[36,0] LIVRE XXXVI (fragments) [36,1] I. Quelques lecteurs demanderont peut-être pourquoi, dans l'intérêt de leur plaisir, nous ne rapportons pas les différents discours prononcés à cette époque ; pourquoi, conduit à traiter un tel sujet, une question si considérable, nous négligeons de faire comme la plupart des historiens, qui toujours reproduisent les harangues débitées par les deux partis. J'ai fait suffisamment voir, en plusieurs endroits de mon œuvre, que je suis bien loin de blâmer cette méthode, puisque moi-même, plus d'une fois, j'ai retracé les discours et les conversations mêmes de certains hommes politiques; mais on reconnaitra qu'il ne faut point procéder ainsi en toute circonstance. Sans doute, il serait difficile de trouver un sujet plus beau, une matière plus féconde, une occasion plus éclatante; et pour moi, il n'est point de genre de développement plus commode. Mais de même qu'à mon avis, l'homme d'État ne doit pas prendre la parole à propos de tout objet de discussion, ni se perdre dans d'inutiles digressions, mais bien plutôt ne jamais parler que dans la mesure nécessaire, de même je crois qu'il est du devoir de l'historien de ne point fatiguer son lecteur de détails, ni de faire parade de son talent oratoire; il faut qu'il s'applique seulement à reproduire les paroles exactes des orateurs, autant que possible, et parmi ces paroles celles-là qui ont une importance actuelle et pratique. [36,2] II. Détruire Carthage était une résolution fortement prise depuis longtemps par tous les esprits, et on ne cherchait plus qu'une occasion opportune, qu'un prétexte honorable aux yeux de l'étranger. Car les Romains ont toujours, et avec raison, attaché beaucoup de prix à cette politique. Quand la cause d'une guerre est légitime, dit Démétrius, les victoires paraissent plus belles, les défaites sont moins compromettantes : c'est le contraire dès qu'elle est honteuse ou inique. Aussi, les Romains, qui différaient entre eux d'opinion sur l'effet que produirait au dehors une déclaration de guerre, furent sur le point de renoncer à leur dessein. [36,3] III. Les Carthaginois délibéraient depuis longtemps sur la manière de satisfaire à la réponse des Romains; et lorsque les habitants d'Utique, en livrant leur ville, les eurent prévenus dans leur dessein, ils se trouvèrent en un étrange embarras. Le seul espoir qui leur restât de se rendre les Romains favorables était de consentir à se livrer à eux, d'autant plus qu'à l'époque où, vaincus, ils avaient été dans l'état le plus critique, et où ils avaient vu l'ennemi sous leurs murs, ils n'en étaient point venus à une telle extrémité. Mais ils avaient perdu d'avance le fruit qu'ils pouvaient retirer de cette résolution : maintenant qu'ils avaient été devancés par les habitants d'Utique, leur sacrifice n'avait plus rien d'étrange, d'extraordinaire, dès qu'ils ne faisaient qu'imiter leurs voisins. Enfin, comme ils n'avaient le choix qu'entre deux maux, c'est-à-dire soutenir bravement la guerre ou bien se livrer à la merci de Rome, après beaucoup de discussions secrètes à ce sujet, au sein du sénat, ils nommèrent des députés munis de pleins pouvoirs et les envoyèrent avec ordre de se régler sur les circonstances et de prendre les décisions qu'ils regarderaient comme les plus utiles à la patrie. Ces députés étaient Giscon, surnommé Strytanus, Hamilcar, Misdès, Gillicas et Magon. Ils furent bientôt rendus à Rome, et lorsqu'ils virent la guerre décrétée et les généraux déjà partis avec leurs armées, en présence de ces faits qui ne leur laissaient pas le loisir de délibérer, ils se livrèrent, comme on dit, à la foi des Romains. [36,4] IV. Déjà j'ai expliqué plus haut ce qu'il fallait entendre par ces termes, mais il est nécessaire de revenir brièvement sur ce sujet. Se livrer à la foi des Romains, c'est leur abandonner le territoire tout entier d'un pays, les villes qui y sont comprises, les populations des villes et des campagnes, les fleuves, les ports, les temples, les tombeaux; bref, c'est établir les Romains maîtres de tout absolument, et ne garder pour soi aucune possession. Cette déclaration faite par les Carthaginois, les députés furent bientôt appelés dans le sénat, et le consul leur annonça les volontés de la compagnie : il leur dit que pour les récompenser de leur sage conduite, le sénat leur accordait la liberté, la jouissance de leurs lois et de leur territoire, enfin la possession de tous leurs biens privés ou publics. Le premier mouvement des députés, en entendant ces paroles, fut la joie : ils estimaient que, lorsqu'ils n'avaient qu'à choisir entre des maux, le sénat usait d'une grande bienveillance à leur égard en leur laissant la jouissance de leurs biens les plus considérables et les plus nécessaires. Mais quand le consul ajouta qu'ils n'obtiendraient ces faveurs qu'à la condition d'envoyer sous trente jours, à Lilybée, trois cents otages pris parmi les fils des sénateurs et des citoyens composant le conseil public, et d'obéir aux ordres que leur donneraient alors les consuls, les députés se demandèrent avec inquiétude quels pourraient être ces ordres. Quoi qu'il en soit, ils partirent au plus vite, pressés de porter ces nouvelles à Carthage. De retour dans cette ville, ils racontèrent en détail à leurs concitoyens leur ambassade, et sur ce compte rendu, on approuva la manière dont ils s'étaient acquittés de leur mission. Le silence que les Romains avaient gardé au sujet de Carthage même excita chez tous la plus vive attente mêlée d'une grande crainte. [36,5] V. On raconte qu'en cette circonstance, Magon de Brutium prononça quelques paroles pleines de courage et de sagesse. Il dit que les Carthaginois avaient eu, à ce qu'il lui semblait, deux occasions favorables pour délibérer sur leur sort et sur celui de leur patrie, mais que déjà une de ces occasions était passée; qu'il ne s'agissait plus, en effet, de chercher ce que les consuls pouvaient leur commander, et pourquoi le sénat n'avait pas parlé de Carthage; qu'il fallait se faire cette question, alors qu'ils allaient se livrer à Rome, et que, puisqu'ils s'étaient livrés, il ne leur restait, en définitive, qu'à obéir aux ordres des Romains, à moins qu'ils ne fussent d'une rigueur au delà de toute attente; sinon ils devaient se demander une dernière fois, ce qui valait le mieux, de recevoir la guerre jusque sur leur territoire et de subir les maux qu'elle pouvait engendrer, ou bien, s'ils reculaient devant l'invasion des Romains, d'accepter franchement ce qu'on leur imposait. Tous par crainte de la guerre et dans l'incertitude du succès, étaient portés à obéir, et ils se décidèrent à envoyer leurs otages à Lilybée. Ils choisirent donc trois cents de leurs jeunes gens qui partirent au milieu des larmes et des gémissements : ils étaient suivis chacun de leurs parents et de leurs amis ; les femmes surtout enflammaient par leur présence ces sentiments de douleur. Lorsqu'ils abordèrent à Lilybée, ils furent immédiatement remis par les consuls à Quintus Fabius Maximus, alors préteur en Sicile. Il les conduisit sans accident à Rome, et tous furent enfermés dans l'arsenal où se construisent les vaisseaux à seize rangs de rames. [36,6] VI. Les otages ainsi mis en lieu sûr, les consuls abordèrent avec leur armée près de la citadelle d'Utique. A cette nouvelle, Carthage tout entière demeura consternée et suspendue dans l'incertitude du sort qui lui était réservé. Elle crut devoir cependant envoyer des députés demander aux consuls ce qu'il lui fallait faire et déclarer qu'elle était prête à tout accepter. Introduits dans le camp romain et bientôt conduits devant le conseil, les députés eurent à peine exposé leurs instructions que le plus âgé des consuls, les félicitant de leurs bons sentiments et de la sage résolution qu'ils avaient prise, leur ordonna de remettre aux Romains, sans ruse ni dol, toutes les armes offensives ou défensives que la république possédait. Les ambassadeurs promirent de les leur livrer, mais non sans les prier de considérer en quel état serait Carthage, si elle leur donnait ses armes et s'ils les emportaient avec eux. Toutefois ils les remirent, et par cela même on vit quelle était la puissance de Carthage. On apporta dans le camp plus de deux cent mille traits et de deux mille catapultes. [36,7] VII. Les Carthaginois ne pouvaient encore nullement connaître le sort qui leur était réservé, que lisant déjà leur malheur sur le visage de leurs députés, ils se livrèrent aux gémissements et aux pleurs. Puis, après avoir poussé d'horribles cris, tous demeurèrent comme stupides. Mais quand la nouvelle de ce qu'exigeait le sénat fut répandue, on ne se borna plus à une douleur sans effet. Les uns se jetèrent sur les députés, comme sur les auteurs de leur infortune; les autres sur les Italiens qu'ils trouvèrent dans la ville et déchargèrent contre eux leur fureur : d'autres enfin coururent aux portes de la ville. [36,8] VIII. Le Général des Carthaginois, Hamilcar, appelé aussi Phaméas, était dans la pleine force de l'âge. C'était un homme vigoureux et, qualité primordiale chez un soldat, un bon et hardi cavalier. Jaloux de Scipion, ils se mirent à dénigrer ce qu'il faisait. A la vue seule des avant-postes, Phaméas, bien qu'il ne fût pas timide, évita une rencontre avec Scipion, il s'approcha seulement de l'ennemi, se couvrit d'une hauteur à pic et se tint là quelque temps. Elles s'étaient retirées sur une hauteur. Dans le conseil qui fut tenu à ce sujet, lorsque tous les officiers eurent donné leur avis, Scipion dit à son tour que lorsqu'on délibère en toute liberté d'action, il valait mieux songer à ne recevoir aucun dommage de l'ennemi qu'à lui en causer. « Qu'on ne s'étonne pas, dit Polybe, si nous racontons avec tant de soin toutes les actions de Scipion et ses paroles : » (Et à Rome, au bruit de tant d'exploits, Caton disait :) « Seul il est sage : les autres errent comme des ombres. » Les Romains étaient absolument enchantés de l'accord conclu par Scipion et de la façon dont il se comportait.