[9,0] LIVRE IX (fragments). [9,1] I. <1> Tels sont donc les faits principaux contenus dans la cent quarante-deuxième olympiade, en cet espace de quatre ans que les Grecs appellent de ce nom. Nous essayerons d'en faire le récit dans les deux livres qui suivent. <2> Je ne me dissimule pas que ma méthode a je ne sais quoi d'austère et d'uniforme qui ne lui permet guère d'être appréciée et goûtée que de certaines personnes. <3> Presque tous les autres écrivains, ou du moins la plupart, par un habile usage de différentes parties du genre, amènent un nombreux public à les lire. <4> Dans leurs livres, le savant trouve des détails mythologiques qui le charment ; l'érudit de précieux détails sur les colonies, sur la fondation de certaines villes et sur leurs liens de parenté, comme dans Éphore, par exemple. Enfin l'histoire des nations, des cités et celle de leurs chefs séduisent l'homme d'État. <5> En nous bornant à cette dernière partie, en y consacrant notre œuvre tout entière, nous nous sommes donc fort bien accommodé, comme nous l'avons dit, au goût de quelques-uns; mais nous avons, en définitive, écrit un livre sans agrément pour la majorité des hommes. <6> Déjà il a été suffisamment expliqué ailleurs pourquoi il nous a paru bon de laisser de côté toutes les autres parties de l'histoire pour nous arrêter à celle-ci. Mais rien ne nous empêche de rappeler, dans l'intérêt même de la clarté, les motifs de cette résolution. [9,2] II. <1> Comme déjà une foule d'auteurs ont parlé de généalogies, de mythologie, et des colonies, la fondation de certaines villes et les liens qui les unissent, <2> il n'y a pas d'alternative : ou il faut que l'auteur qui aborde ces sujets s'attribue le bien d'autrui, et il n'y a rien de plus honteux que ce larcin, ou bien, s'il ne veut pas d'une telle imposture, qu'il consente à faire un travail inutile en avouant qu'il revient sur des questions qui ont été traitées avec talent et suffisamment éclaircies par ses devanciers. <3> Telles sont les causes, avec quelques autres peut-être, pour lesquelles j'ai évité ces lieux communs. <4> J'ai mieux aimé choisir l'histoire des faits, d'abord parce qu'en se renouvelant ils ont besoin d'interprètes toujours nouveaux, (que d'événements, en effet, nos ancêtres n'ont pas racontés, <5> et parce qu'ensuite ce genre, en tout temps si utile, l'est surtout de nos jours, où les arts et les sciences ont fait de tels progrès que l'homme studieux peut maintenant se diriger en tout d'après des règles positives. <6> Aussi, moins préoccupé du plaisir du lecteur que de son intérêt, nous avons négligé toutes les autres catégories de l'histoire pour ne nous appliquer qu'à celle que nous avons dite. <7> Quiconque lira avec attention cet ouvrage appuiera fortement ce que j'avance, de son témoignage. [9,3] III. <1> Annibal cerna le camp d'Appius et d'abord essaya par quelques escarmouches d'appeler l'ennemi au combat. Mais comme les Romains n'y faisaient nulle attention, ces attaques se changèrent presque en siège. <2> Chaque jour la cavalerie par escadrons se précipitait sur le retranchement, lançait des flèches avec de grands cris, tandis que l'infanterie jetait en avant ses manipules et cherchait à renverser la palissade. <3> Rien ne put détourner les Romains de la résolution qu'ils avaient prise. Repoussant par l'infanterie légère les troupes qui attaquaient la palissade, à l'abri des flèches derrière leurs soldats pesamment armés, ils demeuraient en ligne de bataille auprès de leurs enseignes. Annibal était fort embarrassé, <4> Également impuissant à pénétrer dans la ville et à faire lâcher prise aux consuls, il se demandait avec inquiétude en présence de tels obstacles ce qu'il devait faire. <5> Du reste, ce qui se passait alors était bien fait pour dérouter, je ne dis pas seulement Annibal, mais encore quiconque en était instruit. <6> N'est-ce pas une chose incroyable que ces Romains, tant de fois vaincus par les Carthaginois, et tout à l'heure incapables de les regarder en face, soient tout à coup assez forts pour leur tenir tête <7> et ne plus abandonner la plaine que ces hommes, qui se bornaient naguère à suivre Annibal au pied des montagnes, descendus maintenant en rase campagne, assiègent la ville la plus forte de la province la plus renommée de l'Italie, au milieu d'ennemis dont ils ne pouvaient, je le répète, soutenir en pensée l'aspect? <8> et que, par contrecoup, les Carthaginois, sans cesse vainqueurs, finissent par se trouver quelquefois dans un embarras aussi grand que les vaincus? <9> Quoi qu'il en soit, la tactique adoptée de chaque côté résulte pour moi de cette observation, faite en commun par les deux peuples, que la cavalerie seule d'Annibal causait les victoires de Carthage et les défaites de Rome. <10> On le sait, les Romains, quoique battus, harcelaient toujours, après la mêlée, du pied des montagnes, l'ennemi dans la plaine, et sur ce terrain la cavalerie africaine ne pouvait plus rien contre eux. <11> C'était sous les murs de Capoue un système analogue, et les choses s'y passaient, des deux parts, d'une manière conforme aux traditions du passé. [9,4] IV. <1> L'armée romaine n'osait marcher au combat par crainte de la cavalerie carthaginoise. <2> Elle restait résolument dans le camp, sachant bien que cette cavalerie, qui la vainquait constamment sur le champ de bataille, dès lors ne l'inquiéterait en rien. <3> Quant aux Carthaginois, ils ne pouvaient, d'une part, raisonnablement demeurer plus longtemps en cet endroit avec leurs cavaliers, parce que les Romains avaient eu la prudence de détruire les fourrages des campagnes voisines et qu'il n'était guère praticable de faire apporter de loin à force de bras les provisions nécessaires <4> à tant de chevaux et de bêtes de somme, et de l'autre ils n'eussent voulu ni rester sans eux, ni attaquer, ainsi affaiblis, les Romains protégés par leur palissade et un fossé. <5> Un combat livré à armes égales contre ces rudes ennemis, sans cavalerie, était chanceux. Annibal, en outre, craignait que les troupes nouvellement enrôlées ne survinssent et ne le réduisissent à la dernière extrémité en lui coupant les vivres. <6> Convaincu par tant de considérations qu'il lui était impossible de faire lever le siège par la force, il prit une autre résolution. <7> Il s'imagina que si, par une marche secrète, il apparaissait tout à coup aux portes de Rome, il ferait peut-être sur cette ville une tentative heureuse, en y jetant la terreur par une attaque si soudaine, <8> ou que du moins il forcerait Appius soit à quitter Capoue, soit à diviser ses forces : dès lors rien de plus facile que de vaincre et les forces qui viendraient au secours de Rome et celles qui resteraient en Campanie. [9,5] V. <1> Il envoya aux Capouans comme messager un Africain à qui il persuada de passer aux Romains et de se rendre de là dans Capoue avec une lettre à la sûreté de laquelle il avait soigneusement pourvu. <2> Il avait peur, en effet, qu'en apprenant son départ, saisis de crainte et désespérés, les assiégés ne capitulassent aussitôt. <3> Il les informa en quelques lignes de ses desseins, et le lendemain du jour où il leva le camp, fit partir l'Africain avec sa missive, afin qu'instruits des motifs de son absence, les Capouans soutinssent bravement le siège, <4> A Rome, lorsque était arrivée la nouvelle qu'Annibal avait placé son camp près de Capoue et serrait de près les troupes romaines, grande avait été la crainte, et les esprits y étaient en suspens, comme à l'approche du moment où la lutte allait se décider. <5> C'était donc de ce côté que les Romains avaient porté toutes leurs forces, tous leurs secours, toute leur attention. <6> Aussi déjà les Campaniens avaient reçu la lettre d'Annibal et résolu, en apprenant ses desseins, de lui rester fidèles et d'attendre l'issue de cette tentative ; déjà Annibal, cinq jours après son arrivée sous les murs de Capoue, <7> avait, vers le soir, en laissant ses feux allumés, quitté cette ville si furtivement que personne ne soupçonnait son départ ; <8> déjà par une marche continue et rapide, il avait traversé le Samnium, en faisant reconnaître et occuper d'avance toutes les places qu'il trouvait sur son passage; <9> déjà enfin il avait franchi l'Anio et s'était tellement approché de Rome que son camp n'était qu'à une distance de cinq milles, et Rome, tout entière à Capoue et aux événements dont elle était le théâtre, ne soupçonnait pas encore sa venue. [9,6] VI. <1> Au premier bruit d'une telle nouvelle, le trouble et la terreur se répandirent dans Rome tout entière. <2> Ce coup était soudain, inattendu, et jamais Annibal n'avait paru si près de la ville. A cela s'ajoutait la pensée que l'ennemi n'aurait pas osé tenter une pareille entreprise et menacer ainsi Rome, si l'armée de Capoue n'avait été détruite. <3> Aussitôt les hommes s'élancèrent sur les remparts, et coururent s'emparer dans la plaine des positions les plus avantageuses. Les femmes firent des processions autour du temple, suppliant les dieux et balayant de leurs cheveux le pavé des autels. <4> Tel est l'usage chez les Romains quand la patrie court un grand danger. <5> Cependant Annibal avait établi son camp à la distance que nous avons dite et songeait à donner le lendemain un assaut à la ville, lorsqu'une circonstance, effet d'un heureux hasard, vint sauver la république. <6> Les consuls Cnéus et Publius, qui récemment avaient levé une légion et fait promettre aux soldats de se trouver en armes ce jour même à Rome, étaient alors occupés à en former une autre et à inspecter les conscrits, de sorte qu'une grande multitude d'hommes était réunie dans les murs de la ville. <7> Ils les firent hardiment sortir, et en s'établissant au pied des murailles, ralentirent l'ardeur des Carthaginois. <8> Ceux-ci s'étaient d'abord mis à l'œuvre en hommes qui ne désespéraient pas de prendre Rome elle-même. Mais à la vue des Romains résolument campés en face d'eux, et peu après informés par un prisonnier de la circonstance qui protégeait la place, ils renoncèrent à l'assaut et se bornèrent à désoler le pays, à brûler des maisons. <9> Ils firent un butin immense qu'ils entassèrent dans leur camp ; ils étaient tombés sur une proie à laquelle personne n'eût soupçonné que jamais ennemi pût toucher ! [9,7] VIl. <1> Les consuls osèrent bientôt porter leur camp à dix stades des Carthaginois. Mais Annibal était riche en dépouilles, et n'espérait plus prendre Rome : <2> enfin et c'était pour lui le point principal, il supputait les jours où il comptait voir Appius et son collègue, à la nouvelle du danger qui menaçait Rome, ou bien lever le siège de Capoue et accourir au secours de la ville avec toutes leurs forces, <3> ou bien encore ne laisser que quelques troupes en Campanie, et venir, suivis de la plus grande partie de leur armée, croyant des lors, quoi qu'il arrivât, qu'il était bon de lever le camp, il se mis en marche dès l'aurore. <4> Publius en coupant les ponts sur l'Anio, en forçant Annibal de faire traverser à gué le fleuve à sa troupe, en le harcelant pendant le passage, mit les Carthaginois dans un assez grand embarras. <5> Mais le grand nombre de cavaliers dont Annibal disposait et l'appui des Numides, également bons sur tous les terrains, l'empêchèrent de porter aucun coup décisif: il lui enleva toutefois une partie du butin, lui tua environ trois cents hommes et ensuite se retira sain et sauf dans son camp. <6> Puis s'imaginant que l'ennemi battait si promptement en retraite par crainte, il le suivit dans sa course le long des montagnes. <7> Annibal d'abord pressé d'accomplir ses desseins, s'avança à marches forcées; mais informé cinq jours après qu'Appius ne levait pas le siège, il s'arrêta, attendit de pied ferme les Romains qui le suivaient et pendant la nuit les attaqua dans leur camp, força leur retranchement <8> et leur tua beaucoup de monde. <9> Le lendemain il trouva Publius retiré sur une colline escarpée; il décida toutefois de ne pas l'y poursuivre, <10> se jeta brusquement à travers la Daunie et le Brutium, et fit une apparition si soudaine dans les environs de Rhégium, qu'il faillit prendre la ville ; il se saisit du moins des Rhégiens qui étaient dans la campagne et fit ainsi un grand nombre de captifs. [9,8] VIII. <1> On ne saurait que justement s'étonner de la constance et du courage des Romains et des Carthaginois en ces conjonctures. <2> Tout le monde admire comment Épaminondas, se trouvant à Tégée avec ses alliés, sur la nouvelle que les Lacédémoniens s'étaient réunis dans Mantinée avec leurs troupes auxiliaires, pour livrer bataille aux Thébains, <3> fit dîner à l'heure accoutumée ses troupes et au commencement de la nuit, donna l'ordre du départ, sous prétexte d'occuper, dans l'intérêt du prochain combat, quelques postes avantageux.<4> Il le fit croire à toute l'armée, et la poussant toujours en avant, se dirigea du côté de Lacédémone. <5> Il y arriva vers la huitième heure, la trouva sans défense, pénétra jusqu'à la place publique et resta maître de tout le quartier qui longe le fleuve. Un incident troubla ce succès : <6> un transfuge qui s'était pendant la nuit rendu à Mantinée, avait découvert à Agésilas ce qui s'était passé, et comme du secours arriva au moment même où Sparte entière allait être prise, <7> Épaminondas dut renoncer à cette importante conquête. Il fit distribuer le matin quelque nourriture à ses soldats sur les bords de l'Eurotas, et, dès qu'ils furent un peu remis de leurs fatigues, reprit la route qu'il avait d'abord suivie, <8> dans l'espoir que, grâce au départ des Lacédémoniens et de leurs alliée accourus à Sparte, Mantinée était sans défense. <9> Il ne s'était pas trompé ; il exhorta les troupes en peu de mots, et par une marche forcée durant la nuit, il parvint vers midi à Mantinée, vide en effet de forces qui pussent la protéger. <10> Mais les Athéniens, qui, aux termes de leur traité avec Lacédémone, s'étaient mis en campagne pour prendre part à la prochaine affaire contre les Thébains, survinrent fort à propos pour Mantinée. <11> Déjà l'avant-garde thébaine touchait au temple de Neptune, qui est à sept stades de cette place, quand les Athéniens, comme s'ils eussent été envoyés exprès, se montrèrent sur la colline qui domine la ville. <12> A cette vue les quelques soldats qu'on y avait laissés osèrent enfin monter sur les remparts et repoussèrent l'ennemi. <13> Les historiens ont raison de déplorer l'issue malheureuse d'une si belle entreprise et de dire qu'Épaminondas s'était conduit en bon général, mais que vainqueur de l'ennemi, il ne put l'être de la fortune. [9,9] IX. <1> On pourrait en dire autant d'Annibal. <2> Et en effet, quand on le voit attaquer les Romains sans relâche et multiplier les combats pour faire lever le siège de Capoue,<3> s'élancer ensuite, parce qu'il n'a pas réussi dans ce projet, sur Rome elle-même, puis, empêché encore par quelques effets du hasard d'achever heureusement cette tentative, retourner sur ses pas, arrêter l'ennemi attaché à sa poursuite, et épier la moindre occasion, si, comme il était probable, les troupes qui assiégeaient Capoue venaient à remuer ; <4> quand enfin on le voit ne pas abandonner son dessein, mais s'attacher encore à nuire aux Romains et détruire presque Rhégium, <5> qui ne regarderait avec étonnement, qui n'admirerait un tel général ? <6> Les Romains, de leur côté, l'emportèrent peut-être en valeur sur les Lacédémoniens. <7> Accourant à la nouvelle de leur ville assiégée, les Spartiates la sauvèrent, mais ils s'exposèrent, autant qu'il était en eux, à perdre Mantinée. <8> Les Romains sauvèrent leur patrie et continuèrent le siège de Capoue : ils restèrent fermes, inébranlables en leurs résolutions, et menacés, pressèrent néanmoins avec confiance les Capouans dans leurs murs. <9> Si j'insiste sur ce point, ce n'est pas pour faire l'éloge des Carthaginois ou des Romains : plus d'une fois déjà j'ai loué leur courage; mais en vantant les chefs de ces deux peuples je m'adresse à tous les hommes politiques qui doivent plus tard conduire les affaires de leur patrie; <10> je veux que, pleins du souvenir de ces héroïques exploits, et l'œil sans cesse sur ces grands modèles, ils cherchent à les reproduire non pas tant du reste en la partie téméraire et périlleuse de leurs actions guerrières qu'en ce que leur conduite présente d'audace réfléchie, de finesse singulière et de sages conseils, qui, quel qu'en ait été le succès, favorable ou malheureux, seront à jamais mémorables dès qu'on a procédé par la raison. [9,10] X. <1> Toutes les opérations qui se rattachent à l'art de la guerre réclament les soins les plus délicats; mais le succès en est presque toujours assuré dès qu'on le poursuit avec intelligence. <2> Qu'il y ait, dans le métier des armes, moins d'actions osées à force ouverte ou au grand jour que de tentatives où la ruse et l'occasion jouent le plus grand rôle, c'est chose manifeste pour quiconque veut consulter l'histoire ; <3> mais il est incontestable aussi, à voir l'issue de ces entreprises, que celles dont l'occasion seule est le mobile manquent bien plus souvent qu'elles ne réussissent. <4> Enfin, comment ne pas reconnaître que la plupart des échecs ont pour cause l'ignorance ou la négligence des chefs? <5> Il s'agit donc en ce moment d'examiner quelle méthode on doit suivre dans la conduite de la guerre. <6> Tout ce qui est fortuit ne mérite pas le nom d'opération, mais plutôt de coup de hasard, de rencontre heureuse, et comme de telles choses ne s'appuient sur aucune règle, sur aucun principe, nous n'en parlerons pas. <7> Des mouvements qui supposent un plan bien arrêté, voilà ce dont il doit être ici question. <8> Or, comme toute opération de ce genre a son heure, sa durée, sa place déterminées, comme elle a besoin de secret, de certains signes convenus, de l'intervention de personnes qui la conduisent ou seulement qui y concourent, de moyens enfin d'exécution, <9> il est clair que le chef qui aura su satisfaire à toutes ces nécessités ne peut manquer de réussir, tandis que s'il en néglige une seule il s'expose à échouer. <10> Telle est notre nature : la chose la plus frivole, l'incident le plut léger peuvent renverser nos desseins, et c'est à peine si toutes les conditions que nous avons énumérées suffisent pour un heureux succès. [9,11] XI. <1> Aussi, les chefs d'armée ne doivent-ils se permettre aucune négligence en de telles affaires. <2> La première précaution à prendre est de savoir se taire dans la joie, à la vue d'un bonheur inespéré, et, dans la crainte comme dans l'abandon de la familiarité ou de l'amitié même, de ne rien communiquer à autrui : <3> il ne faut ouvrir son âme qu'aux personnes sans qui on ne peut mener à fin son entreprise, et ne le faire qu'autant que la nécessité l'exige ; <4> de plus, le silence ne doit pas être seulement sur les lèvres, mais je dirai presque dans l'âme. <5> Que d'hommes qui, sans proférer une parole, trahissent leurs pensées par leur physionomie ou par quelqu'une de leurs actions ! <6> Il est bon encore de connaître les routes de nuit et de jour, aussi bien que l'espace de temps nécessaire pour les faire sur terre et sur mer. <7> Troisièmement, et c'est la chose principale, il faut, à la vue du ciel, savoir distinguer les fractions du temps afin de s'en servir suivant le besoin. <8> Le choix du lieu pour l'exécution est aussi d'une grande importance, puisque cela seul rend possible ce qui d'abord semblait ne pas l'être, et impossible ce qui paraissait aisé. <9> Enfin, on ne saurait mettre trop de soin à la détermination de tels et tels signes convenus, et à l'élection des personnes désignées pour accomplir une entreprise ou bien pour y coopérer. [9,12] XII. <1> Parmi toutes ces notions, les unes sont fournies soit par la pratique, soit par des questions faites à propos, les autres par des études spéciales et raisonnées. <2> Le meilleur est de connaître par soi-même les routes et les lieux où il faut se rendre, la nature de ces lieux, et les gens qu'on doit prendre ou pour agents ou pour auxiliaires. <3> Mais on a pour seconde ressource d'interroger, pourvu toutefois qu'on n'ajoute pas foi au premier venu. Il est bon que la loyauté des personnes servant de guides en ces circonstances soit constatée auprès de celles qui les suivent. <4> Ces notions et d'autres semblables qui reposent sur l'expérience ou sur le témoignage d'autrui sont de celles qu'un général peut tirer sans peine d'une certaine habitude des camps. <5> Mais les connaissances qui sont dues à l'étude demandent un enseignement théorique, et avant tout quelques idées en astronomie et en géométrie; l'acquisition n'en est pas fort difficile en ce qui est de l'art militaire et l'application de ces quelques idées est d'une grande utilité et contribue puissamment au succès. <6> La partie la plus essentielle à étudier est celle qui concerne la durée des jours et des nuits. <7> Si cette durée était uniforme il n'y aurait pas d'embarras, et ce serait un fait à la portée de tous, mais comme les jours et les nuits ne diffèrent pas seulement de longueur entre eux à certaines époques, et que cette différence existe pour tel ou tel jour, telle ou telle nuit, il est indispensable évidemment d'apprécier quand ils augmentent ou décroissent. <8> Comment en effet réussir dans une marche de nuit ou de jour si on ne connaît pas ces variations? <9> Sans cette notion, il est impossible de parvenir à temps au but qu'on se propose : on sera toujours ou en avance ou en retard. <10> Or, arriver trop tôt est une circonstance beaucoup plus à craindre que la faute contraire. <11> Celui qui a dépassé le temps qu'il s'était marqué voit seulement son projet ajourné; reconnaissant son erreur encore loin de l'ennemi, il se retire sans danger. Mais quand on devance le moment déterminé, on risque de se laisser reconnaître en approchant, <12> et, reconnu, de faire plus qu'échouer dans sa tentative : on court les plus grands hasards. [9,13] XIII. <1> C'est l'à-propos qui fait le succès des choses humaines en général, mais surtout en ce qui concerne la guerre. <2> Tout chef d'armée est donc tenu de connaître parfaitement l'époque du solstice d'été, celle du solstice d'hiver et la date des équinoxes et les degrés de croissance ou de diminution par où passent successivement les jours et les nuits : <3> c'est le seul moyen d'apprécier avec exactitude la mesure du temps nécessaire pour telle ou telle marche sur terre ou sur mer. <4> Il n'est pas moins utile de savoir bien distinguer les différentes parties du temps, soit le jour, soit la nuit, afin de déterminer à quel moment il faut se lever et partir; <5> car on ne peut, sans un bon principe, arriver à une bonne fin. <6> Connaître l'heure durant le jour est chose facile par l'ombre, par le chemin qu'a fourni le soleil et l'espace qu'il laisse derrière lui dans la route céleste. <7> Il n'en est pas de même pour la nuit, si on ne sait à la vue du firmament suivre dans leur phase l'ordre et la disposition des douze signes, opération qui du reste est très simple pour quiconque a étudié l'astronomie. <8> En effet, comme malgré l'inégalité des nuits entre elles, dans l'espace de chacune, six des douze signes s'élèvent au-dessus de l'horizon, il faut qu'aux mêmes parties de toute nuit apparaissent des parties égales du zodiaque. <9> Étant su quelle étendue du cercle parcourt le soleil durant le jour, il est clair qu'après son coucher la partie qui lui est diamétralement opposée va se montrer ; <10> par conséquent, plus la portion du zodiaque grandira à l'horizon, plus on devra conclure que la nuit avance. <11> La grandeur des signes et leur nombre une fois connus, on connaîtra aussi les différentes périodes de la nuit. <12> Que si le temps est sombre, il faut avoir recours à la lune, car cet astre, par son volume, est presque toujours visible, en quelque endroit du ciel qu'il se trouve. <13> On peut conjecturer l'heure de la nuit, tantôt d'après son lever et sa place à l'orient, <14> tantôt au contraire d'après celle qu'elle occupe au couchant, en supposant toutefois qu'on ait assez de savoir en cette partie pour connaître la différence des heures où la lune se lève chaque nuit ; mais rien de plus facile que d'acquérir cette notion. <15> La révolution de la lune s'opère apparemment en un mois, et tous les mois pour les sens se ressemblent, [9,14] XIV. <1> Louons donc Homère d'avoir représenté Ulysse, cet homme de guerre par excellence, réglant d'après le cours des astres, non pas seulement ses courses sur mer, mais encore toutes ses opérations sur terre. <2> Déjà assez d'accidents fortuits, et qui échappent à d'exactes prévisions, nous jettent d'ordinaire en de cruels embarras. <3> Pourquoi citer les pluies torrentielles, les débordements de rivières, la rigueur du froid, l'abondance des neiges, l'air obscurci par une brume épaisse ou par la fumée, et mille autres faits de cette espèce? <4> Mais si pour les choses mêmes qu'on peut prévenir, nous négligeons ces sages mesures, comment par notre propre faute n'échouerions-nous pas le plus souvent? <5> Il ne faut donc superbement dédaigner aucune des précautions que nous avons indiquées, de peur de commettre à notre tour ces erreurs dont furent victimes, parmi bien d'autres capitaines, ceux dont je vais citer les noms pour donner quelques exemples. [9,15] XV. <1> Aratus, chef des Achéens, travaillait à s'emparer de Cynèthe par trahison, et il convint avec les habitants qui secondaient ses desseins de l'heure où, durant la nuit, il se rendrait près de la rivière qui descend de la ville, pour y attendre avec son armée le moment favorable. <2> Les conjurés promirent de faire sortir, vers le milieu du jour, un des leurs en manteau dès que l'occasion d'agir se présenterait : cet homme devait se placer devant les murs sur un tertre qu'ils désignèrent, <3> tandis que ses compagnons, à l'intérieur, se jetteraient sur les soldats préposés à la garde des postes, et profiteraient du moment où ils faisaient leur sieste pour les égorger. <4> Les Achéens, aussitôt, de leur côté, accourraient de leur embuscade. <5> Tout était arrêté, et Aratus, à l'heure fixée, alla se cacher près de la rivière, où il attendit le signal. <6> Vers la cinquième heure, un Cynéthéen, propriétaire de quelques-unes de ces jeunes brebis qui paissent d'ordinaire dans les environs de la place, eut par hasard je ne sais quel renseignement à donner à son berger; il sortit de Cynèthe en manteau, et monta sur le tertre afin de découvrir son homme. <7> Aratus, persuadé que c'était le signal, se porta en toute hâte vers la ville ; <8> mais la porte lui fut fermée par les gardes, les conjurés n'ayant jusqu'alors eu le temps de rien préparer; et non seulement les Achéens échouèrent dans leur entreprise, mais ils attirèrent sur la tête de leurs complices les plus terribles châtiments. Pris en flagrant délit, et aussitôt jugés, ils périrent tous. <9> A quoi faut-il attribuer ce malheur? à ce qu' Aratus se contenta d'un simple signal, avec l'inexpérience d'un jeune homme qui ne connaît pas les données si précises de ces doubles signaux dont le second contrôle le premier. <10> Tant, dans les opérations militaires, la distance est petite entre le bon et le mauvais succès ! [9,16] XVI. <1> Cléomène de Sparte s'était proposé de prendre Mégalopolis au moyen de certaines intrigues, et il convint avec quelques soldats qui gardaient cette partie de la ville qu'on appelle près la Caverne, de venir pendant la nuit, vers la troisième veille ; c'était l'heure où les soldats qu'il avait gagnés devaient monter la garde. <2> Il partit de Lacédémone vers le soir, mais il n'avait point songé qu'au lever des pléiades la nuit est fort courte. <3> Il ne put, quelque diligence qu'il y mît, prévenir le retour du jour, et dans l'assaut qu'il livra follement à Mégalopolis, il fut honteusement repoussé, après avoir laissé beaucoup des siens sur le terrain et failli tout perdre. <4> S'il avait bien mesuré son temps, il faisait entrer ses troupes dans la ville, dont ses affidés lui ouvraient l'entrée, et réussissait en tous ses desseins. De même Philippe, <5> qui, comme je l'ai dit plus haut, entretenait à Mélitée, avec quelques habitants, de secrètes intelligences, ne put mener à bien son entreprise pour deux causes : les échelles se trouvèrent trop courtes, et il manqua l'heure convenue. <6> Il avait promis de se présenter sous les murs vers le milieu de la nuit, quand toute la ville serait endormie ; mais il partit trop tôt de Larisse, et se vit sur le territoire des Mélitéens, ne pouvant ni demeurer en place, dans la crainte que Mélitée ne sût son arrivée, ni rétrograder sans être aperçu. <7> Forcé de pousser en avant, il était déjà à Mélitée que tout le monde y veillait encore. <8> Aussi lui fut-il impossible d'escalader les remparts (les échelles étaient trop courtes) et de s'introduire par la porte, ses agents étant réduits à ne rien faire à une telle heure. <8> Les habitants, que sa présence avait irrités, lui tuèrent beaucoup de soldats, et il se retira avec honte, sans avoir rien fait qu'avertir les autres peuples de se défier de lui et de se tenir sur leurs gardes. [9,17] XVIl. Enfin Nicias, général athénien, pouvait sauver l'armée qui avait combattu autour de Syracuse ; il avait choisi pour échapper à l'ennemi la partie de la nuit la plus favorable. Déjà il était en sûreté, quand une éclipse de lune vint l'effrayer, et, regardant ce phénomène comme un mauvais présage, il fit suspendre la marche. <2> La conséquence fut que la nuit suivante, au moment où il allait poursuivre sa route, les ennemis l'ayant aperçu, chefs et soldats tombèrent entre les mains des Syracusains. <3> Cependant, s'il avait interrogé quelques hommes éclairés sur cette éclipse, non seulement il n'aurait pas pour elle laissé se perdre le temps propice à la fuite, il aurait pu même la faire tourner à son avantage et profiter de l'ignorance de l'ennemi : <4> car l'ignorance d'autrui est pour les habiles un précieux élément de succès. <5> Voilà dans quelles limites il faut s'occuper de l'astronomie. Passons maintenant à la manière de prendre exactement la mesure des échelles par rapport aux murailles. <6> Si l'on sait de la bouche même de ceux avec qui on a des relations la hauteur des murs, celle des échelles est facile à déterminer. Les murailles ont-elles dix pieds? il faudra que les échelles en aient largement douze. <7> La distance du pied de la muraille à l'échelle, supputation faite du nombre des soldats appelés à y monter, doit être égale à la moitié de l'échelle même. Plus éloignée du mur, l'échelle se briserait facilement sous le poids de ceux qui font l'escalade; trop droite, elle exposerait à des chutes dangereuses. <8> Dans le cas où on ne pourrait ni mesurer la muraille, ni s'en approcher, on aura pour ressource de prendre à distance la hauteur de quelque objet que ce soit, perpendiculaire à la muraille et placé sur un terrain plat. <9> Cette opération est très praticable et fort simple pour quiconque voudra l'apprendre auprès de quelque mathématicien. [9,18] XVIII. <1> Il ressort de tout cela que les chefs qui ont à cœur de réussir dans leurs entreprises doivent avoir de la géométrie une connaissance sinon approfondie, suffisante du moins pour se faire une idée juste des proportions et des rapports des figures entre elles. <2> La géométrie, du reste, ne s'applique pas seulement à ces problèmes, elle est encore nécessaire pour changer la conformation d'un camp : tantôt, par elle, on peut, par quelque modification qu'on apporte à la figure d'un campement, conserver toujours les mêmes dimensions dans tout ce qui s'y trouve compris ; <3> tantôt elle nous permet, sans en changer la forme, d'en agrandir ou d'en diminuer l'étendue, suivant le nombre de soldats gui y entrent ou qui en sortent. <4> Nous avons déjà donné sur ce sujet, dans notre livre sur la tactique, de plus longs détails. <5> C'est qu'en effet, on ne saurait justement me reprocher de rattacher à l'éducation d'un capitaine tant d'études accessoires, en demandant à quiconque aspire au commandement des notions en géométrie et en astronomie. <6> Si, en général, l'acquisition de connaissances de luxe, pour ainsi dire, et qui ne sont faites que pour l'étalage et la montre, me semble répréhensible ; si je blâme de demander au delà de ce qui est utile, j'aime passionnément le savoir nécessaire. <7> Quelle inconséquence que ceux qui veulent devenir habiles dans la danse ou sur la flûte apprennent d'abord le rythme et la musique, la palestre même, croyant que la connaissance préalable de ces arts est essentielle pour atteindre à la perfection de ceux qu'ils cultivent, <8> et que des hommes qui aspirent à commander une armée se soumettent avec peine à pénétrer jusqu'à de certaines limites dans des sciences quelque peu en dehors de la leur! <9> Si bien que des misérables qui s'exercent à des arts subalternes montreraient plus de zèle et d'ardeur que ceux-là mêmes dont l'ambition est de l'emporter sur les autres dans la plus belle et la plus noble des carrières. Hypothèse absurde qu'aucun esprit raisonnable ne saurait accepter. <10> Mais en voilà assez à ce sujet. [9,19] XIX. <1> La plupart des hommes jugent de la grandeur des villes et des camps d'après leur circonférence. <2> Aussi, quand on leur dit que Mégalopolis a cinquante stades de contour, et Sparte quarante-huit, et que cependant l'étendue de Sparte est double de celle de Mégalopolis, cette assertion leur semble incroyable. <3> Que si, pour augmenter leur surprise, on prétend qu'une ville ou un camp ayant quarante stades de circonférence peuvent être deux fois plus grands qu'une ville ou un camp qui en ont cent, un tel langage les renverse. <4> Le plus souvent ces fausses idées viennent de ce que nous ne nous rappelons pas les règles qu'à l'époque de nos premières études la géométrie nous a transmises. <5> Ce qui m'a conduit à parler de détail, c'est que non seulement le vulgaire, mais aussi quelques hommes d'État et de guerre ne savent s'expliquer comment, par exemple, Sparte est plus considérable que Mégalopolis dont cependant la circonférence est plus étendue, <7> et jugent par le contour d'un camp du nombre de soldats qu'il renferme. Souvent aussi l'aspect des villes produit une autre illusion. <8> On s'imagine en général que les villes placées sur un terrain inégal et brisé renferment plus de maisons que celles dont le terrain est plat. Il n'en est rien cependant, attendu que les maisons n'y sont pas construites suivant l'inégalité du sol, mais en raison de la superficie plane où elles sont élevées en ligne perpendiculaire et sur laquelle sont placées les collines elles-mêmes. <9> On peut facilement se convaincre de cette vérité que saisirait un enfant. <10> Qu'on suppose une série de maisons dressées sur des éminences et ayant toutes une hauteur telle que le niveau en soit le même ; il est évident que la superficie de ces différents toits sera égale et parallèle à celle du terrain où reposent et les collines et la base de ces maisons. <11> Voilà ce que je voulais dire en vue de ces hommes qui, bien qu'étrangers à ces principes élémentaires, n'en prétendent pas moins à l'honneur de gouverner les républiques et de commander aux armées, [9,20] XX a. Les Atellans se livrèrent aux Romains. Tandis que les Romains assiégeaient Tarente, Amilcar, amiral carthaginois, parti de Sicile avec de nombreux vaisseaux, pour prêter main-forte à cette ville, ne put réussir dans son entreprise, en présence de l'ennemi fortement retranché dans son camp; il épuisa peu à peu les vivres de la place. Aussi ce général, dont on avait sollicité la venue et acheté le secours par de grandes promesses, se vit ensuite forcé, par les prières mêmes des Tarentins, de s'éloigner. XX b. <2> Les Romains, après la prise de Syracuse, résolurent de transporter à Rome les plus beaux ornements de cette ville sans exception. <3> Cette résolution fut-elle sage? fut-elle avantageuse ou non? C'est une question qu'on pourrait longuement discuter ; mais il est bien des raisons pour conclure que ce fut une mesure mauvaise alors, comme elle le serait encore aujourd'hui. <4> Si c'est en effet en partant de ces idées de luxe que les Romains ont porté si haut la puissance de leur patrie, il est clair qu'ils eurent raison d'accumuler chez eux ces éléments de grandeur. <5> Mais si, au contraire, c'est au moment même où ils vivaient avec une grande simplicité, où ils ignoraient ce superflu et cette magnificence aujourd'hui en honneur, qu'ils triomphèrent des nations qui en jouissaient, comment ne pas croire que leur décision au sujet de Syracuse fut une faute? <6> Abandonner ses habitudes, quand on est vainqueur, pour prendre celles des vaincus, s'exposer, par des spoliations, à l'envie, qui en est inséparable et qui est le plus redoutable fléau de la grandeur, est toujours une faute incontestable. <7> Celui qui voit enlever le bien d'autrui vante moins la fortune du ravisseur qu'il ne lui porte envie, et de plus, il a pitié des malheureux qui ont été ses victimes. <8> Que si, par de continuels succès, le peuple conquérant ramasse en son sein les richesses des autres nations; si, de plus, il invite, pour ainsi parler, au spectacle de ses dépouilles ceux-là mêmes à qui jadis elles appartenaient, le mal est double : <9> ce ne sont plus alors des étrangers qui s'apitoient sur le sort d'autrui, mais des infortunés qui, au souvenir de leurs malheurs, gémissent sur eux-mêmes, <10> et la colère, non pas seulement l'envie, s'allume en leur âme contre le vainqueur. La pensée d'un malheur personnel amène toujours avec elle la haine de celui qui l'a causé. <11> Que les Romains donc transportent chez eux l'or et l'argent étrangers dans leur trésor, c'est une chose qu'on peut facilement expliquer : ils ne pourraient jamais prétendre à l'empire du monde, s'ils ne réduisaient par de telles mesures les peuples rivaux à l'impuissance, et n'augmentaient d'autant leurs propres forces. <12> Mais en laissant là où il était, avec l'envie qu'il engendre, tout ce luxe dont leur puissance n'a que faire, en donnant à leur ville pour ornement bien moins des statues et des tableaux que des mœurs sévères et des sentiments généreux, ils pouvaient, par ce désintéressement, rendre Rome encore plus illustre que par ces rapts. <13> Je dis cela pour les peuples conquérants en général, afin qu'ils ne croient pas, quand ils dépouillent une cité ennemie, que les malheurs de cette triste ville tournent à leur gloire. Les Romains, après avoir transporté à Rome les dépouilles que j'ai dites, embellirent leurs maisons particulières des mille choses enlevées dans celles de Syracuse, et leurs édifices des ornements qui la décoraient en public. Mais ce ne sont pas les richesses dérobées à l'étranger qui parent une ville, c'est la vertu de ses habitants. [9,21] XXI. Les chefs carthaginois, vainqueurs de leurs ennemis, ne surent l'être d'eux-mêmes. <2> S'imaginant que la guerre était finie par ce coup avec Rome, ils se livrèrent entre eux à de fâcheuses dissensions qu'excitait cet amour de l'or et du pouvoir, naturel au caractère carthaginois. <3> Asdrubal, fils de Giscon, dans sa toute-puissance, fut assez hardi pour exiger une somme d'argent considérable d'Indibilis, un des alliés les plus fidèles de Carthage, qui avait perdu son trône pour son dévouement à cette république, et qui aussi avait été rétabli par elle en récompense de sa fidélité. <4> Indibilis, fort de sa constante amitié pour Carthage, refusa ; mais Àsdrubal imagina contre lui je ne sais quelle calomnie, et le força de donner ses filles en otages. XXI a. Les Carthaginois étaient venus pour ainsi dire se jeter volontairement dans ses filets : il pouvait aisément les vaincre, il les laissa échapper. Polybe, dans son neuvième livre, cite un fleuve nommé Cyathus, du côté d'Arsinoé, ville d'Étolie. Il y a une Arsinoé en Afrique ; mais Polybe parle aussi des Arsinoètes et d'une Arsinoé en Étolie. Xynia est une ville de Thessalie. Phorynna, ville de Thrace; le peuple se nomme phorynnien. [9,22] XXII a. Une observation bien juste, que plus d'une fois j'ai répétée, c'est qu'il est impossible de comprendre, de saisir ce qui fait la vraie beauté de l'histoire, je veux dire l'économie des faits, dans une histoire partielle. Telle était la position des Romains et des Carthaginois ; et comme les faveurs de la fortune, aussi bien que ses disgrâces, se succédaient chez les deux peuples, leurs âmes, comme dit le poète, s'ouvraient tantôt à la joie, tantôt à la douleur. XXII b. <1> Ils envoyèrent des ambassadeurs à Ptolémée pour lui demander de leur fournir du blé, parce que la famine se faisait grandement sentir. <2< Toutes les campagnes en Italie avaient été désolées jusqu'aux portes de Rome, et on ne pouvait attendre aucun secours du dehors : car la guerre embrassait tout l'univers : il y avait des armées partout, excepté en Egypte. <3> Les vivres étaient si rares à Rome que le médimne de Sicile valait quinze drachmes. <4> Mais en ces dures extrémités le sénat ne négligeait pas la guerre. [9,23] XXIII. Un seul homme, un seul esprit, Annibal, était l'âme de tout ce qui arrivait à Rome et à Carthage. <2> Il dirigeait par lui-même les affaires en Italie, et celles d'Espagne par Asdrubal son frère aîné et par Magon, le second. <3> Ce furent eux, on le sait, qui tuèrent les généraux romains sur les bords de l'Èbre. <4> Il avait disposé de la Sicile d'abord par Hippocrate, et maintenant en était maître par Mutine. <5> Même chose en Grèce et en Illyrie. Cherchant jusque dans ces parages quelque épouvantail nouveau pour Rome, il l'inquiétait par son alliance avec Philippe et divisait son attention. <6> Tant est chose admirable et précieuse l'esprit d'un homme qui dans toutes les entreprises permises à la nature humaine, apporte une capacité égale à ses desseins ! <7> Puisque la suite des événements nous a conduit à examiner ici le caractère d'Annibal, il n'est pas hors de propos sans doute d'en signaler quelques traits particuliers que l'opinion publique a le moins déterminés. <8> Souvent, par exemple, on lui reproche d'avoir été cruel ou avare jusqu'à l'excès. Or, établir à ce sujet l'exacte vérité à l'égard d'Annibal, comme en définitive sur le compte de quiconque est aux affaires, est chose assez difficile. <9> On dit fréquemment que les circonstances seules mettent à nu les sentiments des hommes, et qu'ils se révèlent tout entiers dans l'adversité et au sein de la puissance, quelque cachés qu'ils aient été d'abord. <10> Cette manière de juger ne me semble pas irréprochable. Les capitaines, comme les hommes d'État, placés sous l'influence de leurs amis, sous celle des mille conjonctures où ils sont jetés, sont forcés le plus ordinairement de parler et d'agir contre leur volonté. [9,24] XXIV. <1> On peut se convaincre de cette vérité par bon nombre d'exemples antérieurs. <2> Qui ne sait que le tyran de Sicile, Agathocle, qui, dans les premiers temps, pour établir sa puissance, s'était montré si cruel, devint ensuite, dès qu'il fut solidement assis sur le trône, le plus doux, le plus clément des princes? <3> Et Cléomène le Spartiate ne fut-il pas d'abord le meilleur des rois, puis le plus farouche des tyrans, pour reprendre ensuite dans la vie privée ses habitudes de douceur et d'humanité? <4> Il n'est pas vraisemblable qu'une même âme rassemble des choses si contraires ; mais contraints de modifier leur humeur avec les circonstances, les chefs affectent souvent au dehors des sentiments qui ne sont pas dans leur cœur, si bien que ces circonstances, loin de nous révéler leur caractère véritable, l'obscurcissent plutôt et le dérobent à nos yeux. <5> Le même effet est encore produit par les conseils d'une bouche amie, non seulement sur les généraux, sur les rois, sur les potentats, mais encore sur les républiques elles-mêmes. <6> Tant qu'Athènes a pour chefs Aristide et Périclès, on ne trouve rien d'acerbe dans sa manière d'agir. La plupart de ses conseils sont sages et modérés. Sous Cléon et Charès, le changement est complet. <7> A l'époque où Lacédémone commandait à la Grèce, le roi Cléombrote ne faisait rien sans l'approbation des alliés; avec Agésilas ces ménagements n'existent plus,<8> tant les idées des républiques elles-mêmes changent avec leurs chefs ! <9> Enfin, aussi long temps que Philippe eut pour conseillers Taurion et Démétrius, il fut un insupportable tyran; avec Aratus et Chrysigone, c'était un modèle de douceur. [9,25] XXV. <1> Tel fut le sort d'Annibal, ce me semble. <2> Il se trouva dans les circonstances les plus inattendues et les plus étranges ; il eut des amis de qui les caractères étaient fort différents. Aussi est-il difficile de juger de sa véritable humeur par sa conduite en Italie. <3> Rien de plus simple que d'apprécier, d'après ce que nous disions plus haut, l'influence exercée sur lui par les circonstances mêmes. Mais il faut tenir également compte des conseils de ses favoris, d'autant mieux que la proposition seule que fit l'un d'eux prouvera ce que j'avance. <4> A l'époque où Annibal songeait à passer avec son armée d'Espagne en Italie, on se trouva fort embarrassé au sujet des vivres et des provisions à fournir aux soldats durant un trajet qui, par sa longueur et par le grand nombre de nations barbares placées dans l'intervalle, <5> semblait être presque impossible. On revint souvent sur cette difficulté au conseil, et enfin Annibal Monomaque, convié à dire son avis, déclara qu'il ne connaissait qu'un seul moyen de parvenir en Italie. <6> Annibal le pressant de le lui indiquer, Monomaque lui répondit qu'il fallait apprendre aux troupes à manger de la chair humaine et les habituer peu à peu à cette nourriture. <7> Annibal ne put méconnaître l'utilité de cette hardie proposition, mais ni lui ni ses officiers n'eurent le cœur de l'exécuter. <8> On prétend qu'il faut attribuer à cet homme tous les actes de cruauté commis en Italie et dont est chargé Annibal. Faisons aussi la part des circonstances. [9,26] XXVI. <1> On reproche encore à Annibal une extrême avarice et son amitié pour un avare comme lui, pour Magon, chargé de la province du Bruttium. <2> Je tiens ce détail des Carthaginois eux-mêmes <3> (et en général les indigènes d'un pays ne connaissent pas seulement, comme dit le proverbe, les vents qui y règnent, mais aussi l'humeur de leurs concitoyens) : <4> je l'ai encore recueilli d'une manière plus précise de la bouche de Massinissa. Maintes fois ce prince m'a cité des exemples de l'avarice des Carthaginois en général, et en particulier d'Annibal et de Magon. <5> Il me racontait que tous deux, depuis le moment où ils avaient pu porter les armes, étaient sans cesse glorieusement sortis de leurs entreprises guerrières; qu'ils avaient chacun pris, de gré ou de force, beaucoup de villes en Italie ou en Espagne, mais que jamais ils n'avaient figuré dans la même action, <6> et qu'ils combinaient moins de stratagèmes contre les ennemis qu'ils ne le faisaient à l'égard l'un de l'autre, pour éviter de se trouver à la prise d'une même ville, tant ils craignaient que cela ne devînt la cause de fâcheux dissentiments au sujet des dépouilles, et qu'il fallût se partager un butin auquel un rang égal leur donnait également droit. [9,27] XXVII. <1> Du reste, les conseils de ses amis ne modifièrent pas seuls le caractère d'Annibal. Les circonstances eurent encore sur lui une plus forte influence, comme on a vu par ce que j'ai dit, comme on verra par ce que je dirai encore. <2> Dès que Capoue, par exemple, se fut rendue aux Romains, aussitôt, par un effet tout naturel, les autres peuples, chancelant dans leur fidélité, ne cherchèrent plus qu'une occasion, qu'un prétexte pour passer aux vainqueurs. <3> Jamais Annibal, sans contredit, ne se vit en un plus cruel embarras qu'en cette conjoncture. <4> Il ne pouvait d'un seul point, au milieu des ennemis qui le tenaient enfermé entre plusieurs armées, parvenir à maintenir dans l'obéissance les villes placées à une grande distance. <5> Et d'un autre côté, il n'eût jamais consenti à diviser ses forces ; dès lors inférieur en nombre et ne pouvant naturellement se trouver sur tous les champs de bataille à la fois, il courait risque de se faire vaincre sans peine. <6> Il fut donc réduit à abandonner ouvertement certaines villes, à faire sortir les garnisons de quelques autres dans la crainte de les perdre si un mouvement éclatait. <7> Il lui fallut même agir traîtreusement avec plusieurs places, y en transportant ailleurs les habitants dont il pillait les richesses. <8> Aigries par ces vexations, ses victimes lui ont reproché sa perfidie, quelquefois aussi sa cruauté. <9> Car le pillage des biens, le massacre, la violence accompagnaient l'arrivée ou le départ des troupes, d'autant plus acharnées qu'elles se représentaient ces villes, à peine évacuées, se livrant aux Romains. <10> En présence de tels faits, il est difficile de définir au juste le caractère, à cause de l'influence des circonstances et des amis qui l'entouraient. <11> Mais l'opinion la plus accréditée chez les Carthaginois est qu'il fut avare, chez les Romains, cruel. [9,28] XXVIII. À la nouvelle de l'expédition des Etoliens, poussés à la fois par le désespoir et la colère, les Acarnaniens prirent une résolution extrême. Ils déclarèrent que le soldat vaincu qui ne mourrait pas et aurait lâchement fui le danger, ne serait reçu dans aucune ville, et que le feu lui serait interdit. Ils prièrent tous leurs alliés, et en particulier les Épirotes, sous menace d'imprécations, de n'accueillir sur leur territoire aucun fuyard. Car, dirent-ils, l'assistance d'un ami, quand elle vient à propos, est d'une grande utilité ; mais lorsqu'elle se fait attendre et finit par arriver trop tard, à quoi sert-elle ? Si donc les Macédoniens voulaient que leur alliance avec l'Acarnanie ne se bornât pas à la lettre morte d'un traité, mais que des faits en fissent foi, ils devaient se hâter de leur prêter main-forte. [9,29] XXIX. <1> « Que la souveraineté de la Macédoine en Grèce, Lacédémoniens, ait été pour nos cités le signal de la servitude, c'est ce que, je pense, nul ne saurait contester. Il est facile de s'en convaincre. <2> Il existait autrefois en Thrace une espèce de confédération composée de colonies athéniennes et chalcidiennes, parmi lesquelles Olynthe avait le plus de puissance et de gloire. <3> Philippe l'assujettit, fit de ce châtiment un exemple pour la Grèce, et non seulement devint maître absolu en Thrace, mais encore soumit par la terreur la Thessalie entière. <4> Peu après vainqueur des Athéniens, s'il usa bien de la victoire, ce ne fut pas par bienveillance pour Athènes, mais bien plutôt afin d'amener les autres peuples, témoins de sa générosité, à recevoir volontiers ses lois. <5> Votre cité tenait encore un rang qui semblait lui permettre de protéger la Grèce, si l'occasion se présentait ; <6> trouvant dès lors tout prétexte valable, il envahit votre territoire, y porta le ravage et la désolation, détruisit vos demeures. <7> Enfin il morcela vos villes et vos campagnes, en distribua une partie aux Argiens, une autre aux Tégéates et aux Mégalopolitains, une troisième aux Messéniens. Il voulait faire du bien à tous, même au mépris de la justice, pourvu qu'il vous causât du mal. <8> Alexandre lui succéda, et vous savez de quelle façon ce prince, pensant voir encore dans Thèbes une dernière étincelle de la liberté grecque, la détruisit. [9,30] XXX. <1> « Irai-je vous rappeler ici en détail comment ceux qui après Alexandre arrivèrent au pouvoir, traitèrent les Grecs ? <2> Non, il n'est pas un homme, quelque indifférent qu'il soit en politique, qui ne connaisse quelle indigne conduite Antipater, vainqueur à Lamia, tint envers les Athéniens, comme du reste envers les autres malheureux peuples. <3> Il eut assez d'insolence et de cruauté pour imaginer je ne sais quelle meute d'espions qu'il lançait dans les villes à la chasse d'exilés, et qui lui ramenait quiconque avait osé contrarier ses volontés ou causé quelque ennui à la famille royale de Macédoine. <4> Parmi ces infortunés, les uns, arrachés par la force aux temples, aux autels même, subissaient une mort cruelle ; les autres, s'ils échappaient au supplice, étaient bannis de toute la Grèce : nul refuge ne leur était ouvert, si ce n'est en Étolie. <5> Qui ne sait les forfaits de Cassandre, de Démétrius et d'Antigone Gonatas? Ils sont encore récents, et le souvenir en est gravé exactement dans tous les cœurs. <6> Soit en introduisant dans nos villes des garnisons, soit en y établissant la tyrannie, ils n'ont épargné à aucune ville le nom de l'esclavage. <7> Laissons-là tous ces princes, j'en viens au dernier, à Antigone ; car il ne faut pas que quelques-uns d'entre vous, ne démêlant pas ses perfidies, se croient tenus à la reconnaissance envers les Macédoniens. <8> S'il vous a déclaré la guerre, ce n'est pas qu'il voulût sauver les Achéens, ni que, fatigué de la tyrannie de Cléomène, il désirât en affranchir Lacédémone. Ce serait pousser un peu loin la simplicité que de s'imaginer pareille chose. <9> Non ; mais comme il sentait que sa puissance ne pouvait être assurée tant que vous seriez maîtres du Péloponnèse, <10> comme en outre il voyait dans Cléomène d'inquiétantes qualités et la fortune toujours vous être en aide, <11> poussé à la fois et par l'envie et par la crainte, il est descendu dans le Péloponnèse, non, je le répète, pour vous secourir, mais pour abattre vos espérances et abaisser votre grandeur. <12> Vous devez donc beaucoup moins aimer les Macédoniens, parce que, maîtres de votre ville, ils ne l'ont pas pillée, que les haïr et les traiter en ennemis pour vous avoir empêchés d'exercer en Grèce le pouvoir que vous pouviez exercer. [9,31] XXXI. <1> « A quoi bon, grand Dieu, nous étendre maintenant sur les cruautés de Philippe ! <2> Ses sacrilèges dans le temple de Therme sont un exemple suffisant de son impiété envers les dieux, comme ses meurtres en Messénie et sa déloyauté envers cette province, de sa barbarie envers les hommes. <3> Seuls de tous les Grecs, les Étoliens ont osé tenir tête à Antipater pour la sûreté des peuples qu'opprimait ce tyran ; seuls ils ont résisté à l'invasion de Brennus et de ses hordes barbares; seuls enfin, dès que vous les appelâtes, <4> ils vinrent combattre avec vous pour vous rendre cette hégémonie que vous aviez reçue de vos pères. Arrêtons ici ces détails, et revenons à notre sujet. <5> En cette circonstance, Lacédémoniens, bien que vous deviez donner vos votes et rédiger vos décrets, comme s'il s'agissait de la guerre, il ne faut pas croire qu'il vous faille courir aussitôt aux armes. <6> Les Achéens, vaincus, ne semblent guère capables de ravager vos campagnes, et je suppose même qu'ils devront aux dieux de grands remercîments s'ils peuvent conserver les leurs dès que les armes des Messéniens, des Éléens, nos alliés et peut-être les vôtres, les menaceront de tous côtés. <7> Philippe, j'en suis certain, se relâchera de son ardeur quand il se verra attaqué sur terre par les Étoliens, sur mer par les Romains et le roi Attale. <8> Il est facile, du reste, de conjecturer l'avenir par le passé. <9> Si en combattant contre les Étoliens seuls il n'a jamais réussi à les soumettre, comment, en présence d'une ligue considérable, pourra-t-il soutenir la lutte ? [9,32] XXXII. <1> « Quand je vous tiens ce langage je veux, Lacédémoniens, vous faire comprendre à tous, qu'en supposant même que nul engagement ne vous unisse à nous, et que vous ayez à délibérer en toute indépendance, vous devez préférer notre alliance à celle des Macédoniens. <2> Si vous êtes enchaînés déjà, si vous avez déjà décidé jadis la question, que me reste-t-il à dire ? <3> Dans le cas où l'alliance qui existe entre nous aurait été antérieure aux services que vous a rendue Antigone, peut-être faudrait-il examiner si vous devez, par respect pour de nouveaux liens, sacrifier les anciens. <4> Mais comme déjà Antigone vous avait conservé la vie et rendu cette liberté dont on a fait tant de bruit et qu'on vous reproche si souvent, lorsqu'à la suite d'une délibération et de nombreuses conférences sur le choix à faire entre l'Étolie et la Macédoine comme alliée, vous vous prononçâtes pour les Étoliens ; lorsque vous nous remîtes des otages et en reçûtes de nous, et qu'enfin vous nous prêtâtes assistance dans notre dernière guerre avec les Macédoniens, qui peut encore raisonnablement hésiter ? <5> Tous les liens qui vous rattachaient à Antigone, à Philippe ont été alors brisés. <6> Autrement il vous faudra prouver que les Étoliens ont commis à votre égard quelque récente injure, ou que les Macédoniens vous ont rendu quelque nouveau service, sinon, expliquer pourquoi, épris tout à coup pour ceux que vous avez autrefois repoussés, vous revenez aujourd'hui sur vos promesses, sur nos traités, sur les engagements les plus solennels. » <7> A ces mots Chlénéas se tut, laissant l'assemblée convaincue qu'il serait difficile de le réfuter. [9,33] XXXIII. <1> Aussitôt Lyciscus, ambassadeur des Acarnaniens, monta à la tribune. D'abord il garda le silence à la vue de l'assistance qui s'entretenait tout entière du discours de Chlénéas ; <2> puis, quand le calme se fut rétabli, il commença en ces termes : <3> « Nous sommes venus parmi vous, Lacédémoniens, au nom de la république des Acarnaniens. Mais comme nous avons toujours jusqu'ici partagé la fortune des Macédoniens, nous regardons cette démarche auprès de vous comme nous étant commune avec eux. <4> De même que dans les jours de danger sur les champs de bataille, par suite de la grandeur, et de la puissance des Macédoniens, notre sûreté repose sur leur courage ; de même, dans ces négociations, les intérêts de l'Acarnanie se confondent avec les droits de la Macédoine. <5> Aussi, ne vous étonnez pas si la plus grande partie de notre discoure roule sur Philippe et les Macédoniens. <6> Chlénéas, à la fin de son discours, a résumé en quelques mots les titres des Étoliens à votre alliance ;<7> il a dit que si depuis le jour où vous avez signé votre traité avec l'Étolie, vous aviez éprouvé d'elle quelque injure, quelque tort, reçu au contraire quelque bienfait des Macédoniens, la question d'alliance pouvait être en toute justice traitée de nouveau; <8> mais que si, rien de tel n'étant survenu, nous comptions, en citant les services d'Antigone et en rappelant vos anciens décrets, vous faire oublier et vos promesses et vos serments envers l'Étolie, nous étions les plus insensés des hommes. <9> Oui, en effet, si rien n'est survenu, pour rapporter ses propres expressions, si les affaires sont en Grèce dans le même état où elles étaient quand vous fîtes alliance avec les Étoliens, j'avoue que nous sommes des insensés, et nos paroles ne doivent avoir nulle valeur. <10> Mais si tout est changé, comme je le ferai voir dans la suite, nous espérons vous prouver que nous parlons dans vos seuls intérêts, et que c'est Chlénéas qui se trompe. <11> Nous nous sommes donc rendus ici avec la ferme intention de vous montrer qu'il est aussi utile que convenable pour vous, dans les circonstances où se trouve la Grèce, et dont on va vous instruire, de prendre une résolution vraiment belle et digne de Sparte, en vous unissant à nous, <12> ou du moins en gardant une neutralité parfaite. [9,34] XXXIV. <1> « Puisque Chlénéas n'a pas craint de remonter très haut pour accuser la maison de Macédoine, il me semble nécessaire de revenir d'abord sur ce sujet en peu de mots, pour détromper ceux qui auraient ajouté foi à ces calomnies. <2> Il a prétendu que Philippe, fils d'Amyntas, par la prise d'Olynthe, était devenu maître de toute la Thessalie. <3> Je réponds à cela que non seulement la Thessalie, mais encore toute la Grèce a trouvé dans Philippe un libérateur (22). <4> A l'époque ou Onomarque et Philomèle, qui avaient Delphes en leur pouvoir, tenaient entre leurs mains, contre toutes les lois divines et humaines, les richesses des dieux, qui ne sait qu'ils avaient porté si haut leur puissance que pas un Grec n'osait leur tenir tête? <5> Ils devaient, non contents de leurs impiétés à Delphes, soumettre toute la Grèce. <6> Philippe s'offrit volontairement à vous, abattit ces tyrans, mit le temple en sûreté, rétablit parmi les Grecs la liberté, comme les faits l'ont prouvé à la postérité. <7> Ce n'est pas sans doute pour avoir maltraité les Thessaliens, comme Chlénéas a osé le dire, mais bien plutôt pour avoir été le bienfaiteur de toute la Grèce, que, d'une voix commune, il fut nommé généralissime et sur terre et sur mer, honneur que nul autre Grec n'avait encore obtenu. <8> Il a pénétré, dit-on, en Laconie à main armée ; oui, mais non pas de son propre mouvement, vous le savez. <9> Appelé, sollicité par tous ses amis et les alliés du Péloponnèse, il ne céda qu'avec peine à leurs instances, <10> et quand il y fut venu, voyez un peu, Chlénéas, comme il se conduisit. Il pouvait profiter du fougueux ressentiment des peuplades voisines pour ravager la Laconie, pour abaisser Sparte, et cela aux applaudissements d'alliés reconnaissants ; <11> mais loin de suivre une telle conduite, il remplit l'un et l'autre parti d'une crainte salutaire, et les força de terminer leurs différends à l'amiable, suivant les véritables intérêts du pays. <12> Enfin il ne s'imposa pas comme arbitre dans tous ces débats ; il forma pour en juger un tribunal commun de tous les peuples de la Grèce ! Voilà, certes, une manière d'agir digne de blâme et d'injures! [9,35] XXXV. « Vous avez ensuite amèrement reproché à Alexandre d'avoir puni la ville de Thèbes, par laquelle il croyait avoir été offensé. <2> Mais vous n'avez pas rappelé comme il tira vengeance des Perses pour l'injure qu'ils avaient faite naguère à toute la Grèce. <3> Vous n'avez pas dit qu'il délivra les Grecs à jamais, en assujettissant les Barbares, en leur enlevant les richesses qui leur servaient à nous corrompre, et à mettre aux prises, dans des luttes auxquelles ils présidaient, les Athéniens, les Thébains et les Spartiates : il finit par soumettre l'Asie à l'Europe. <4> Comment avez-vous encore osé parler des successeurs de Philippe et d'Alexandre ? Suivant les circonstances, ils ont fait du mal ou du bien à la Grèce. Peut-être serait-il permis à d'autres d'éveiller ce souvenir, mais non pas à vous ; <5> à vous qui jamais n'avez rendu de services aux Grecs, et leur avez souvent causé de très grands maux. <6> Qui donc a invité Antigone, fils de Démétrius, à morceler l'Achaïe ? <7> qui a conclu une alliance et juré amitié avec Alexandre l'Épirote pour conquérir et se partager les campagnes des Acarnaniens? <8> N'est-ce pas vous? Quel peuple a jamais mis à la tête des armées des généraux tels que vous l'avez fait? Ils ont osé porter leurs mains sur des temples jusqu'ici toujours respectés. <9> Timée a pillé celui de Neptune, au Ténare, et celui de Diane, à Lysis. <10> Pharicus et Polycrite ont dévasté les autels de Junon, à Argos, et de Neptune, à Mantinée. <11> Parlerai-je de Lattabus et de Nicostrate? Ne violèrent-ils pas, au mépris de tous les traités, en pleine paix, l'entrée de l'assemblée béotienne, où ils se conduisirent en Scythes et en Barbares ? Quel successeur d'Alexandre a jamais agi de cette sorte ? [9,36] XXXVI. <1> « Ne pouvant vous disculper d'aucun de ces crimes, vous vous glorifiez du moins d'avoir bravement repoussé l'invasion des Barbares à Delphes ! Vous dites que la Grèce vous doit, pour ce service, de la reconnaissance ! <2> Ah ! si pour ce seul bienfait quelque reconnaissance vous est due, quels honneurs ne faut-il pas décerner à ces Macédoniens qui, sans relâche, en tout temps, défendent contre les Barbares notre salut commun ! <3> Qui ne sait à quels dangers nous serions sans cesse exposés, si nous n'avions pour rempart la valeur des soldats macédoniens et le dévouement de leurs princes ? <4> En voici une preuve éclatante. Dès que les Gaulois, vainqueurs de Ptolémée Céraunus, eurent commencé à moins craindre la Macédoine, aussitôt, sans tenir compte des autres peuples, ils pénétrèrent au sein même de la Grèce avec leur armée. Mille fois la Grèce eût éprouvé ce malheur sans les Macédoniens, ses sentinelles avancées. <5> Il me serait facile de multiplier les détails, mais je crois en avoir dit assez. <6> « Les Étoliens ont reproché à Philippe son impiété pour avoir détruit le temple que l'on sait, et ils n'ont pas rappelé d'abord les horribles sacrilèges qu'eux-mêmes commirent dans les temples et les enceintes consacrées de Dium et de Dodone. <7> C'était là cependant ce qu'il fallait dire avant tout. Mais vous, Étoliens, vous racontez les maux que vous avez soufferts en les exagérant, et ceux que vous avez faits, qui sont bien plus considérables, vous les passez sous silence ! <8> C'est que vous savez bien qu'on rend les agresseurs responsables des dommages et des pertes qui surviennent ensuite. [9,37] XXXVII. <1> « Quant à la conduite d'Antigone à votre égard, Lacédémoniens, je n'en parlerai qu'autant qu'il faut pour ne pas sembler en méconnaître la grandeur et ne rappeler qu'en passant une action si belle. <2> Je ne crois pas en effet que dans l'histoire se trouve l'exemple d'un bienfait égal à celui de ce prince. Une telle générosité n'admet pas de degré supérieur : <3> on s'en convaincra par ce que je vais dire. Antigone combat contre vous et vous vainc en bataille rangée : la victoire le rend maître de votre pays et de votre ville. Il devait user de tous les droits de la guerre. <4> Cependant loin de vous maltraiter, parmi tant d'autres services, il renverse vos tyrans et vous rend les lois et le gouvernement de vos pères. <5> Par reconnaissance vous l'avez, devant toute la Grèce, par la voix du crieur public, salué du titre de bienfaiteur et de libérateur de Sparte. <6> Que deviez-vous faire ensuite ? Je vais vous le dire ; vous me pardonnerez ma franchise, car si je tiens ce langage, ce n'est pas que je veuille formuler des reproches qui seraient déplacés sans aucun doute, mais les circonstances me forcent à consulter avant tout l'intérêt général. <7> Je vous dirai donc que, dans la dernière guerre, vous ne deviez pas choisir pour alliés les Étoliens, mais les Macédoniens; et aujourd'hui que vous êtes sollicités par les uns et par les autres, votre devoir est de suivre le parti de Philippe plutôt que le leur. <8> Oui, me répondrez-vous, mais nous violerons nos serments ! <9> Et de quel côté est le plus grand mal : de rompre avec les Étoliens un traité fait dans l'ombre, ou d'en briser un que vous avez gravé sur une colonne consacrée aux yeux de toute la Grèce ? <10> Pourquoi mettre tant de scrupule à renier l'amitié d'un peuple à qui vous ne devez rien et se soucier si peu de Philippe et des Macédoniens, de qui vous tenez le droit de délibérer aujourd'hui? <11> Vous semble-t-il nécessaire de garder votre foi à vos amis sans être obligés à la même loyauté à l'égard d'un bienfaiteur ? <12> Oui, il est moins juste de respecter des conventions écrites que sacrilège de combattre contre ceux par qui nous vivons, et c'est ce que maintenant les Étoliens vous demandent de faire. [9,38] XXXVIII. <1> « N'en disons pas davantage sur ce sujet, accordons même aux critiques sévères que ce développement soit en dehors de la question. Je reviens donc à ce que les Étoliens ont appelé le point essentiel de cette discussion. <2> Si, ont-ils dit, les affaires sont dans le même état qu'à l'époque où, Lacédémoniens, vous avez fait alliance avec l'Étolie, vous devez demeurer fidèles à votre première décision, car elle est antérieure; <3> et si au contraire tout est changé, il est légitime que vous délibériez de nouveau sur ce qu'on vous demande aujourd'hui. <4> Eh bien, Cléonique (25), et vous, Chlénéas, répondez. Quels alliés aviez-vous quand vous engagiez les Lacédémoniens autrefois à embrasser votre parti ? N'étaient-ce pas tous les Grecs ? <5> Aujourd'hui à qui associez-vous votre fortune ? Quelle alliance proposez-vous ? <6> N'est-ce pas une alliance avec des Barbares? Les affaires vous semblent-elles encore dans le même état qu'autrefois? Tout n'est-il pas entièrement changé? <7> Vous disputiez alors la gloire des armes et l'hégémonie aux Achéens et aux Macédoniens, peuples de la même origine que vous, et à leur chef Philippe : <8> aujourd'hui il s'agit de la servitude pour la Grèce, dans la guerre qu'il nous faudra soutenir avec ces étrangers que vous avez cru appeler seulement contre Philippe, mais qu'à votre insu vous avez armés contre vous-mêmes et contre la Grèce entière. <9> Le peuple qui, durant la guerre, introduit dans les villes, pour garantir sa sûreté, des garnisons auxiliaires plus fortes que ses troupes, en même temps qu'il s'assure par là contre ses ennemis, se met au pouvoir de ses nouveaux amis. Voilà ce qu'ont imaginé les Étoliens ! <10> En voulant vaincre Philippe et abaisser la Macédoine, ils ont attiré sans le savoir, de l'occident sur nos têtes, une nuée de Barbares qui peut-être pour un moment couvrira seulement la Macédoine, mais qui peu à peu doit causer à la Grèce les plus terribles malheurs. [9,39] XXXlX. <1> « Il importe à tous les Grecs, et surtout aux Lacédémoniens, de prévenir ce dangereux moment. <2> Pour quelle raison pensez-vous que vos ancêtres, à l'époque où Xerxès envoya un ambassadeur leur demander la terre et l'eau, aient jeté cet ambassadeur dans un puits où ils le couvrirent de terre, et lui aient dit ensuite d'aller annoncer à son roi qu'il avait reçu des Lacédémoniens ce qu'il réclamait, la terre et l'eau ? <3> Pourquoi Léonidas et ses compagnons marchèrent- ils volontairement à une mort certaine? <4> N'était-ce pas afin de bien faire voir qu'ils étaient prêts à braver les périls, non pas seulement pour leur liberté, mais aussi pour celle de tous ? <5> Ce serait, certes, curieux que les descendants de tels hommes fissent une alliance avec les Barbares et combattissent dans leur rang contre les Épirotes, les Achéens, les Acarnaniens, les Béotiens, les Thessaliens et presque tous les Grecs, excepté les Étoliens. <6> C'est la coutume de ce peuple d'agir ainsi et de ne trouver honteux rien de ce qui peut les enrichir, mais ce n'est pas la vôtre. <7> Que ne faut-il pas s'attendre à voir tenter par les Étoliens, maintenant qu'ils ont pour alliés les Romains ? <8> A peine eurent-ils trouvé chez les Illyriens appui et secours, qu'au mépris de toutes les lois ils cherchèrent à s'emparer de Pylos par mer, que par terre ils s'assurèrent de Clitor et vendirent les habitants de Cynèthe. <9> Ils se sont autrefois alliés à Antigone pour perdre les Acarnaniens et les Achéens. C'est aujourd'hui pour la ruine de la Grèce entière qu'ils ont traité avec les Romains. [9,40] XL. <1> « Qui, à ces seules paroles ne craindrait l'arrivée des Romains et ne détesterait l'effronterie des Étoliens, d'oser faire une pareille alliance? <2> Déjà ils ont arraché aux Acarnaniens les Énéades et Nasos. Récemment encore, soutenus par les Romains, ils ont pris la malheureuse ville d'Anticyre, et en ont réduit les habitants en servitude ? <3> Les Romains ont enlevé les femmes et les enfants destinés à ces traitements qui attendent quiconque tombe entre les mains d'ennemis, et les Étoliens se sont réservé les demeures de leurs malheureuses victimes. <4> En vérité il serait beau, surtout pour les Lacédémoniens, d'entrer dans une telle ligue, eux qui autrefois décrétèrent de décimer les Thébains en l'honneur des dieux, s'ils étaient vainqueurs, <5> parce que ce peuple seul (et c'était par nécessité) était resté neutre durant l'invasion de Xerxès. <6> Lacédémoniens, il n'est qu'une résolution vraiment noble, vraiment digne de vous, et je vous y engage, au nom des exemples de vos ancêtres, au nom du péril dont vous menace Rome, et de la défiance que doit vous inspirer la perversité des Étoliens, au nom des bienfaits d'Antigone : rejetez l'amitié des Étoliens pour vous unir plutôt aux Achéens et aux Macédoniens. <7> Que si parmi les hommes les plus puissants de cette république il en est qui repoussent nos prières, restez neutres du moins et ne vous associez pas aux crimes de l'Étolie. » Car telle est la coutume d'Athènes. [9,41] XLI. <1> Philippe résolut d'attaquer Échinus par les deux tours. On prépara donc en face de chacune d'elles des tortues propres à emplir les fossés, et des béliers ; puis on établit dans l'intervalle des deux béliers une galerie parallèle à la muraille. <2> L'ensemble de ces travaux une fois achevés reproduisait exactement le mur qui leur faisait face. <3> Les ouvrages élevés sur la tortue présentaient, par la disposition des claies, l'image et la forme de tours, et la galerie que nous avons dite, celle d'une muraille. Les claies, par la manière dont elles avaient été tressées, se divisaient en créneaux. <4> Au pied des murs, les mineurs comblaient avec de la terre les parties inégales du terrain, afin de faciliter le mouvement des machines ; delà aussi jouaient les béliers. <5> Au second étage, on avait préparé des pompes à eau et tout l'attirail nécessaire contre l'incendie : on y avait en outre placé les catapultes. <6> Au troisième, un bon nombre de soldats étaient chargés de repousser ceux des ennemis qui cherchaient à entamer le bélier. Ils se trouvaient au niveau des tours. <7> De la galerie, qui se prolongeait entre les deux tours, jusqu'au mur de la ville, on creusa deux tranchées. <8> Philippe y établit trois batteries de balistes : une lançait des pierres du poids d'un talent, et les deux autres de trente livres. <9> Enfin on pratiqua depuis le camp jusqu'aux tortues deux tranchées couvertes, afin d'éviter à ceux qui se rendraient du camp aux travaux, ou des travaux au camp, d'être gênés par les traits de l'ennemi. <10> Ce travail fut complètement achevé en peu de jours, parce que le pays fournissait en abondance les choses propres à cette sorte d'ouvrage. <11> Échinus est situé sur le golfe Maliaque, au midi, en face des Throniens, et le territoire en est fertile. Aussi Philippe avait-il eu à sa disposition tout ce qu'il lui fallait pour son entreprise. <12> Dès qu'on eut terminé les constructions, il commença le siège à l'aide de ses tranchées et de ses machines. [9,42] XLII. <1> Publius était alors général pour les Romains, et Dorimaque pour les Étoliens. Philippe poussait le siège avec ardeur, après s'être bien assuré contre les attaques du côté de la ville, et avoir muni d'un fort et d'un mur la partie extérieure du camp, <2> lorsque Publius se présenta avec une flotte, et Dorimaque avec de l'infanterie et de la cavalerie. Ils attaquèrent vigoureusement le retranchement ; mais ils furent repoussés. <3> Enfin Philippe les pressant de plus en plus, les Échiniens, au désespoir, se rendirent à ce prince. <4> Dorimaque ne put réduire par la famine le roi Philippe, qui recevait par mer toutes les provisions nécessaires. Après la prise de leur île, <5> les Éginètes qui avaient échappé au vainqueur, réunis sur leurs vaisseaux, prièrent Sulpicius de les laisser réclamer, par quelques députés, auprès des villes qui leur étaient unies, le prix de leur rançon. <6> Sulpicius refusa d'abord avec aigreur, et répondit qu'ils eussent dû, quand ils étaient encore libres, traiter de leur salut avec qui était plus fort qu'eux, et non pas après avoir été faits prisonniers. <7> « Quoi ! n'était-il pas insensé que ces mêmes hommes, qui n'avaient pas daigné écouter les ambassadeurs qu'il leur avait adressés, prétendissent, maintenant qu'ils étaient captifs, envoyer des députés à leurs frères? » <8> Il congédia alors les Éginètes délégués auprès de lui ; mais le lendemain il convoqua les prisonniers et leur dit qu'ils n'avaient aucun droit par eux-mêmes à la pitié; que, toutefois, en faveur des autres Grecs, il leur permettait d'envoyer des députés où bon leur semblait pour leur rançon, puisque tel était leur usage. La ville et le fleuve qui l'entoure sont nommés Acragès, à cause de la fertilité du sol. [9,43] XLIII. Agrigente n'a pas les seuls avantages dont nous avons parlé : elle l'emporte encore sur la plupart des autres villes par sa force et surtout par sa beauté et sa magnificence. <2> Elle n'est éloignée de la mer que d'environ dix-huit stades, et en conséquence n'est privée d'aucune des ressources que procure un tel voisinage. <3> Son enceinte est merveilleusement fortifiée par la nature et par l'art. <4> Ses murailles se dressent sur un rocher d'une assez grande hauteur que la nature et la main de l'homme ont rendu très-escarpé. Des courants d'eau entourent Agrigente de toute part. <5> Au nord coule le fleuve auquel elle a donné son nom; à l'ouest, vers l'Afrique, la rivière qu'on appelle Hypsas. <6> A l'orient d'été s'élève la citadelle qui, du côté de la campagne, est défendue par un profond fossé, et qui, dans la partie qui regarde la ville, n'est accessible que par un seul endroit. <7> Sur le sommet on a bâti deux temples, l'un à Minerve, l'autre à Jupiter Atabyrien, comme disent les Rhodiens. <8> Agrigente en effet est une colonie de Rhodes, et il est naturel que le dieu ait le même nom que dans cette île. <9> La ville est du reste riche en temples et en portiques : celui de Jupiter Olympien n'est pas encore terminé ; mais autant qu'on en peut juger par la grandeur et l'étendue de ce qui est construit déjà, il ne le cède à aucun temple de la Grèce. Agathyrne. Après leur avoir donné toute garantie de sûreté, il leur persuada de passer en Italie, à la condition de se mettre à la solde des Rhégiens et de ravager le Bruttium ; tout le butin qu'ils pourraient faire leur appartiendrait de droit. [9,44] XLIV. L'Euphrate prend sa source en Arménie, traverse la Syrie et descend jusque dans la Babylonie. Il semble aller se jeter dans la mer Rouge ; il n'en est rien : il se perd dans les mille fossés ménagés çà et là dans la plaine avant de parvenir jusqu'à elle. L'Euphrate est d'une nature différente de celle des autres fleuves. D'ordinaire ils roulent d'autant plus d'eau qu'ils ont parcouru plus de terrain ; ils sont très élevés pendant l'hiver, très bas durant l'été. L'Euphrate, au contraire, n'est jamais plus gros qu'à la canicule, et sa plus grande largeur est en Syrie : plus il avance, plus il diminue. L'explication de ce fait est fort simple : c'est que la crue de ce fleuve provient, non pas des pluies de l'hiver, mais de la fonte des neiges, et il diminue à cause de sa dispersion dans les campagnes et des saignées qu'il subit pour l'irrigation du pays. Voilà pourquoi le transport des armées par l'Euphrate est si long : les vaisseaux sont chargés de soldats, tandis que le fleuve est sans profondeur et que le courant ne seconde que fort peu la marche des navires. FRAGMENT. Ceux qui ne montrent ni bienveillance ni zèle dans la paix ne sauraient être, dans l'occasion, d'actifs alliés.