[15,0] LIVRE XV (fragments). [15,1] I. (2) Outré de la perte du convoi et de l'abondance où se trouvaient les ennemis par cette capture, plus irrité encore de voir les Carthaginois manquer à leurs serments et au traité et renouveler la guerre, (3) Scipion envoya sur-le-champ à Carthage les ambassadeurs Lucius Sergius, Lucius Bébius et Lucius Fabius, se plaindre de ce qui s'était passé et dire que le peuple romain avait sanctionné les conditions de paix. (4) Publius, en effet, avait reçu tout récemment des dépêches qui le lui annonçaient. (5) Les députés se rendirent d'abord au sénat, et de là dans l'assemblée du peuple, où ils parlèrent avec pleine franchise. (6) Ils rappelèrent comment « les commissaires que Carthage avait envoyés à Tunis, ne se bornant pas, dans le conseil, à faire des libations aux dieux, suivant la coutume, (7) et à adorer la terre, s'étaient servilement prosternés aux pieds de ceux qui faisaient partie de ce conseil, les leur avaient baisés, et ensuite ne s'étaient relevés que pour s'accuser d'avoir manqué aux traités conclus entre Rome et Carthage. (8) N'avaient-ils pas même déclaré que tout châtiment à leur égard serait juste, et réclamé seulement quelque indulgence au nom des vicissitudes de la fortune, en disant que leur crime même deviendrait ainsi une nouvelle preuve de la générosité romaine? (9) Aussi, ajoutèrent-ils, Publius et tous les officiers qui assistaient au conseil, en se rappelant ces circonstances encore récentes, ne pouvaient s'expliquer quelle soudaine confiance avait poussé les Carthaginois à oublier cet humble langage et à violer les serments et les traités. (10) Sans doute ils avaient compté sur Annibal et sur sa troupe; mais grande était leur erreur. (11) Ils savaient bien eux-mêmes qu'Annibal, chassé du reste de l'Italie et, depuis un an, resserré dans les environs de Lacinium, avait eu peine à en sortir pour regagner l'Afrique. (12) Mais eût-il même quitté l'Italie en vainqueur, dès qu'il lui fallait combattre contre nous, par qui, dans deux combats de suite, vous aviez été vaincus, vous deviez douter de l'avenir, ne pas envisager seulement l'espérance d'une victoire, et craindre un nouveau revers. (13) Si vous êtes une dernière fois défaits, de quel dieu invoquerez-vous le secours? par quels termes obtiendrez-vous de vos vainqueurs pitié pour vos malheurs? (14) Vous ne pouvez désormais fonder d'espoir ni sur les dieux, ni sur les hommes, grâce à votre imprudence et à voire déloyauté. » [15,2] II. A ces mots, les ambassadeurs se retirèrent. (2) Peu de Carthaginois furent d'avis de ne pas rompre le traité : la plupart des sénateurs et des magistrats en supportaient impatiemment les conditions, et le ton des députés leur avait déplu. Comment, en outre, consentir à rendre les navires saisis et les vivres qu'ils contenaient? (3) Enfin, et c'était la considération la plus forte, ils comptaient grandement sur Annibal. (4) Le peuple demanda qu'on renvoyât les Romains sans réponse ; mais les citoyens à la tête des affaires, qui n'avaient rien tant à cœur que d'allumer la guerre, imaginèrent cet expédient pour y parvenir : (5) ils représentèrent qu'il fallait veiller à ce que les ambassadeurs pussent retourner dans leur camp sans péril; (6) firent équiper deux trirèmes destinées à leur servir d'escorte, et en même temps ils dépêchèrent à Asdrubal l'ordre de disposer, non loin du camp romain, des barques montées de quelques soldats qui, aussitôt que l'escorte se serait séparée des députés, tomberaient sur eux et les abîmeraient dans les îlots. (7) La flotte carthaginoise se trouvait alors mouillée à peu de distance d'Utique. (8) Ces mesures prises avec Asdrubal, ils firent partir les députés et commandèrent aux chefs des trirèmes de les quitter aussitôt qu'ils auraient dépassé l'embouchure du fleuve Bagrada, et de revenir sur-le-champ à Carthage : (9) on pouvait, de cet endroit, apercevoir le camp des ennemis. (10) L'escorte, en effet, suivant ses instructions, laissa les députés au delà du fleuve et revint. (11) Lucius et ses collègues n'avaient nul soupçon du péril, et la pensée qu'on les avait brusquement quittés par irrévérence leur causa seule quelque ennui. (12) A peine furent-ils isolés que les Carthaginois débouchèrent sur eux avec trois trirèmes ; mais ils ne purent, dans leur course rapide, percer de leur éperon la galère romaine, qui comptait cinq rangs de rames, ni monter sur le pont, grâce à la résistance des assiégés. (13) Ils parvinrent du moins, dans ce combat corps à corps, en faisant irruption de toute part, à blesser et à tuer beaucoup de matelots, (14) jusqu'à ce qu'enfin les Romains, à la vue de quelques-uns de leurs fourrageurs qui accouraient à leur secours, firent échouer leur vaisseau.(15) La plus grande partie de l'équipage avait été détruite ; les ambassadeurs échappèrent comme par miracle. [15,3] III. Ce fut le signal d'une guerre plus violente, plus implacable que la première. (2) Les Romains, indignés de la trahison des Carthaginois, brûlaient de vaincre ces perfides ennemis, et les Carthaginois, pour leur part, qui avaient conscience de leurs crimes, étaient prêts à tout braver pour ne pas tomber au pouvoir des Romains. (3) Avec de telles dispositions, il était clair que le différend ne pouvait plus se vider que par le fer. (4) Aussi en Italie, en Afrique, en Espagne, en Sicile, en Sardaigne, tous les regards, tous les esprits étaient tendus de ce côté, et on attendait avec curiosité le dénouement de la lutte. Sur ces entrefaites, Annibal, qui manquait de chevaux, envoya des députés au Numide Tychée, parent de Syphax, et qui passait pour avoir la plus belle cavalerie de l'Afrique, (6) afin de lui demander du secours et de l'engager à profiter du moment, ne pouvant pas ignorer, lui disait-il, que si les Carthaginois étaient vainqueurs, il garderait le pouvoir, et que s'ils étaient vaincus, il courait risque de perdre la vie, victime de l'ambition de Massinissa. (7) Tychée se laissa convaincre et se rendit, avec deux mille cavaliers, auprès d'Annibal. [15,4] (IV) (1) De son côté Publius, après avoir pourvu à la sûreté de sa flotte et laissé Bébius comme chef à sa place, recommença à parcourir les villes, (2) et, sans attendre qu'elles vinssent se remettre à sa disposition, il les enlevait de vive force et en réduisait les habitants en esclavage, afin de mieux faire sentir la colère qu'il nourrissait contre la perfide Carthage. (3) Il envoyait en même temps de fréquents messagers à Massinissa lui répéter comment les Carthaginois avaient violé le traité, et le pousser à venir au plus vite le trouver avec le plus de forces qu'il pourrait : (4) car Massinissa, aussitôt que l'armistice avait été conclu, avait quitté le camp romain, et suivi de ses propres troupes, de dix compagnies romaines, tant de cavalerie que d'infanterie, et de quelques députés envoyés par Scipion, s'était, comme nous l'avons dit, occupé, non seulement de recouvrer ses États héréditaires, mais encore de conquérir, avec l'aide de Rome, ceux de Syphax, et cette expédition avait été heureusement achevée. IV. (5) Vers cette époque, les ambassadeurs carthaginois et romains venus d'Italie abordèrent au camp établi près d'Utique, (6) et Bébius, en envoyant les Romains à Scipion, retint les députés carthaginois. Ces malheureux, déjà si fort inquiets d'ailleurs, se crurent personnellement dans le plus grand danger.(7) Instruits du crime commis par leurs compatriotes, il leur semblait que le châtiment en retomberait infailliblement sur eux-mêmes. (8) Mais à la nouvelle que le sénat et le peuple romain avaient approuvé les conditions de paix offertes à l'ennemi et souscrit à toutes ses demandes, (9) Scipion, tout entier à la joie, donna ordre à Bébius d'avoir pour les députés carthaginois les plus grands égards et de les renvoyer dans leur patrie. Belle et sage résolution ! (10) En homme qui savait quel respect inviolable Rome avait pour les ambassadeurs, Scipion prit moins conseil de ce que Carthage pouvait mériter que de ce que Rome devait faire. (11) Ressentiment, soif de vengeance, il étouffa tout pour suivre les grands exemples de ses pères. (12) Du reste, par cette conduite, il produisit sur tous les cœurs à Carthage et sur celui d'Annibal un merveilleux effet, en élevant sa générosité au-dessus même de leur scélératesse. [15,5] V. Les Carthaginois, qui voyaient leurs villes désolées, envoyèrent prier Annibal de marcher contre l'ennemi sans retard et d'en finir par une bataille. (2) Annibal répondit aux députés que Carthage eût à s'occuper d'autres soins et s'épargnât celui de diriger la guerre; qu'il déciderait par lui-même le moment d'agir. (3) Quelques jours après il quitta Adrumète et vint camper près de Zama : cette ville est située à cinq jours de marche de Carthage, à l'ouest. (4) Il envoya trois espions pour reconnaître le camp de Scipion et en étudier l'emplacement et la disposition générale. Ils furent pris; mais (5) Publius, loin de les punir, suivant la coutume, lorsqu'ils lui furent amenés, leur donna un Libyen chargé de leur montrer le camp dans tous ses détails. (6) Ensuite il leur demanda si leur guide leur avait suffisamment fait tout examiner ; sur leur réponse affirmative, (7) il leur remit des vivres et les renvoya sous bonne escorte, avec ordre de rapporter à Annibal tout ce qu'ils avaient vu. (8) Celui-ci, frappé de l'audace et de la grandeur d'âme de Scipion, conçut le plus ardent désir de le voir, (9) et bientôt un héraut alla dans le camp romain instruire Publius qu'Annibal souhaitait avoir avec lui un entretien sur les circonstances présentes. (10) Scipion y consentit, et promit au héraut qu'il enverrait dire à son maître, dès qu'il serait prêt, l'heure et le lieu du rendez-vous. (12) Le lendemain, Massinissa, avec six mille fantassins et quatre mille chevaux, (13) vint rejoindre Scipion. Publius le reçut avec affabilité et, après l'avoir félicité de ce qu'il avait réduit sous son obéissance les sujets de Syphax, (14) vint s'établir près de la ville de Margara, dans une position avantageuse où l'on trouvait de l'eau en deçà de la portée du trait. [15,6] VI. Il envoya dire alors au général carthaginois qu'il était prêt à s'entretenir avec lui. (2) Sur cet avis, Annibal leva le camp et s'arrêta à trente stades de Scipion, sur une éminence dont la situation, favorable du reste, avait l'inconvénient d'être un peu trop éloignée de toute source. Les soldats en souffrirent beaucoup. (3) Le lendemain, les deux chefs quittèrent leur camp avec quelques cavaliers, et à une certaine distance de leur escorte, entrèrent en conférence au moyen d'un interprète. (4) Annibal, après avoir salué Scipion, prit la parole : « Mon premier désir, dit-il, serait que Rome n'eût jamais porté ses vues au delà de l'Italie, ni Carthage de l'Afrique. (5) Pour toutes deux, l'Afrique et l'Italie étaient déjà d'assez beaux empires dont la nature elle-même avait marqué les limites. (6) Mais puisque nous avons tiré l'épée pour nous disputer la Sicile d'abord et l'Espagne ensuite ; puisque enfin, égarés par la fortune, nous avons poussé nos fureurs assez loin pour trembler tour à tour pour notre patrie, vous jadis, Carthage aujourd'hui, (7) il ne reste plus qu'à chercher le moyen de désarmer la colère des dieux et de mettre un terme à cette longue rivalité. (8) Pour moi, je suis tout disposé à une réconciliation : je n'ai que trop éprouvé par moi-même combien la fortune est changeante, comme elle fait pencher la balance d'un côté ou d'autre pour peu de chose, et se joue des hommes ainsi que de faibles enfants. [15,7] VII. « Ce que je crains, Scipion, c'est que jeune encore, plein de ces succès qui, sans cesse en Espagne et en Afrique, ont répondu à tes désirs, sans expérience jusqu'ici des cruels retours de la fortune, tu n'ajoutes pas foi à mes paroles, quelque vraies qu'elles soient. (2) Apprends en un mot à connaître cette instabilité des affaires humaines, dont je suis, sans aller plus loin, un exemple assez frappant. (3) Tu vois devant toi cet Annibal qui, après la bataille de Cannes, fut maître de presque toute l'Italie, qui quelque temps après marcha sur Rome, et qui, à quarante stades de ses murs, se demandait déjà ce qu'il ferait de vous et de votre patrie, (4) et me voilà maintenant en Afrique devant toi, devant un Romain, traitant avec lui du salut de Carthage et du mien. Que ce spectacle, Scipion, te préserve d'un vain orgueil. (5) Souviens-toi plutôt, c'est moi qui te le dis, que tu es homme, et délibère aujourd'hui après cette maxime : qu'il faut choisir le plus grand des biens et le plus petit des maux. (6) Quel est le mortel raisonnable qui, de gaieté de cœur, préférerait à la paix le combat que tu vas peut-être engager ? Vainqueur, tu n'ajouteras que peu de chose à ta gloire et à celle de ta patrie. Vaincu, tu détruiras tout d'un coup la renommée de tes anciens exploits. (7) Mais enfin quel est le but de ce discours, Scipion? (8) Je viens te proposer que tous les pays objets de nos discordes appartiennent désormais à Rome, je veux dire la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, que les Carthaginois ne fassent jamais la guerre aux Romains pour leur disputer ces provinces, que toutes les îles enfin situées entre l'Italie et l'Afrique soient à vous. (9) Une telle paix, en assurant l'existence de Carthage, ne saurait être que glorieuse pour les Romains et pour toi. » [15,8] VIII. Ainsi parla Annibal. Publius lui répondit que ce n'étaient pas les Romains qui pour la Sicile ou l'Espagne avaient allumé la guerre, mais les Carthaginois seuls; (2) qu'il le savait bien et que les dieux avaient désigné les coupables en donnant la victoire non pas au peuple qui avait pris les armes, mais à celui qui les avait repoussées; (3) qu'il connaissait du reste aussi bien que tout mortel les mille caprices de la fortune, et qu'il tenait compte, autant qu'il était possible, de la faiblesse humaine. (4) « Peut-être, ajouta-t-il, si tu avais présenté ces propositions en abandonnant de toi-même l'Italie, et avant que les Romains fussent passés en Afrique, aurais-tu réussi dans cette démarche auprès de Rome. (5) Mais aujourd'hui que tu as quitté l'Italie malgré toi, et que transportés sur ses bords nous sommes maîtres de vos campagnes, combien les choses sont changées ! (6) Enfin, pour dire quelque chose de plus, voici à quel point nous en sommes venus. (7) A la prière de tes concitoyens vaincus, nous avons écrit un traité dont les conditions, outre celles que tu proposes, imposaient aux Carthaginois de rendre les prisonniers sans rançon, de livrer leurs vaisseaux de guerre, de payer cinq mille talents et de fournir des otages : (8) telles étaient les clauses arrêtées de concert entre nous et à propos desquelles nous envoyâmes, les Carthaginois et moi, des députés au peuple et au sénat romain : moi pour déclarer que je les approuvais, et eux pour demander qu'on y souscrivît; le sénat y consentit, (9) le peuple le ratifia; et quand les Carthaginois ont obtenu ce qu'ils désiraient, ils déchirent ce traité et se conduisent en traîtres. (10) Que faire encore ? (11) Mets-toi à ma place et prononce. Faut-il enlever du traité les conditions les plus onéreuses? Non pas sans doute pour qu'ils reçoivent le prix de leur perfidie, mais pour qu'ils nous sachent gré de notre complaisance. (12) Eh quoi ! après avoir obtenu de Rome ce qu'ils demandaient à genoux, aussitôt qu'ils ont pu compter sur toi, Annibal, ils nous ont traités en ennemis, en barbares. (13) Si donc en de telles conjonctures, quelque nouvelle clause plus dure était ajoutée au traité, peut-être pourrait-on encore parler de paix au peuple romain ; mais dès qu'il est question d'adoucir les conditions qui s'y trouvent, tout pourparler à ce sujet est inutile. (14) Voici ma conclusion : il faut vous livrer vous et votre patrie à notre discrétion ou vaincre. » [15,9] IX. A ces mots Publius et Annibal se séparèrent sans avoir réussi à s'entendre. (2) Le lendemain, dès l'aurore, ils firent sortir du camp l'un et l'autre leurs troupes et se préparèrent à ce combat où pour les Carthaginois il s'agissait de leur salut et de leur domination en Afrique; pour les Romains, de l'empire du monde. (3) Au moment d'une crise si solennelle, quel lecteur, pour peu qu'il réfléchisse, ne serait pas ému ? (4) Jamais on ne vit en présence armées plus intrépides, généraux plus heureux et plus exercés à l'art militaire; jamais on ne vit champ de bataille où la fortune ait proposé aux combattants de plus éclatantes récompenses. (5) Ce n'était pas seulement l'Afrique et l'Europe qui devaient revenir au vainqueur, mais toutes les parties de l'univers aujourd'hui connues ; merveille qui bientôt s'accomplit. (6) En attendant, Publius disposa ainsi ses troupes : (7) il plaça d'abord à distance égale les manipules des hastaires, puis les colonnes des princes, non pas en face des intervalles ménagés entre les manipules, suivant l'ordre usité chez les Romains, mais les unes derrière les autres, à cause du grand nombre d'éléphants dont disposaient les ennemis. Enfin venaient les triaires.(8) Il établit à l'aile gauche Lélius avec la cavalerie italienne, à l'aile droite, Massinissa et ses Numides. (9) Il remplit les intervalles des premiers manipules de vélites qui furent chargés d'engager le combat. (10) S'ils étaient refoulés par les éléphants, les plus lestes devaient se retirer sur les derrières de l'armée par les intervalles ménagés en ligne droite, et ceux qui seraient enveloppés se replier à droite et à gauche sur les côtés des espaces laissés vides entre les manipules. [15,10] X. Quand ces préparatifs furent terminés, Scipion parcourut les rangs des soldats en excitant leur courage par quelques paroles courtes, mais appropriées à la circonstance. (2) Il les supplia au nom de leurs premiers exploits de se montrer hommes de cœur, d'être dignes d'eux et de leur patrie, de se représenter (3) que s'ils étaient vainqueurs, non seulement ils seraient maîtres à jamais de l'Afrique, mais encore assureraient à Rome comme à eux-mêmes l'empire du monde entier ; que si le combat tournait mal, le brave en mourant trouverait dans la gloire de succomber pour la patrie le plus beau des tombeaux (4) et que le lâche qui fuirait, traînerait dans l'opprobre une vie déplorable. Il n'y avait pas, d'ailleurs, un seul lieu en Afrique qui pût lui servir d'asile, et à qui tomberait entre les mains des Carthaginois était réservé un sort qu'il était facile de prévoir. « Puissiez-vous, s'écria-t-il, ne pas en faire une triste épreuve". (5) Or, dès que la fortune nous présente dans la mort ou le succès la plus belle des récompenses dues à la valeur, quelle lâcheté, ou plutôt quelle folie, si, négligeant les plus grands des biens, nous allions par un vil amour de la vie choisir les plus grands maux. (6) Il les conjura donc de n'avoir en marchant à l'ennemi que ces deux mots dans le cœur : vaincre ou mourir. Quand on court au combat (7) avec de tels sentiments, et prêt à sacrifier sa vie, on remporte toujours la victoire. » Ainsi parla Scipion. [15,11] XI. Cependant Annibal, de son côté, plaça sur le front de l'armée plus de quatre-vingts éléphants, et disposa ensuite tout près d'eux les mercenaires qui étaient au nombre d'environ douze mille ; c'étaient des Liguriens, des Gaulois, des Baléares, des Maures. (2) Derrière eux se postèrent les Libyens indigènes et les Carthaginois, et enfin à une distance de plus d'un stade, les soldats qui étaient venus avec lui d'Italie. (3) Il assura ses ailes en mettant à la gauche les Numides, ses alliés, et à droite la cavalerie carthaginoise. (4) Il ordonna à chaque chef d'exciter l'ardeur de ses soldats en leur montrant la victoire dans sa présence et dans celle de ses vieilles troupes, (5) et il prescrivit particulièrement aux officiers carthaginois d'énumérer et de peindre à ceux qu'ils commandaient les maux qui attendaient leurs femmes et leurs enfants s'ils étaient vaincus. (6) Chacun fit comme il avait ordonné, et lui-même, mêlé aux braves revenus avec lui d'Italie, les harangua longuement. Il leur rappela les campagnes que depuis dix-sept ans ils faisaient ensemble, et ces nombreux combats qu'ils avaient livrés aux Romains, (7) où toujours vainqueurs ils n'avaient pas même laissé aux ennemis l'espoir de prendre leur revanche. (8) Il les conjura surtout de se représenter, outre tant de rencontres partielles mais toujours heureuses, la grande bataille de la Trébie livrée au père de Scipion, celle de Trasimène contre Flaminius, celle de Cannes enfin contre Émile, (9) illustres journées qu'on ne saurait comparer pour le nombre de combattants et pour leur valeur à celle qui se préparait. (10) « Regardez, leur dit-il, cette armée ; voyez ces rangs ; vos ennemis ne sont pas seulement en plus petit nombre qu'autrefois, ils ne sont même plus qu'une très faible partie de ceux qui alors marchaient contre vous. Je ne parle pas de leur courage, qu'on ne peut opposer à celui de vos anciens adversaires. (11) Ceux-là que nulle défaite n'avait encore éprouvés, luttaient contre nous avec toutes leurs forces; mais parmi ces soldats, je ne vois que les enfants ou les débris de ceux que vous avez battus en Italie et que j'ai tant de fois mis en fuite. (12) Vous devez donc tout faire pour ne point laisser s'effacer aujourd'hui votre gloire, celle de votre général et le renom que vous avez mérité ; assurez enfin à jamais par votre courage cette réputation que nous avons partout d'être invincibles. » (13) Tels furent les discours des deux chefs. [15,12] XII. Lorsque tout fut prêt, après plusieurs escarmouches engagées par les Numides des deux armées, Annibal donna ordre aux conducteurs des éléphants de marcher à l'ennemi. (2) Mais au bruit des trompettes et des clairons qui sonnaient de toute part, ces animaux, effarouchés, se retournèrent en grande partie contre les Numides, auxiliaires de Carthage, et Massinissa, profitant de l'occasion, dégarnit de sa cavalerie l'aile gauche de l'ennemi par un rapide combat. (3) Les autres éléphants tombèrent sur les vélites, entre les deux armées, et rendirent largement le mal qu'on leur put faire, (4) jusqu'à ce que, saisis de crainte, les uns se lancèrent à travers les intervalles ménagés dans l'armée romaine, qui grâce à la prévoyance du général, put les recevoir sans que rien fût troublé, et que les autres, emportés à droite et criblés de traits par la cavalerie de Lélius, furent enfin poussés hors du champ de bataille. (5) Lélius, à la vue du tumulte causé par les éléphants, se jeta sur la cavalerie carthaginoise, la força à fuir en désordre (6) et la poursuivit avec ardeur : Massinissa en fit autant. (7) Cependant l'infanterie des deux armées s'avança à pas lents et tranquilles ; les troupes qu'Annibal avait ramenées d'Italie restèrent seules immobiles à leur poste. (8) Quand on se fut rapproché, les Romains, suivant l'usage national, poussant le cri de guerre et frappant leurs boucliers de leurs épées, s'élancèrent. (9) De leur côté les mercenaires firent entendre leurs clameurs confuses et discordantes, car tous ces peuples que j'ai nommés avaient chacun leur idiome, leur voix, et comme dit le poète : « Leur langage divers disait leur origine. » [15,13] XIII. Comme on ne pouvait se servir de lances ni d'épées dans ce combat livré corps à corps, homme à homme, les mercenaires l'emportèrent d'abord par leur audace et leur agilité, et blessèrent un grand nombre de Romains. (2) Cependant, forts de leur bon ordre et de leur armure, ceux-ci poussaient toujours en avant. (3) Ajoutez que les soldats de la seconde ligne et les autres excitaient leur ardeur, tandis que les mercenaires étaient abandonnés à eux-mêmes par les Carthaginois, qui, saisis de crainte, n'osaient les secourir. Ils finirent par plier, (4) et, croyant être trahis, tombèrent sur les troupes qui étaient derrière eux, et commencèrent à les massacrer. (5) Cette attaque soudaine força plus d'un Carthaginois à mourir vaillamment. Surpris ainsi par les mercenaires, ils avaient à combattre contre leurs propres soldats et contre les Romains. (6) Dans l'emportement de leur fougueuse colère, ils détruisirent un grand nombre de leurs auxiliaires aussi bien que de leurs ennemis ; (7) un instant même, en se précipitant sur les hastaires, ils y causèrent quelque trouble. Mais à cette vue les chefs des princes lancèrent contre eux leurs colonnes, (8) et dès lors la plupart des mercenaires et des Carthaginois périrent, soit par les mains les uns des autres, soit sous les coups des hastaires. (9) Annibal ne laissa pas ceux qui avaient échappé à la mort se mêler à ses troupes et ordonna à ses soldats de baisser leurs sarisses pour les repousser, (10) si bien qu'ils se virent forcés de se réfugier vers les ailes ou dans la plaine, des deux côtés ouverte à leur fuite. [15,14] XIV. Le terrain qui séparait les deux armées était couvert de sang, de cadavres, de blessés, et cette circonstance jeta Scipion dans un grand embarras. (2) Comment avoir le pied ferme au milieu de ces morts amoncelés les uns sur les autres et d'où s'échappaient des ruisseaux de sang? Cet amas de corps et la multitude d'armes qui y étaient mêlées rendaient pour des troupes marchant en ordre les mouvements difficiles. (3) Toutefois Scipion, après avoir fait porter les blessés sur les derrières de l'armée, et rappelé au son de la trompette les hastaires qui poursuivaient les fuyards, les opposa au centre de l'ennemi, en deçà du champ de bataille ; puis il ordonna aux princes et aux triaires de serrer leurs rangs sur l'une et l'autre aile, et d'avancer à travers les morts. (4) Aussitôt que cet espace fut franchi, ils se trouvèrent sur la même ligne que les hastaires, et l'infanterie des deux armées se heurta avec une ardeur et une impétuosité incroyables. (5) Nombre, courage, animosité, armes, tout était égal entre ces tiers combattants. La plupart moururent obstinément à leur place, et la bataille fut longtemps indécise, (7) jusqu'au moment où Lélius et Massinissa, qui revenaient de poursuivre la cavalerie, rejoignirent avec un à-propos providentiel le gros de l'armée. (8) Ils tombèrent en queue sur les troupes d'Annibal, qui périrent sans bouger. Quelques soldats seulement cherchèrent leur salut dans la fuite, que, du reste, la présence de la cavalerie et l'étendue d'une plaine découverte rendaient difficile. (9) Les Romains perdirent environ quinze cents hommes, les Carthaginois vingt mille, et ils eurent presque autant de prisonniers. [15,15] XV. Telle fut l'issue de cette dernière bataille entre Annibal et Scipion, qui livra l'empire aux Romains. (2) Publius, après avoir poursuivi quelque temps l'ennemi et pillé le camp des Carthaginois, retourna dans ses retranchements. (3) Annibal, avec quelques cavaliers, poussa sans s'arrêter jusqu'à Adrumète, où il demeura. Que lui reprocher? Il tint constamment en ces circonstances la conduite d'un capitaine aussi habile qu'expérimenté. (4) Il avait d'abord cherché dans une entrevue le moyen de terminer la guerre, (5) et cette démarche était celle d'un homme qui s'inquiète du succès, qui se défie de la fortune et connaît les chances si bizarres des combats. (6) Descendu ensuite sur le champ de bataille, il suivit un tel plan, que, sans changer les armes dont disposait Annibal, il est impossible d'en imaginer un meilleur. (7) Rien de plus difficile en effet que de rompre les colonnes et l'ordre de bataille d'une armée romaine. Les Romains n'ont qu'une manière de ranger leurs troupes; mais ils le font si bien, que les soldats, isolés ou réunis, combattent partout à la fois, et que les manipules, qui se trouvent le plus près du péril, se tournent toujours avec une merveilleuse précision du côté où il menace. (8) Leur armure ajoute encore à la sûreté et à l'audace des Romains. La grandeur de leurs boucliers et la forte trempe de leurs épées en font des adversaires toujours redoutables et presque invincibles. [15,16] XVI. Annibal, pour combattre ces obstacles, prit toutes les mesures que les circonstances lui permirent, et déploya une sagesse qu'on ne peut dépasser. (2) Il réunit le plus grand nombre possible d'éléphants et les mit en avant, afin de jeter le trouble et la confusion dans les lignes de l'ennemi; (3) derrière eux il plaça les mercenaires et ensuite les Carthaginois pour épuiser les forces des Romains avant le combat, pour émousser leurs armes à force de massacres, et contraindre enfin les Carthaginois qui étaient au centre à demeurer fermes et à combattre, comme dit Homère, malgré eux et par nécessité. (4) De plus, il avait à distance disposé les soldats les plus braves et les plus solides, afin de les mettre en état de mesurer le danger de loin, et d'avoir leur force et leur ardeur tout entières pour user à propos de leur valeur. (5) Si, après avoir tout fait pour vaincre, Annibal, jusqu'alors invincible, a échoué, il faut le lui pardonner. (6) Il est des jours où la fortune se plaît à contrarier les conseils des grands hommes ; il en est d'autres où, suivant le proverbe, le brave trouve plus brave que lui : Annibal l'éprouva. [15,17] XVII. Le désespoir, dont l'expression dépasse la mesure ordinaire et choque les usages reçus, mais qui n'est, en définitive, que le sentiment véritable d'une affliction profonde, excite la compassion dans le cœur de quiconque voit une telle scène ou en entend parler. (2) L'étrangeté même de ce spectacle ajoute à l'émotion ; mais quand ce n'est qu'un artifice, qu'une comédie, alors ce n'est plus la sympathie, c'est la colère, c'est la haine qu'une telle manifestation produit. C'est ce qui arriva aux Carthaginois. (3) Publius leur dit en peu de mots que le peuple romain ne leur devait nul merci, puisqu'ils avouaient avoir, dès l'origine, fait la guerre aux Romains contre la foi des traités, en asservissant Sagonte, et tout récemment avoir commis une lâche trahison en violant leur parole et les clauses d'une paix déjà conclue ; (4) mais que Rome, pour elle-même et en mémoire de la fragilité des choses humaines, était décidée à user avec modération et grandeur de la victoire. (5) Il ajouta qu'ils rendraient les premiers justice à une telle clémence, s'ils voulaient apprécier exactement l'état où ils étaient réduits ; qu'ils devaient en effet, quelque traitement, quelque humiliation, quelque impôt qu'on leur infligeât, ne rien trouver trop rigoureux, mais plutôt s'étonner de rencontrer un reste de bienveillance, (6) quand la fortune, au moment même où ils avaient perdu, par leur perfidie, tout droit au pardon et à la pitié, les tenait à la discrétion de leurs ennemis. (7) Il leur dit d'abord les conditions que leur faisait la clémence romaine, et ensuite les sacrifices qu'il exigeait d'eux. Voici les principales clauses du traité: [15,18] XVIII. « Les Carthaginois auront en Afrique toutes les villes qu'ils possédaient avant la guerre ; ils garderont leur ancien territoire, leurs troupeaux, leurs esclaves, tous leurs biens enfin. (2) A partir de ce jour, aucun acte d'hostilité ne sera commis contre eux, et ils ne recevront pas de garnisons étrangères ; ils resteront soumis à leurs lois et coutumes. » (3) Telles étaient les conditions favorables que Rome octroyait; puis ensuite venaient les autres : « Les Carthaginois restitueront aux Romains tout ce qu'ils leur ont traîtreusement enlevé pendant l'armistice ; ils leur rendront les prisonniers et transfuges tombés entre leurs mains depuis le commencement des hostilités. Ils livreront, à l'exception de dix trirèmes, leurs vaisseaux de guerre et leurs éléphants. (4) Ils ne feront la guerre à aucun peuple, hors de l'Afrique ni même en Afrique, sans l'agrément des Romains. (5) Ils remettront à Massinissa les maisons, les terres, les villes et tout ce dont ils ont dépouillé ce prince ou ses ancêtres, en deçà des frontières qui leur seront désignées. (6) Ils fourniront à l'armée du blé pour trois mois et en payeront la solde jusqu'à ce que la réponse concernant ce traité soit revenue de Rome. (7) Ils verseront, dans l'espace de cinquante ans, dix mille talents d'argent, deux cents euboïques chaque année. (8) Ils donneront enfin, pour gage de leur fidélité, cent otages que Scipion choisira à son gré, ni au-dessous de quatorze ans, ni au-dessus de trente. » [15,19] XIX. Telles furent les clauses lues par le consul aux députés carthaginois, qui se hâtèrent de reporter à leurs concitoyens ce traité. (2) On raconte qu'en cette conjoncture, comme un sénateur se proposait de le combattre et déjà commençait à en attaquer les conditions, Annibal s'élança sur lui et l'arracha de son siège. (3) Tous s'indignèrent de cette violence, jusqu'alors inouïe, et Annibal, se levant, dit qu'il n'avait failli que par ignorance, et qu'on devait lui pardonner s'il commettait quelque faute contre les usages; que tous savaient qu'il avait quitté Carthage à neuf ans et qu'il y revenait à plus de quarante-cinq ; (4) qu'il les priait donc de moins considérer s'il manquait aux habitudes du sénat que s'il était affligé des malheurs de la patrie, et que c'était sa vive douleur qui l'avait emporté à cette colère. (5) Il ajouta qu'il lui semblait en effet étonnant, inexplicable même qu'un Carthaginois, connaissant tout le mal que la république et les citoyens isolément avaient fait à Rome, ne remerciât pas la fortune de trouver, vaincu, tant de clémence, lorsque, (6) si quelques jours auparavant on eût demandé à l'un d'eux quels châtiments il redoutait pour sa patrie, il n'eût certes pas osé répondre, tant les périls qui la menaçaient lui paraissaient grands et terribles. (7) Il finit en suppliant le sénat de ne pas se jeter dans une délibération dangereuse, mais d'accepter à l'unanimité ce traité et d'aller demander aux dieux, par des sacrifices, la ratification d'une telle paix. (8) On approuva l'opportunité et la sagesse de ces conseils, et on souscrivit aux clauses dictées par Scipion. Aussitôt le sénat envoya des députés à Rome pour les faire sanctionner. [15,20] XX. Qui ne verrait avec étonnement ces deux princes, tant que Ptolémée vivant n'avait pas besoin de leurs secours, (2) se montrer toujours prêts à le servir, et après sa mort, à la vue de son jeune héritier, à qui ils devaient, suivant la nature, assurer le trône, s'exciter mutuellement à démembrer les États de cet enfant sans défense et à le faire périr. (3) Ils ne prirent pas même la précaution que d'ordinaire ne négligent pas les tyrans, celle de couvrir leur perfidie de quelque prétexte valable. Sans différer d'un moment, ils poussèrent ces intrigues avec une impudence sauvage et semblèrent reproduire la vivacité féroce de ces poissons qui, bien que de la même espèce, regardent le plus faible comme là par une loi naturelle du plus fort. (4) Qui, en effet, s'il jette les yeux sur ce traité, n'y croirait voir réfléchies, comme dans un miroir, l'impiété de ces princes envers les dieux, leur cruauté envers les hommes, et leur excessive ambition ? (5) Mais aussi, après avoir reproché à la fortune la manière dont elle mène le monde, qui ne se réconcilierait avec elle en la voyant infliger à ces mêmes rois la punition dont ils étaient dignes, et donnera la postérité, dans leur châtiment, la plus éclatante des leçons? (6) Ils multipliaient entre eux les perfidies et se divisaient déjà l'empire d'Épiphane, quand tout à coup, déchaînant les Romains, elle fait par là retomber justement sur eux ces coups qu'ils destinaient à d'autres têtes. (7) Tous deux, vaincus par la force des armes, durent non seulement renoncer à d'injustes prétentions, mais encore se soumettre à un tribut et aux ordres de Rome. Enfin, en peu de temps la fortune releva le trône de Ptolémée, renversa leur puissance, détruisit quelques-uns de leurs successeurs et renouvela pour d'autres, peu s'en faut, les malheurs d'Antiochus et de Philippe. [15,21] XXI. Il y avait dans Ciane un homme du nom de Molpagoras, aussi prompt à agir qu'à parler, ambitieux et, par calcul, flatteur du peuple. (2) Sans cesse mêlé à la multitude afin de la gagner, abandonnant à sa colère les citoyens les plus riches, souvent même les livrant à la mort ou les faisant exiler pour vendre ensuite leurs biens et les distribuer à la multitude, il sut acquérir en peu de temps une autorité royale. (3) Disons-le en passant, les Cianiens éprouvèrent ces malheurs bien moins encore par la faute de la fortune et par un effet de l'ambition d'autrui que par suite de leur imprudence et de leur mauvais gouvernement. (4) En élevant au pouvoir des hommes obscurs et en châtiant les riches qui leur résistaient, afin de se partager ensuite leurs dépouilles, (5) ils se précipitèrent de gaieté de cœur dans cet abîme de maux où, je ne sais comment, les hommes tombent sans cesse sans jamais se guérir de leur folie, sans éprouver du moins cette défiance naturelle que connaissent les animaux mêmes. (6) Lorsque ceux-ci ont failli se laisser prendre à un appât dans un filet, ou qu'ils ont vu leurs pareils en danger, on ne peut les ramener qu'avec peine à tout objet qui rappelle le premier piège ; le lieu même leur est suspect, tout les effraye. (7) Mais les hommes ont beau entendre parler de villes détruites, comme le fut Ciane, ou même les voir tomber de leurs propres yeux : si quelqu'un d'habile leur présente dans des discours flatteurs l'espoir de quelque avantage au détriment d'autrui, ils mordent à l'hameçon. (8) Ils savent cependant bien que ceux qui y sont pris ne s'en sauvent point, et que toujours, en politique, une telle conduite mène un État à sa perte. [15,22] XXII. Philippe, maître de Ciane, ressentit une vive joie d'avoir fait une chose importante et glorieuse, se félicitant d'avoir prêté un utile secours à son gendre, frappé de terreur tous les peuples qui s'éloignaient de lui, d'avoir enfin, par de légitimes moyens, fait de nombreux captifs et de riches dépouilles. (2) Mais il ne voyait pas les effets contraires de cette conquête, quelque apparents qu'ils fussent. Il ne voyait pas qu'il avait soutenu dans son gendre non pas la victime, mais l'auteur d'une injure; (3) et qu'en faisant subir à une ville grecque des maux qu'elle ne méritait pas, il allait confirmer les bruits publics qui l'accusaient de cruauté envers ses amis ; qu'il devait ainsi se donner dans toute la Grèce le renom d'homme sans honneur ; (4) enfin il ne songeait point qu'il avait insulté les députés que les nations alliées de Ciane avaient envoyés afin de dérober cette ville à tant de malheurs ; que chaque jour ils les avaient amusés, trompés jusqu'à ce qu'ils devinssent les spectateurs de sa catastrophe, (5) et qu'il avait surtout animé les Rhodiens contre lui, à tel point qu'ils ne voulaient même plus entendre prononcer son nom. [15,23] XXIII. Jusqu'alors la fortune avait du côté de Rhodes merveilleusement servi Philippe. (2) L'envoyé de ce prince faisait un jour sur le théâtre son éloge, et vantait sa grandeur d'âme. Il disait que Philippe, déjà presque maître de la ville, consentait à l'épargner par égard pour les Rhodiens ; qu'il voulait ainsi répondre aux calomnies de ses ennemis et faire connaître à la république l'estime qu'elle faisait d'elle, (3) quand un homme qui venait de débarquer se présenta au prytanée et annonça la prise de Ciane et les cruautés du roi. (4) Les Rhodiens, rassurés par le langage de l'ambassadeur, ne voulurent pas croire au rapport que l'étranger leur faisait, tant cette perfidie leur parut énorme. Ce n'était que la vérité, et après sa trahison envers Ciane, trahison qui tourna plus encore contre lui que contre la ville, (5) Philippe foula si hardiment aux pieds l'honneur et le devoir, qu'il tirait insolemment vanité, comme de belles actions, des crimes dont la grandeur eût dû le faire rougir. (6) À partir du jour où on connut le fait, le peuple rhodien regarda Philippe comme un ennemi, et ne songea plus qu'à la vengeance. (7) Ce fut encore par cette prise de Ciane qu'il réveilla chez les Étoliens leur haine. (8) Il venait de faire la paix avec eux et de leur tendre les mains ; il les traitait tout à l'heure d'amis et d'alliés ainsi que les habitants de Lysimaque, (9) les Chalcédoniens, les Cianiens, et tout à coup, sans motif, il enlève à l'alliance de l'Étolie Lysimaque, pour le joindre à son parti : il en fait autant de la Chalcédoine, et asservit Ciane, soumise à l'autorité d'un gouverneur étolien. (10) Quant à Prusias, si l'heureuse issue de cette campagne lui causait quelque joie, il voyait avec peine qu'un autre en eût recueilli les fruits, et qu'il ne lui restât entre les mains qu'une solitude : mais il n'y pouvait rien faire. [15,24] XXIV. A son retour, Philippe, accumulant perfidie sur perfidie, aborda en plein jour à Thasos, et la réduisit en esclavage, bien qu'elle lui fût alliée. (2) Les Thasîens avaient dit à Métrodore, un des officiers de Philippe, qu'ils lui remettraient leur ville s'il ne leur imposait ni garnisons, ni tribut, ni obligation de loger les troupes, s'il leur laissait enfin l'usage de leurs lois. (3) Métrodore leur répondit que le roi les dispensait de garnison, de tribut, de logement, et leur laissait leurs lois. Des acclamations universelles accueillirent ces promesses, et Philippe entra dans la ville. (4) Tous les rois, au commencement de leur règne, mettent en avant le nom de liberté, et traitent d'ami et d'allié quiconque s'associe à leurs espérances. Sont-ils parvenus au but de leurs désirs, ils agissent envers les nations trop crédules qui se sont fiées à eux en tyrans et non plus en alliés. (5) Mais ils manquent ainsi à leurs devoirs sans trouver le plus souvent dans leur perfidie l'avantage qu'ils souhaitaient. (6) Le prince qui, après avoir nourri les plus vastes projets, embrassé dans son esprit la conquête de l'univers, obtenu en tout ce qu'il voulait des succès heureux, est tout d'un coup réduit à proclamer lui-même au milieu de ses sujets, grands et petits, sa faiblesse et son impuissance, quelle marque ne donne-t-il pas d'inconséquence et de folie ! Mais, dit Polybe, comme nous racontons année par année tous les événements accomplis dans l'univers, nous sommes évidemment contraint d'indiquer quelquefois la fin des choses avant même d'en dire le commencement ; par la disposition de notre histoire en général et la marche de notre récit, la page où nous disons le résultat de telle ou telle entreprise se trouve placée avant celle qui nous en indique l'origine et les détails. [15,25] XXV. Sosibe, qui s'était arrogé la tutelle de Ptolémée, passait pour un homme habile et pour le ministre dévoué des crimes de la cour : (2) c'était lui, disait-on, qui d'abord avait fait périr Lysimaque, fils d'Arsinoé, fille de Lysimaque et de Ptolémée. Sa seconde victime avait été Magas, fils de Ptolémée et de Bérénice, fille de Magas ; puis il avait tué Bérénice, mère de Ptolémée Philopator, Cléomène de Sparte, et enfin la fille de Bérénice, Arsinoé. (20) Pour Agathocle, qui aussi s'était institué le tuteur de Ptolémée, il eut à peine écarté les personnages les plus distingués de la cour et calmé l'irritation du peuple par des distributions de vivres, qu'il revint à ses anciennes habitudes ; il livra toutes les places du palais à ses créatures, (21) et appela à ces hautes charges les hommes les plus entreprenants et les plus frivoles qu'il enlevait à la domesticité et à l'esclavage. (22) Il se plongeait nuit et jour dans l'ivresse et dans les débauches qui la suivent, n'épargnant ni femme mariée, ni fiancée, ni jeune fille, et s'abandonnant à ces désordres avec une incroyable insolence. (23) Le mécontentement était général, et comme bien loin qu'on prît quelque souci de calmer la colère du peuple et d'y remédier, cet orgueil et cette dédaigneuse nonchalance semblaient croître tous les jours, (24) l'ancienne haine se réveilla terrible dans tous les esprits, et chaque bouche rappelait à l'envi les malheurs que ces hommes avaient autrefois causés à l'empire. (25) Mais comme il n'y avait aucun personnage considérable qu'on pût mettre en avant et qui fût assez fort pour appuyer le ressentiment public contre Agathocle et Agathoclée, on resta d'abord tranquille : on n'avait d'espoir qu'en Tlépolème, et tous les regards étaient tournés vers lui. XXVI a. Agathocle fit périr Dinon, fils de Dinon, et, comme dit le proverbe, il commît alors la plus juste des injustices. A l'époque où des lettres qui parlaient du meurtre prochain d'Arsinoé, étant tombées entre les mains de Dinon, celui-ci pouvait découvrir ce forfait et sauver ainsi la royauté, il s'était au contraire uni à Philammon et était devenu la cause d'affreuses calamités.(2) Le crime commis, il avait éprouvé des remords, manifesté publiquement sa douleur et regretté d'avoir laissé échapper cette occasion d'affermir le trône. Ces plaintes revinrent aux oreilles d'Agathocle, et il reçut aussitôt dans les supplices la mort dont il était digne. [15,26] XXVI. Agathocle commença par réunir les Macédoniens, et se rendit auprès d'eux avec le roi et Agathoclée. (2) Il feignit d'abord de ne pouvoir parler, suffoqué qu'il était par des larmes abondantes. Enfin, quand de sa chlamyde il eut essuyé ce torrent de pleurs, il éleva entre ses bras Ptolémée : « Recevez, dit-il, cet enfant que son père mourant remit entre ses mains (il montrait sa sœur), et qu'il confia, Macédoniens, à votre loyauté. (4) Si l'amour d'Agathoclée suffit encore à protéger quelque peu ses jours, c'est sur vous surtout que repose son sort. » (5) Depuis longtemps il était manifeste pour tout juge clairvoyant, ajouta-t-il, que Tlépolème portait ses prétentions un peu plus haut que sa fortune présente; il a maintenant fixé l'heure et le jour où il doit ceindre le diadème. (6) Ce n'était pas, du reste, à lui qu'il leur demandait de s'en rapporter, mais à des témoins certains de la vérité, qui venaient de voir chez le traître même ses préparatifs. (7) Il dit et fit paraître Critolaüs, qui déclara avoir vu les autels déjà construits et les victimes préparées par le peuple pour la cérémonie du couronnement. (8) Mais les Macédoniens, loin de se laisser émouvoir, prêtèrent à peine l'oreille à ce discours, et accueillant ses plaintes par des railleries et des murmures, le troublèrent tellement, qu'Agathocle plus tard ne put se rendre compte de la manière dont il avait quitté l'assemblée. (9) Il trouva la même froideur auprès du reste des troupes séparément convoquées. (10) Ajoutez à cela que dans la ville arrivèrent alors beaucoup de soldats des provinces supérieures, qui excitaient leurs amis et leurs parents à remédier aux malheurs de l'Égypte, et à ne pas se laisser insulter davantage par d'indignes ministres. (11) Enfin ce qui poussait surtout le peuple à demander vengeance pour tant d'outrages, c'est qu'il devait souffrir le premier d'un plus long délai, Tlépolème tenant en son pouvoir le blé qu'on avait coutume d'envoyer à Alexandrie. [15,27] XXVII. Un nouveau crime d'Agathocle vint bientôt exciter encore l'ardeur de la multitude et de Tlépolème. Il arracha un jour du temple de Cérès la belle-mère de celui-ci, (2) Danaé, et après l'avoir fait traîner à travers la ville la face découverte, la jeta dans une prison, afin de rompre publiquement avec Tlépolème : il y réussit. (3) Ce dernier coup porta au comble l'indignation de la populace, et dès lors ce ne furent plus des plaintes particulières et secrètes qui lui suffirent ; les uns écrivaient pendant la nuit sur les murs leurs sentiments, les autres en plein jour exprimaient dans des groupes leur haine contre le gouvernement. (4) Agathocle, en présence de telles manifestations, déjà presque sans espoir, tantôt songeait à fuir (mais rien n'était disposé pour la fuite, grâce à son imprévoyance, et il y renonça), (5) tantôt dressant la liste des conspirateurs, il semblait vouloir se défaire par le meurtre ou la prison de ses ennemis, et s'emparer de la puissance royale. (6) Tandis qu'il flottait ainsi, on accusa auprès de lui un de ses gardes, Méragène, de tout révéler à Tlépolème, et d'être du complot comme parent d'Adée, préfet de Bubaste. (7) Agathocle ordonna à Nicostrate, son secrétaire, d'arrêter sur-le-champ Méragène, et de lui arracher la vérité par des menaces de torture. (8) En effet, Méragène fut saisi sur-le-champ, conduit dans une partie reculée du palais, et interrogé au sujet des dénonciations faites contre lui, sans qu'on employât la violence. (9) Mais comme ensuite il gardait obstinément le silence sur ce que disaient les conjurés, on le dépouilla. Déjà on préparait les instruments de torture; déjà, dépouillant leur chlamyde, (10) les bourreaux tenaient les fouets à la main, quand un des appariteurs, courant à Nicostrate, lui dit quelques mots à l'oreille et se retira précipitamment. Nicostrate le suivit (11) sans mot dire, en se frappant la cuisse à plusieurs reprises. [15,28] XXVIII. Cet incident mit tout à coup Méragène dans une position des plus étranges. (2) Les bourreaux étaient rangés autour de lui, le fouet déjà tendu, et quelques-uns disposaient les machines nécessaires aux tortures. (3) Après le départ de Nicostrate, ils demeurèrent d'abord immobiles, se regardant entre eux et attendant le retour du maître. (4) Mais bientôt ils se retirèrent peu à peu, et Méragène demeura seul. Aussitôt il traverse le palais, et nu gagne une des tentes des Macédoniens placée à peu de distance. (5) Les soldats étaient par hasard réunis à table; il leur raconte ses craintes et sa délivrance merveilleuse. (6) Au premier instant on refusa de le croire ; mais en voyant en quel état il était, on finit par ajouter foi à ses paroles. (7) Alors Méragène, sous l'impression d'un péril encore récent, demande aux Macédoniens, les yeux baignés de larmes, de ne pas seulement pourvoir à son salut, mais encore à celui du roi, et surtout au leur : (8) car la mort va tous les frapper s'ils ne profitent pas de la belle occasion que leur offre la violente colère du peuple et de la disposition où sont tous les esprits de punir Agathocle. « C'est le moment d'agir, s'écrie-t-il : il ne faut que quelques braves qui donnent le signal. » [15,29] XXIX. A ces mots, les Macédoniens, enflammés d'ardeur, obéissent aux conseils de Méragène ; ils se répandent d'abord dans les tentes de tous leurs compatriotes, puis dans celles des autres troupes. (2) Ces tentes se touchaient entre elles et donnaient toutes sur un seul quartier de la ville. (3) Le peuple était prêt à agir et n'attendait qu'un chef qui l'appelât aux armes. Aussi, à peine le camp eut-il remué que la révolte se répandit comme un incendie. (4) Quatre heures ne sont pas encore écoulées, et déjà les soldats et les citoyens sont réunis et s'entendent pour attaquer le tyran. (5) Le hasard, du reste, servit merveilleusement leur dessein. (6) On avait, peu avant la sédition, livré à Agathocle une lettre et des espions de Tlépolème. Cette lettre, adressée aux troupes, leur annonçait que Tlépolème serait bientôt au milieu d'elles, et les espions étaient chargés de dire qu'il était arrivé. (7) Mais, à cette nouvelle, Agathocle avait tellement perdu l'esprit que, loin de prendre les mesures et les précautions nécessaires, il s'était rendu à un festin vers l'heure accoutumée, et sans rien changer à ses habitudes, il se livrait à la débauche. (8) Pendant ce temps, Énanthe, accablée de tristesse, se trouvait dans le Thesmophorium, ouvert en l'honneur d'une fête annuelle. (9) D'abord elle pria les dieux à genoux, avec une dévotion affectée, puis, placée près de l'autel, resta immobile. (10) Des femmes du peuple, qui voyaient avec plaisir son abattement et sa douleur, gardaient un morne silence, quand quelques parentes de Polycrate et d'autres dames nobles qui ne connaissaient pas encore son malheur, s'approchèrent d'elle pour la consoler. (11) Mais Énanthe, d'une voix forte : « Ne me touchez pas, bêtes farouches, s'écria-t-elle ; je vous connais, je sais que vous nous détestez et que vous faites des vœux contre nous. (12) Mais soyez convaincues que si les dieux le permettent, vous serez un jour réduites à manger vos enfants. » (13) Elle dit, et ordonne aux femmes qui l'accompagnaient d'écarter cette foule et de frapper quiconque résisterait. A ces mots les nobles dames s'enfuirent du temple, levant les mains au ciel, et lui demandant qu'Énanthe subît bientôt le sort dont elle les avait menacées. [15,30] XXX. Déjà la révolution était résolue par les hommes; mais quand les femmes vinrent dans chaque maison, auprès de leurs maris, exhaler leur colère, la haine publique éclata avec une nouvelle fureur. (2) Dès que la nuit fut arrivée, la ville se remplit de tumulte, de flambeaux et d'agitation. (3) Les uns se réunissaient dans le stade avec de grands cris, d'autres excitaient mutuellement leur ardeur, quelques-uns, fuyant devant le péril, couraient se cacher dans des maisons et des lieux sûrs. (4) Déjà tout le terrain découvert voisin du palais, le stade, la grande place et celle qui s'étend devant le théâtre, regorgeaient d'hommes de toute classe, (5) lorsque Agathocle, qui était sorti de table depuis peu, chargé de vin, fut arraché au sommeil et connut enfin en quel péril il était. (6) Suivi de tous ses parents, à l'exception de Philon, il se rendit près du roi, et après avoir déploré son sort avec lui, il le prit par la main et monta dans une galerie placée entre le Méandre et le gymnase et conduisant au théâtre. (7) Il barricada les deux premières portes et se retrancha derrière la troisième avec deux ou trois gardes, le roi et sa famille. (8) Les portes étaient réticulées à jour et fermées de deux leviers. (9) Cependant le peuple ne cessait pas d'accourir de tous les quartiers de la ville, et couvrait de ses flots toujours croissants, non seulement les rues, mais encore les degrés des maisons et les toits. (10) Ajoutez mille cris confus et furieux poussés par cette foule d'hommes, de femmes et d'enfants : car les enfants ne prennent pas moins de part aux émeutes que les hommes, à Carthage et à Alexandrie. [15,31] XXXI. Le jour était déjà grand que les mêmes clameurs s'élevaient encore, et quelque peu distinctes qu'elles fussent, on reconnaissait bien que le peuple appelait le roi. (2) Les Macédoniens enfin se mirent en mouvement et occupèrent le vestibule du palais où, d'ordinaire, les princes égyptiens tiennent conseil. (3) Informés bientôt de la retraite où Ptolémée se tenait, ils renversèrent les premières portes de la première galerie, et lorsqu'ils furent arrivés à la seconde, demandèrent le roi à grands cris. (4) Agathocle, qui prévoyait son sort, supplia les gardes d'aller trouver en son nom les Macédoniens, de leur dire qu'il était prêt à quitter la tutelle du roi, le pouvoir, ses honneurs, ses richesses, tout ce qu'il possédait enfin, (5) et de les prier de lui laisser la vie sauve en ne lui accordant que le simple nécessaire, si bien que, rentré dans le peuple, il ne pût, même s'il le voulait, faire de mal à personne. (6) Aucun des gardes ne consentait à se charger d'une telle mission : Aristomène seul, qui plus tard fut à la tête du gouvernement, offrit de s'en acquitter. C'était un Acarnanien qui, (7) dans un âge plus avancé, alors qu'il était seul maître du pouvoir, dirigea le royaume et le roi avec autant de droiture et de sagesse qu'il avait mis autrefois de bassesse à flatter la fortune d'Agathocle. (8) Un jour qu'il avait ses ministres à dîner, il lui présenta à lui, seul de tous les convives, une couronne d'or, honneur que l'on accorde d'ordinaire uniquement aux rois. (9) Il osa le premier porter au doigt une image du tyran, et il nomma sa fille Agathoclée : (10) mais c'est assez sur ce point. Aristomène accepta donc la mission dont nous avons parlé, et par une petite porte détournée se rendit auprès des Macédoniens. (11) A peine eut-il ouvert la bouche pour rendre compte de ce que demandait Agathocle que les Macédoniens voulurent le percer de leurs dards, et il eût succombé sans quelques soldats qui le couvrirent de leurs bras, calmèrent le peuple en quelques mots, et le renvoyèrent avec ordre de revenir accompagné du roi, ou de ne pas reparaître. (12) Les Macédoniens, après l'avoir congédié, marchèrent sur la porte prochaine et la renversèrent. (13) Alors Agathocle, qui ne comprenait que trop leur fureur, et par la violence de leur attaque, et par la précision de leur réponse, en vint à tendre vers eux, à travers la porte, ses mains suppliantes, et Agathoclée à leur présenter le sein qui, disait-elle, avait allaité le roi : il n'y a pas de prières, de paroles, auxquelles ils n'eurent recours pour obtenir seulement la vie. [15,32] XXXII. Mais en vain ils gémissaient; leurs plaintes ne touchaient pas les Macédoniens : (2) ils se décidèrent enfin à leur envoyer le roi avec les gardes. Les Macédoniens jetèrent aussitôt le prince sur un cheval et le conduisirent au stade. (3) A son aspect, des cris et des applaudissements éclatèrent de toutes parts; on fit descendre Ptolémée de cheval et on le plaça sur le siège royal. (4) Dans toute la multitude régnaient à la fois la tristesse et la joie : la joie, parce qu'elle avait recouvré son roi, la tristesse, parce qu'elle n'avait pas les coupables entre les mains et ne leur avait pas infligé le châtiment qu'ils méritaient. (5) Aussi criait-on sans cesse d'amener sur la place et de montrer aux regards du peuple les auteurs de tant de maux. (6) Le jour déjà paraissait, et le peuple n'avait nul objet contre qui il pût exhaler sa fureur, lorsque Sosibe, fils de Sosibe, qui faisait partie des gardes, prit une résolution aussi utile au prince qu'au royaume! (7) A la vue de la multitude que rien ne pouvait calmer, et de Ptolémée fatigué de cette foule qu'il ne connaissait pas et du bruit qui l'environnait, il demanda au roi s'il consentait à livrer à la vengeance populaire ceux qui ne le trahissaient pas moins qu'ils n'avaient trahi sa mère. (8) Sur sa réponse affirmative, il dit à quelques gardes de déclarer la volonté du roi, (9) puis il reconduisit le jeune prince, pour réparer ses forces, dans sa maison, qui n'était pas éloignée. (10) Sitôt que l'ordre du roi fut public, ce ne fut partout qu'applaudissements et que cris. Agathocle et Agathoclée s'étaient, dans l'intervalle, retirés séparément au fond de leur demeure; (11) mais bientôt des soldats, soit de plein gré, soit poussés par la foule, se mirent à leur recherche. [15,33] XXXIII. Un hasard malheureux donna le signal du carnage. (2) Un des familiers et des flatteurs d'Agathocle, nommé Philon, parut sur le stade dans l'ivresse; (3) à la vue de la foule en émoi, il s'écria que si Agathocle sortait de ce péril, on se repentirait de cette révolte comme naguère. (4) A ces mots, les uns l'injurièrent, les autres le poussèrent violemment ; et comme il faisait mine de vouloir résister, on lui déchira aussitôt sa chlamyde, et on le perça à coups de lance. (5) Le peuple l'eut à peine vu traîner encore palpitant sur la place au milieu des invectives, et pris un avant-goût du meurtre, qu'il attendit avec impatience l'arrivée des autres victimes. (6) Bientôt parut Agathocle enchaîné; on se précipita sur lui et on le tua. Cette mort si rapide fut plutôt une faveur qu'une punition : grâce à elle, il n'eut pas la fin qu'il méritait. (7) Ensuite vinrent Nicon, Agathoclée nue avec ses filles et toute sa famille. (8) Enfin, quelques hommes qui avaient arraché Énanthe du Thesmophorium, l'amenèrent également nue sur un cheval. (9) Tous ces malheureux furent abandonnés ensemble à la multitude; les uns les mordaient, les autres les perçaient de dards, d'autres enfin leur arrachaient les yeux; à mesure que l'une des victimes tombait on l'écartelait : (10) toutes furent déchirées de cette manière; la cruauté des Égyptiens en colère est sans bornes. (11) Sur ces entrefaites des femmes, anciennes compagnes d'Arsinoé, à la nouvelle que Philammon était arrivé de Cyrène à Alexandrie depuis trois jours, Philammon, l'assassin de la reine, se précipitèrent sur sa maison, (12) l'envahirent et le tuèrent à coups de pierre et de bâton ; elles étouffèrent son fils qui sortait à peine de l'enfance; enfin, elles amenèrent sa femme nue sur la place publique, et l'égorgèrent : (13) telle fut la fin d'Agathocle, d'Agathoclée et de toute leur famille. [15,34] XXXIV. Je connais les frais d'éloquence pompeuse et de merveilleux qu'ont faits en général les historiens de cette révolution pour étonner le lecteur ; je sais comme ils ont donné aux accessoires plus de place qu'aux faits importants et aux circonstances capitales. (2) Les uns, attribuant tout au hasard, ont disserté sur l'instabilité de la fortune et sur ses coups si difficiles à prévoir ; d'autres, réfléchissant à ce qu'il y avait d'extraordinaire dans cette catastrophe si soudaine, ont essayé d'en chercher les causes probables. (3) Pour moi, je n'ai pas cru devoir me donner tant de peine. Agathocle était un homme sans talent militaire, sans bravoure ; son administration ne présente rien de remarquable ou qu'on puisse imiter ; (4) enfin, il n'avait pas cette finesse de cour si habile et si perfide aussi dont firent preuve Sosibe et plusieurs autres qui furent successivement les maîtres de leurs rois : son caractère était au contraire fort rude; (5) s'il fut si rapidement porté au pouvoir, c'est que Ptolémée Philopator ne pouvait régner. (6) Revêtu dès lors d'une autorité souveraine, et, après la mort de ce prince, placé dans une position très favorable pour la conserver, il fit si bien par sa lâcheté et son indolence, que, devenu bien vite l'objet du mépris général, il perdit à la fois la puissance et la vie. [15,35] XXXV. Il ne me semble pas de bon goût de faire sur de tels personnages les excursions que l'on pourrait se permettre au sujet de Denys, d'Agathocle de Sicile, et de quelques autres hommes d'État des plus célèbres. (2) L'un était d'une naissance obscure et plébéienne ; l'autre, comme dit Timée avec ironie, avait, simple potier, quitté la roue, l'argile et la fumée pour venir, jeune encore, à Syracuse. (3) Mais tous deux s'emparèrent d'abord, à des époques différentes, de la tyrannie dans cette ville, la plus considérable et la plus riche de la Sicile, (4) et plus tard devinrent les maîtres de l'île entière, et même dominèrent en quelques lieux de l'Italie. (5) De plus, Agathocle tenta la conquête de l'Afrique, et mourut au sein de la grandeur. (6) Comme on demandait un jour au Scipion qui le premier fit la guerre à Carthage, quels hommes lui semblaient avoir eu le plus d'habileté dans les affaires et le plus d'audace réfléchie : « Agathocle, dit-il, et Denys de Sicile. » (7) Arrêter l'esprit du lecteur sur de tels hommes; parler à leur occasion de l'influence de la fortune et de l'instabilité des choses humaines; mêler au récit quelques réflexions accessoires, rien de plus utile. Mais quand il s'agit de misérables comme Agathocle d'Égypte, à quoi bon? [15,36] XXXVI. Voilà pourquoi nous nous sommes gardé de tout développement en cette circonstance : (2) une autre cause de notre réserve, c'est que tout fait extraordinaire n'offre qu'un moment qui mérite attention : le premier coup d'œil. La vue prolongée en est peu intéressante; on ne peut en faire une longue description sans ennuyer l'esprit. (3) Il est deux choses où doit tendre quiconque s'adresse à la vue ou à l'ouïe : le plaisir et l'utilité; et tel est surtout le double but de l'historien. Or, on n'y saurait parvenir en insistant sur des catastrophes de cette nature. (4) Qui, en effet, irait chercher des leçons parmi ces événements exceptionnels? Il n'est non plus personne dont les yeux et les oreilles trouvent un plaisir durable à l'exposé d'accidents surnaturels et dépassant les limites de la raison humaine. (5) Nous aimons sans doute à voir, à entendre une fois certaines choses qui nous montrent que ce qui nous semblait impossible ne l'est pas. (6) Mais, cette connaissance acquise, nous ne consentons pas volontiers à demeurer longtemps sur ce qui n'est pas dans le train ordinaire des affaires humaines : on ne veut pas rencontrer souvent le même sujet. (7) Il faut, règle générale, que tout récit soit agréable ou utile, et tout développement sur des faits qui ne peuvent conduire ni à l'une ni à l'autre fin, appartient plutôt à la tragédie qu'à l'histoire. (8) Peut-être, toutefois, faut-il pardonner de tels écarts à ces écrivains malhabiles qui jamais n'ont étudié la nature et ne connaissent pas ce qui se passe dans le monde en général. (9) Il leur semble que les choses dont ils ont été témoins ou qu'ils ont recueillies de la bouche d'autrui, auxquelles ils s'intéressent enfin, soient les plus étonnantes et les plus merveilleuses. (10) Aussi, à leur insu, ils s'étendent beaucoup trop sur des faits qui ne sont pas nouveaux, et qui, au tort d'avoir déjà été dits, ajoutent celui de n'avoir ni agrément ni utilité. Mais brisons là cette digression. Antiochus parut d'abord capable des plus grandes choses, plein d'audace et de ténacité dans ses desseins ; mais avec l'âge il démentit sa renommée, et trompa les espérances qu'on avait fondées sur lui.