goths ; car il est certain que l'amour que des sujets conservent pour leurs maîtres qui sont dans le danger, ne peut procéder que d'une inviolable fidélité. Les vainqueurs trouveront en ma personne un défenseur aussi zélé pour leurs intérêts, qu'ils y ont trouvé un redoutable ennemi, puisqu'il est sans doute que celui qui est fidèle de son naturel, ne change pas avec la fortune. Pour vous, s'il arrivait une révolution dans l'État, vous accepteriez toutes les conditions qu'il plairait au plus fort de vous imposer ; car ceux qui ont un esprit léger et inconstant, renoncent à leurs amis dès qu'ils ont la moindre peur. 6. Comme Asclépiodote s'en retournait, après avoir fait cette réponse, le peuple le suivit en foule, et le déchira en pièces. Ils allèrent ensuite à la maison de Pastor, dont ils ne voulaient pas croire la mort; mais y ayant trouvé le corps mort, ils l'emportèrent, et le pendirent hors de la ville. Cela fait, ils demandèrent pardon à Bélisaire de ces violences, qu'ils n'avaient commises que par le transport d'une juste indignation. Et après l'avoir obtenu, ils se retirèrent. Ainsi les habitants de Naples furent délivrés de leurs misères. [5,11] CHAPITRE XI. 1. Il y avait longtemps que les Goths qui étaient à Rome et aux environs, s'étonnaient de l'assoupissement de Théodat, qui se tenait en repos, au lieu de s'opposer aux progrès des ennemis, et qu'ils le soupçonnaient d'être d'intelligence avec l'Empereur. Mais quand ils reçurent la nouvelle de la prise de Naples, ils publièrent hautement qu'il était l'auteur de toutes les calamités publiques; et ils s'assemblèrent à Regète, qui est un lieu éloigné de deux cens quatre-vingts stades de Rome. Ce lieu leur parût fort propre pour un campement, parce qu'il est abondant en pâturages, et qu'il est arrosé d'un ruisseau, que ceux du pays appellent Decennovius, à cause qu'après avoir coulé l'espace de dix-neuf milles, qui font cent treize stades, il se perd dans la mer, proche de la ville de Terracine, et proche aussi de la montagne Circée, où l'on dit qu'Ulysse demeura avec Circé ; en quoi je crois que l'on se trompe, si ce n'est qu'Homère se soit trompé lui-même dans la description qu'il a faite de la demeure de Circé. J'avoue néanmoins, que cette montagne s'étend de telle façon dans la mer, qu'elle a la forme d'une île, et qu'elle paraît comme une île, non seulement à ceux qui naviguent, mais aussi à ceux qui se promènent sur le rivage. Mais quiconque y entre, reconnaît bien qu'il s'était trompé. Peut-être que c'est pour cette raison qu'Homère en a parlé comme d'une île. Mais je retourne à mon sujet. Les Goths étant assemblés à Regète, y élurent pour roi Vitigis, qui n'était pas d'une famille fort illustre, mais qui avait acquis une grande réputation à Sirmium, dans les guerres de Théodoric contre les Gépides. Quand Théodat eut appris cette élection, il s'enfuit vers Ravenne. Vitigis donna ordre à Optaris de le suivre, et de l'amener mort ou vif. Optaris était ennemi de Théodat, à cause que gagné par argent, il lui avait ôté une fille fort belle et fort riche, qui lut avait été promise en mariage, et l'avait fait épouser à un autre. Si bien qu'étant animé autant par la passion de se venger de cette injure, que par le désir d'obéir aux ordres de Vitigis, il le poursuivit nuit et jour avec une ardeur extrême. L'ayant enfin trouvé dans un chemin, il le jeta à la renverse contre terre, et le massacra comme une victime. Ce fut ainsi que Théodat finit sa vie, et en même temps son règne, qui ne dura que trois ans. 2. Vitigis entra dans Rome avec les Goths qui se trouvèrent alors à sa suite, et y apprit la mort de Théodat, dont il ressentit beaucoup de joie. Il mit en prison son fils Théodégiscle ; et comme ses affaires n'étaient pas encore bien disposées, il alla à Ravenne, pour y donner ordre. Puis il assembla ses soldats, et leur dît. Mes compagnons, l'exécution des grandes entreprises dépend plutôt de la sagesse des conseils, que d'une occasion d'un moment. Une remise faite à propos sauve quelquefois un État ; au lieu qu'une précipitation téméraire le ruine. Une multitude mal préparée au combat, sera plus aisément défaite qu'une poignée de gens de cœur, qui ont pourvu à tout ce qui leur était nécessaire. Ne nous jetons pas par un désir impétueux de la gloire, dans des maux où il n'y aurait point de remède. Il vaut mieux souffrir une honte d'un moment, pour acquérir une réputation immortelle, que de nous charger d'une infamie éternelle, pour éviter une confusion passagère. Vous savez que nos principales forces, nos magasins et nos provisions sont dans les Gaules, dans le territoire de Venise, et dans les lieux circonvoisins. Nous avons une guerre contre les Français, qui est bien plus fâcheuse que celle-ci, et ce serait une folie de ne la terminer pas avant que d'en entreprendre une autre. Il y a grande apparence que nous serions défaits, si nous attaquions en même temps plusieurs ennemis. Je suis donc d'avis d'aller droit à Ravenne, de faire la paix avec les Français; et lorsque nous aurons mis nos affaires en bon état, de retourner avec toutes nos forces contre Bélisaire. Que personne n'ait de répugnance à se retirer, et qu'il appelle, s'il veut, cette retraite une fuite. Il y en a qui ont remporté l'avantage pour avoir été accusés de lâcheté; et d'autres qui ont été honteusement taillés en pièces, pour avoir affecté, hors de saison, les titres de courageux et de braves. Ce n'est pas à ces noms-là qu'il faut s'arrêter; il faut aller au fond des choses. C'est la fin, et non pas le commencement des entreprises importantes qui fait paraître la valeur des hommes. Ceux-là ne peuvent être accusés de fuir, qui vont attaquer l'ennemi dès le moment qu'ils sont en état de le faire ; mais ce sont ceux, qui pour sauver leur vie, se retirent du danger. Ne craignez point que les ennemis prennent Rome. Les Romains étant aussi affectionnés qu'ils le sont pour notre domination, ils n'ont garde de manquer à la bien garder ; et en cela ils n'auront pas beaucoup de peine, parce que nous reviendrons dans peu de temps. Mais quand ils trameraient quelque trahison contre nous, et qu'ils recevraient l'ennemi dans leur ville, en cela même ils ne nous feraient pas grand préjudice, parce qu'il vaut mieux, avoir des ennemis déclarés, que des ennemis couverts. Mais j'aurai soin que ce malheur n'arrive pas, en y laissant une puissante garnison, et un excellent gouverneur. Ainsi nous serons en assurance, et nous n'aurons point de mal à appréhender de notre retraite. 3. Les Goths ayant approuvé ce discours de Vitigis, ils s'apprêtèrent à se retirer. Ensuite Vitigis exhorta Sylvère, évêque de Rome, et les principaux, tant du Sénat que du peuple, à demeurer fidèles dans l'obéissance, leur représentant les avantages dont ils avaient joui sous le gouvernement de Théodoric. Il choisit quatre mille hommes, qu'il laissa en garnison. Il établit gouverneur Leudéris, qui était un vieillard d'une prudence consommée, et emmena des Sénateurs pour lui servir d'otages. Quand il fut arrivé à Ravenne avec toutes ses troupes, il épousa Matasonte, fille d'Amalasonte, bien que ce fût contre le consentement de cette princesse. Il espérait d'affermir très solidement les fondements de sa puissance, par cette alliance avec la maison de Théodoric. Il assembla ensuite tous les Goths, il en fit le dénombrement, et leur donna des armes et des chevaux, selon leur rang et leur mérite. Il n'y eut que ceux qui étaient en garnison dans les Gaules, qu'il n'osât rappeler, pour la crainte que la valeur des Français lui donnait. On les appelait autrefois Germains. Je dirai ici quelles ont été leurs premières demeures, comment ils se sont établis dans les Gaules, et, comment ils sont entrés en guerre avec les Goths. [5,12] CHAPITRE XII. 1. Ceux qui passent le détroit, et qui entrent de l'Océan dans la Méditerranée, ont l'Europe à la gauche, et l'Afrique à la main droite. Quand ils sont plus avant, ils ne l'appellent plus l'Afrique, mais l'Asie. Je ne puis écrire exactement les parties les plus éloignées de l'Afrique, parce qu'elles ne sont pas habitées. C'est pour cela même que nous ne connaissons pas l'origine du Nil, qui sortant de ce pays, va se répandre dans l'Égypte. L'Europe dans son commencement est d'une figure toute semblable à celle du Péloponnèse, et elle est toute environnée de la mer. La première terre, qui se présente du côté d'Occident et de l'Océan, c'est l'Espagne jusqu'aux Alpes, qui sont dans les monts Pyrénées. Ceux du pays donnent le nom d'Alpes aux passages des montagnes. Tout le pays qui s'étend depuis cet endroit-là jusqu'aux frontières de la Ligurie, s'appelle la Gaule. Il y a encore là d'autres Alpes, qui séparent les Gaulois d'avec les Liguriens. La Gaule a plus de largeur que l'Espagne, parce que l'Europe, qui dans son commencement est étroite, s'élargit ensuite. La Gaule est entre la mer Océane et la Méditerranée. Parmi les fleuves qui l'arrosent, deux des principaux sont le Rhône et le Rhin, dont le cours est fort différent, l'un s'allant décharger dans la mer Tyrrène, et l'autre dans l'Océan. 2. Il y a aussi plusieurs lacs, autour desquels les Germains avaient autrefois leurs demeures. Ce n'était alors qu'un peuple barbare, dont le nom n'avait rien d'illustre. Mais maintenant on les appelle Français. Les Arborusques demeuraient proche d'eux, et relevaient des Romains, de même que tous les peuples de la Gaule, et de l'Espagne. Les Thoringiens habitaient un pays du côté de l'Orient, qui leur avait été accordé par Auguste, le premier des Empereurs. Les Bourguignons étaient voisins de ceux-ci, en tirant vers le Midi. Au delà des Thoringiens étaient les Allemands, et les Suédois, peuples courageux, et accoutumés à la guerre. Voila le dénombrement des nations libres, par qui ces pays-là étaient autrefois occupés. Les Visigoths s'étant répandus, dans la suite du temps, sur les terres de l'Empire, soumirent à leur puissance toute l'Espagne, et la partie de la Gaule qui est au delà du Rhône. Les Arborusques, qui étaient alors à la solde des Romains, furent attaqués par les Germains; au commencement par des courses subites, et après à guerre ouverte. Les Arborusques se portèrent vaillamment dans toutes les occasions, et y donnèrent de grandes preuves de leur fidélité, et de leur courage. Les Germains n'ayant pu les réduire par les armes, leur proposèrent une alliance, qu'ils acceptèrent volontiers, parce qu'ils étaient déjà unis ensemble par la possession de la Religion chrétienne. L'union de ces deux nations rendit leur puissance très considérable. Les soldats romains, qui étaient en garnison dans les Provinces les plus éloignées de la Gaule, ne pouvant retourner en leurs pays, et ne voulant pas prendre parti dans les troupes de leurs ennemis, à cause qu'ils étaient Ariens, ils se donnèrent aux Arborusques et aux Germains, avec leurs enseignes, et toutes leurs places. Ils retinrent néanmoins les mœurs de leur pays, et ils les transmirent à leurs enfants, qui les conservent encore aujourd'hui. Ils ont les mêmes noms sous lesquels ils ont été autrefois rangés. Ils combattent sous un étendard qui leur est particulier. Ils gardent les coutumes de leur nation, portent l'habit des Romains, et surtout l'habillement de tête. 3. Pendant que les Romains ont conservé leur Empire, ils ont commandé dans la Gaule au deçà du Rhône. Mais quand Odoacer établit sa tyrannie, il abandonna aux Visigoths toutes les Gaules, jusqu'aux Alpes, qui séparent les Français et les Liguriens. Après la mort d'Odoacer, les Thoringiens appréhendant l'agrandissement de la puissance des Germains, qui se rendaient formidables à tous leurs voisins, recherchèrent l'alliance des Goths, laquelle Théodoric fut fort aise de contracter par un double mariage, l'un de sa fille Theudichuse, qu'il donna au jeune Alaric Roi des Visigoths ; l'autre de sa nièce Ameloberge, fille d'Amalasride, qu'il donna à Herménésride, roi des Thoringiens. La protection d'un allié aussi puissant qu'était Théodoric, garantit ces peuples de l'invasion des Germains, qui tournèrent leurs armes contre les Bourguignons. Les Français et les Goths firent, peu de temps après, une ligue ensemble, pour exterminer les Bourguignons, et pour envahir leur pays. Les conditions de la ligue étaient, que les terres conquises étaient également partagées entre les deux peuples, et que si l'un des deux remportait seul la victoire, l'autre lui payerait une certaine quantité d'or. Suivant cet accord les Français mirent sur pied une puissance armée. Théodoric faisait aussi semblant de vouloir marcher, mais il différait de jour en jour. Enfin, étant obligé d'envoyer ses troupes, il donna ordre à ceux qui les commandaient d'attendre le succès de la bataille, et si les Français la perdaient, de ne pas avancer; au contraire, s'ils la gagnaient, de se joindre promptement à eux. Cet ordre fut suivi très exactement. Les Français en vinrent seuls aux mains avec les Bourguignons. Le combat fut opiniâtre et sanglant, et la victoire demeura longtemps douteuse. Enfin les Français mirent leurs ennemis en fuite, et les ayant poursuivis jusqu'aux extrémités de leur pays, où ils avaient quelques forts, ils se rendirent maîtres de tout le reste. Au premier bruit de cette victoire, les Goths accoururent, et alléguèrent, pour excuse aux reproches de leurs alliés, qu'ils n'avaient pu surmonter les difficultés des passages ; puis ils payèrent la somme portée par le traité, pour la peine de leur demeure, et ils partagèrent les terres des vaincus. En quoi il est sans doute, que Théodoric fit paraître une prudence toute extraordinaire, puisqu'il acquit, pour une somme médiocre, la moitié d'un grand pays, sans hasarder la vie de ses sujets. Voilà comment les Goths et les Français entrèrent en possession d'une portion des Gaules. Les Germains étant devenus plus puissants, déclarèrent la guerre à Alaric, roi des Visigoths, sans craindre d'irriter Théodoric. Tandis que ce prince levait une armée pour secourir ses alliés, les Germains mirent le siège devant Carcassonne. Les Visigoths se vinrent camper assez proche, et demeurèrent en repos. Mais après y avoir perdu du temps, ils commencèrent à se fâcher de voir leurs terres ravagées par l'ennemi, à murmurer contre Alaric, et à l'accuser d'éviter, par pure lâcheté, d'en venir aux mains. Ainsi ce prince fut contraint de céder à l'impatience de ses soldats, et de livrer seul la bataille, sans attendre le secours de Théodoric. Les Germains remportèrent la victoire, tuèrent ce prince, taillèrent en pièces un grand nombre de Visigoths, et s'emparèrent d'une grande partie des Gaules. Ils n'en pressèrent pas moins vivement le siège de Carcassonne, où ils avaient ouï dire que l'on avait enfermé les trésors, que le vieux Alaric avait autrefois apportés de Rome. Parmi ces trésors étaient les plus riches meubles du roi Salomon, et une émeraude de grand prix, qui avait aussi été prise dans Jérusalem par les anciens Romains. 4. Les Visigoths qui se sauvèrent de la bataille élurent pour leur roi, Gizélîc, fils naturel d'Alaric, à cause qu'Amalaric, son petit-fils légitime, était encore enfant. Le bruit de la marche de Théodoric, que l'on disait être à la tête d'une formidable armée, fit lever le siège de Carcassonne aux Germains, qui se retirèrent entre le Rhône et l'Océan. Théodoric les y laissa, parce qu'il ne les en pouvait chasser, et se contenta de reprendre le reste des Gaules. Il fit mourir Gizélic, et donna le royaume à Amalric son pupille, et transporta tous les trésors de Carcassonne à Ravenne. Il avait grand soin d'envoyer des Gouverneurs, et des garnisons en Espagne, et dans les Gaules, afin de tenir les peuples dans l'obéissance. Ces Gouverneurs lui payaient un tribut, mais pour faire voir que ce n'était point par avarice qu'il le levait, il en faisait présent à l'armée, tant des Goths que des Visigoths. Ces deux nations se joignirent depuis par diverses alliances, sous le service du même Prince. 5. Theudis, qui était un Goth, que Théodoric avait envoyé en Espagne pour y commander des troupes, y épousa la fille d'un des plus riches du pays, et qui y possédait de grandes terres. Ayant ensuite amassé deux mille soldats, il prit des gardes ; et bien qu'il ne s'attribuât que la qualité de capitaine de Théodoric, il est vrai néanmoins qu'il jouissait d'une puissance absolue. Théodoric agissant en cette rencontre, selon sa rare prudence, et selon la profonde connaissance qu'il avait des affaires du monde, ne voulut pas employer ses armes pour punir ce sujet rebelle, de peur, ou de rencontrer les Français dans son passage, ou de donner sujet aux Visigoths de former quelque parti ; mais il l'attacha par intérêt à son service, en lui assurant pour toujours le commandement de ses troupes. Il le fit néanmoins avertir en particulier par les plus considérables des Goths, que la bienséance et le devoir l'obligeaient à aller remercier le Roi dans Ravenne: Mais il ne voulut jamais y aller, ni promettre de le faire. Pour le reste il obéît exactement à tous les ordres qu'il reçût, et jamais il ne détourna les deniers publics. [5,13] CHAPITRE XIII. 1. Après la mort de Théodoric, les Français ne voyant plus de résistance, prirent les armes contre les Thoringiens, les subjuguèrent, et tuèrent le roi Herménésride, dont la femme se sauva, et se réfugia avec ses enfants chez son frère Théodat, roi des Goths. Les Germains en étant venus une seconde fois aux mains avec le reste des Bourguignons, et ayant remporté sur eux l'avantage, enfermèrent leur roi dans un château, contraignirent les soldats de servir dans leurs armées, et mirent un impôt sur les terres. 2. Quand Amalaric, roi des Visigoths, fut en âge, il commença à appréhender la puissance des Germains; et pour ce sujet, il épousa la sœur de leur roi Théodébert, et partagea les Gaules avec son cousin Atalaric roi des Goths. Tout ce qui est au deçà du Rhône fut cédé aux Goths; et ce qui est au delà demeura aux Visigoths. Il fut accordé de part et d'autre, que l'impôt qui avait été établi par Théodoric, ne serait plus levé à l'avenir. Atalaric restitua de bonne foi à Amalaric toutes les richesses qui avaient été transportées de Carcassonne à Ravenne. Comme les deux nations s'allièrent ensemble par divers mariages, que les particuliers contractèrent, on laissa le choix aux hommes, ou d'emmener leurs femmes, ou d'établir leurs demeures avec elles. Les uns emmenèrent leurs femmes, et les autres passèrent dans leur parti. 3. Peu de temps après Amalaric excita la colère de son beau-frère, de laquelle les effets lui furent funestes. Comme il était prévenu de l'erreur des Ariens, il ne pouvait souffrir que sa femme demeurât dans la religion de ses pères, et qu'elle se conservât dans la liberté des exercices de l'église catholique. Et à cause qu'elle refusait d'entrer dans la Communion de ceux de sa secte, il lui faisait toutes sortes de traitements injurieux; dont ayant été contrainte de se plaindre à son frère, il s'éleva une guerre furieuse entre les Germains et les Visigoths, dans laquelle Amalaric fut défait, et tué. Théodébert reprit sa soeur, et reprit avec elle non seulement toutes les richesses qu'elle avait portées en mariage, mais aussi toutes les terres que les Visigoths avaient dans la Gaule. Ceux qui se sauvèrent de la bataille passèrent en Espagne avec leurs femmes et leurs enfants, et allèrent vivre sous la domination de Theudis, qui s'était érigé publiquement en tyran. Ce fut ainsi que la Gaule fut réduite sous la puissance des Goths et des Germains. 4. Théodat ayant été averti du voyage de Bélisaire en Sicile, fît un traité avec les Germains, par lequel ils s'obligeaient de le secourir lorsqu'ils auraient touché deux mille marcs d'or, et qu'ils auraient été mis en possession de tout ce dont les Goths avaient joui dans les Gaules. Mais Théodat mourut sans que le traité fût exécuté ; et c'est pour cette raison que les meilleurs soldats qu'il y eut parmi les Goths, étaient alors dans les places de la Gaule ; sous la conduite de Marcias. Vitigis ne crut pas les pouvoir rappeler, de peur qu'en les rappelant le pays ne demeurât exposé aux incursions des Français. Ayant donc assemblé la fleur des plus braves hommes qu'il y eût parmi les Goths, il leur fit cette harangue. 5. Je vous ai assemblés pour vous donner un avis qui ne nous sera peut-être pas agréable, bien qu'il vous soit absolument nécessaire. Il faut que vous l'écoutiez, s'il vaut plaît, avec patience, et que vous preniez, ensuite une résolution conforme à l'état présent des affaires. Ceux qui voient que les succès ne répondent pas à leurs espérances, doivent s'accommoder au temps et à la fortune Nous avons tout ce qui est nécessaire pour entreprendre une guerre. Il n'y a que de la part des Français, qui sont nos anciens ennemis, que nous puissions appréhender de l'obstacle. Nous avons résisté jusqu'ici à leur puissance, bien qu'avec une perte notable, et d'argent et de soldats, parce qu'ils étaient alors les seuls que nous eussions à combattre : Mais maintenant il est à propos de faire la paix avec eux, puisque nous sommes obligés d'entrer en guerre avec d'autres ennemis. Si nous ne nous réconcilions avec eux, ils ne manqueront pas de joindre leurs forces à celles de Bélisaire, parce qu'il n'y a rien de si conforme à l'ordre de la nature, et à l'usage de ce qui se fait chaque jour parmi les hommes, que de voir ceux qui ont un ennemi commun, contracter ensemble alliance. De plus, si nous en venons aux mains avec les Français et avec les Romains séparément, il y a grand sujet de craindre, que nous ne soyons défaits par les uns et par les autres. Il vaut donc bien mieux, se résoudre à perdre une petite partie de l'État, pour conserver le reste, que de se perdre entier, et de perdre aussi la vie, pour avoir voulu conserver tout. Je suis persuadé que si nous abandonnons aux Germains la partie de la Gaule, qui est voisine de leurs frontières, et que nous leur comptions l'argent que Théodat leur avait promis, non seulement ils se dépouilleront de l'ancienne haine qu'ils avaient contre nos, mais aussi ils nous donneront du secours. Que pas un de vous ne se mette en peine des moyens de rentrer en possession de la Gaule, lorsque les affaires seront en meilleur état. Pour moi, je me contente d'avoir dans l'esprit cet ancien mot, qui ordonne de bien établir le présent. Cet avis fut approuve par les plus considérables des Goths ; et ensuite l'on envoya des ambassadeurs vers les Germains, qui les mirent en possession des villes de la Gaule, leur payèrent l'argent, et contractèrent l'alliance. Childebert, Theodébert, et Clotaire, qui étaient alors rois des Français, partagèrent entre eux l'argent, et les terres, et promirent d'être amis des Goths, et de leur envoyer secrètement du secours, non pas de leur nation, mais des nations qui relevaient de leur puissance. En effet, ils ne pouvaient prendre ouvertement les armes contre les Romains, à qui ils venaient de jurer une alliance pour la même guerre. Les ambassadeurs ayant heureusement achevé l'affaire pour laquelle ils avaient été envoyés, s'en retournèrent à Ravenne, et Vitigis rappela Marcias, et ses troupes. [5,14] CHAPITRE XIV. 1. PENDANT que Vitigis faisait ce que je viens de dire, Bélisaire s'apprêtait à partir pour Rome. Il confia la garde de Naples à Hérodien, et à trois cents hommes choisis dans l'infanterie. Il laissa aussi dans le fort de Cumes autant de soldats qu'il crût qu'il en fallait pour le défendre. Il n'y avait dans la Campanie que ces deux places qui fussent fortifiées. On montre à Cumes un antre, où l'on dit que la Sybille a autrefois rendu ses oracles. La mer l'arrose, et il est éloigné de cent vingt-huit stades de Naples. Comme Bélisaire préparait ses troupes, les Romains craignant de tomber dans un malheur semblable à celui dont les Napolitains avaient été accablés, résolurent d'ouvrir les portes à l'armée de l'Empereur ; à quoi ils furent puissamment excités par leur évêque, Silvérius. Ils dépêchèrent donc à l'instant vers Bélisaire un nommé Fidélius, qui était de Milan, ville de la Ligurie, et qui avait été assesseur, ou, comme les Romains l'appellent, questeur d'Atalaric, pour le convier de venir, et pour lui promettre de se rendre. 2. Ce général mena son armée par la voie Latine, et laissa à sa gauche la voie que le consul Appius fit, il y a neuf cents ans, et qu'il nomma de son nom. Elle contient le chemin de cinq journées, et s'étend depuis Rome iusqu'à Capoue. Elle est assez large pour passer deux chariots de front, et est d'une merveilleuse structure. Elle est toute de grandes pierres extrêmement dures, qu'Appius fit apporter de loin, parce que la nature n'en produit point de semblables dans le pays. Il les fit polir, et tailler de telle sorte, qu'elles tiennent toutes ensemble, sans y être attachées avec du fer, ni avec aucune autre matière étrangère. Mais la liaison en est si étroite et si ferme, qu'à les voir on ne dirait pas qu'elles soient jointes ; on croirait plutôt que ce ne serait qu'une seule pierre. Depuis tant de temps que les chariots et les chevaux y passent incessamment, rien ne s'est démenti de tout l'ouvrage, et pas une seule pierre n'a été rompue, ni n'a rien perdu de sa beauté. Voilà quelle est la voie Appienne. 3. Les Goths qui étaient en garnison à Rome voyant la venue de Bésisaire, et la résolution des habitants, désespérèrent de garder la place, et en sortirent pour aller à Ravenne. Il n'y eut que Leudaris, qui en était gouverneur, qui y demeura, et je crois que ce fut par quelque sorte de honte. Tandis que les Goths sortaient par la porte Flaminia, les soldats de Bélisaire entraient par la porte Asinaria. Ce fut le neuvième jour de décembre, de l'onzième année du règne de Justinien, et soixante ans après qu'elle avait été prise. Bélisaire envoya à l'Empereur les clefs de la ville ; il lui enrôla aussi Leudaris, qui y avait été établi gouverneur par les Goths. Il employa ensuite les soins aux réparations des murailles, et refit les créneaux comme en pointe, et y ajouta comme une seconde muraille à main gauche, afin que les soldats ne fussent pas exposés de flanc aux traits des assiégeants. Il creusa un large fossé alentour. Les Romains admiraient la sage conduite de Bélisaire, dans l'application continuelle avec laquelle il faisait travailler aux fortifications de leur ville ; mais ils étaient fâchés de la résolution qu'il prenait, de s'y enfermer, au cas que les ennemis en entreprissent le siège, ne se trouvant pas en état de résister, à cause de la disette des vivres, de la vaste étendue des murailles ; et enfin, à cause de l'assiette qui est dans une rase campagne, qui en rend toutes les avenues aisées. Bien que Bélisaire fût averti de cette inquiétude où les Romains témoignaient d'être, il ne laissait pas de pourvoir incessamment à tout ce qui est nécessaire pour soutenir un siège. Il mettait dans les magasins le blé qu'il avait apporté de Sicile, et il obligeait les habitants à transporter dans la ville les provisions qu'ils avaient à la campagne. [5,15] CHAPITRE XV. 1. Alors Pitzas vint se rendre à Bélisaire avec les Goths qu'il commandait, et lui livra la moitié du Samnium, jusqu'au fleuve qui arrose le pays. Les Goths qui habitaient au delà du fleuve ne voulaient pas suivre cet exemple. Bélisaire donna des troupes à ce Pitzas pour défendre son pays. Il y avait eu d'autres Peuples d'Italie qui s'étaient rendus volontairement, savoir les Calabrais, et les Apuliens, tant ceux qui habitent sur le bord de la mer, que ceux qui sont plus avancés dans le pays, et qui possèdent une ville que l'on appelait autrefois Malevent, et que l'on appelle maintenant Bénévent, afin d'éviter les mauvais présages. 2. Il y a un vent violent et dangereux, qui domine dans la Dalmatie, et qui ne s'élève jamais, qu'à l'instant même tous les habitants ne se retirent dans leurs maisons. L'impétuosité en est quelquefois si funeste, qu'il enlève en l'air un cheval et un cavalier, et après les avoir agités longtemps, il les jette par terre. Bénévent étant bâti sur une hauteur vis-à-vis de la Dalmatie, il n'est pas exempt des incommodités que ce vent apporte. Cette ville reconnaît pour son fondateur Diomède, fils de Tydée, qui avait été chassé par les Grecs après la prise de Troie. Il y laisse comme un monument éternel, les dents du sanglier calydoine, lesquelles son oncle Méléagre avait remportées comme un prix de la chasse. On les y voit encore avec admiration. Elles ont trois fois la largeur de la main d'un homme. On dit que Diomède y conféra avec Énée fils d'Anchise, et qu'il lui donna par l'ordre de l'Oracle, l'image de Pallas, qu'il avait enlevée avec Ulysse du milieu de Troie durant le siège. On raconte qu'étant malade, et ayant consulté l'Oracle sur sa maladie, l'Oracle répondit, qu'il ne guérirait point qu'il n'eût rendu l'image de Pallas à un Troyen. Les Romains ne savent présentement où elle est. Ils en montrent seulement une copie gravée dans une pierre, qui est à découvert dans le temple de la Fortune, vis-à-vis de la statue de bronze de Minerve, du côté d'Orient. Cette copie représente Pallas en posture de combattante, et qui a la lance à la main. Elle ne paraît point de la façon des Grecs, mais plutôt de celle des Égyptiens. Si nous voulons ajouter foi à ce que disent les habitants de Constantinople, l'image de Pallas a été enterrée par Constantin dans la place publique, qui porte son nom. En voilà assez sur ce sujet. 3. Ainsi Bélisaire réduisit tout ce qu'il y a dans l'Italie depuis le golfe ionique jusqu'à Rome, et à Samnium. Constantien tenait déjà, comme j'ai dit, tout ce qui est au delà du golfe jusqu'à la Liburnie. Je décrirai maintenant les demeures des peuples qui habitent l'Italie. La mer adriatique se répandant bien avant entre deux terres, y fait le golfe ionique, non pas toutefois de la même façon que les autres golfes, qui se terminent presque tous à un isthme. Le golfe de Crisée finit à Léchée proche de Corinthe, et y laisse un isthme de quarante stades. Le golfe Mélas, c'est à dire Noir, qui reçoit l'Hellespont, fait aussi dans la Chersonèse un isthme de même largeur. Mais au contraire le golfe ionique finit à la ville de Ravenne, d'où il y a pour huit journées de chemin jusqu'à l'autre mer, qui est la mer Tyrrène, ce qui procède de ce que la mer, qui entre dans la terre, se répand du côté droit. La première ville qui soit au deçà du golfe, est Drius, que l'on appelait autrefois Hydrus. A la droite sont les Calabrais, les Apuliens, et les Samnites ; ensuite les Picentins, qui s'étendent jusqu'à Ravenne. A la gauche est une portion de la Calabre, les Bruttiens, les Lucaniens, et ceux de la Campanie, jusqu'à Terracine, où commencent les terres des Romains. Ces peuples-là occupent les bords des deux mers, et toutes les terres du milieu, et c'est ce que l'on appelait autrefois la grande Grèce. Dans le champ Brutien sont les Locrois, les Epizéphiriens, les Crotoniates, et les Thuriens. Les premiers qui se rencontrent au delà du golfe sont les Grecs, surnommés Épirotes, qui s'étendent jusqu'à Epidamne, qui est une ville maritime. On entre de là dans une contrée, que l'on appelle Prébale. Ensuite est la Dalmatie, la Liburnie, l'Istrie, et les terres des Vénitiens, qui ne finissent qu'à Ravenne. Tous ces peuples habitent proche de la mer. Plus loin sont les Scisciens, les Suèves, non pas ceux qui relèvent des Français, mais d'autres qui occupent les terres les plus éloignées du pays. Par delà sont les Carniens et les Noriques, qui ont à leur droite les habitants de la Dacie et de la Pannonie, lesquels se répandent jusques sur le bord de l'Istre, et comptent au nombre de leurs villes celles de Singidone, et de Sirmium. Au commencement de la guerre tous ces peuples, qui sont hors du golfe ionique, relevaient des Goths. Par delà Ravenne, à la gauche du Pô, sont les Liguriens, et proche d'eux, du côté du Septentrion, les Albains, dans un bon pays, que l'on appelle Langeville. Les Gaulois et les Espagnols sont du côte d'Occident. L'Émilie et la Toscane sont à la droite du Pô, et s'étendent jusqu'au territoire de Rome. Voilà tout ce qui regarde tous ces peuples. [5,16] CHAPITRE XVI. 1. Bélisaire, après avoir fortifié toutes les avenues de Rome par une tranchée qu'il tira jusqu'au Tibre, et après avoir laissé les ordres qu'il avait jugé nécessaires, donna à Constantin une compagnie de ses gardes, entre lesquels étaient Zanter, Chorsomane et Aeschimane, qui tous trois étaient Massagètes, et fort vaillants hommes ; il lui donna aussi d'autres troupes, pour réduire la Toscane à l'obéissance de l'Empereur. Il commanda pareillement à Bessas, d'aller soumettre Narni, qui est la ville la mieux fortifiée de la Province. Ce Bessas était un Goth, descendu des anciens Goths qui habitaient autrefois dans la Thrace, et qui n'avaient pas voulu suivre Théodoric, lorsqu'il emmena une si grande multitude de peuple en Italie. C'était un homme plein de feu, et extrêmement propre à la guerre, qui s'acquittait également bien des devoirs de capitaine, et de soldat. Il se rendit maître de Narni, du consentement des habitants. Constantin se mit aussi sans peine en possession de Spolète, de Pérouse, et de quelques autres petites villes, dont on lui ouvrit les portes. Il établit garnison dans Spolète, et se mit lui-même avec toute son armée dans Pérouse, qui est la capitale de Toscane. 2. Quand Vitigis apprit cette nouvelle, il envoya de ce côté-là la plus grande partie de ses troupes, sous la conduite d'Unilas et de Pissas. Constantin vint au devant dans un faubourg de Pérouse, qui fut le lieu de la bataille. Le grand nombre des Barbares en rendit le commencement douteux; mais l'extraordinaire valeur des Romains leur en assura enfin la victoire. Ils mirent leurs ennemis en fuite, taillèrent en pièces les fuyards, prirent les deux chefs, et les envoyèrent à Bélisaire. 3. Après un accident si fâcheux, Vitigis ne voulait plus demeurer dans Ravenne, où il ne s'était arrêté que pour attendre Marcias, qui n'était pas revenu des Gaules. Il dépêcha donc Asinarius et Uligisase dans la Dalmatie, pour la réduire à l'obéissance des Goths, et leur commanda d'assiéger Salone, lorsqu'ils auraient tiré de la Suève les troupes qui y étaient. Et il y envoya quantité de longs vaisseaux, afin que l'on la pût assiéger en même temps par mer et par terre. Pour lui, il marcha à la tête d'une armée de cent cinquante mille hommes, qui presque tous avaient des cuirassés. Tandis qu'Asinarius levait des soldats dans la Suève, Uligisase mena seul les troupes dans la Liburnie, où ayant donné bataille, il fut défait, et se retira à Burne, et y attendit son collègue. Quand Constantin apprit les préparatifs que laissait Asinarius, il craignit pour la ville de Salone, il fit un fossé alentour, y manda les soldats qui étaient dans tous les forts des environs, et fit tout ce qu'il jugea nécessaire pour la défense. Asinarius ayant amassé des troupes fort nombreuses, alla à Burne se joindre avec Uligisase, et ils marchèrent ensuite conjointement vers Salone. Ils entourèrent d'abord les murailles d'une tranchée, et approchèrent leurs vaisseaux de la partie de la ville qui répond à la mer. Les Romains en coulèrent plusieurs à fond, et en prirent quelques-uns, qui étaient vides. Ce mauvais succès n'abattit pas le courage des Barbares ; au contraire il ne servit qu'à leur donner plus de vigueur, pour continuer le siège. Voilà ce qui se passait entre les Romains et les Goths, dans la Dalmatie. Cependant Vitigis apprenant de ceux qui venaient de Rome, que l'armée de Bélisaire incommodait extrêmement le pays, se repentait d'en être parti, et y retournait tout plein de colère. On dit qu'ayant rencontré un prêtre dans le chemin, il lui demanda si Bélisaire était encore à Rome ? Le prêtre lui répondit qu'il y était, et qu'il ne fallait pas craindre qu'il en sortît, parce qu'il n'avait pas accoutumé de s'enfuir, lorsque ses ennemis le cherchaient. Cette réponse fit hâter encore plus Vitigis. [5,17] CHAPITRE XVII. 1. Le bruit de la venue des Goths jeta Bélisaire dans une étrange inquiétude. Le peu qu'il avait de troupes, lui faisait souhaiter de recevoir du secours de Constantin, et de Bessas. Mais il jugeait d'ailleurs combien il était dangereux de tirer les garnisons des places, et de donner moyen aux Goths de s'en emparer, et de s'en servir ensuite contre les Romains. Quand il y eut bien pensé, il manda à Constantin, et à Bessas de mettre dans les villes, et dans les châteaux d'importance, des garnisons capables de les défendre, et de venir en diligence à Rome avec toutes les troupes. Constantin obéit à cet ordre, laissa à Spolète et à Pérouse un bon nombre de soldats, et marcha vers Rome à grandes journées. Mais tandis que Bessas disposait les affaires un peu plus lentement à Narni, les Goths s'en approchèrent, et couvrirent un champ d'une fort grande étendue. Ceux-ci n'étaient que les avant-coureurs d'une plus nombreuse armée qui venait derrière. Bessas les chargea fort brusquement, les mit en déroute, contre toute sorte d'apparence, et se retira à Narni, qui n'étant qu'à trois cents cinquante stades de Rome, il y laissa garnison, et courut pour avertir Bélisaire que l'ennemi était proche. Vitigis ne s'amusa pas à attaquer Pérouse et Spolète, de peur de manquer à trouver Bélisaire à Rome. Quand il vit que la ville de Nami était occupée par les ennemis, il n'en entreprit pas le siège, parce qu'il savait que l'assiette en était forte, et les avenues difficiles. 2. Elle est bâtie sur une hauteur fort élevée, au pied de laquelle passe le fleuve du Nar, qui lui a donné son nom. On y monte par deux chemins, l'un desquels est du côté l'Orient, et l'autre du côté d'Occident ; l'un est étroit, et embarrassé de rochers ; l'autre a un pont d'une admirable structure, que l'empereur Auguste bâtit autrefois, et qui surpasse en hauteur, toutes les arches que l'on ait jamais vues. 3. Vitigis en partit sans s'y arrêter, et alla vers Rome, par le champ des Sabins. Il trouva, à quatorze stades de la ville un pont du Tibre, qui avait été fortifié d'une tour par les soins de Bélisaire, et qui était défendu d'un corps de garde. Ce n'est pas qu'il n'y eût beaucoup d'autres endroits par où les ennemis pouvaient traverser la rivière, mais c'est que comme ce sage général attendait du secours de la part de Justinien il estimait qu'il était à propos de retarder, le plus qu'il était possible, la marche de Vitigis. Il espérait aussi que ce lui serait un moyen de faire entrer plus facilement des vivres, et de plus, il se persuadait que s'il était assez heureux pour fermer ce passage aux Goths, ils consumeraient au moins vingt jours pour en trouver un autre ; surtout, s'il fallait qu'ils menassent autant de vaisseaux qu'ils en auraient besoin. Voilà les raisons qui excitèrent Bélisaire à mettre un corps de garde dans la tour, proche de laquelle les Goths se campèrent, et passèrent toute la nuit avec beaucoup d'intrépidité, et dans l'intention de l'attaquer le lendemain. Vingt-deux soldats barbares, d'une compagnie de cavalerie de l'armée romaine, commandés par Innocent, s'allèrent rendre aux Goths. Bélisaire s'avisa de se camper sur le bord du Tibre, afin d'en défendre plus aisément le partage, et de témoigner davantage sa confiance. Les soldats qui gardaient la tour étant épouvantés de la multitude des ennemis, et de la grandeur du danger, s'enfuirent dans la Campanie, n'ayant osé de montrer à Rome, soit par la crainte du châtiment, ou par la honte de leur lâcheté. [5,18] CHAPITRE XVIII. 1. Le lendemain, les Goths rompirent les portes de la tour, et traversèrent le Tibre sans résistance. Bélisaire n'en sachant encore rien, alla avec mille chevaux proche de la rivière, pour choisir un lieu propre à se camper. Il y rencontra les ennemis, et fut contraint d'en venir aux mains avec eux. On combattit à cheval. Bien que Bélisaire n'eût pas accoutumé de s'exposer légèrement aux hasards, il ne se contenta pas, en cette rencontre, de faire tous les devoirs de capitaine, il s'acquitta aussi de ceux de soldat, et mit l'État sur le penchant de sa ruine, étant certain que l'événement de cette guerre si importante dépendait uniquement de la conservation de sa personne. Il était monté sur un cheval de bataille, fort bien dressé aux exercices, et capable de sauver son maître d'un danger. Il était bai de tout le corps, et avait la tête blanche. Les Grecs l'auraient appelé Phalius, et les Barbares, Balan. Les Goths tirèrent principalement sur Bélisaire, et sur son cheval, parce que les transfuges qui étaient venus le jour précédent dans leur armée, jugeant bien que la mort du général serait la ruine des affaires de l'Empire, crièrent que l'on tirât sur le cheval Balan. Ce cri se répandit parmi les troupes, sans que plusieurs en pussent apprendre au vrai la raison, et sans qu'ils sussent que c'était Bélisaire. Comme ils jugeaient bien néanmoins que cela ne se disait pas sans sujet, la plupart tiraient sur lui. Les plus courageux, animés d'un violent désir de la gloire, s'avançaient pour le prendre, et le frappaient de la lance et de l'épée. Bélisaire tuait tout ce qui se présentait devant lui. La fidélité et l'affection de ses gardes éclatèrent en cette importante occasion. Ils s'assemblèrent autour de lui, et y signalèrent leur courage. Ils reçurent sur leurs boucliers tous les coups que l'on lui portait, et repoussèrent vigoureusement les assaillants, dont la fureur se déchargeait sur un seul homme. Les Goths perdirent en cette rencontre, pour le moins mille de leur meilleurs soldats. Les plus braves de la garde de Bélisaire y furent aussi tués, et entre autres, Maxence, qui avait signalé son courage par des exploits héroïques. La fortune fut si favorable à Bélisaire, que bien que tous les traits fussent tirés contre lui, il ne reçût pas une seule blessure. Enfin, les Romains firent lâcher le pied aux Barbares, et les poursuivirent jusqu'à leur camp, où ils furent repoussés eux-mêmes, par une infanterie toute fraîche, et qui n'avait point encore combattu. Elle les chassa jusqu'à une éminence où ils s'arrêtèrent, et où les Barbares, soutenus de leur cavalerie, les ayant atteints, le combat recommença ; et Valentin, qui était fils d'Antonine, et écuyer de Photius, y donna d'illustres preuves de sa valeur: Car s'étant jeté seul au milieu des ennemis, il arrêta leur impétuosité, et donna le temps aux siens de se retirer. Ainsi les Romains, quoique toujours pressés par les Goths, rentrèrent dans Rome, par la porte que l'on appelle maintenant du nom de Bélisaire. Les habitants ne la voulaient pas ouvrir, quelque ordre et quelques menaces qu'employât le général pour les y obliger, parce qu'ils appréhendaient que les ennemis n'entrassent avec les fuyards. Il est vrai que ceux qui le regardaient du haut des tours, à travers l'obscurité que le soleil répand dans l'air quand il se couche, ne pouvaient reconnaître son visage, qui était tout couvert de sueur, et de poussière. D'ailleurs, ils croyaient qu'il fut demeuré dans le combat, parce que ceux qui avaient fui les premiers avaient fait courir le bruit de sa mort. Les Barbares transportés de colère et de vengeance, voulaient sauter les fossés. Ceux qui étaient au haut des murailles étaient extrêmement serrés pour se mieux défendre. Les autres troublés de l'extrémité du péril, destitués de chef, privés de vivre et d'armes, ne savaient que faire. Bélisaire prit, dans cette pressante conjoncture, une résolution merveilleusement hardie, mais cette résolution sauva Rome. Il anima de sa voix et de son exemple le peu de gens qu'il avait autour de lui, et fondit sur les Goths, qui étourdis par la violence de leur course, et par le désordre ou ils s'étaient mis eux-mêmes en rompant leurs rangs, pour suivre, avec plus de vitesse, les fuyards, effrayés de l'obscurité de la nuit, et se sentant chargés si brusquement, s'imaginèrent que c'était un nouveau secours qui était sorti de la ville, et s'enfuirent. Bélisaire s'arrêta tout court, et au lieu de les poursuivre, il retourna à Rome, où il fut reçu des habitants, dont le courage, qui était tout abattu, fut un peu relevé par une action si généreuse. Voilà le danger que courut la fortune de l'Empire. 2. Le même jour vit le commencement et la fin de cette bataille, où Bélisaire fit le mieux de tous les Romains, et Visandus Bandalarius fit le mieux de tous les Goths. Celui-ci fut toujours le premier à attaquer Bélisaire, et il ne cessa de le poursuivre, que lors qu'il tomba à terre, percé de treize coups. Ses compagnons, bien que victorieux, croyant qu'il eût rendu l'âme, le laissèrent parmi les morts. Trois jours après, comme ils étaient campés proche des murailles, ils envoyèrent enterrer les corps de ceux qu'ils avaient perdus dans cette bataille, parmi lesquels on trouva Bandalarius qui respirait encore, mais qui était tellement affaibli de ses blessures, de la faim, et de la fatigue, qu'il ne fut pas possible de tirer une parole de la bouche. Enfin, après que l'on lui eût donné de l'eau, et que l'on l'eût soulagé, on le reporta dans le camp. Il vécut longtemps depuis, en une grande réputation parmi ceux de son pays. 3. Bélisaire étant en sûreté, assembla les soldats, et plusieurs des citoyens alentour des murailles, et leur commanda de tenir des feux allumés, et de veiller toute la nuit. Ensuite il visita toutes les portes, et y posa des capitaines. Sur ces entrefaites, Bessas, qui gardait la porte Prénestine, lui envoya dire que les ennemis étaient entrés par la porte de Saint Pancrace. Ceux qui étaient auprès du Général lui conseillèrent de se sauver par une autre porte ; mais sans s'étonner, il les assura que c'était une fausse alarme, et il envoya un parti de cavalerie pour en apprendre la vérité. On reconnût que l'ennemi n'était entré par aucun endroit : C'est pourquoi il envoya un ordre à tous les capitaines des portes de ne les pas quitter, pour quelque bruit qui pût courir que l'ennemi serait entré parmi autre côté, et de bien faire leur devoir; il les fît assurer qu'il aurait le soin du reste. Cet ordre tendait à empêcher les fausses alarmes. 4. Au milieu de cette horrible confusion où étaient les ennemis, Vitigis envoya à la porte Salaria un certain Vacis, homme de considération parmi les Goths, lequel y étant arrivé, vomit quantité d'injures contre les Romains, les accusant de lâcheté, et de perfidie, et leur reprochant de trahir leurs propres intérêts, lors qu'ils méprisaient la puissance des Goths, pour se mettre sous la protection des Grecs, qui n'avaient jamais fourni à l'Italie que des acteurs, des bouffons, et des pirates. Après qu'il se fut déchargé de tous ces outrages, et d'autres semblables, sans en recevoir de répondre, il se retira. Alors Bélisaire parût fort ridicule aux Romains, de ce que s'étant à peine échappé des mains des ennemis, il espérait, et promettait encore de les défaire. Nous expliquerons dans la suite par quels moyens il croyait en pouvoir venir à bout. Comme il était déjà nuit, et qu'il n'avait rien mangé de tout le jour, sa femme, et ses amis lui firent prendre un peu de pain. [5,19] CHAPITRE XIX. 1. Le lendemain les Goths, qui espéraient de prendre Rome à cause de son étendue, et les habitants qui étaient bien résolus de la défendre, se rangèrent en l'ordre que je vais dire. Comme il y a quatorze portes à Rome, et quelques poternes, et que les Goths n'étaient pas en assez grand nombre pour entourer un si vaste espace, ils se contentèrent d'en assiéger cinq, et de faire pour cet effet six retranchements au deçà du Tibre ; dans lesquels ils se campèrent. Et parce qu'ils craignaient que les habitants, en rompant le pont Milvius, ne leur ôtassent le passage pour aller au pays qui est entre la rivière, et la mer, et ne souffrissent ensuite aucune incommodité d'être assiégés, ils firent un septième retranchement dans le champ de Néron, et par ce moyen ils renfermèrent le pont comme au milieu de leurs troupes. Ils assiégèrent encore deux autres portes, la porte d'Aurelius, appelée maintenant la porte de Saint Pierre le Prince des Apôtres, qui est enterré tout proche; et la porte Transtibérine. Ainsi ils tenaient la moitié des dehors des murailles; ils allaient à la rivière comme il leur plaisait, et avaient la liberté d'attaquer la ville de tous les côtés. Je dirai maintenant ce que les Romains firent pour enfermer le Tibre dans leurs murailles. Le Tibre ne passait pas au commencement dans Rome. L'endroit où la muraille a été bâtie est fort bas. Il est vis-à-vis d'une colline qui est sur l'autre bord, où les moulins ont été bâtis autrefois, à cause que l'eau y tombe avec violence du haut où elle croît montée par un canal fait exprès. Les anciens Romains résolurent d'enfermer cette colline dans leurs murailles, afin que les ennemis ne pussent ruiner les moulins, ni traverser le Tibre. C'est pourquoi ils y bâtirent un pont, firent les murailles de la ville au delà, et élevèrent au dedans plusieurs maisons. Les Goths creusèrent un fossé fort profond autour de leur camp, élevèrent au dehors toute la terre qu'ils en tirèrent, et fichèrent des pieux au dessus ; de sorte que ce camp était aussi bien fortifié qu'un château. Marcias, qui était revenu des Gaules, commandait le camp qui était dans le champ de Néron, Vitigis, et cinq autres chefs commandaient chacun l'un de cinq autres camps. 2. Ils coupèrent ensuite tous les aqueducs, pour empêcher l'eau de couler dans la ville. Il y a dans Rome quatorze aqueducs bâtis de brique, dont les voûtes sont si élevées, qu'un homme à cheval y peut aller tort aisément. 3. Pour ce qui est de Bélisaire, voici l'ordre qu'il établit pour la garde de la ville. Il se chargea de garder la poterne Pinciana, la grande porte qui est a la droite, et la Porte Salaria, parce que c'était l'endroit le plus faible, et le plus exposé aux attaques des ennemis ; et parce aussi que c'était celui par où il était le plus aisé de faire sur eux des sorties. Il donna à Bessas la garde de la porte Prénettine, et à Constantin celle de la porte Flaminia, après les avoir murées toutes deux auparavant; à cause qu'étant proche d'un des camps des ennemis, il appréhendait plutôt les surprises de ce côté-là, que d'un autre. Il confia la garde des autres portes à divers capitaines d'infanterie, et il boucha les aqueducs avec de bons murs, afin que l'on ne pût entrer par dedans. 4. Comme les aqueducs étant coupés, les moulins ne tournaient plus, et que l'on ne les pouvait faire tourner avec des chevaux, Bélisaire usa de cette adresse, pour suppléer à la disette des farines, qui était déjà fort grande. C'est qu'il fit attacher deux câbles aux deux bords du Tibre au dessus du pont, et il retint avec les câbles deux grands bateaux, à deux pieds de distance l'un de l'autre, à l'endroit où l'eau sort avec le plus de violence de dessus la grande arche, puis il posa les meules sur les bords des deux bateaux, et mit les machines qui les font tourner dans le milieu. Il disposa plusieurs bateaux et plusieurs machines de la même façon, lesquelles l'eau faisait tourner, de sorte qu'elles fournissaient assez de farine pour la subsistance de Rome. Les Goths ayant été avertis de cette invention de Bélisaire par les déserteurs, ils jetèrent sur la rivière quantité d'arbres, et de corps morts, qui suivant le fil de l'eau, et tombant sur les moulins en arrêtèrent le travail. Mais ce général, pour y remédier, attacha de grandes chaînes au dessus, qui retenaient les corps morts et les arbres, lesquels on faisait mettre au bord par des hommes. Ces chaînes ne servirent pas seulement à conserver les moulins, elles fermèrent aussi le Tibre aux ennemis, et les empêchèrent de pouvoir entrer dans Rome sur des bateaux. Les Barbares voyant qu'il leur était inutile de jeter du bois et des cadavres sur la rivière, cessèrent d'en jeter, et les Romains jouirent de la commodité des moulins. Ils furent privés de celle du bain par la disette de l'eau. Cette disette ne fut pas néanmoins telle, qu'il n'y eût toujours assez d'eau pour boire, ceux qui étaient éloignés de la rivière se contentant de l'eau de puits. Bélisaire ne fut pas obligé de prendre le soin des égouts, parce que toutes les ordures de Rome se déchargent dans le Tibre. [5,20] CHAPITRE XX. Des enfants qui paissaient des troupeaux dans le champ des Samnites, choisirent en jouant deux des plus forts d'entre eux, dont ils appelèrent l'un Bélisaire, et l'autre Vitigis, et les firent battre ensemble. Celui qui avait été appelé Vitigis ayant été vaincu, il fut ensuite pendu à un arbre par ses compagnons, qui à l'instant même ayant aperçu un loup s'enfuirent et le laissèrent si longtemps attaché à l'arbre, qu'il y mourut. Quand les Samnites apprirent cette histoire, ils ne châtièrent point les enfants, mais ils en tirèrent une conjecture certaine que Bélisaire serait victorieux. 2. Le peuple de Rome, qui n'était pas accoutumé à souffrir des sièges, incommodé de la disette des vivres, lassé de faire la garde durant la nuit, fâché de voir la campagne désolée par les armes des ennemis; enfin, réduit au désespoir de ne pouvoir résister aux assiégeants, s'ennuyait de supporter tant de fatigues, et de courir tant de dangers. S'étant donc assemblés, ils se plaignirent ouvertement de ce que Bélisaire avait entrepris la guerre contre les Goths, sans avoir reçu les forces nécessaires de la part de l'Empereur. Le Sénat faisait les mêmes reproches, bien que ce fût moins publiquement. Quand Vitigis eut avis de ces plaintes, par l'organe des déserteurs, il envoya des ambassadeurs à Bélisaire, afin d'aigrir encore d'avantage les esprits, et d'augmenter la mauvaise intelligence. Ces ambassadeurs ayant été introduits devant Bélisaire en présence des sénateurs, et des capitaines, ils parlèrent de cette sorte. 3. Les anciens ont fait sagement d'imposer divers noms aux choses. La témérité ne s'appelle pas vaillance. L'une est un vice, qui précipite aveuglément dans le danger, et dans l'infamie ; l'autre est une vertu, qui apporte de la gloire. L'une des deux, vous a engagé dans cette guerre, vous nous ferez, bientôt voir laquelle c'est : si c'est la vaillance qui vous a fait prendre les armes, vous avez une belle occasion de vous en servir, puisque notre camp est devant vos yeux. Que si c'est la témérité, sans doute vous aurez sujet de vous repentir, étant certain que ceux qui se jettent indiscrètement dans un combat, en ont regret lorsqu'ils en ressentent le péril. Au reste, n'exposez pas à tant de misères un peuple, que Théodoric a nourri dans les divertissements, et dans les plaisirs, et n'ôtez pas au Roi légitime des Goths, et des Italiens, les droits qui lui appartiennent. N'est-ce pas une chose ridicule, que vous demeuriez enfermés dans Rome par une vaine appréhension, tandis que vous êtes assiégés par votre propre souverain ? Nous vous donnerons la liberté de sortir et d'emporter votre bagage; car nous traitons avec indulgence et avec douceur ceux qui se rangent à leur devoir. Pour ce qui est des citoyens, nous leur demanderions volontiers quelle injure nous leur avions faite pour nous avoir ainsi trahis, et pour s'être trahis eux-mêmes ? N'avaient-ils pas toujours été heureux sous notre gouvernement, et n'est-ce pas pour la défense de leurs intérêts que nous avons les armes en main. Voici la réponse que Bélisaire fit à ce discours. Nous ne formerons pas nos résolutions selon vos caprices. On n'a pas accoutumé de prendre conseil de ses ennemis ; on dispose de ses affaires comme l'on le juge à propos. Au reste, il viendra un temps auquel vous chercherez à vous cacher dans les buissons, et auquel vous ne posséderez plus rien dans ce pays. Quand nous tenons Rome, nous tenons une ville qui nous appartient. Vous l'aviez autrefois usurpée, et ce n'est que malgré vous que vous l'avez rendue à ses véritables maîtres. Vous vous trompez, quand vous vous persuadez qu'il vous sera aisé de la reprendre. Jamais Bélisaire ne vous la rendra, tant qu'il lui restera un souffle de vie. Voilà ce que répondit ce général. Tous les Romains saisis de crainte demeurèrent dans le silence, et n'osèrent repousser le reproche que les ambassadeurs leur avaient fait, d'avoir usé de trahison envers les Goths. Il n'y eut qu'un vieillard, nommé Fidélius, que Bélisaire avait fait préfet du Prétoire, lequel prit la parole, et harangua fort avantageusement pour les intérêts de l'Empereur. [5,21] CHAPITRE XXI. 1 Quand les ambassadeurs furent retournés dans le camp, et que Vitigis leur eut demandé quel jugement ils faisaient de Bélisaire, et s'ils croyaient qu'il eût dessein de se rendre, ils lui répondirent que c'était un homme à qui il ne fallait pas espérer de faire peur. Vitigis, après avoir entendu cette réponse, fit apprêter toutes les machines nécessaires pour l'attaque. Il bâtit des tours de bois, de la hauteur des murailles, au bas desquelles, il fit attacher des roues, afin que l'on les pût traîner avec des bœufs partout où l'on voudrait. Il fit préparer des échelles d'une hauteur égale à celle des murailles, et quatre machines que l'on appelle des Béliers. 2. Voici comme ces machines sont composées. On élève quatre piliers opposés les uns aux autres à angles égaux ; on les attache ensemble avec huit poutres, dont il y en a quatre en haut, et quatre en bas ; ensuite on couvre de peaux les côtés, et l'on fait comme une chambre carrée, où ceux qui entrent sont à couvert des ennemis. On met aussi une autre poutre de travers, qui est suspendue avec des chaînes, et qui a la tête garnie de fer, en forme d'enclume. Cinquante hommes remuent la machine avec des roues qui sont au pied de chaque pilier, et quand il l'ont approchée de la muraille, ils la battent avec la poutre qui est suspendue, et dont l'effort est si violent, qu'il brise, et met en pièces tous les endroits où il touche. On a imposé le nom à cette machine, par la comparaison que l'on en a faite avec les béliers, parce que la poutre qui est suspendue, pousse et renverse tout ce qu'elle rencontre, de même que ces animaux tâchent de faire avec leur tête. 3. Les Goths apprêtèrent aussi une grande quantité de fascines, afin de combler les fossés, et d'approcher les machines des murailles. Cela fait, ils brûlaient d'envie, de commencer l'attaque. Bélisaire préparait de son côté des machines, que l'on nomme des balistes. Elles sont de la même figure qu'un arc, au dessus duquel est une corne creuse, suspendue avec une chaîne de fer, et appuyée sur une barre. Quand on s'en veut servir, on approche les deux extrémités de l'arc, par le moyen d'un noeud que l'on y fait, et on met dans le creux de la corne une flèche, qui est plus courte que les flèches ordinaires, mais qui est quatre fois plus grosse, et qui au lieu de plumes, a de petits morceaux de bois, qui ont presque la même forme. Enfin, après que l'on y a mis une pointe de fer, proportionnée à la grosseur du bois, plusieurs hommes bandent des deux côté, des cordes avec des machines qui font partir de la corne la flèche qui est dedans, avec une telle impétuosité, qu'elle surpasse, du double l'effet des flèches ordinaires, et qu'il n'y a point d'arbre, ni de pierre qu'elle ne mette en pièces. On lui a donné le nom de baliste, à cause qu'elle a la force de lancer des flèches, à une distance fort éloignée. Les assiégés mirent aussi sur les murailles des instruments propres à jeter des pierres, lesquels on appelle des onagres, et qui sont semblables à des frondes. Ils posèrent encore hors des murailles des machines, que l'on nomme des loups, et qui sont faites de cette manière. On dresse deux poutres qui touchent d'un bout le rez de chaussée de la muraille; et de l'autre les créneaux. On enchâsse dans ces poutres diverses pièces de bois, dont les unes sont droites, et les autres sont de travers, mais elles ont toutes des trous, d'où sortent des pointes de fer. On attache à une autre poutre ces pièces qui sont en travers, et on renverse toutes les poutres contre la porte. Quand l'ennemi approche, ceux qui sont en haut poussent les poutres, et ceux qui se trouvent dessous sont tués à l'instant par les pointes de fer. [5,22] CHAPITRE XXII. 1. Le dix-huitième jour du siège, au lever du soleil, les Goths conduits par Vitigis s'approchèrent de la muraille, pour donner l'assaut. Les Romains étaient épouvantés par les tours et par les béliers, qu'ils n'avaient pas accoutumé de voir. Mais Bélisaire ne fit que se moquer de l'appareil de ces machines, et il commanda à ses soldats de se tenir en repos, et de ne pas commencer le combat, qu'il n'en eût donné le signal. Il ne dit pas alors le sujet qu'il avait de rire, et de se railler, mais il parut assez dans la suite. Les Romains le prenant pour un impertinent railleur, l'accusaient d'une impudence extravagante, qui le faisait rire, au lieu de s'opposer aux ennemis. Quand ils furent arrivés proche du fossé Bélisaire tira une flèche sur un commandant qui était couvert d'une cuirasse, à qui il perça le cou, de sorte qu'il tomba à la renverse. Le peuple de Rome tirant un bon présage de cette action, poussa un grand cri de joie. A l'instant Bélisaire tira un second coup avec un pareil succès, et le peuple éleva un cri encore plus grand que le premier, et se tint assuré de la victoire. Alors, Bélisaire donna le signal de tirer, et surtout de viser aux bœufs, qui furent en un moment tout couverts de traits, tellement que les machines devinrent immobiles, et que les assiégeants ne surent que faire. On reconnût alors la sagesse de la conduite de Bélisaire, qui n'avait pas voulu repousser d'abord les Barbares, et qui s'était moqué de ce qu'ils étaient si grossiers, que de s'imaginer pouvoir conduire une machine avec des bœufs, jusques au pieds des murailles d'une ville assiégée. Voilà ce qui se passa du côté de la porte dont Bélisaire avait pris la garde, Vitigis se voyant repoussé de ce côté-là, il y laissa un nombre suffisant de soldats, à qui il commanda de ne point donner d'assaut, mais de tirer incessamment, afin d'occuper Bélisaire, et de ne lui pas laisser le loisir de secourir un autre côté de la Ville, qu'il allait attaquer avec des forces plus considérables. Il s'attacha donc à l'endroit qui était le plus faible, et que l'on appelait Vivarium, qui est proche de la porte Prénestine, et où il y avait plusieurs machines toutes prêtes. 2. Dans le même temps, les Goths attaquèrent la porte Aurelia, d'où le tombeau de l'Empereur Adrien n'est éloigné que d'un jet de pierre. C'est un ouvrage magnifique, tout bâti de marbre blanc, et dont les pièces sont parfaitement bien enchaséees, quoi qu'il n'y ait rien au dedans qui les lie ensemble. Les quatre côtés sont égaux. La longueur de chacun est d'un jet de pierre, la hauteur surpasse celle des murailles. Il y a au-dessus des figures d'hommes et de chevaux, qui ont été faites du même marbre, avec un art admirable. Ce bâtiment sert comme de défense à la ville, et pour ce sujet l'on l'a joint aux murailles avec deux murs, et il est comme une tour qui couvre la porte voisine. Bélisaire en avait confié la garde à Constantin, et lui avait aussi donné charge de veiller à la sûreté de la muraille d'auprès, où il n'y avait qu'une très faible garnison. Comme c'est en cet endroit que le Tibre passe, et que pour cette raison il est plus malaisé d'en approcher que d'un autre, le général n'y avait presque point laissé de soldats, vu que n'en ayant que cinq mille pour la défense d'une place d'une aussi vaste étendue qu'est Rome, il avait été obligé de les distribuer aux autres quartiers. 3. Constantin ayant appris que l'ennemi essayait de passer le Tibre, il y accourut, et laissa seulement un petit nombre de soldats au tombeau d'Adrien et à la porte qui en est proche. Cependant les Barbares, sans employer d'autres machines que des échelles, et des flèches, s'approchèrent de la porte Aurélia, et du monument d'Adrien, espérant de défaire sans peine une garnison aussi faible que celle qui y était. Ils avançaient couverts de boucliers aussi larges que ceux des Perses ; et bien qu'ils fussent tout proche, ils n'étaient point aperçus par les Romains, et ils étaient mêmes couverts par un portique de l'église de Saint Pierre. Ayant soudain fait donner l'assaut, les assiégés ne pouvaient se servir de balistes, parce que ces sortes de machines ne nuisent à l'ennemi que quand il est éloigné ; ils ne pouvaient aussi incommoder les assiégeants avec leurs flèches, parce qu'elles tombaient sur les boucliers. Les Goths lançaient une grande quantité de traits sur les créneaux, et étaient prêts d'appliquer les échelles aux murailles, et d'investir ceux qui défendaient le tombeau d'Adrien. Les Romains furent quelque temps comme interdits par la crainte, et privés de toute espérance de se défendre. Mais ayant ensuite rompu des statues, ils en jetèrent les pièces sur les ennemis, et les obligèrent à reculer. En même temps les assiégés reprirent courage, remplirent l'air de cris, et jetèrent une multitude innombrable de traits, et de pierres sur les Barbares, qu'ils repoussèrent entièrement, lorsqu'ils purent se servir de leurs machines. Constantin survint sur ces entrefaites, et donna la chasse à ceux qui avaient passé le Tibre, et qui n'avaient pas trouvé la muraille tout à fait dépourvue de garnison, comme ils l'avaient espéré. C'est ainsi que fut défendue la porte Aurélia. [5,23] CHAPITRE XXIII. 1. Les ennemis attaquèrent la porte Transtibérine, que l'on appelle Pancratienne, mais sans y faire aucun exploit considérable, parce que l'assiette du lieu est très forte, et que de ce côté-là le mur est fort élevé, et tout à fait inaccessible. De plus, il était gardé par Paul avec une cohorte d'Infanterie. Les Goths ne tentèrent pas l'attaque de la porte Flaminia, parce qu'elle est dans des rochers, et que l'accès en est très difficile ; elle était gardée par une cohorte d'infanterie, commandée par Ursicin. Entre cette porte, et une autre petite porte appelée Pinciana, il y avait une partie de la muraille qui était fendue, non pas depuis le pied, mais depuis le milieu jusques au haut, et elle brûlait de tous côtés. Les Romains l'appelaient la Muraille rompue. Ils ne voulurent pas néanmoins permettre à Bélisaire de la réparer, et ils disaient que Saint Pierre leur avait promis de la défendre. On sait que les Romains ont une dévotion particulière pour cet apôtre. L'événement ne démentit point leur espérance. Car cet endroit demeura exempt d'assaut, et même du bruit des armes, durant tout le siège. Pour moi je me suis étonné, que les Goths n'aient pas eu la pensée, durant tant de temps, de faire le moindre effort de ce côté-là. La muraille demeure toujours rompue, sans que l'on ose la réparer. 2. Il y avait vers la porte Salaria un fort brave homme, et fort célèbre parmi les Goths, qui au lieu de se tenir dans le rang des autres, était debout proche d'un arbre, armé d'un casque, et d'une cuirasse, d'où il tirait incessamment sur les murailles. Il fut par hasard atteint d'un trait, poussé par une machine qui était du côté gauche au haut d'une tour, percé de part en part avec sa cuirasse, et attaché à l'arbre. Les Goths épouvantés d'un accident si extraordinaire, se mirent hors de la portée du trait, et cessèrent d'incommoder les assiégés. 3. Sur ces entrefaites, Bessas et Péranius, qui étaient fort pressés par Vitigis, envoyèrent demander du secours à Bélisaire, qui sachant bien que l'endroit qu'ils défendaient était faible, y accourut aussitôt. Comme il y trouva les soldats étonnés de la vigueur avec laquelle les ennemis les attaquaient, il les exhorta à se défendre avec une vigueur pareille. Le lieu était bas de son assiette, et partant plus exposé aux efforts des assaillants. Une partie de la muraille tombait en ruine, et les pierres s'en détachaient d'elles-mêmes. On avait élevé un second mur au delà de cet endroit de la muraille, non pas pour fortifier la ville, car il n'y avait à ce second mur ni tours, ni créneaux, ni autre défense, mais pour prendre un divertissement, qui n'est pas tout à fait conforme aux sentiments de la nature, qui est d'enfermer des lions et d'autres bêtes farouches, et cruelles. Ce lieu-là était appelé Vivarium, qui est un terme dont se servent les Romains, pour exprimer l'endroit où l'on nourrit les animaux qui ne sont pas apprivoisés. Vitigis commanda à ses gens d'abattre ce mur de dehors, s'assurant ensuite la muraille dont il savait le défaut. Quand Bélisaire vit que les ennemis perçaient le mur du Vivarium, il défendit de tirer sur eux ; il fit même retirer les soldats du haut des murailles, bien que la fleur de ses troupes y fût, et il les rangea en bas, proche de la porte avec leurs cuirasses, et leurs épées. Quand les Goths eurent percé le mur, et qu'ils furent entrés dans le Parc où l'on nourrissait les bêtes, il envoya contre eux Cyprien pour engager le combat. Ce capitaine les chargea si brusquement, qu'ils n'eurent pas le courage de se défendre, et qu'ils le laissèrent assommer dans ce désordre, où ils se nuisaient les uns aux autres. Bélisaire lâcha toutes ses troupes, qui les poursuivirent vivement, et en taillèrent un grand nombre en pièces. Le carnage dura fort longtemps, à cause que ces Barbares étaient éloignés de leur camp. Bélisaire fit mettre le feu aux machines qu'ils avaient abandonnées, ce qui redoubla l'épouvante, et la consternation des fuyards. Il arriva dans le même temps un pareil événement à la porte Salaria. Les Romains étant sortis à l'improviste, mirent les assiégeants en déroute , sans qu'ils osassent résister, et brûlèrent leurs machines. Il s'éleva un horrible bruit, qui était formé tant par les voix confuses des habitants qui animaient les soldats, que par les gémissements des Goths, qui déploraient leur défaite. Ils perdirent en cette journée trente mille hommes, selon le témoignage de leurs chefs, et le nombre des blessés fut trouvé égal à celui des morts. Comme ils se pressaient en foule autour des murailles, on n'en tirait presque point de coup qui fût inutile. Ceux qui battaient la campagne fondirent encore sur les fuyards, et en tuèrent un grand nombre. L'attaque commença le matin, et finit le soir. Les Romains passèrent la nuit à dépouiller les morts, et à chanter des chansons en l'honneur de Bélisaire ; les Goths la passèrent à panser les blessés, et à regretter leurs pertes. [5,24] CHAPITRE XXIV. 1. Bélisaire en envoya une relation à l'Empereur, dont voici les termes. Nous sommes entrés en Italie suivant vos ordres ; et nous en avons repris une bonne partie, et principalement la capitale, d'où nous avons chassé les Barbares, et nous vous avons envoyé Leudaris, lequel ils y avaient établi en qualité de gouverneur. Après avoir mis les garnisons nécessaires dans quantité de places fortes de la Sicile et de l'Italie, que nous avions réduites à votre obéissance, il ne nous est plus resté que cinq mille hommes. Nous avons été assiégés en même temps par une armée de cent cinquante mille. Comme nous avions traversé le Tibre, pour découvrir ce qui se passait à la campagne, nous avons été contraints d'en venir aux mains, et peu s'en est fallu que nous n'ayons été accablés des traits de nos ennemis. Nous avons ensuite été affligés avec toutes sortes de machines, dont nous n'eussions jamais pu soutenir l'effort, sans un bonheur extraordinaire. Il est bien juste de ne pas attribuer à la vertu des hommes, mais à une cause supérieure, les effets qui surpassent les forces de la nature. Notre courage secondé de notre bonne fortune a mis les affaires en bon état. Je souhaite que la suite en soit heureuse. Je ne vous dissimulerai rien de ce que je croirai vous devoir dire, et que vous devrez faire. Car bien que les événements soient entre les mains de Dieu , cela n'empêche pas néanmoins, que les Chefs des grandes entreprises ne reçoivent, ou la gloire, ou le blâme de la conduite. Faites-nous donc la grâce de nous envoyer un secours d'hommes et d'armes assez puissant, pour nous faire continuer la guerre à forces égales. Il ne faut pas se fier tout à fait à la fortune; elle est trop changeante, et trop perfide ; mais il faut, s'il vous plaît considérer que si nous sommes défaits, nous perdrons l'Italie, et notre armée, et il ne nous restera de tous nos travaux que de la honte. Je passe sous silence que l'on nous pourra accuser d'avoir trahi l'intérêt des Romains, qui ont sacrifié leur vie et leur repos à la fidélité qu'ils nous ont vouée. Les heureux succès que nos armes ont eus jusqu'ici, ne serviront qu'à rendre nos disgrâces plus terribles ; car il nous aurait été moins fâcheux d'avoir été exclus de Rome, de la Campanie et de la Sicile, parce que si cela était arrivé, nous n'aurions rien fait que manquer de gagner, et de conquérir. Il est juste aussi que vous fassiez réflexion que jamais Rome n'a pu être défendue plus longtemps que nous avons fait, tant à cause de sa vaste étendue, que parce que n'étant pas sur la mer, elle est privée des commodités que l'on en tire. Les Romains sont présentement fort affectionnés à votre service, mais il y a apparence que si leurs maux augmentent, ils prendront les moyens qu'ils trouveront les plus propres pour s'en délivrer. De nouveaux alliés ont coutume de demeurer fidèles, quand ils y sont engagés par des bienfaits, et non pas quand ils en sont empêchés par des mauvais traitements. Surtout, la faim les obligera de faire ce qu'ils ne voudraient pas. Pour moi, qui ai consacré ma vie à votre service, je la perdrai plutôt que de me rendre, mais jugez s'il vous serait avantageux que je la perdisse de cette manière. L'Empereur ayant été rempli de chagrin, et d'inquiétude par tout ce que contenait cette lettre, fit préparer des hommes, et des vaisseaux, et commanda à Valérien, et à Martin de partir en diligence. Ils s'étaient déjà embarqués vers le temps du solstice d'hiver pour aller en Italie, mais le mauvais temps les ayant obligés de prendre terre en Grèce, ils avaient passé l'hiver dans l'Étolie, et l'Acarnanie. Cette nouvelle ayant été mandée par Justinien, elle donna de la joie à Bélisaire, et du courage aux Romains. 2. Voici ce qui arriva cependant à Naples. Il y avait dans la place publique une statue de Théodoric, qui était faite de plusieurs petites pierres rapportées, de couleurs différentes. Du vivant de ce prince les pierres qui composaient la tête se détachèrent d'elles-mêmes, et il ne vécut plus guères depuis. Huit ans après, les pierres du ventre tombèrent tout à coup, et la mort d'Atalaric petit-fils de Théodoric arriva. Au bout de quelque temps, les pierres qui représentaient les parties qui sont au bas du ventre, se brisèrent, et Amalasonte, fille de Théodoric, mourut de maladie. Pendant que les Goths assiégeaient Rome, tout le reste de la statue tomba en pièces, et les Romains en tirèrent un présage de la défaite des Barbares, qu'ils croyaient être représentés par les pieds de l'image de Théodoric. 3. Il y avait aussi quelques sénateurs, qui rapportaient un oracle de la Sibylle, par lequel il était prédit, que le danger de Rome finirait au mois de juillet, et qu'elle aurait alors un Empereur qui la délivrerait de la crainte des Gètes. Les Gètes sont les mêmes que les Goths. Les termes de l'oracle portent, qu'au cinquième mois Rome ne craindra rien de la part des Gètes. Ils assuraient que le cinquième mois était le mois de juillet; les uns à cause que depuis le mois de mars, auquel le siège avait commencé, jusques au mois de juillet, il y avait cinq mois ; les autres, parce que l'année n'étant que de dix mois au temps de Numa, elle commençait par celui de mars, et celui de juillet était le cinquième. 4. Toutes ces remarques ne contenaient rien de solide ; car il est certain que les Romains ne changèrent point d'Empereur au mois de juillet, que même le siège dura un an, et que Rome fut encore réduite depuis à un pareil danger par Totila, comme nous le verrons dans la suite. J'estime donc que cette prédiction ne regardait nullement ce siège, mais quelque autre irruption des Barbares, ou qui est déjà arrivée, ou qui arrivera. Je ne crois pas même qu'il soit possible de connaître le sens des oracles de la Sibylle, avant l'événement des choses. La raison que j'en ai, est tirée de ce que j'ai lu de mes propres yeux. La Sibylle n'observe point dans ses vers l'ordre naturel des temps, ni des lieux. Après avoir parlé des calamités de l'Afrique, elle parle des mœurs des Perses. Elle saute des Romains aux Assyriens. Elle retourne aux Romains, puis elle chante les malheurs dont les Anglais sont menacés. Toute la lumière des hommes ne peut pénétrer l'obscurité de ces prédictions. Elles ne s'éclaircissent que par le succès. Le temps en est l'unique interprète ; il faut que ce soit lui qui les explique. Chacun en fera néanmoins le jugement qu'il lui plaira ; pour moi je retourne à mon sujet. [5,25] CHAPITRE XXV. 1. LES Goths ayant été repoussés, les Romains et eux passèrent la nuit de la manière que je l'ai représenté. Le lendemain, Bélisaire, pour éviter la famine, donna ordre d'envoyer à Naples les femmes, les enfants, les esclaves, et les autres personnes inutiles. Il commanda la même chose aux soldats qui avaient des valets, et des servantes, et il leur déclara qu'il ne leur pouvait plus donner chaque jour, que la moitié des vivres qu'il leur donnait auparavant, et pour ce qui est de l'autre moitié, il la leur promit en argent. Suivant cet ordre, une prodigieuse multitude sortit de la ville, et l'on en mit une partie sur des vaisseaux, et les autres allèrent à pied par la voie Appienne. Ils passèrent tous sans que les assiégeants leur fissent de mal, ni de peur. Ils n'étaient plus en assez grand nombre, pour investir toutes les murailles, et, ils ne s'osaient détacher du corps de leur armée, de peur d'être surpris par les partis qui faisaient des sorties. Cette crainte des Barbares donna aux habitants la liberté de faire entrer des provisions. Surtout, ils appréhendaient extrêmement durant la nuit, et ils faisaient fort bonne garde dans leur camp. Il sortait continuellement des Maures et d'autres soldats de la garnison, qui tuaient des Goths quand ils les surprenaient dormants, ou étant en petit nombre, ou menant paître des chevaux, des mulets, ou des boeufs. Que si les Goths étaient les plus forts, il était aisé aux Maures de se sauver, parce qu'ils sont fort vîtes de leur naturel, et qu'ils ne sont point chargés du poids de leurs armes. Plusieurs citoyens sortirent de Rome pour se retirer dans la Campanie, dans la Sicile, et dans d'autres pays, qui leur soient les plus commodes. Bélisaire considérant qu'il n'y avait nulle proportion entre le petit nombre de ses soldats, et la vaste étendue des murailles, et qu'il fallait nécessairement que les uns prissent du repos, tandis que les autres faisaient garde ; voyant d'ailleurs qu'une partie du peuple était dans la disette, à cause que les artisans ne gagnaient plus de quoi vivre, il choisit quelques-uns des habitants pour faire garde avec les soldats, moyennant certaine somme d'argent qu'il leur donnerait, et il les distribua en plusieurs compagnies, qui suffirent pour garder la ville, chacune d'elles montant la garde, et se reposant à son tour. Ainsi ce sage général pourvût également, et à la sûreté de Rome, et à la nécessité du peuple. 2. L'évêque Sylvère s'étant rendu suspect d'intelligence avec les Goths, fut envoyé en Grèce par Bélisaire, et Vigile fut établi en sa place. Quelques-uns des sénateurs furent aussi chassés pour le même sujet, mais ils furent rappelés quand les Goths eurent levé le siège. Maxime était de ce nombre. Il était fils d'un autre Maxime, qui avait été cause de la mort de l'empereur Valentinien. Comme Bélisaire craignait qu'il ne se tramât quelque trahison aux portes, et que les gardes ne se laissassent corrompre par argent, il changeait les clefs et les capitaines deux fois le mois. La fonction de ces capitaines était de faire toutes les nuits la ronde des murailles, de marquer les soldats qui étaient absents, de porter leurs noms au gouverneur, afin qu'il les châtiât, et d'en mettre d'autres en leur place. Il commanda même aux artisans de jouer avec des instruments, la nuit, proche des murailles, et enfin il posa dehors des corps de garde, avec des chiens, afin que personne ne pût approcher, sans être découvert. 3. En ce temps-là, quelques Romains tâchèrent d'ouvrir de force les portes du temple de Janus. C'est le premier de ces anciens dieux, que les Romains appelaient en leur langue, les dieux Pénates. Son temple est dans la place publique vis-à-vis du Sénat, un peu au-dessus de celui des Destinées ; c'est ainsi que les Romains ont accoutumé de nommer les Parques. Ce temple est de bronze, d'une figure carrée, et n'a que la hauteur qui est nécessaire pour contenir la statue de ce Dieu, laquelle est haute de cinq coudées, et est toute semblable à celle d'un homme ordinaire, excepté qu'elle a deux visages, dont l'un est tourné du côté d'Orient, et l'autre du côté d'Occident. Il y a à ses deux côtés deux portes de bronze, lesquelles les Anciens fermaient durant la paix, et ouvraient durant la guerre : mais depuis qu'ils eurent embrassé la religion chrétienne, pour laquelle ils ont autant de zèle que pas un autre peuple du monde, ils n'ouvraient plus ce temple quand ils déclaraient la guerre. Ce ne fut que dans le désordre du siège, que quelques personnes infectées, comme je me le persuade, des vieilles erreurs, firent un effort, mais un effort inutile, pour l'ouvrir. Les auteurs de cette action demeurèrent inconnus, les magistrats n'en ayant point fait de recherche au milieu de tant de troubles, et le bruit même n'en ayant pas été répandu parmi tout le peuple. [5,26] CHAPITRE XXVI. 1. VITIGIS plein de colère et de dépit, envoya à Ravenne, pour faire mourir les Sénateurs qu'il y avait emmenés au commencement de la guerre. Quelques-uns, et entre autres, Cerventin et Réparat frère de Vigile, évêque de Rome, ayant eu avis de cet ordre, s'enfuirent dans la Ligurie, où ils demeurèrent en sûreté; les autres furent exécutés. Vitigis voyant que les habitants sortaient hardiment de Rome, et y faisaient entrer des vivres par mer, et par terre, se résolut d'assiéger le port, qui en est éloigné de l'espace de cent vingt six stades, et qui est à l'embouchure du Tibre. 2. Ce fleuve se sépare en deux canaux, à seize stades de la mer, et fait une île que l'on appelle l'île Sainte, et qui est plus large du côté qui regarde la mer, que du côté qui regarde Rome ; de sorte qu'à l'extrémité, les deux canaux du Tibre sont éloignés de quinze stades, et sont tous deux capables de porter de grands vaisseaux. Celui qui est à la droite se décharge dans le port, où les Romains ont autrefois bâti une ville, à laquelle ils ont donne le même nom. L'autre canal se décharge à sa gauche, proche d'Ostie, qui était une ville considérable, mais qui maintenant n'a plus de murailles. Il y a du port à Rome un chemin très commode, qui a été fait par les habitants de cette dernière ville. Il y a dans le port une grande quantité de bateaux, et de bœufs. Quand les marchands ont tiré leurs ballots des navires, et qu'ils les ont mis sur les bateaux, ils remontent à Rome, non pas à voiles, parce qu'il n'y a pas de vent, ni à force de rames, parce que le cours de l'eau est trop violent ; mais par le moyen des bœufs, qui tirent les bateaux, de la même manière qu'ils tireraient des chariots. Le chemin qui conduit par terre d'Ostie à Rome, est inculte, et éloigne du canal, par lequel les bateaux ne remontent point. Les Goths ayant trouvé la ville du port destituée de garnison, ils la prirent de force, massacrèrent les habitants, et s'emparèrent du port même. Puis y ayant laissé mille hommes pour le garder, les autres s'en retournèrent à leur camp. 3. Ainsi Rome fut privée des vivres qui avaient accoutumé d'arriver par le port, et il ne lui resta que la commodité d'Ostie, qui est accompagnée de travail et de danger. Les vaisseaux des Romains n'abordaient pas à Ostie, mais à Antium, qui en est éloigné d'une journée. Il y avait beaucoup de fatigue à transporter les marchandises dans une si grande disette d'hommes. Bélisaire, qui était entièrement occupé à défendre les murailles, n'avait pu prendre aucun soin du port. Pour moi, je me persuade qu'étant aussi bien fortifié qu'il était, jamais les Barbares ne l'eussent attaqué, s'il y eût eu seulement trois cents hommes. [5,27] CHAPITRE XXVII. 1. LES Goths remportèrent cet avantage, trois jours après qu'ils eurent été repoussés des murailles de Rome. Comme il y avait déjà vingt jours qu'ils étaient les maîtres du port, Martin et Valérien arrivèrent, et amenèrent seize cents hommes de cavalerie, qui pour la plupart étaient Huns, Slavons et Antes, qui sont des peuples qui habitent au delà du Danube. Bélisaire fort joyeux de leur arrivée crut qu'il était temps de harceler l'ennemi. Il envoya donc un de ses gardes nommé Trajan, homme courageux et actif, avec deux cents cavaliers, et lui commanda de s'emparer d'une hauteur voisine du camp des Goths, de s'y ranger en bataille, et de ne point attaquer l'ennemi, mais s'ils étaient attaqués, de tirer leurs flèches, et de n'avoir point de honte de fuir vers la ville. Après avoir donné cet ordre, il prépara les machines qui servent à tirer de loin, sur des assiégeants. Trajan sortit par la porte Salaria, à la tête de ces deux cents hommes, et marcha vers le camp des Goths, qui surpris d'une sortie si imprévue, prirent promptement leurs armes, et coururent au devant. Le parti conduit par Trajan s'empara de l'éminence, tira sur les Barbares, blessa plusieurs des hommes et des chevaux, et quand les flèches lui manquèrent, il s'enfuit à toute bride. Les Goths ne manquèrent pas de les poursuivre, et de les presser. Alors les machines jouèrent du haut des murailles, dont les Barbares étant épouvantés, ils s'arrêtèrent. On dit qu'ils perdirent environ mille hommes en cette rencontre. Peu de temps après, Bélisaire envoya encore Mundila, qui était un de ses plus intimes amis, et Diogène, tous deux fort braves hommes, avec trois cents chevaux, pour faire un pareil exploit; ce qu'ils exécutèrent avec un succès encore plus heureux que le premier, les ennemis ayant perdu plus de monde en cette dernière occasion. Enfin il envoya Cilas pour faire une troisième entreprise, qui fut aussi suivie d'un semblable événement. Les Goths perdirent quatre mille hommes par ces trois sorties. 2. Vitigis, qui ne considérait pas qu'il y a bien de la différence entre manier tumultuairement les armes, et faire la guerre dans les règles, s'imagina qu'il lui serait aisé d'incommoder les Romains, s'il les envoyait attaquer par des partis séparés, et commanda cinq cents chevaux, pour aller faire souffrir aux assiégés des pertes pareilles à celles qu'ils avaient reçues d'eux. Quand ils furent arrivés à une petite colline, qui est voisine de la ville, mais toutefois hors de la portée du trait, Bélisaire choisit mille hommes, à la tête desquels il mit Bessas, pour les aller charger. Ceux-ci entourèrent les Barbares, les chargèrent par derrière, en tuèrent un grand nombre, et contraignirent le reste d'abandonner la colline. Le combat ayant été continué dans la campagne, la plupart des Goths furent taillés en pièces, et peu se retirèrent dans le camp. Vitigis attribua leur défaite à leur lâcheté, et menaça de réparer bientôt cette perte, par la valeur de ceux qu'il enverrait en leur place ; mais il ne fit rien sur l'heure. Trois jours après il choisit cinq cents des plus braves qu'il y eût dans tous ses camps , et il les exhorta à se signaler par quelque exploit remarquable. Bélisaire dépêcha contre eux quinze cents hommes à cheval, sous la conduite de Martin et de Valérien. Comme ceux-ci surpassaient les Goths en nombre, il leur fut aisé de les vaincre, de sorte qu'il y en eût très peu qui se sauvèrent. Ces Barbares se plaignaient, que c'était un étrange effet de leur mauvaise fortune d'être défaits, et lors qu'étant en petit nombre ils attaquaient une troupe plus nombreuse, et lors qu'étant en plus grand nombre ils en venaient aux mains avec une poignée de gens. 3. Les Romains avaient de l'admiration pour la sage conduite de Bélisaire, et la relevaient avec des louanges extraordinaires. Ses plus familiers amis lui ayant demandé, dans la conversation, sur quoi il avait fondé l'espérance qu'il témoigna avoir de remporter la victoire, le jour que les ennemis furent mis en déroute, il répondit qu'en la première rencontre où les Romains ils étaient qu'en très petit nombre, il avait reconnu la différence des soldats, et avait bien jugé que la multitude des ennemis ne lui apporterait aucun dommage. La différence était, en ce que les Romains et les Huns tiraient bien de l'arc, au lieu que les Goths ne s'y étaient point exercés ; que les cavaliers ne combattaient que de l'épée, et de la lance, et les archers à pied, mais à couvert, derrière ceux qui sont armés de pied en cap. C'est pourquoi quand on se bat de loin, la cavalerie n'est jamais à l'épreuve des traits, et l'infanterie ne peut jamais fondre sur la cavalerie. Voila la raison que Bélisaire rendit de la défaite des Barbares. Quand ils firent réflexion sur tant de disgrâces si inopinées qu'ils avaient souffertes, ils n'envoyèrent plus de partis pour attaquer les murailles, et ils n'en vinrent plus aux mains, excepté lorsqu'ils y furent obligés par la nécessité de défendre leur camp. [5,28] CHAPITRE XXVIII. 1. LES Romains, enflés de leurs prospérités brûlaient d'envie de livrer une bataille générale. Mais Bélisaire, qui savait combien il y avait encore d'inégalité entre les forces des deux partis, ne voulait pas hasarder ses troupes. Il permit seulement de faire de légères escarmouches. Vaincu, néanmoins, par les clameurs des habitants et des soldats, il leur accorda de faire des sorties sur les barbares; mais comme ils avaient été avertis par ses déserteurs, il les trouva toujours bien préparés à le recevoir ; de sorte qu'il fut toujours repoussé. Cela le fit résoudre au combat, auquel les Goths se disposaient aussi très volontiers de leur part. Quand toutes choses furent préparées de côté et d'autre, Bélisaire fit cette harangue à ses soldats. 2. Mes Compagnons, quand je faisais difficulté de consentir à la bataille, ce n'était pas que je doutasse de votre valeur, ni que je craignisse les forces des ennemis. Mais c'est que les escarmouches nous ayant jusqu'à présent heureusement réussi, je ne croyais pas devoir quitter une manière de combattre qui avait été la cause de nos victoires, étant très vrai, que quand les affaires sont en bon état, les changements que l'on y apporte, nuisent. Mais puisque je vous voit si résolus de vous bien battre, j'en conçois une bonne espérance, et je ne veux plus retenir cette généreuse ardeur qui vous anime. Je sais de quelle importance est la disposition du courage dans les combats, et combien elle peut contribuer à la victoire. Il n'y a personne parmi vous qui n'ait appris, non pas par le rapport d'autrui, mais par sa propre expérience, que de vaillants hommes, quoi qu'en petit nombre, sont capables de défaire des armées nombreuses. Il dépend de vous de conserver la gloire que j'ai acquise par mes stratagèmes, et la confiance que j'ai mise en votre vertu. On jugera de tout ce que nous avons fait dans la suite de cette guerre, par les événements de cette journée. Le temps nous est favorable, parce que l'ennemi étant abattu par ses disgrâces, il sera plus aisé à vaincre. Il est rare que des âmes qui sont accablées par le poids de l'adversité se relèvent, et fassent des actions héroïques. Au reste, servez-vous de toutes vos armes, de l'arc, de la lance, et de l'épée. J'aurai soin de vous récompenser amplement de celles que vous y aurez perdues. 3. Après cette harangue, Bélisaire fit sortir son armée par la porte Pinciana, et par la porte Salaria. Il en fit aussi sortir une partie par la porte Aurélia, dans le champ de Néron, sous la conduite de Valentin, capitaine de cavalerie, à qui il défendit de s'approcher du camp de l'ennemi, ni de commencer le combat, mais de se tenir seulement en posture de combattant, et de prendre garde que l'ennemi ne passât le pont. Comme le champ de Néron était couvert d'une prodigieuse multitude de Barbares, Bélisaire croyait que ce lui serait un extrême avantage, que de la rendre inutile, et de l'empêcher de se trouver au combat avec le reste des troupes. Il y avait un assez bon nombre d'habitants qui s'étaient mis volontaires dans l'armée romaine, bien qu'ils n'eussent jamais manié les armes auparavant. Il appréhendait que se trouvant effrayés dans l'occasion par la grandeur du danger, ils n'apportassent du désordre. Il leur commanda, pour cette raison, de se tenir debout, proche de la porte de Saint Pancrace, jusqu'à ce qu'il leur donnât un ordre contraire ; car il jugeait, comme il arriva en effet, que quand les ennemis qui étaient dans le champ de Néron les verraient, et qu'ils verraient aussi d'un autre côté ceux que Valentin commandait, ils n'oseraient jamais s'avancer, et se séparer de leurs compagnons pour faire l'attaque. L'intention de Bélisaire était de combattre à cheval, et plusieurs fantassins avaient quitté leur condition, et étaient montés sur des chevaux pris sur les ennemis, lesquels ils maniaient avec assez d'adresse. Pour ce qui est du reste de l'infanterie, comme ils ne pouvaient composer un bataillon considérable, et que c'étaient des gens qui ne pouvaient soutenir le choc de l'ennemi, et qui avaient fort souvent tourné le dos, il crût qu'il ne serait pas sûr de les ranger en pleine campagne, mais il les plaça derrière les autres proche du fossé, afin que si la cavalerie venait à lâcher le pied, ils pussent la soutenir, et s'opposer conjointement avec elle à l'ennemi. 4. Principius, Pilidien de nation, et Tarmotus Isaurien, frère d'Emas, capitaine des Isauriens, se présentèrent devant lui, et lui dirent : Nous vous supplions de ne pas affaiblir vôtre armée qui est déjà faible si l'on l'a compare avec cette multitude effroyable de Barbares, que nous allons combattre, et de n'en pas retrancher la phalange des gens de pied, et de ne pas charger de cet opprobre l'infanterie, qui dans le temps de nos pères a élevé le nom romain au point de grandeur où nous l'avons vu. Que si l'infanterie n'a rien fait de remarquable dans cette dernière guerre, ce n'est pas la faute des soldats; c'est aux capitaines qu'il s'en faut prendre, qui étant seuls à cheval, prenaient la fuite au premier choc, et se retiraient des occasions où ils voyaient du péril. Vous voyez que les capitaines des gens de pied sont à cheval, et refusent de combattre comme leurs soldats ; rangez-les donc, s'il vous plaît, dans la cavalerie, et nous permettez de conduire l'infanterie. Nous soutiendrons à pied avec eux l'effort des Barbares, et nous les incommoderons notablement, pourvu que le Ciel seconde nos généreuses intentions. D'abord Bélisaire rejeta leur demande, parce qu'estimant leur valeur, il ne voulait pas les exposer avec l'infanterie à un péril si évident ; mais enfin, vaincu par leurs pressantes prières, il consentit que quelques-uns demeurassent aux portes pour les garder, et sur les murailles avec les habitants, et il rangea les autres à l'arrière-garde, sous la conduite de Principius, et de Tarmutus, de peur qu'épouvantés de la première vue du hasard, ils ne jetassent la terreur dans l'esprit des autres ; et afin aussi, comme nous l'avons dit, qu'ils soutinssent la cavalerie, si elle lâchait le pied, et qu'ils chargeassent avec elle l'ennemi. [5,29] CHAPITRE XXIX. 1. LES Romains s'étant préparés de cette manière au combat, Vitigis fit prendre les armes à ses gens, et ne laissa dans le camp que ceux qui avaient des excuses valables pour y demeurer. A l'égard de Marcias, il lui commanda de garder le pont, afin que l'ennemi ne le vint pas attaquer. Ensuite il assembla toutes les troupes, et leur parla de cette sorte. Peut-être que quelques-uns s'imagineront, que n'étant pas dans une possession bien affermie de mon royaume, j'use de caresses pour gagner vos affections, et pour vous obliger à combattre généreusement pour mes intérêts, et qu'en cela je ne fais que suivre le train ordinaire des hommes, dont les plus grossiers mêmes ont accoutumé de s'abaisser devant les personnes les plus viles, et de la condition la plus méprisable, lorsqu'ils ont besoin de leur secours, au lieu qu'ils s'élèvent envers les autres, dont ils n'attendent rien. Je ne crains de perdre ni la couronne, ni la vie ; je serais prêt de me dépouiller aujourd'hui de cette pourpre royale, pourvu que ce fût pour en revêtir quelque autre de la nation. Je n'estime pas que la fin de Théodat ait été malheureuse, bien qu'il ait perdu la vie par les mains de ceux mêmes de son pays. Il est aisé aux hommes d'esprit de se consoler des disgrâces particulières, lorsqu'elles n'entraînent pas avec elles les calamités publiques. Mais quand je considère la ruine entière des Vandales, et la fin déplorable de Gélimer, je n'y trouve que des sujets de douleur, et je les envisage comme de tristes images qui me représentent la captivité des Goths, et leurs femmes, leurs enfants, et leur Prince même réduit sous l'empire d'un fier ennemi. Je souhaite que l'appréhension de ces funestes malheurs anime votre courage en cette journée, et qu'elle vous fasse prendre la résolution de trouver plutôt une mort honorable dans le combat, que de survivre votre réputation, puisqu'il n'y a point d'affliction si sensible à un vaillant homme, que d'être obligé de vivre sous la domination du vainqueur. Une mort prompte est toujours favorable à ceux, à qui la fortune ne l'a pas été. Que si vous êtes bien persuadés de ces sentiments quand vous combattrez, il vous sera aisé de défaire des Grecs, et d'autres nations également méprisables, et de venger les injures qu'ils vous ont faites. Ce n'est pas sans un juste fondement que nous nous vantons de les surpasser en valeur, en nombre, et en toutes sortes d'autres avantages, quoiqu'ils aient l'insolence de nous mépriser par une vanité ridicule que leur donnent nos disgrâces, et les prospérités qu'ils ont eues sans les avoir méritées. 2. Après que Vitigis eût parlé ainsi, il rangea son armée en bataille. Il mit l'infanterie de front, et la cavalerie aux ailes, et proche de son camp, afin d'avoir un grand espace libre pour poursuivre l'ennemi, et pour le tailler en pièces durant qu'il s'enfuirait ; car il espérait que la bataille se donnant dans une rase campagne, les Romains ne résisteraient pas un moment, à cause de la grande inégalité des forces. 3. Dès le matin les deux partis commencèrent le combat, animés par leurs chefs ; l'un par Bélisaire, et l'autre par Vitigis, qui étaient chacun derrière leurs troupes. Les Romains eurent d'abord un peu d'avantage; les Barbares ne plièrent pas toutefois, quoiqu'ils perdissent de leurs gens. Leur grand nombre faisait qu'ils substituaient de nouveaux soldats en la place des morts, et que leur perte n'était presque pas perceptible. Les Romains, qui n'avaient pas l'avantage du nombre, étant assez satisfaits d'avoir combattu la moitié de la journée, et d'avoir notablement incommodé l'ennemi, souhaitaient de se retirer. Il y en eut trois de l'armée romaine, qui dans cette occasion firent fort bien leur devoir. Athénodore, Isaurien de nation, qui était célèbre parmi les gardes de Bélisaire, Théodoret et Georges, gardes de Martin, et natifs de Cappadoce. Ils étaient toujours à la tête, et tuaient avec leurs lances un grand nombre des ennemis. Les deux armées qui étaient dans le champ de Néron, furent longtemps à se regarder. Néanmoins les Maures harcelaient les Goths, qui craignant la multitude du peuple qu'ils voyaient de loin, et qu'ils prenaient pour des soldats, et ayant peur d'en être enveloppés, ne quittaient point leurs rangs, et se tenaient en repos. Sur le midi les Romains fondirent tout d'un coup sur les Barbares, qui prirent la fuite, et qui ne pouvant se sauver dans leur camp, gagnèrent les collines où ils s'arrêtèrent. Les Romains étaient en grand nombre, mais ils n'étaient pas tous soldats ; ce n'était qu'un peuple sans armes, des matelots et des esclaves, qui voulant avoir part à la guerre, s'étaient mêlés parmi les troupes en l'absence du général. Ce furent eux cependant qui épouvantèrent les Barbares, et qui les mirent en fuite, mais ce furent eux aussi qui jetèrent la confusion dans l'armée romaine. Les soldats mêlés tumultuairement avec eux, ne purent entendre les ordres que leur donnait Valentin, et ne tuèrent pas un seul des fuyards qui se retirèrent sur les éminences, et regardèrent paisiblement ce qui le passait. Ils ne songèrent pas aussi à rompre le pont, afin que les Barbares ne pouvant plus passer le Tibre, ne pussent plus aussi assiéger Rome de deux côtés. Les troupes qui environnaient Bélisaire n'eurent pas aussi la pensée de passer le pont, et de fondre sur les Goths qui fuyaient, et qui, comme je me le persuade, n'eussent pas eu le courage de résister. Mais elles s'amusèrent à piller le camp, et à remporter de l'argent et des meubles. Les Barbares les regardèrent faire durant quelque temps, puis ils fondirent courageusement sur eux, en taillèrent plusieurs en pièces. et mirent les autres en déroute ; tous ceux qui ne furent pas surpris ayant jeté leur butin pour sauver leur vie. Pendant que cela se passait dans le champ de Néron, une autre armée de Goths rangée en bon ordre proche de leur camp et couverte de boucliers, repoussait vigoureusement les Romains, en tuait un grand nombre, et un nombre encore plus grand de leurs chevaux. Quand leurs pertes les obligèrent de quitter leurs rangs, ils firent voir combien ils étaient peu de monde. Ce que les Barbares ayant reconnu, ils poussèrent sur eux leur cavalerie qui était à l'aile droite, les renversèrent, et les contraignirent de fuir vers l'infanterie, qui fut pareillement renversée par le même choc. Ensuite toute l'armée romaine lâcha le pied, et la déroute en fut fort grande. Principius et Tarmutus, suivis d'un petit nombre, donnèrent des preuves illustres de leur valeur. Les Barbares s'arrêtèrent, surpris d'admiration de la fermeté qui les faisait demeurer debout, et combatte dans la déconfiture de leur armée ; ils donnèrent aux autres le loisir de se sauver. Principius tomba haché en pièces, et quarante deux soldats autour de lui. Tarmutus ayant deux dards dans les deux mains, blessait sans cesse quelqu'un de ceux qui l'approchaient. Comme les forces lui manquaient, il fut un peu soulagé par son frère Ennez, et par quelques autres cavaliers, puis il courut tout d'un coup vers Rome, quoique couvert de sang et de blessures, et se sauva, sans avoir quitté les deux dards. Quand il fut proche de la porte Pinienne, il tomba ; ses compagnons croyant qu'il fût mort, l'emportèrent sur un bouclier. Il ne mourut néanmoins que deux jours après, laissant une haute estime de son courage dans l'esprit des Isauriens, et dans celui des autres troupes. Les citoyens saisis de crainte, gardaient soigneusement leurs murailles, et fermaient les portes avec une telle confusion, qu'ils en repoussaient les fuyards, de peur d'y recevoir les ennemis. Ceux qui demeurèrent dehors traversèrent le fossé, et s'appuyèrent contre la muraille, sans avoir le courage de se défendre, et de repousser les Barbares dont ils étaient poursuivis. La plupart avaient perdu leurs lances dans la fuite, ou ils les avaient rompues dans le combat. De plus, ils étaient tellement pressés, qu'ils ne se pouvaient servir de l'arc. Tandis qu'il parut peu de gens au haut des murailles, les Goths continuèrent à poursuivre les fuyards, et espérèrent toujours de les défaire ; mais ils perdirent cette espérance, quand ils virent les murailles bordées de soldats, et d'habitants, et ils se retirèrent, n'attaquant plus leurs ennemis que par des injures. Ainsi le combat qui avait commencé proche du camp des Barbares, finit au pied des murailles de Rome.