[6,0] LIVRE VI. [6,1] {lacune} [6,2] II. Je sais bien que certaines personnes se demanderont pourquoi j'interromps ici la suite et le fil de ma narration, et pourquoi j'ai tellement tardé à présenter cette étude de la constitution romaine. Dès le début, j'ai considéré cette partie de mon traité comme une des plus importantes ; et je crois l'avoir démontré à plusieurs reprises, notamment dans le préambule que j'ai mis en tête de mon histoire, quand j'ai dit que le fruit le meilleur et le plus utile qu'on pourrait tirer de la lecture de mon ouvrage serait de savoir comment et par quelle espèce de constitution les Romains étaient parvenus en moins de cinquante-trois ans à ranger sous leur domination presque tout le monde habité, chose qui ne s'était jamais vue auparavant. Cela posé, je n'ai pas trouvé d'endroit plus favorable que celui-ci à l'exposé et à l'examen de cette constitution. Quand on veut juger des qualités ou des défauts d'un homme en particulier et l'apprécier à sa juste valeur, on ne fait pas porter cette épreuve sur les périodes où il a vécu en repos et en sécurité, mais sur sa conduite dans l'adversité et dans le succès; car c'est le critérium de la vertu que la grandeur d'âme et le courage avec lesquels on supporte les vicissitudes de la fortune. C'est de la même manière qu'il faut procéder, quand il s'agit d'un état ; voilà pourquoi, ne connaissant aucun exemple d'une transformation plus profonde et plus rapide que celle qu'a subie Rome de nos jours, j'ai différé jusqu'ici l'étude de cette question. L'importance de cette transformation se reconnaît à ceci ... [6,3] III. — Quand on s'occupe de toutes les républiques grecques qui souvent se sont élevées et non moins souvent ont éprouvé une fortune toute contraire, il est aisé et de raconter leur histoire et de prévoir leur destinée future ; car il est également facile de rapporter ce que l'on sait et de prédire l'avenir en se fondant sur la connaissance du passé. Mais quand il s'agit de Rome, c'est une tâche aussi ardue d'exposer sa situation actuelle, à cause de la complication de sa constitution, que de faire des prévisions pour son avenir, parce que nous connaissons mal ses anciennes institutions publiques et privées. C'est pourquoi il faut une grande attention et un examen très minutieux pour en reconnaître les caractères distinctifs. La plupart de ceux qui veulent traiter méthodiquement cette question distinguent trois sortes de gouvernement : la royauté, l'aristocratie, la démocratie. Il me semble qu'on serait en droit de leur demander s'ils donnent ces trois formes comme les seules ou bien comme les meilleures. Or, qu'ils penchent pour l'une ou pour l'autre hypothèse, je trouve qu'ils sont également dans l'erreur. Il est clair, en effet, que l'idéal serait une combinaison de ces trois régimes ; ce n'est pas seulement le raisonnement qui le montre, mais aussi l'expérience, puisque c'est sur ce principe que Lycurgue a fondé la constitution de Lacédémone, qui en fut la première application. Il ne faut pas non plus regarder ces trois formes comme les seules qui puissent exister : on voit, souvent des monarchies et des tyrannies qui diffèrent essentiellement de la royauté, bien que présentant avec elles certaines analogies ; — analogies dont tous les tyrans profitent pour dissimuler leur despotisme, autant qu'il leur est possible, sous le nom de royauté. Il y a aussi de nombreux exemples de gouvernements oligarchiques, qui offrent bien quelques ressemblances avec les aristocraties, et qui pourtant sont presque l'opposé. If en est de même pour la démocratie. [6,4] IV. — Voici la preuve de ce que j'avance. Il ne faut pas toujours donner le nom de royauté au gouvernement d'un seul homme, mais seulement quand ce régime est librement accepté par les citoyens et que l'autorité est fondée sur leur consentement plutôt que sur la crainte et sur la violence. On ne doit pas non plus considérer comme une aristocratie n'importe quel état dirigé par quelques têtes, mais seulement ceux où l'on choisit, pour leur confier le pouvoir, les gens les plus justes et les plus sages. De même, une démocratie n'est pas un état où toute la foule soit maîtresse de faire à sa guise tout ce qui lui plaît ; mais un pays qui a conservé la coutume antique d'honorer les dieux, de vénérer ses parents, de respecter les vieillards, d'obéir aux lois, où l'on observe ces principes tout en s'inclinant devant la volonté de la majorité, voilà ce qu'on appelle une démocratie. D'où l'on doit conclure qu'il y a six formes de gouvernement : trois dont le nom est familier à tout le monde et que j'ai commencé par citer, et trois autres qui ont avec les premières des caractères communs, je veux dire la monarchie, l'oligarchie, la démagogie. La forme primitive, spontanée et naturelle est la monarchie; puis vient la royauté, qui en dérive, mais qui la corrige et en redresse les défauts ; si elle se transforme en un régime voisin, mais dégénéré, celui de la tyrannie, leur ruine donne naissance à l'aristocratie ; quand celle-ci à son tour tombe fatalement dans l'oligarchie, le peuple s'irrite et fait porter aux grands la peine de leurs méfaits : c'est alors que naît la démocratie ; mais quand à la longue viennent à sévir les violences populaires et qu'on cesse de respecter les lois, c'est l'avènement de la démagogie. On reconnaîtra avec évidence la vérité de tout ce que je viens de dire, si l'on considère les origines, la genèse et l'évolution naturelle de ces différents régimes ; il faut savoir comment chacun d'eux s'est formé, pour pouvoir en saisir le développement, l'apogée, les transformations, et pour prévoir l'époque, les causes et les circonstances de sa fin. C'est surtout à l'étude de la constitution de Rome que j'ai résolu d'appliquer cette méthode, parce que sa formation et ses progrès ont toujours été conformes aux lois de la nature. [6,5] V. Il se peut que cette question de l'évolution naturelle des régimes politiques soit exposée avec plus de précision chez Platon et quelques autres philosophes ; mais leurs dissertations longues et compliquées sont accessibles à bien peu de lecteurs ; c'est pour cela que j'entreprends d'en résumer ce qui me paraît concerner plus spécialement l'histoire et que je crois être à la portée de toutes les intelligences ; si l'on trouve quelques lacunes dans l'exposition générale, les détails dans lesquels j'entrerai ensuite éclaiciront suffisamment les points qui pourraient rester obscurs. Quels sont donc, suivant moi, l'origine et les débuts des sociétés ? Lorsque des inondations, des épidémies, une disette ou d'autres causes du même ordre déciment le genre humain, comme nous savons que cela s'est produit avant nous et comme il est vraisemblable que cela arrivera encore bien des fois, les institutions, les arts, tout sombre dans ce cataclysme ; puis, quand de ceux qui ont échappé au désastre sort à la longue, ainsi que d'une semence, une humanité nouvelle, les gens se groupent alors, comme font en pareil cas les animaux, car il est naturel que les êtres faibles s'associent à ceux de même race qu'eux ; il est fatal en ce cas que le plus vigoureux physiquement et le plus hardi moralement devienne le chef et le maître. Il en est de même, disions-nous, dans les autres espèces ; or, ce que nous voyons se produire chez les bêtes dénuées de raison, nous pouvons affirmer que c'est véritablement l'oeuvre de la nature ; et il est incontestable que chez elles on voit les plus forts gouverner les autres ; c'est le cas pour les taureaux, les sangliers, les coqs, etc. Il est vraisemblable que telle est aussi à l'origine la condition où vivent les hommes : ils s'attroupent comme les animaux, ils suivent les plus vaillants ou les plus robustes, dont l'autorité n'a pas d'autres limites que celles de leur force. On peut appeler ce régime la monarchie. Puis, quand avec le temps la vie en commun et les relations familières ont resserré le lien social, alors on voit naître la royauté ; alors se fait jour pour la première fois dans l'humanité la notion du bien et du juste, ainsi que celle de leurs contraires. [6,6] VI. — Voici quels sont le principe et la genèse de ces notions. Tous les hommes ont, par nature, un penchant pour les relations sexuelles, et c'est à cet instinct qu'est due la procréation des enfants. Or, si un de ces enfants, parvenu à l'âge d'homme, ne témoigne aucune reconnaissance à ceux qui l'ont élevé et ne leur vient pas en aide, mais leur parle mal ou les maltraite, il est évident que l'entourage, connaissant les soins prodigués par les parents et la peine qu'ils se sont donnée pour leurs enfants, pour veiller sur eux, pour les élever, en sera choqué et irrité. Car ce qui distingue le genre humain des autres espèces animales, c'est que seuls nous sommes doués d'intelligence et de raison ; et il est clair que nous ne resterons pas indifférents à une pareille ingratitude, comme feraient les animaux, mais que nous manifesterons notre désapprobation et notre indignation, en songeant à l'avenir et en prévoyant que ce qui arrive maintenant à autrui risque d'arriver plus tard à chacun de nous. De même, si un homme secouru ou assisté dans le besoin par un autre, au lieu de se montrer reconnaissant envers son sauveur, cherche au contraire à lui porter tort, il est évident que les témoins de son ingratitude s'en indigneront et s'en irriteront, tant par sympathie pour leur prochain que dans l'appréhension d'un sort analogue. De là naît chez chacun de nous l'idée du devoir, de sa force et de ses principes essentiels, c'est-à-dire le fondement et la fin de la justice. Si au contraire un homme défend tous ses semblables dans le danger et affronte pour eux les plus redoutables des bêtes fauves, il est certain que tout le monde le félicitera, l'applaudira, tandis qu'une conduite opposée ne provoquera que la haine et le mépris. Ainsi se forme chez les hommes une juste notion du bien et du mal et de ce qui les distingue l'un de l'autre, ainsi qu'une tendance à rechercher et à pratiquer le bien, pour le profit qu'on en retire, et d'autre part à fuir le mal. Lors donc que celui qui est à la tête d'un état et exerce le pouvoir suprême passe aux yeux de ses sujets pour favoriser les gens de bien et pour traiter chacun selon ses mérites, ce n'est plus par crainte de la violence, c'est volontairement et de bon gré que tous unanimement lui obéissent, se font, quelque vieux qu'il soit, les soutiens et les défenseurs de son trône, luttent contre quiconque tente de le renverser. C'est ainsi qu'insensiblement la royauté sort de la monarchie, quand à la place de la passion et de la force brutale c'est la raison qui domine. [6,7] VII. Telle est la première idée que la nature donne aux hommes du bien et du juste ainsi que de leurs contraires ; telles furent l'origine et la formation de la véritable royauté. Car ce n'est pas seulement aux bons souverains qu'on assure la conservation de leur pouvoir, mais encore à leur postérité, parce qu'on espère que des hommes mis au monde et élevés par eux observeront les mêmes principes. Que si jamais on est mécontent de leurs descendants, on choisit d'autres chefs et d'autres rois, non plus pour leur force physique, mais pour leurs qualités morales et leur intelligence ; car on connaît par expérience la différence entre ces deux systèmes. A l'origine, ceux qu'on avait une fois jugés dignes de la royauté et à qui on l'avait donnée vieillissaient sur leur trône, occupés à fortifier les positions les plus importantes, à élever des remparts, à étendre leur territoire, pour assurer à leurs peuples à la lois la sécurité et des ressources matérielles en abondance ; tout entiers à cette tâche, ils ne donnaient aucune prise à la médisance et à la jalousie, parce qu'ils ne cherchaient pas à se distinguer de leurs sujets par leur costume, leur nourriture ou leur boisson, mais qu'ils vivaient comme tout le monde et menaient la même existence que le commun des hommes. Mais quand le pouvoir se transmit par succession et par droit de naissance, les rois, se voyant bien à l'abri du danger et plus que largement assurés de leur subsistance, se laissèrent corrompre par l'opulence et cédèrent à leurs passions : ils s'imaginèrent qu'il leur fallait des vêtements plus somptueux qu'à leurs sujets, une table plus recherchée et plus variée, des liaisons amoureuses que personne ne vînt contrarier. Ces excès engendrèrent tantôt l'envie et le mécontentement, tantôt la haine et la colère : la royauté se changea en tyrannie, des conspirations se formèrent contre les tyrans et préparèrent la ruine de ce régime ; or ceux qui tramèrent ces complots n'étaient pas des gens de rien, mais ils comptaient parmi les citoyens les plus nobles, les meilleurs, les plus courageux, car ceux-là sont plus que tout autre incapables de supporter les insolences d'un maître. [6,8] VIII. — Dès que le peuple eut des chefs, il les aida à abattre les tyrans, pour les raisons que j'ai dites ; la royauté et la monarchie disparurent, et à leur place on vit éclore l'aristocratie ; car le peuple donna à ceux qui avaient détruit la tyrannie ce témoignage spontané de reconnaissance, de les mettre à sa tête et de se confier à eux. Flattés de cette confiance, les grands n'eurent d'abord en vue que l'utilité publique et s'attachèrent à sauvegarder les intérêts de l'État comme ceux des particuliers. Mais quand leurs enfants eurent hérité de leur puissance, dans leur inexpérience de l'adversité, dans leur ignorance absolue de la liberté et de l'égalité politique, ces hommes élevés dès leur plus jeune âge au milieu des grandeurs et des privilèges de leurs parents se laissèrent aller les uns à une convoitise ou à une cupidité criminelles, les autres à une intempérance et à une goinfrerie insatiables; d'autres enfin violaient les femmes ou enlevaient les enfants. L'aristocratie dégénéra ainsi en oligarchie et éveilla bientôt dans l'âme du peuple des sentiments analogues à ceux que je décrivais tout à l'heure : aussi eut-elle une fin aussi tragique que la tyrannie. [6,9] IX. — Il suffit en effet qu'un citoyen se rende compte de la jalousie et de la haine qu'inspirent les grands, puis qu'il ait le courage de les attaquer par ses paroles ou par ses actes, pour que tous se rangent à ses côtés et lui accordent leur concours. Mais une fois que le peuple a massacré ou exilé ses oppresseurs, il hésite soit à nommer un roi, parce qu'il craindrait de voir renaître les crimes de la monarchie, soit à déléguer le pouvoir à quelques hommes, parce qu'il a encore devant les yeux les désordres récents. Il ne lui reste donc plus d'espoir qu'en lui-même. Il s'y livre; à l'oligarchie succède la démocratie et ce sont les citoyens eux-mêmes qui se chargent d'administrer les affaires publiques. Tant qu'il y en a encore parmi eux qui savent par expérience ce qu'est le despotisme d'une autorité absolue, on est satisfait de la situation présente, on ne voit rien de préférable à l'égalité et à la liberté ; mais quand arrive une génération nouvelle, puis que la démocratie tombe aux mains des petits-enfants de ses fondateurs, ceux-ci, trop accoutumés à l'égalité et à la liberté, n'apprécient plus ces biens à la même valeur; chacun cherche à dominer les autres. Ceux qui sont les plus riches, surtout, tombent dans cet excès : ils ambitionnent le pouvoir et, ne pouvant y arriver par leur propre mérite, ils dissipent toute leur fortune pour séduire ou corrompre le peuple par tous les moyens. Quand, par leur absurde passion des honneurs, ils ont rendu le peuple avide et insatiable de largesses, c'est la ruine de la démocratie, c'est l'avènement de la violence et de la force brutale. Car lorsque la foule est habituée à vivre sur le bien d'autrui et à s'en remettre au prochain du soin d'assurer sa subsistance, il suffit qu'elle trouve un chef ambitieux et audacieux, mais que sa pauvreté exclut des hautes fonctions publiques ; et c'est le triomphe de la force, c'est la lutte des partis, avec ses massacres, ses proscriptions, ses partages de terres, jusqu'à ce que, dans ce règne de la terreur, le peuple trouve de nouveau un maître, qui rétablira la monarchie. Tel est le cycle complet des régimes politiques, telle est la succession naturelle qui les modifie, qui les transforme, qui en amène le retour. Si l'on possède bien ces notions, on peut se tromper sur le temps, quand on veut prédire l'avenir d'un état ; mais quand il s'agit de déterminer à quel point de développement ou de décadence il est parvenu, ou quels changements il doit subir, il est rare qu'on commette une erreur, pourvu qu'on juge sans passion et sans préjugé. C'est surtout en étudiant suivant cette méthode la constitution de Rome que nous arriverons à en connaître les origines, les progrès, l'apogée, et aussi les transformations éventuelles ; car plus que toute autre, comme je l'ai dit un peu plus haut, elle s'est toujours formée et développée selon les lois de la nature, et c'est selon ces mêmes lois que s'opéreront ses révolutions futures. On le verra mieux par ce qui va suivre. [6,10] X. — Il nous faut maintenant dire quelques mots de la législation de Lycurgue ; car cette question n'est pas étrangère à notre sujet. Il avait remarqué que l'évolution dont j'ai fait l'exposé s'accomplissait naturellement, nécessairement, et considérait que tout régime simple, fondé sur un seul principe, était instable, parce qu'il tombe rapidement dans l'excès qui lui est particulier et inhérent. Il est fatal que la rouille attaque le fer et les vers le bois ; on a beau les préserver de tous les agents nuisibles du dehors, ils sont détruits par ceux qu'ils portent en eux-mêmes. Or il en est de même pour les formes de gouvernement : chacune contient en soi un germe corrupteur que la nature y a placé ; pour la royauté, c'est la monarchie ; pour l'aristocratie, l'oligarchie; pour la démocratie, la démagogie et ses fureurs ; et il est impossible, dans chacun de ces cas, que la première forme ne finisse pas par dégénérer en la seconde, comme je l'ai montré précédemment. C'est ce qu'avait vu Lycurgue ; aussi n'a-t-il pas établi une constitution simple et uniforme ; mais il a combiné toutes les qualités et les propriétés des meilleurs régimes, pour qu'aucun d'eux, prenant une prépondérance excessive, ne tombât dans le défaut qui lui est inhérent il a voulu compenser l'action de chacun par celle des autres, pour éviter que l'un d'eux ne rompît l'équilibre et ne fît pencher la balance de son côté ; cet équilibre, il l'a établi et maintenu par le jeu des forces contraires il a gouverné l'État comme un navire que des mouvements en sens divers tiennent d'aplomb sur l'eau. Une chose empêchait la royauté d'abuser de son autorité, c'était la crainte du peuple, qui détenait aussi une part du pouvoir ; le peuple, de son côté, était retenu dans le respect qu'il devait aux rois par la crainte du Sénat, qui, composé d'une élite soigneusement choisie, ne pouvait manquer d'embrasser la cause de la justice de sorte que le parti qui était le plus faible, mais qui avait su rester dans sa légalité, redevenait toujours le plus fort et le plus puissant, grâce à l'appui du Sénat, qui faisait pencher la balance en sa faveur. Telles sont les dispositions par lesquelles Lycurgue a assuré à Lacédémone une liberté plus durable que celle dont aucun peuple a jamais joui à notre connaissance. C'est en découvrant par le raisonnement les sources d'où naît chaque régime et la manière dont il se forme qu'il a pu établir sa constitution sans faire aucune expérience coûteuse. Quant aux Romains, s'ils ont fini par réaliser le même idéal dans le gouvernement de leur patrie, ce n'est pas par un simple raisonnement qu'ils y sont arrivés ; c'est au milieu des combats et des difficultés qu'ils ont appris, par expérience et à leurs dépens, quel était le meilleur parti à suivre; c'est ainsi qu'ils sont parvenus au même résultat que Lycurgue et qu'ils ont établi la constitution la plus parfaite qui nous soit connue. {lacune} [6,11] XI. A partir de l'époque où Xerxès envahit la Grèce, c'est-à-dire une trentaine d'années après la crise qui divise l'histoire romaine en deux grandes périodes, la constitution de Rome fut admirable ; elle atteignit sa perfection du temps d'Hannibal, d'où nous sommes partis pour faire cette digression. Aussi, après en avoir étudié le développement, allons-nous essayer de la décrire telle qu'elle était au moment où les Romains furent écrasés à la bataille de Cannes. Je ne dissimule pas que les hommes nés sous ce régime trouveront mon exposé très incomplet, parce que j'aurai omis quelques détails ; ces gens, qui le connaissent à fond et qui ont l'expérience de ses moindres dispositions, puisque dès leur enfance ils ont été élevés au sein des institutions et des lois de leur pays, ne songeront pas à admirer ce que j'en aurai dit, mais à rechercher ce que j'aurai pu en oublier ; ils ne supposeront pas que l'auteur a négligé à dessein les questions secondaires, mais ils l'accuseront d'avoir, par ignorance, passé sous silence les origines et les liaisons des faits. Pour paraître en savoir plus que l'historien, ils regarderont comme insignifiants et sans importance les points qu'il aura traités, mais ils déclareront essentiels ceux qu'il aura laissés de côté. Un bon juge, cependant, doit apprécier un écrivain non d'après ce qu'il a omis, mais d'après ce qu'il a dit; si l'on relève chez lui des erreurs, on est en droit d'attribuer à son ignorance les lacunes de ses ouvrages ; mais si tout ce qu'il avance est exact, on doit reconnaître que c'est à bon escient qu'il a négligé certains détails, et non par ignorance. {lacune} Les trois formes de gouvernement dont j'ai parlé plus haut se trouvaient amalgamées dans la constitution romaine, et la part de chacune était si exactement calculée, tout y était si équitablement combiné, que personne, même parmi les Romains, n'aurait pu déclarer si c'était une aristocratie, une démocratie ou une monarchie. Cette indécision était d'ailleurs très naturelle : à examiner les pouvoirs des consuls, on eût dit un régime monarchique, une royauté ; à en juger par ceux du Sénat, c'était une aristocratie ; enfin, si l'on considérait les droits du peuple, il semblait bien que ce fût une démocratie. Voici quelles étaient les prérogatives dont jouissait alors chacun de ces trois ordres et qu'ils ont, à peu de chose près, conservées jusqu'à nos jours. [6,12] XII. — Les consuls, quand ils ne sont pas à la tête des armées, résident à Rome et ont la haute main sur toutes les affaires publiques. Tous les autres magistrats, à l'exception des tribuns, sont placés sous leurs ordres. C'est eux qui introduisent les ambassadeurs dans le Sénat, qui provoquent les délibérations dans les cas urgents et qui promulguent les sénatus-consultes. Ils ont également à s'occuper de toutes les affaires qui doivent être réglées par le peuple, à convoquer l'assemblée, à proposer les décrets, à appliquer les décisions de la majorité. En ce qui concerne la préparation de la guerre et la conduite des opérations, leur pouvoir est presque absolu. C'est à eux de fixer le contingent que doivent fournir les alliés, de nommer les tribuns militaires, de faire les levées, de choisir les hommes propres au service ; de plus, en campagne, ils ont le droit de punir qui bon leur semble. Ils sont libres d'engager sur les fonds de l'État les dépenses qu'ils veulent; un questeur les accompagne, mais il n'a d'autre rôle que d'exécuter immédiatement tous leurs ordres. On affirmerait, à ne considérer que cet aspect de la constitution, qu'elle est purement monarchique et royale ; et si dans les points que je viens d'exposer ou dans ceux que jevais traiter quelque changement survenait maintenant ou plus tard, cela n'infirmerait en rien ce que j'avance en ce moment. [6,13] XIII. — Le Sénat a pour première fonction l'administration du trésor public, car toutes les recettes et toutes les dépenses sont également de son ressort ; les questeurs n'ont pas le droit d'en faire sortir la moindre somme sans un décret du Sénat, à moins que ce ne soit pour les consuls ; les frais qui sont de beaucoup les plus considérables de tous, ceux que les censeurs font tous les cinq ans pour la construction et la restauration des monuments publics, c'est encore du Sénat qu'ils dépendent, c'est lui qui donne aux censeurs l'autorisation de les engager. Tous les crimes commis en Italie qui comportent une enquête publique, par exemple les trahisons, les conjurations, les emprisonnements, les assassinats, c'est encore le Sénat qui s'en occupe. En outre, si un particulier ou une ville d'Italie a un différend à régler, mérite un châtiment, a besoin de secours ou de protection, c'est toujours au Sénat d'y pourvoir. Même en dehors de l'Italie, s'il faut envoyer une ambassade pour mettre fin à une contestation, pour transmettre une exhortation ou un ordre, pour contracter une alliance ou pour déclarer la guerre, c'est lui que ce soin regarde. De même, quand des ambassades viennent à Rome, c'est le Sénat qui examine comment il convient de les recevoir et de leur répondre. Le peuple n'a voix au chapitre dans aucune de ces questions. Il semble donc, quand on voit Rome en l'absence des consuls, que la constitution en soit purement aristocratique. C'est d'ailleurs l'opinion d'un grand nombre de Grecs et de rois, parce que c'est presque toujours au Sénat qu'ils ont affaire. [6,14] XIV. — On se demandera après cela quelle peut être la part laissée au peuple dans le gouvernement, puisque le Sénat possède toutes les prérogatives que je viens d'énumérer, dont la principale est la haute main sur les recettes et les dépenses, et que les consuls disposent d'une autorité absolue en ce qui concerne les préparatifs de la guerre et la conduite des opérations. Une part a pourtant été laissée au peuple, et cette part est même des plus importantes, puisque c'est lui seul, dans l'État, qui peut décerner des honneurs ou infliger un châtiment ; or ces sanctions sont la condition nécessaire à l'existence des royautés, des républiques, en un mot de toute la société humaine. Si l'on ignore ce moyen de marquer une distinction entre les hommes ou si, le connaissant, on ne sait pas en faire usage, il est impossible que l'on mène à bonne fin aucune entreprise ; et comment n'en serait-il pas ainsi, si l'on ne témoigne pas plus de considération pour les bons que pour les méchants ? Le peuple a aussi sa juridiction : c'est lui qui juge les crimes passibles d'une amende considérable, surtout quand l'accusé a occupé une haute situation. Il n'y a que lui qui puisse prononcer une condamnation à mort. En cette matière, il existe à Rome une coutume très remarquable et très louable : dans toute affaire capitale, on laisse au prévenu, pendant que le procès se juge, la faculté de quitter Rome aux yeux de tous, tant qu'une seule des tribus intéressées n'a pas encore déposé son suffrage ; il se condamne alors lui-même à un exil volontaire et trouve un refuge assuré à Naples, à Préneste, à Tibur ou dans quelque autre ville alliée. D'autre part, c'est le peuple qui confère les charges à ceux qui les méritent, ce qui est la plus belle récompense qu'on puisse, dans un état, décerner à la probité. Il est maître d'adopter ou de rejeter les lois et, prérogative de toute première importance, il délibère sur la guerre et sur la paix. Pour les alliances, les trêves, les traités, c'est lui qui les sanctionne, qui les ratifie ou les repousse ; si bien qu'on serait fondé à affirmer que c'est le peuple qui a la plus grande part au gouvernement et que Rome a un régime démocratique. [6,15] XV. — Nous venons de voir comment le gouvernement est partagé entre ces trois ordres ; nous allons montrer maintenant comment ils peuvent soit se faire mutuellement contre-poids soit collaborer entre eux. Quand le consul, investi de l'autorité que j'ai décrite, part à la tête de l'armée, il semble bien qu'il dispose d'une autorité absolue pour exécuter les projets qu'il a en vue ; il a cependant besoin du peuple et du Sénat ; sans eux, il ne peut mener ses entreprises à bonne fin. Il est clair, en effet, que les troupes doivent être continuellement ravitaillées ; or, sans une décision du Sénat, elles ne peuvent recevoir ni vivres ni vêtements ni solde ; de sorte que les chefs sont privés de tous leurs moyens d'action si le Sénat fait de l'opposition ou de l'obstruction. Il dépend encore de lui que les plans des généraux soient ou non entièrement réalisés, puisqu'il est libre, l'année écoulée, de les remplacer dans leur commândement ou de les y maintenir. Il peut à son gré rehausser et exalter leurs succès ou les abaisser et en ternir l'éclat; car cette cérémonie que les Romains appellent le triomphe, et où les généraux offrent aux regards de leurs concitoyens l'image vivante de leurs exploits, on ne peut la célébrer avec toute la pompe désirable ni même d'aucune manière, si le Sénat n'en donne l'autorisation et n'accorde les crédits nécessaires. Il y a d'autres cas encore où les consuls sont tenus d'en référer au peuple, quelque loin de Rome qu'ils se trouvent ; car c'est à lui, comme je l'ai montré plus haut, de ratifier les conventions et les traités ou de ne pas les accepter. Enfin, et c'est un point capital, quand les consuls sortent de charge, c'est au peuple qu'ils doivent rendre compte de leur administration. Ils ne pourraient donc pas impunément rester indifférents aux sentiments du peuple comme du Sénat. [6,16] XVI. — Le Sénat, de son côté, quelle que soit sa puissance, est obligé, dans toutes les affaires publiques, de consulter le peuple et de tenir compte de son opinion. Il ne peut statuer ni sur les grandes procès ni sur les crimes d'Etat qui entraînent la peine capitale, tant que le peuple n'a pas sanctionné les décisions qu'il lui propose. Il en est de même pour les questions qui intéressent directement le Sénat ; car si quelqu'un présente une loi qui tende à diminuer son antique puissance, à restreindre les prérogatives et les honneurs des sénateurs ou encore à leur ôter une partie de leurs biens, c'est au peuple d'adopter ou de repousser toutes les propositions de ce genre. Mieux encore, si un seul des tribuns use de son droit de veto, il est impossible au Sénat de faire appliquer ses décrets : il ne peut même plus se réunir pour délibérer, Or le devoir des tribuns est de faire toujours ce qui plaît au peuple et de se conformer à ses volontés. C'est pour ces raisons que le Sénat le redoute et a des égards pour lui. [6,17] XVII. — Mais cette dépendance est réciproque et le peuple est, lui aussi, tenu d'avoir recours au Sénat dans les affaires privées ou publiques. Il y a en Italie beaucoup de travaux qui sont adjugés par les censeurs: construction et entretien des monuments publics, qui sont si nombreux qu'on peut à peine les compter, exploitation des cours d'eau, des ports, des jardins, des mines, des terres, en un mot de tout ce qui est soumis à l'autorité romaine ; ce sont les plébéiens qui se chargent de toutes ces entreprises et tous, pour ainsi dire, y participent, pécuniairement ou par leur travail : l'un passe le marché avec les censeurs, un autre s'associe avec lui, un troisième leur sert de caution ou engage ses biens en garantie ; or c'est le Sénat qui a la haute main sur toutes ces opérations : il a le droit d'accorder un délai, de faire une remise en cas d'accident ou d'annuler le contrat si l'adjudicataire ne peut en remplir les conditions. Il y a donc bien des circonstances où le Sénat peut nuire grandement à ceux qui entreprennent des travaux publics ou au contraire les favoriser, puisque c'est à lui qu'on en réfère dans tous ces cas. Chose plus importante encore, c'est dans son sein qu'on prend les juges pour la plupart des procès publics ou privés, quand l'affaire présente une certaine gravité. Ces obligations enchaînent le peuple au Sénat: ne pouvant prévoir si l'on n'aura pas un jour besoin de lui, on n'ose pas résister ou désobéir à ses ordres. C'est pour une raison analogue qu'on hésite à s'opposer à la volonté des consuls ; car en campagne chacun en particulier et tous en général seront soumis à leur autorité. [6,18] XVIII. — C'est ainsi que les trois ordres ont le pouvoir de se contrecarrer ou de se soutenir mutuellement, et leur agencement donne les meilleurs résultats dans toutes les circonstances ; aussi n'est-il pas possible de trouver une forme de gouvernement plus parfaite. Quand un danger public, menaçant les Romains de l'extérieur, les oblige à agir de concert et en plein accord, telle est alors la force de leur constitution qu'aucune mesure nécessaire n'est négligée, parce que tous se préoccupent également de parer à la situation, et que les décisions prises sont exécutées sans retard, parce que tous les efforts, collectifs ou individuels, se combinent pour atteindre le but qu'on s'est proposé. Voilà comment Rome doit à sa constitution d'être invincible et de venir à bout de tout ce qu'elle entreprend. Au contraire, quand, une fois délivrés de toute crainte au dehors, les Romains n'ont plus qu'à jouir des richesses et de la prospérité qui sont le fruit de leurs victoires, s'ils abusent alors de leur fortune, s'ils se laissent aller à la mollesse et corrompre par les flatteries, s'ils tombent, comme il arrive ordinairement, dans les excès et dans l'insolence, c'est en ce cas surtout qu'on peut voir leur constitution tirer d'elle-même un remède à leurs maux. Admettons en effet qu'un des trois ordres veuille, dans sa présomption, empiéter sur les droits des autres et usurper un pouvoir qui ne lui appartienne pas : comme aucun d'eux — nous l'avons vu — n'est complètement indépendant, mais que l'action de chacun peut être entravée et réfrénée par celle des autres, il doit maîtriser son orgueil et son ambition ; chacun se tient à sa place, soit que les autres s'opposent à ses entreprises, soit qu'avant de s'y lancer il redoute leur vigilance. [6,19] XIX. — Après l'élection des consuls, on nomme les tribuns militaires, à raison de quatorze pris parmi les citoyens qui ont cinq ans de service et dix autres parmi ceux qui ont dix ans, car tous sont tenus de servir dix ans dans la cavalerie ou seize ans dans l'infanterie avant l'âge de quarante-six ans, à l'exception de ceux qui ne possèdent pas quatre cents drachmes et qu'on réserve tous pour la marine. Si les circonstances l'exigent, la durée du service pour les fantassins est portée à vingt ans. Nul ne peut exercer une fonction publique, s'il n'a pas fait dix ans de service. Quand les consuls en charge vont procéder à l'enrôlement des soldats, ils informent le peuple du jour où devront se présenter tous les hommes en âge de porter les armes ; cette opération a lieu tous les ans. Au jour fixé, quand tous les conscrits se sont rendus à Rome, on les rassemble au Capitole ; les quatorze jeunes tribuns militaires, rangés dans l'ordre où ils ont été nommés par le peuple ou par les généraux, se divisent en quatre groupes, correspondant aux quatre légions dont se compose essentiellement l'armée romaine ; les quatre premiers sont affectés à la première légion, les trois suivants à la seconde, puis quatre autres à la troisième et les trois derniers à la quatrième. Parmi les dix plus âgés, les deux premiers sont attribués à la première légion, les trois suivants à la seconde, puis deux autres à la troisième, enfin les trois derniers à la quatrième. [6,20] XX. — Quand cette répartition des tribuns est faite, de façon que chaque légion ait le même nombre d'officiers, ils vont s'asseoir en se groupant par corps, tirent au sort les tribus une par une et appellent successivement celles qui sont ainsi désignées. Ils y prennent quatre jeunes gens à peu près de même âge et de même taille ; ces jeunes gens s'avancent et les tribuns font leur choix, ceux de la première légion les premiers, ceux de la seconde en second lieu, ceux de la troisième en troisième lieu et ceux de la quatrième les derniers. On fait ensuite avancer quatre autres conscrits ; ce sont, alors, les tribuns de la seconde légion qui font leur choix les premiers, et ainsi de suite, de sorte que ceux de la première viennent en dernier lieu. Après quoi, nouveau groupe de quatre hommes ; cette fois, ce sont les tribuns de la troisième légion qui sont les premiers à parler, et ceux de la seconde les derniers. On continue ce roulement jusqu'à la fin, ce qui fait que les diverses légions ont à peu près la même composition. Le contingent fixé est ordinairement de quatre mille deux cents fantassins par légion ; mais ce nombre peut être porté à cinq mille dans les circonstances critiques. Quant aux cavaliers, autrefois c'était après cette opération qu'on en faisait la révision pour les adjoindre aux quatre mille deux cents fantassins ; actuellement, c'est par eux qu'on commence ; on les prend sur des listes où le censeur les a inscrits d'après leur fortune et on en affecte trois cents à chaque légion. [6,21] XXI. — Quand l'enrôlement est terminé, les tribuns de chaque légion rassemblent leurs hommes et choisissent dans le nombre le plus qualifié, auquel ils font jurer d'obéir à ses chefs et d'exécuter leurs ordres selon ses moyens ; tous les autres s'avancent ensuite un à un et font le même serment que le premier. En même temps, Ies consuls avertissent les magistrats des villes alliées d'Italie où ils veulent prendre leurs auxiliaires ; ils leur indiquent le nombre de soldats qu'il leur faut, le jour et l'endroit où les recrues devront se trouver ; les villes procèdent à la levée et font prêter serment de la manière que nous avons décrite, puis elles envoient leurs troupes sous la conduite d'un commandant et d'un questeur. A Rome, après la prestation de serment, les tribuns indiquent à chaque légion le jour et l'endroit où elle devra se rassembler sans armes ; puis ils congédient leurs hommes. Quand le jour fixé est arrivé et que tous sont réunis, ils choisissent les plus jeunes et les moins riches pour en constituer les vélites ; les suivants fournissent ce qu'on appelle les hastati ; ceux qui sont dans la force de l'âge forment les principes et les plus âgés les triarii. Telles sont en effet, chez les Romains, les distinctions qu'on établit, dans la désignation, l'âge et même l'armement des diverses parties de chaque légion. La répartition se fait de manière à ce que les plus âgés ou triarii soient en tout six cents et les principes douze cents, ainsi que les hastati ; tous les autres, c'est-à-dire les plus jeunes, sont rangés parmi les vélites. Si l'effectif est supérieur à quatre mille hommes, on fait du surplus une répartition proportionnelle, exception faite pour les triarii, dont le nombre ne change jamais. [6,22] XXII. — Les vélites sont armés de l'épée, du javelot et de la parme. On appelle ainsi un bouclier solidement construit et assez grand pour bien abriter un homme ; il est rond et a trois pieds de diamètre. Ils portent un casque sans panache, mais parfois recouvert d'une tête de loup ou d'un autre ornement de ce genre, qui sert de protection en même temps que de marque distinctive et permet aux officiers de reconnaître ceux qui se battent courageusement ou non. Le bois de leur javelot a généralement deux coudées de long et un doigt d'épaisseur ; la pointe mesure un empan et elle est si affilée que dès le premier choc il est inévitable qu'elle se fausse, de sorte que les ennemis ne peuvent pas renvoyer l'arme; sans cette précaution, ils pourraient s'en servir tout aussi bien que les soldats romains. [6,23] XXIII. — La seconde catégorie, celle des hastati, un peu plus âgés que les vélites, doit porter l'armement complet. Cet armement, chez les Romains, comprend en premier lieu un bouclier long, dont la largeur de la surface convexe est de deux pieds et demi, la hauteur de quatre pieds, ou de quatre pieds et une palme si la mesure est prise depuis le bord extérieur. Il est formé de deux planches collées avec de la gélatine de boeuf ; la face externe est recouverte d'un linge, puis d'une peau de veau. Le bord est garni, à l'intérieur et à l'extérieur, d'une armature de fer, qui lui permet de résister aux coups de taille et de ne pas se détériorer si on l'appuie contre la terre. La partie bombée est également munie d'une plaque de fer, qui la protège contre le choc des pierres, des surisses, en un mot de tous les projectiles lancés avec force. Outre le bouclier, les hastati ont encore une épée, qu'ils portent contre la cuisse droite et qu'ils appellent ibérique ; elle possède une excellente pointe, mais aussi deux tranchants, et ses coups de taille sont redoutables, parce que la lame en est solide et s'émousse difficilement. Ils ont encore deux javelots, un casque de bronze et des jambières. De ces javelots, les uns sont gros, les autres minces ; parmi les premiers, les uns sont ronds et ont une palme de diamètre, les autres sont carrés et ont aussi une palme d'épaisseur ; les minces ressemblent aux petits épieux que les hastati portent encore en plus des armes déjà citées. Dans tous ces javelots, la hampe a environ trois coudées de long ; on y adapte un fer en forme d'hameçon, qui a la même longueur que la hampe, et on l'y fixe très solidement, pour que l'effet en soit plus sûr : on l'enfonce jusqu'au milieu de la hampe et on l'y assujettit au moyen de nombreux crochets, si bien que le fer se briserait avant que ces attaches ne lâchent quand on lance le javelot; ce fer a pourtant, à son extrémité inférieure et à son point de jonction avec le bois, une épaisseur d'un doigt et demi ; tant on apporte de soin et de précautions à la confection de cette jointure. Ils portent, en outre, une aigrette de plumes et trois plumes rouges ou noires, toutes droites, hautes d'environ une coudée ; ces ornements placés sur le casque, ajoutant leur effet à celui des armes, font paraître l'homme deux fois plus grand, lui donnent une allure majestueuse et un aspect formidable. La plupart d'entre eux se mettent devant la poitrine, pour compléter leur armure, une plaque de bronze, dont la dimension est d'un empan dans tous les sens et qu'ils appel- lent un protège-coeur. Ceux qui possèdent plus de dix mille drachmes portent, au lieu de ce plastron, une cotte de mailles. Les principes et les triarii sont armés de la même manière, si ce n'est qu'au lieu de javelots les triarii ont des lances. [6,24] XXIV. — Dans chacune de ces classes, excepté dans celle des vélites, on fait choix, par ordre de mérite, de dix officiers ; après quoi, on en élit encore dix autres. Ils ont tous les vingt le titre de capitaines. Le premier nommé d'entre eux fait partie du conseil. Eux-mêmes, à leur tour, désignent ensuite vingt serre-files. On divise alors en dix groupes chacune des classes, à l'exception des vélites ; chaque groupe possède donc deux officiers et deux serre-files. On partage ensuite les vélites également entre tous ces groupes. Le groupe s'appelle manipule, compagnie ou enseigne ; ceux qui le commandent, centurions ou capitaines. Ces officiers choisissent dans leur unité, comme porte-étendards, les deux hommes les plus forts et les plus braves. On a raison de désigner deux centurions par manipule : car on ne sait ni ce que chacun peut faire ni ce qui peut lui arriver ; et, comme les nécessités de la guerre n'admettent aucune excuse, on ne veut pas que la compagnie reste jamais sans un officier à sa tête. Quand ils sont présents tous les deux, le premier nommé commande la droite, le second la gauche; lorsque l'un d'eux est absent, celui qui reste commande le tout. On ne demande pas tant aux centurions l'audace et l'amour du danger que l'aptitude au commandement, la persévérance, la fermeté d'âme; on ne tient pas à avoir des officiers toujours prêts à engager le combat et à se jeter les premiers sur l'ennemi, mais des hommes qui, vaincus et pressés par l'adversaire, résistent de pied ferme et meurent plutôt que de reculer. [6,25] XXV. — On divise, de même, la cavalerie en dix escadrons ; à la tête de chaque escadron sont placés trois chefs, qui désignent eux-mêmes trois serre-files. Le premier chef nommé commande l'escadron, les deux autres ont chacun dix hommes sous leurs ordres et portent le titre de décurions. Quand le premier est absent, le second prend le commandement de l'escadron. L'armement de ces cavaliers est actuellement semblable à celui des Grecs. Autrefois, ils n'avaient pas de cuirasses et combattaient simplement couverts de leurs vêtements, ce qui leur donnait plus de facilité et de commodité pour descendre de cheval ou y remonter rapidement, mais les rendait plus vulnérables dans la mêlée, puisqu'ils n'avaient pas d'armure. De plus, leurs lances étaient peu pratiques, et cela pour deux raisons : d'abord, elles étaient minces, fragiles et ne pouvaient atteindre leur but, mais se brisaient la plupart du temps avant même que la pointe eût rencontré le moindre obstacle, rompues par le seul mouvement des chevaux ; puis, comme elles n'étaient pas ferrées par les deux bouts, on ne pouvait porter qu'un seul coup de pointe; après quoi l'arme, brisée, n'était plus d'aucune utilité. Leur bouclier, enfin, était en peau de boeuf et ressemblait à ces gâteaux ovales qu'on emploie dans les sacrifices ; il était si peu solide qu'il ne pouvait résister aux coups ; et une fois que les pluies l'avaient mouillé et amolli, cet instrument, qui ne valait déjà pas grand'chose auparavant, était tout à fait hors d'usage. Aussi changèrent-ils bientôt contre celles des Grecs des armes de si mauvaise qualité. La lance grecque étant ferme et solide, le premier coup de pointe porte juste et avec force ; de plus, l'autre bout est également ferré ; on n'a donc qu'à retourner l'arme et on continue à s'en servir sans qu'elle ait rien perdu de sa puissance. Il en est de même pour le bouclier, qui est fait pour résister aux traits lancés de loin comme aux coups portés de près. Dès que les Romains eurent constaté cette supériorité des armes grecques, ils les adoptèrent ; car plus que n'importe quel autre peuple, ils savent modifier leurs coutumes et en prendre de meilleures. [6,26] XXVI. — Après avoir ainsi fait la répartition des troupes et assigné à chaque classe l'armement que je viens de décrire, les tribuns renvoient, pour le moment, les hommes dans leurs foyers ; mais quand arrive le jour où ils ont juré de se trouver tous réunis à l'endroit indiqué par les consuls (chaque consul donne ordinairement à ses soldats un rendez-vous particulier, car chacun commande la moitié des alliés et deux des légions romaines), tous les conscrits s'y rendent exactement ; on n'admet aucune autre excuse que les auspices ou un cas de force majeure. Quand tous, alliés et Romains, sont rassemblés, douze officiers désignés par les consuls et qu'on appelle praefecti procèdent à leur classement et à leur organisation. Ils commencent par choisir parmi tous les alliés, pour l'escorte des consuls, les cavaliers et les fantassins les plus aptes à rendre de réels services ; on les appelle extraordinarii, ce qui, dans notre langue, signifie soldats d'élite. Le nombre total des alliés est généralement, pour l'infanterie, égal à celui des légions ; pour la cavalerie, c'est le triple du contingent romain. On prend parmi eux, pour en former le corps d'élite, le tiers de la cavalerie et le cinquième de l'infanterie ; le reste est partagé en deux groupes, qu'on appelle l'aile droite et l'aile gauche. Ces dispositions prises, les tribuns réunissent Romains et alliés, et les font camper tous ensemble. Il n'y a chez eux qu'un seul et unique modèle de camp, dont ils se servent en tous temps et en tous lieux. Il me semble donc à propos de donner aux lecteurs, autant qu'il me sera possible, une idée de la formation des armées en marche, au camp, en bataille. Qui serait assez indifférent aux belles choses et aux études sérieuses pour ne pas vouloir m'accorder un peu d'attention, alors qu'il lui suffira de m'avoir lu une fois pour bien connaître une question si curieuse et si intéressante ? [6,27] XXVII. — Voici comment est fait un camp romain. L'emplacement une fois déterminé, la tente du général en occupe l'endroit le plus avantageusement situé pour tout voir et pour envoyer des ordres. On plante un étendard au point où elle doit être dressée ; on trace ensuite un carré, dont l'étendard forme le centre ; chaque côté en est à une distance de cents pieds ; la superficie du carré est donc de quatre arpents. Les légions romaines sont toutes rangées du même côté, celui qui paraît le plus commode pour aller chercher de l'eau et du fourrage on les dispose de la façon suivante. Nous disions tout à l'heure qu'il y a dans chaque légion six tribuns et que chaque consul a sous ses ordres deux légions ; il a donc évidemment avec lui, en campagne, douze tribuns. On place leurs tentes toutes sur une même ligne, qui est parallèle au côté du carré qu'on a choisi et en est éloigné de cinquante pieds; dans cet intervalle laissé libre on met les chevaux, les bêtes de somme et les bagages des tribuns. Les tentes sont installges de manière à tourner le dos à ce carré et l'entrée est dirigée vers l'extérieur du camp, c'est-à-dire vers ce que nous considérerons comme le front de tout le dispositif et que nous appellerons ainsi désormais. Les tentes des tribuns, placées à égale distance les unes des autres, occupent une ligne aussi étendue que les légions tout entières. [6,28] XXVIII. On compte encore une fois cent pieds en avant des tentes des tribuns et on limite l'espace ainsi mesuré par une ligne droite parallèle à celle de ces tentes ; c'est à cette ligne que commence le campement des légions. Voici l'ordre qu'on observe. On coupe en deux la droite en question par une perpendiculaire, des deux côtés de laquelle on range face à face, à cinquante pas l'une de l'autre et à égale distance de cette ligne médiane, les deux cavaleries légionnaires. La disposition des tentes est la même pour l'infanterie que pour la cavalerie ; car le bivouac d'un manipule comme d'un escadron est toujours quadrangulaire. L'entrée des tentes est tournée vers les allées, le long desquelles elles occupent une étendue déterminée, qui est de cent pieds ; on s'arrange généralement pour que la largeur soit égale à la longueur, excepté pour les alliés. Quand l'effectif de la légion est renforcé, on augmente dans la même proportion la longueur et la largeur. [6,29] XXIX. — On commence donc par faire camper la cavalerie à la hauteur du milieu des tentes des tribuns ; elle forme une sorte de quartier dont la direction générale est perpendiculaire à la ligne droite dont nous parlions et à la large avenue laissée libre devant le logement de ces officiers ; le camp est réellement divisé en des espèces de quartiers, que détermine l'entre-croisement des allées, dont les deux côtés sont bordés sur toute leur longueur par les tentes des manipules et des escadrons. En arrière de ces cavaliers, on range les triarii des deux légions, chaque manipule derrière un escadron, dans une formation identique, de façon à ce que les deux corps soient en contact, mais que les triarii tournent le dos à la cavalerie. Ces manipules n'occupent en profondeur que la moitié de leur longueur ; comme ils sont généralement deux fois moins nombreux que les autres unités, on arrive, malgré cette différence, à égaliser la longueur des divers corps, en ne donnant pas à tous la même profondeur. Vis-à-vis des triarii, à cinquante pas d'eux, campent les principes; comme eux, ils regardent vers l'intervalle qui les sépare et forment, à leur tour, deux nouveaux quartiers, qui commencent, comme ceux de la cavalerie, toujours à la même ligne droite et à l'espace de cent pieds laissé libre devant les tribuns, pour finir devant le côté du retranchement auquel ils font face et que nous avons appelé, une fois pour toutes, le front de tout le camp. Après les principes viennent les hastati, placés, eux aussi, de manière à les toucher, mais en sens inverse. Comme chaque corps se compose de dix compagnies, ainsi que je l'ai expliqué en commençant, il en résulte que tous ces quartiers sont d'égale longueur, ainsi que les allées qui les séparent et qui aboutissent au front du camp ; la dernière compagnie de chaque corps est également, par exception, tournée vers l'extérieur. [6,30] XXX. — Après les hastati, on laisse encore un intervalle de cinquante pieds,puis on range, leur faisant face, la cavalerie alliée; elle commence toujours à la même ligne droite et son extrémité s'aligne sur celle des autres corps. Le nombre des alliés, comme je l'ai dit plus haut, est égal, pour l'infanterie, à celui des légions romaines, abstraction faite des troupes d'élite ; pour la cavalerie, quand on en a également prélevé le tiers pour le détachement d'élite, il est deux fois plus élevé. Aussi en augmente-t-on la profondeur, par rapport à celle des escadrons légionnaires, pour que la longueur puisse être égale à celle des unités romaines. Quand les cinq allées sont tracées, les compagnies de l'infanterie alliée prennent place sur une profondeur proportionnée à leur effectif derrière leur cavalerie, mais en sens opposé, c'est-à-dire en regardant vers le retranchement qui forme les limites latérales du camp. Dans chaque manipule, la première tente et la dernière sont occupées par les centurions. Tout en prenant ces dispositions, on ménage entre le cinquième et le sixième escadron, puis entre la cinquième et la sixième compagnie de chaque corps d'infanterie un intervalle de cinquante pieds, ce qui fait une nouvelle allée au milieu de chaque légion ; cette avenue transversale, parallèle à la ligne des tentes des tribuns, porte le nom de Cinquième, parce qu'elle borde le cinquième manipule de chaque ligne. [6,31] XXXI. Quant à l'espace qui s'étend, derrière les tentes des tribuns, de part et d'autre de l'emplacement occupé par le général, un côté en est réservé au forum, l'autre au questeur et à ses approvisionnements. Derrière la dernière tente, aux deux extrémités de la ligne et formant équerre avec elle, est bivouaquée une partie de la cavalerie d'élite et des volontaires qui se sont engagés par attachement pour les consuls ; tous ces hommes sont rangés le long des côtés du camp et tournés les uns vers les magasins du questeur, les autres vers le forum. La plupart du temps, cette garde ne campe pas seulement près du consul, mais dans les marches et dans toutes les autres circonstances elle est à son entière disposition et à celle du questeur. Quelques fantassins, chargés d'un service analogue à celui de ces cavaliers, sont placés derrière eux et tournés vers les retranchements. Au delà de l'escorte, on ménage un passage large de cent pieds, parallèle aux tentes des tribuns, mais de l'autre côté du forum, du logement du général, des magasins d'intendance, et qui traverse toute la partie du camp dont je viens de parler. Sur le bord extérieur de cette allée bivouaque la cavalerie d'élite des alliés, tournée vers le forum, le quartier général et la questure ; au milieu de ce bivouac, en face de l'emplacement réservé au général, s'ouvre une allée de cinquante pieds, perpendiculaire à l'avenue dont je viens de parler et qui conduit à l'extrémité du camp opposée au front. Derrière ces cavaliers se trouve encore l'infanterie d'élite des alliés, tournée vers le retranchement, c'est-à-dire vers la partie postérieure du camp. L'espace qui reste vide à droite et à gauche du corps d'élite est destiné aux étrangers et aux alliés qu'une occasion a amenés momentanément. Il résulte de cette ordonnance que le camp affecte, dans son ensemble, la forme d'un carré ; les allées qui le divisent en quartiers et, d'une façon générale, le plan sur lequel il est tracé lui donnent l'apparence d'une ville. Sur tout le pourtour, les retranchements sont séparés des tentes par un intervalle de deux cents pieds. Cet espace vide est souvent d'une grande utilité. Il est très bien situé et très commode pour l'entrée et la sortie des légions; car les soldats peuvent y déboucher directement de leurs cantonnements respectifs, au lieu de se bousculer et de se renverser en se précipitant tous par le même chemin. C'est là aussi qu'on rassemble et qu'on garde en sûreté, pendant la nuit, les troupeaux et tout le butin enlevé à l'ennemi. Mais le plus grand avantage de cette disposition, c'est que dans les attaques nocturnes les feux et les projectiles ne peuvent que tout à fait exceptionnellement atteindre les troupes, et dans ce cas ils sont à peu près inoffensifs, à cause de la grande distance et de la protection qu'offrent les tentes. [6,32] XXXII. — Connaissant l'effectif de l'infanterie et de la cavalerie dans les deux alternatives, c'est-à-dire suivant que chaque légion compte quatre mille ou cinq mille hommes, connaissant également la longueur, la largeur et le nombre des compagnies, les dimensions des allées et des places, enfin toutes les autres données, il est facile de calculer l'étendue du terrain que couvre le camp et son périmètre. Si le contingent des alliés vient à augmenter, soit qu'ils aient été plus nombreux dès le début, soit qu'il arrive des renforts à une occasion quelconque, les nouveaux venus, en dehors des emplacements déjà indiqués, occupent l'espace voisin de la tente du général, et l'on réduit le plus possible la place laissée au forum et aux magasins du questeur ; quant à ceux qui se sont joints à l'armée dès le début, s'ils sont en nombre assez considérable, on leur assigne encore une nouvelle ligne sur le flanc des deux légions romaines, le long des faces latérales du camp. Si les quatre légions et les deux consuls sont réunis dans le même camp, il n'y a qu'à imaginer deux armées, bivouaquées de la manière que nous venons d'indiquer, mais orientées en sens inverse et accolées par le côté où est placé le corps d'élite de chaque légion, qui est tourné, comme nous l'avons vu, vers la partie postérieure du camp; sa forme est alors celle d'un long rectangle, dont la superficie est le double de celle du camp ordinaire et le périmètre une fois et demie plus grand. C'est ainsi que les consuls disposent leurs troupes quand les deux armées restent séparées ; quand au contraire elles sont réunies, il n'y a rien de changé au plan habituel, si ce n'est que le forum, les magasins et le quartier général sont placés entre les deux armées. [6,33] XXXIII. — Le campement terminé, les tribuns rassemblent tous les hommes, légionnaires de condition libre et esclaves, et leur font prêter serment un à un. Ils jurent de ne rien dérober dans le camp et, s'ils trouvent quoi que ce soit, de l'apporter aux tribuns. On désigne ensuite les compagnies de service. On prend d'abord, dans chaque légion, deux manipules de principes et de hastati, pour l'entretien de la place qui s'étend devant le logement des tribuns; la plupart des Romains y passent continuellement dans leurs occupations quotidiennes ; c'est pourquoi on veille soigneusement à ce qu'elle soit bien arrosée et nettoyée. Sur les dix-huit autres manipules, on en assigne trois à chaque tribun ; nous avons vu, en effet, que tel est dans chaque légion le total des compagnies de principes et de hastati, et que d'autre part les tribuns y sont au nombre de six. Chacune de ces trois compagnies est chargée tour à tour, par le tribun, du service suivant : une fois le camp tracé, elle dresse la tente du chef et aplanit le terrain tout autour ; si une partie de ses bagages doit être, pour plus de sûreté, entourée d'une clôture, c'est elle qui s'en occupe ; elle fournit deux postes de garde (chaque poste est de quatre hommes), l'un devant la tente, l'autre derrière, pour veiller sur les chevaux. Comme chaque tribun dispose de trois manipules et que dans chaque manipule il y a plus de cent hommes — sans tenir compte des triarii et des vélites, qui ne prennent pas la garde — , ce service est assez léger, puisque le tour de chaque manipule ne revient que tous les trois jours. Il est institué pour assurer toutes les corvées dont les tribuns peuvent avoir besoin en même temps que pour rehausser la dignité et l'autorité de leur grade. Les triarii en sont exempts, mais chacune de leurs compagnies fournit quotidiennement un poste de garde à l'escadron de cavalerie qui est placé immédiatement derrière elle; ce poste doit veiller sur tout, mais notamment sur les chevaux, pour éviter qu'ils ne s'entravent dans leurs liens, ne se blessent et ne deviennent impropres au service ou qu'ils ne se détachent, ne se jettent les uns sur les autres, ne mettent le trouble et le désordre dans le camp. Une compagnie est logée auprès du général : ce service est quotidien et assuré par roulement c'est à la fois une protection contre un attentat possible et une marque d'honneur attachée au haut commandement. [6,34] XXXIV. — Pour la construction des fossés et des retranchements, les alliés sont chargés des deux côtés le long desquels campent leurs deux ailes ; les Romains ont à faire les deux autres, soit un par légion. Chaque côté est réparti entre les diverses compagnies et les centurions surveillent le travail de leurs unités respectives ; ensuite, deux des tribuns inspectent le tout. C'est également aux tribuns qu'incombe la surveillance de tout ce qui se fait dans le camp ; ils se partagent en trois groupes de deux, dont chacun tour à tour est en fonctions pendant deux mois sur six et dirige le service tant qu'on est en campagne. Les praefecti exercent le même commandement sur les alliés. Les cavaliers et les centurions se rassemblent tous au point du jour devant les tentes des tribuns ; les tribuns se rendent chez le consul, qui leur donne les ordres nécessaires ; ils les communiquent à leur tour aux cavaliers et aux centurions, qui les font connaître à la troupe au moment voulu. Pour transmettre le mot d'ordre de la nuit, voici quelles précautions on prend : dans chaque corps de cavalerie ou d'infanterie, on choisit et on exempte de garde un homme de la dixième compagnie (celle qui, dans chaque corps, a le cantonnement le plus éloigné); tous les jours, au coucher du soleil, il se rend à la tente du tribun, reçoit le mot, sous la forme d'une tablette portant une inscription, et s'en retourne. Revenu à sa compagnie, il remet tablette et mot, devant témoins, au commandant du manipule voisin, qui les passe à son tour à celui de l'unité suivante. Tous en font de même jusqu'à ce qu'on arrive au premier manipule, qui campe à proximité du tribun. Les tablettes doivent être rapportées au tribun avant la nuit ; si toutes celles qu'il a envoyées lui sont rendues, il a la preuve que tout le monde a le mot, puisqu'il n'a pu lui revenir qu'en passant par toutes les unités ; s'il lui en manque une; il cherche aussitôt la cause de cette irrégularité : il sait par l'inscription quel est le corps qui n'a pas remis sa tablette et quand il a découvert le coupable il lui inflige la punition réglementaire. [6,35] XXXV. — Les gardes de nuit sont réglées de la façon suivante. Le général et sa tente sont gardés par la compagnie logée près de lui ; les tribuns et la cavalerie, par des postes pris dans chaque manipule, comme nous venons de le voir. Chaque unité se garde elle-même; l'emplacement des autres postes est fixé par le général. Il y a généralement trois sentinelles chez le questeur, deux chez chacun des «légats» ou lieutenants. La garde de l'extérieur est assurée par les vélites, qui, pendant le jour, ont comme service de veiller aux remparts ; à chaque entrée, ils fournissent un poste de dix hommes. Celui qui doit, dans chaque poste, prendre le premier la faction est conduit le soir au tribun par un serre-file de son manipule ; le tribun donne à chacun des hommes qu'on lui amène une toute petite planchette où sont tracés des caractères ; quand ils l'ont reçue, ils se retirent à la place qui leur est assignée. Le service des rondes est confiée aux cavaliers. Dans chaque légion, le chef du premier escadron ordonne le matin à l'un de ses serre-files d'avertir avant le dîner quatre hommes de son unité qu'ils sont commandés de ronde ; puis, le soir même, il doit informer le chef de l'escadron suivant que ce sera à lui de fournir cette patrouille le lendemain ; ce dernier devra, à son tour, prévenir son successeur pour le troisième jour ; et ainsi de suite. Quand les quatre hommes désignés par les serre-files dans le premier escadron ont tiré au sort leur tour de service, ils vont trouver le tribun, qui leur remet par écrit l'indication des postes à visiter et du nombre de rondes à faire ; ensuite, ils se transportent tous les quatre au premier manipule des triarii, dont le commandant est chargé de faire sonner de la trompette chaque fois que les sentinelles doivent être relevées. [6,36] XXXVI. — L'heure arrivée, celui à qui est échue la permière ronde s'acquitte de sa mission avec quelques camarades comme témoins. Il visite tous les postes qu'on lui a assignés, non seulement ceux des retranchements et des portes, mais aussi ceux de tous les manipules et escadrons ; s'il trouve éveillés ceux qui doivent monter la première garde, il reçoit d'eux leur planchette; s'il en trouve d'endormis ou que l'un d'eux ait quitté son poste, il le fait constater par les témoins qui l'accompagnent et s'éloigne. Ceux qui font les rondes suivantes procèdent de la même manière. Le soin de faire sonner de la trompette à chaque relève des factionnaires, pour prévenir à la fois les rondes et les postes, incombe tous les jours, comme je viens de le dire, aux centurions de la première compagnie des triarii de chaque légion. Au point du jour, tous les cavaliers chargés des rondes apportent leurs planchettes aux tribuns ; si elles sont toutes remises, il n'y a de reproches à faire à personne, et ils se retirent ; si au contraire il n'en est pas rendu autant qu'il y a de postes, on recherche, au moyen des signes tracés, quel est le poste qui est en faute ; quand on l'a découvert, le tribun appelle le centurion ; cet officier présente les hommes qui étaient de garde, et on les confronte avec le cavalier. Si c'est le poste qui est coupable, l'homme de ronde doit aussitôt produire les témoins qu'il a pris ; il est obligé de le faire, sans quoi c'est sur lui que retombe la responsabilité. [6,37] XXXVII. — Le conseil des tribuns se réunit sur-le-champ; on juge le prévenu et, s'il est reconnu coupable, il est condamné à la bastonnade. Voici en quoi consiste ce supplice : le tribun prend un bâton et se contente d'en effleurer le condamné ; mais après lui, tous les légionnaires le frappent à coups de bâtons et de cailloux; le plus souvent, il est tué sur place ; et s'il en réchappe, il n'est pas sauvé pour cela. Peut-il se dire sauvé, cet homme qui n'a plus de droit le revenir dans son pays et qu'aucun ami n'oserait recevoir chez lui? Si jamais un soldat a le malheur d'encourir cette peine, c'est un homme fini. Le même châtiment est infligé au serre-file et au chef d'escadron qui ont négligé de prévenir à temps l'un des hommes chargés de la ronde, l'autre le commandant de l'escadron suivant. Grâce à la sévérité impitoyable de ces répressions, la garde de nuit est assurée d'une façon irréprochable. Les soldats doivent obéir aux tribuns et ceux-ci aux consuls. Le tribun a le droit de punir, d'imposer une amende, de faire donner le fouet ; chez les alliés, les praefecti ont le même pouvoir. La bastonnade est encore appliquée à quiconque vole dans le camp, aux faux témoins, aux jeunes gens qui abusent de leur corps, enfin à tous ceux qui ont été punis trois fois pour le même motif. Telles sont les fautes qu'on châtie comme des crimes ; il en est d'autres également pour lesquelles un soldat est considéré comme un lâche et noté d'infamie : par exemple, de se vanter auprès des tribuns d'un exploit imaginaire, pour obtenir une récompense : d'abandonner, par crainte, le poste qui lui a été confié; de jeter, par peur, une de ses armes au milieu de la mêlée. Aussi voit-on les Romains affronter une mort certaine et tenir tête à un ennemi bien supérieur en nombre, plutôt que de quitter leur poste, parce qu'ils redoutent le châtiment déshonorant qui les attend ; tel, qui a lâché dans la mêlée son bouclier, son épée ou une autre de ses armes, se jette aveuglément au milieu des ennemis, soit pour recouvrer ce qu'il a perdu, soit pour se dérober par la mort à une honte inévitable et aux insultes de ses concitoyens. [6,38] XXXVIII. — Si la même faute est commise par plusieurs hommes à la fois ou si un manipule tout entier a lâché pied sous la pression de l'ennemi, comme on ne peut pas bâtonner ou tuer tout le monde, on a recours à une mesure efficace et terrible. Le tribun rassemble la légion, fait avancer les coupables, leur adresse une sévère réprimande, puis tire au sort cinq, huit ou vingt de ces lâches, selon leur nombre, mais de façon à en prendre toujours environ un sur dix. Ceux qui sont désignés sont bâtonnés rigoureusement, de la façon que j'ai indiquée ci-dessus ; quant aux autres, ils ne touchent que de l'orge au lieu de blé et vont bivouaquer en dehors des retranchements, sans aucune protection. Comme la même menace est alors suspendue sur toutes les têtes et que tous ont, dans l'incertitude de ce qui les attend, les mêmes raisons de trembler, comme tous, d'autre part, subissent également l'affront de n'avoir que de l'orge à manger, c'est, de tous les moyens légaux, le plus capable d'effrayer les soldats et de les inciter à réparer leurs torts. [6,39] XXXIX. — Les Romains savent bien inspirer aux soldats le mépris du danger. Quand un engagement a eu lieu et que quelques hommes se sont distingués, le général rassemble la légion et fait avancer ceux qui se sont signalés par leurs exploits ; il commence par féliciter chacun d'eux de son courage et par rappeler, s'il y a lieu, les hauts faits qu'ils ont précédemment accomplis ; après quoi, il donne un javelot à quiconque a blessé un ennemi; quiconque en a tué un et l'a dépouillé reçoit, si c'est un fantassin, une coupe, si c'est un cavalier, un caparaçon ; primitivement, on ne donnait qu'un javelot. Mais ce n'est pas en le blessant ou en le dépouillant dans une bataille rangée ni à la prise d'une ville qu'on obtient ces récompenses ; il faut que ce soit dans une escarmouche ou dans quelque autre circonstance analogue, où il n'y a aucune nécessité d'engager un combat corps à corps, où c'est volontairement et de propos délibéré qu'on en affronte les risques. A ceux qui ont, les premiers, escaladé les murs d'une ville enlevée d'assaut, on décerne une couronne d'or. Le général récompense également ceux qui ont couvert de leur bouclier un citoyen ou un allié et lui ont sauvé la vie ; c'est l'obligé qui couronne lui-même son défenseur ; s'il ne le fait pas spontanément, les tribuns peuvent l'y contraindre ; en outre, il est tenu pendant toute sa vie de l'honorer comme un père et de lui témoigner tous les égards qu'on doit à ses parents. Toutes ces distinctions n'ont pas seulement pour effet de stimuler l'ardeur et le courage de ceux qui les voient distribuer ou les entendent proclamer : elles en inspirent même à ceux qui sont restés chez eux. En effet, ceux qui les ont obtenues ne jouissent pas seulement de la réputation qu'elles leur donnent sur le moment à l'armée et dans leur pays ; mais plus tard, une fois rentrés dans leurs foyers, ceux dont le courage a été ainsi honoré par les consuls se font remarquer dans les cérémonies par les insignes qu'ils ont seuls le droit de porter. Dans leurs maisons, ils placent à l'endroit le plus apparent les dépouilles qu'ils ont conquises, preuve tangible et témoignage de leur valeur. Tels étant le soin et le zèle que mettent les Romains à récompenser les soldats ou à les punir, il n'est pas étonnant que les guerres où ils s'engagent aient une issue favorable et glorieuse. La solde des fantassins est de deux oboles par jour ; celle des centurions du double, celle des cavaliers d'une drachme. Les fantassins touchent par mois les deux tiers d'un médimne attique de blé , les cavaliers sept médimnes d'orge et deux de blé ; chez les alliés, les fantassins ont la même ration que les légionnaires, les cavaliers un médimne un tiers de blé et cinq d'orge. Les alliés reçoivent ces prestations à titre gratuit ; pour les Romains, le questeur retient sur leur solde le prix de tout ce qui leur est distribué en vivres, en vêtements et en armes. [6,40] XL. — Pour lever le camp, on procède de la manière suivante. Au premier signal, tous défont les tentes et plient les bagages ; mais personne n'a le droit d'enlever sa tente — pas plus que de la dresser — avant celles des tribuns et du général. Au second signal, on charge les bagages sur les bêtes de somme. Au troisième, les premiers rangs se mettent en marche et tout le camp suit le mouvement. L'avant-garde est généralement formée par les «extraordinaires»; après eux vient l'aile droite des alliés ; puis, les bagages de ces deux corps. Derrière ces diverses troupes marche la première des légions romaines, ayant à sa suite ses propres bagages ; ensuite, la seconde légion, suivie elle-même des siens et de ceux des alliés placés à l'arrière-garde ; car c'est leur aile gauche qui ferme la marche. La cavalerie se tient soit derrière les corps auxquels elle est rattachée, soit sur les flancs des convois, pour maintenir les animaux ou les garantir. Si l'on s'attend à une attaque contre l'arrière-garde, on ne modifie rien à ces dispositions, si ce n'est que les « extraordinaires » se placent en queue au lieu d'être en tête. L'ordre des légions et des ailes est interverti tous les jours, de façon qu'elles ouvrent la marche alternativement et que tous, à tour de rôle, soient les premiers à profiter de l'eau ou des vivres qu'on peut trouver. Le dispositif est tout autre quand on ne se sent pas en sûreté, et notamment en terrain découvert : on forme trois colonnes parallèles avec les hatlati, les principes et les triarii, en plaçant tout à fait en tête les bagages des compagnies de tête ; ceux des secondes compagnies suivent les premières, ceux des troisièmes les secondes, et ainsi de suite, en intercalant toujours un échelon de bêtes de charge entre deux manipules. L'ordre de marche ainsi réglé, si l'ennemi survient, les troupes, par un simple «oblique» à droite ou à gauche, se dégagent des convois et font face à l'ennemi. Il suffit de très peu de temps et d'un seul mouvement pour que toute l'infanterie lourde soit rangée en bataille, si ce n'est que les hastati ont quelquefois à opérer un déploiement; quant aux bêtes de somme et à leurs conducteurs, ils sont couverts par les combattants et sont à l'abri du danger. [6,41] XLI. — Quand, au cours d'un déplacement, on approche de l'endroit où on veut camper, un tribun prend les devants avec les centurions désignés pour ce service, qu'ils assurent à tour de rôle. Après avoir examiné l'ensemble de l'emplacement qu'on doit occuper, ils commencent par déterminer, comme je l'ai dit, la place où sera la tente du général et le côté du terrain qui l'entoure où bivouaqueront les légions. Ce choix fait, on trace les limites du quartier général, puis la ligne où seront dressées les tentes des tribuns, enfin une seconde ligne, parallèle à la précédente, où commencera le cantonnement des légions. De l'autre côté de la tente du consul, on prend également les mesures et on trace les lignes que j'ai indiquées plus haut en détail. Ce travail s'effeçtue rapidement, étant facilité par l'habitude qu'on en a et par l'invariabilité de tous les intervalles. Quand il est fini, on plante quatre étendards, l'un à l'endroit où doit être placée la tente du général, le second sur le côté choisi, le troisième au milieu de la ligne qu'occuperont les tentes des tribuns, le dernier sur celle où commenceront les légions. Le fanion du consul est blanc, les autres couleur de pourpre. Les autres points sont marqués soit par de petites piques, soit par des fanions de couleurs différentes. Ensuite, on mesure les divers quartiers et on les jalonne avec des piques. Ainsi, dès que les troupes approchent et aperçoivent l'emplacement du camp, tout le monde s'y reconnaît aisément, en prenant comme point de repère l'étendard du général. D'ailleurs, chacun sait bien dans quel quartier il doit loger et dans quelle partie de ce quartier il doit planter sa tente, puisqu'un camp est toujours établi sur le même plan ; si bien que les soldats y entrent comme dans une ville de leur pays : dans ce dernier cas, quand ils se disloquent après avoir passé les portes, ils se rendent chez eux sans hésitation, parce qu'ils savent bien de quel côté de la ville est leur logement ; or il en est de même quand les Romains arrivent dans un de leurs camps. [6,42] XLII. — En recherchant cette simplicité de disposition, les Romains suivent une voie opposée à celle des Grecs en pareille matière. Les Grecs estiment que rien ne vaut, pour y établir un camp, une position naturellement fortifiée : d'abord, parce qu'ils s'évitent ainsi la peine de creuser des fossés ; ensuite, parce qu'ils ne croient pas que des retranchements faits de main d'homme puissent jamais égaler ces fortifications élevées par la nature. Aussi sont-Ils obligés, pour se conformer aux nécessités du terrain, de modifier continuellement la forme et le plan de leurs camps ; par suite, personne n'est fixé sur la place que lui-même ou son corps doit y occuper. Les Romains au contraire aiment mieux se donner le mal de tracer leurs fossés et leurs autres ouvrages de défense, pour avoir des camps d'une disposition simple, uniforme et connue de tous. Voilà tout ce qu'il y avait à dire sur l'organisation des armées romaines, en particulier sur leur manière de camper. [6,43] XLIII. — Presque tous les historiens nous ont fait un grand éloge des constitutions de Sparte, de la Crète, de Mantinée, de Carthage ; quelques-uns d'entre eux ont également vanté celles d'Athènes et de Thèbes. Je n'insisterai pas sur ces deux dernières, qui ne me paraissent pas dignes d'intérêt, parce que le développement n'en a pas été rationnel, ni l'apogée durable, ni l'évolution régulière ; la fortune a fait parfois briller ces deux cités comme d'un éclat subit ; puis, quand elles paraissaient au faîte de la puissance et qu'un avenir de prospérité semblait s'ouvrir devant elles, un nouveau changement survenait, mais en sens inverse. C'est grâce à l'aveuglement des Lacédémoniens et à la haine qu'ils inspirèrent à leurs propres alliés, c'est grâce à la valeur personnelle d'un ou deux hommes, qui surent tirer parti de ces circonstances, que les Thébains acquirent en Grèce la réputation d'un grand peuple. Mais ce n'est pas à la supériorité de sa constitution que Thèbes a dû ses succès, c'est au mérite de ses chefs; sa destinée le prouve avec évidence : car sa puissance grandit et fleurit tant que vécurent Épaminondas et Pélopidas; mais elle périt avec eux. Ce n'est donc pas à sa forme de gouvernement, mais à ces hommes que Thèbes est redevable de sa gloire. [6,44] XLIV. — On peut porter sur la république d'Athènes un jugement analogue. Elle fut très florissante à plusieurs reprises, mais particulièrement sous Thémistocle; puis, très peu de temps après, l'inconstance de sa nature lui fit éprouver une fortune toute contraire. Le peuple athénien a toujours ressemblé à un navire sans commandement: tant que ceux qui le montent redoutent les flots et la tempête qui les menace, ils sont tous d'accord, obéissent au pilote et remplissent exactement leurs devoirs; mais quand ils n'ont plus peur, ils se mettent à mépriser leurs chefs et à se disputer entre eux, parce qu'ils ne sont pas tous du même avis : les uns veulent continuer le voyage, les autres contraindre le pilote à aborder ; les uns déploient les voiles, les autres en saisissent les amarres et ordonnent de les carguer ; leurs contestations, leurs querelles offrent un spectacle honteux à ceux qui les regardent du dehors et elles mettent en danger ceux qui prennent part à cette navigation ; aussi voit-on bien souvent des gens, sortis sains et saufs des plus longues traversées et des pires tempêtes, faire naufrage au port, en vue de la terre. C'est ce qui est arrivé plus d'une fois à la république athénienne : elle a échappé, à plusieurs reprises, aux plus graves embarras et aux plus terribles dangers, grâce aux qualités du peuple et de ses chefs ; et chaque fois elle a sombré par un accident imprévu, en pleine période de calme et de sécurité. Aussi ne m'étendrai-je pas plus longuement sur son gouvernement et sur celui de Thèbes, où la foule dirige tout au gré de ses passions et se laisse emporter ici par sa vivacité excessive et son caractère irritable, là par ses violences et ses fureurs. [6,45] XLV. — Passons à la constitution de la Crète ; nous l'examinerons à deux points de vue : comment les écrivains les plus illustres de l'antiquité, Éphore, Xénophon, Callisthène, Platon, ont-ils pu dire d'abord qu'elle est semblable à celle de Lacédémone, ensuite qu'elle mérite d'être louée ? Ces deux assertions me paraissent également fausses, et en voici la preuve. Voyons, pour commencer, ce qui la distingue de Sparte. Les traits caractéristiques de la législation lacédémonienne sont : premièrement, la répartition de la terre, dont personne n'a le droit de posséder plus que les autres et qui est partagée également entre tous les citoyens ; deuxièmement, l'indifférence à l'égard des richesses, sentiment qui a complètement supprimé chez les Spartiates toute rivalité pour le plus ou le moins ; troisièmement, ce fait que la royauté est héréditaire et que les sénateurs, par qui et avec qui sont réglées toutes les affaires publiques, conservent leurs fonctions pendant toute leur vie. [6,46] XLVI. — En Crète, c'est exactement le contraire. Les lois permettent à chacun d'étendre ses propriétés autant qu'il le peut et, pour ainsi dire, à l'infini ; la richesse est si estimée dans ce pays que sa possession semble non seulement une nécessité, mais un titre d'honneur ; en un mot, l'esprit de cupidité et de convoitise est tellement ancré chez les Crétois que, seuls entre tous les hommes, ils ne regardent aucun profit comme honteux. De plus, chez eux, les magistratures sont annuelles et le régime démocratique. Aussi ne puis-je comprendre comment on a pu nous présenter comme proches parents deux systèmes diamétralement opposés. Or, non seulement nos historiens n'ont pas aperçu ces différences fondamentales ; mais, par surcroît, ils ont longuement développé cette idée que seul jusqu'à nos jours Lycurgue a eu de justes vues en politique. Il y a deux choses, d'après eux, qui assurent le salut d'un état, le courage à la guerre et la concorde entre les citoyens ; or Lycurgue, en détruisant l'amour du gain, a par là même étouffé les germes de tout différend et de toute dissension intestine ; ainsi les Lacédémoniens, étant exempts de ces fléaux, ont pu avoir le meilleur gouvernement de toute la Grèce et vivre dans l'union la plus parfaite. Et quand les auteurs qui soutiennent cette thèse voient, par contre, les Crétois toujours en proie aux discordes privées ou publiques, aux massacres et aux guerres civiles, par l'effet de leur cupidité naturelle, ils ne voient pas qu'ils se mettent en contradiction avec eux-mêmes, en osant prétendre que ces deux systèmes se ressemblent ! Éphore, en dehors des noms propres, s'est servi des mêmes termes dans son exposé de l'un et de l'autre ; et si l'on ne fait pas attention à ces noms, il n'y a plus moyen de reconnaître duquel des deux il parle. Voilà la différence que je trouve entre les deux constitutions ; voyons maintenant pourquoi celle de la Crète ne mérite pas, à mon avis, d'être louée ou imitée. [6,47] XLVII. — Toute constitution, ce me semble, est fondée sur deux principes, d'où dépendent l'inclination ou l'aversion qu'on doit avoir pour cette forme de gouvernement : ce sont les lois et les moeurs ; elles sont à imiter, quand elles rendent la conduite des particuliers d'une probité irréprochable, en même temps qu'elles font régner dans la vie publique la douceur et la justice ; il faut les fuir dans le cas contraire. Quand nous voyons chez un peuple que les moeurs et les lois sont justes, nous n'hésitons pas à affirmer que les citoyens et le gouvernement y sont honnêtes ; inversement, quand nous y voyons sévir la cupidité des particuliers et l'iniquité du gouvernement, il faut bien en conclure que les lois, les moeurs des individus et toute la constitution y sont de mauvais aloi. Or, à de très rares exceptions près, on ne trouverait pas de peuple dont les moeurs privées et publiques soient plus corrompues que celles des Crétois. Je ne juge donc pas leur constitution plus digne d'être louée ou imitée que je ne l'ai trouvée semblable à celle de Lacédémone, et je ne puis admettre le rapprochement qu'on a établi entre elles. Il ne serait pas juste non plus de faire entrer en ligne de compte la République de Platon, malgré les louanges dithyrambiques que lui prodiguent certains philosophes. De même qu'on exclut des jeux athlétiques les concurrents qui n'y sont pas inscrits et ne s'y sont pas préparés, ainsi nous refusons à la laisser concourir avec les autres {systèmes} avant qu'elle ait été mise en pratique et qu'on puisse par là juger de ce qu'elle vaut. Jusque-là, en la comparant à celles de Sparte, de Rome ou de Carthage, on commettrait la même bévue que si on allait mettre une statue en parallèle avec des hommes bien vivants : elle aurait beau être merveilleusement sculptée, cette comparaison entre une chose sans vie et des êtres animés n'en paraîtrait pas moins défectueuse et tout à fait déraisonnable. [6,48] XLVIII. — Laissons donc ce sujet, et passons à la constitution de Sparte. Les mesures prises par Lycurgue pour assurer la concorde entre les citoyens, pour sauvegarder l'intégrité de la Laconie, enfin pour affermir à Sparte les fondements de la liberté sont si heureuses que ses lois semblent plutôt l'oeuvre d'un dieu que celle d'un homme. L'égalité de fortune, la simplicité de la vie, l'existence en commun ne pouvaient manquer de modérer les désirs de chacun et de mettre l'État à l'abri des factions ; d'autre part, l'endurance aux fatigues et aux dangers faisait des hommes forts et courageux; or, quand ces deux qualités, la bravoure et la modération, se trouvent réunies dans une même âme ou dans une même cité, il est rare qu'on ait à redouter les atteintes soit d'un fléau intérieur, soit d'un ennemi du dehors. En fondant sa constitution sur ces principes, il a donné à toute la Laconie une sûreté inébranlable, aux Spartiates une liberté durable. En revanche, pour ce qui est des conquêtes sur les voisins, de la prédominance et de tous les différends possibles avec d'autres peuples, il ne semble pas qu'il ait songé à traiter cette question, ni dans ses règles générales de gouvernement, ni dans le détail de sa législation. Après avoir habitué ses concitoyens à vivre de peu et à se contenter de ce qu'ils possédaient, il lui restait à imposer ou à inspirer à l'État la même modération et la même sagesse dans les affaires publiques. Or, s'il a fait des Spartiates les hommes les plus modestes et les plus raisonnables du monde dans leur vie privée comme dans leur politique intérieure, il n'a rien fait pour réprimer, dans leurs relations avec les autres Grecs, leur esprit d'ambition, de domination et de convoitise. [6,49] XLIX. — Qui ne sait en effet que les Spartiates furent des premiers en Grèce à vouloir par cupidité annexer les terres de leurs voisins et qu'ils ne déclarèrent la guerre aux Messéniens que pour avoir des prisonniers à vendre ? Qui ne se rappelle que, par haine, ils firent le serment de ne pas lever le siège de Messène avant de l'avoir prise ? Personne n'ignore, non plus, que pour être maîtres en Grèce ils se sont soumis aux ordres de ceux qu'ils avaient vaincus : lors de l'invasion des Perses, ils luttèrent pour la liberté de tous et furent victorieux ; puis, après les avoir repoussés et mis en fuite, ils leur livrèrent les villes grecques par le traité d'Antalcidas, afin de se procurer l'argent nécessaire pour imposer leur domination à la Grèce. C'est qu'ils venaient de reconnaître le point faible de leur constitution. Tant qu'ils ne cherchèrent à commander qu'à leurs voisins ou même au Péloponèse, ils se contentèrent des ressources et des approvisionnements que leur fournissait la Laconie ; ils avaient sous la main tout ce qui leur était nécessaire et pouvaient rapidement rentrer chez eux ou se faire ravitailler. Mais quand ils voulurent équiper des flottes et faire des expéditions en dehors du Péloponèse, leur monnaie de fer et l'échange des fruits de l'année contre les produits qui leur manquaient, institués par la législation de Lycurgue, ne pouvaient évidemment plus leur suffire ; il leur fallait une monnaie semblable à celle des autres peuples, des subsides de l'étranger. Aussi furent-ils obligés d'aller mendier à la cour de Perse, de faire payer une contribution aux Péloponésiens et d'imposer un tribut à tous les Grecs, parce qu'ils voyaient qu'en restant fidèles aux lois de Lycurgue, loin de pouvoir établir leur hégémonie en Grèce, ils ne viendraient à bout d'aucune de leurs entreprises. [6,50] L. — Pourquoi ai-je fait cette digression ? C'est pour bien montrer, par les faits eux-mêmes, les avantages et les lacunes de la législation de Lycurgue. Elle ne laisse rien à désirer, tant qu'il ne s'agit que de conserver ce qu'on possède et de sauvegarder sa liberté; et il faut concéder à ceux qui se contenteraient de cet idéal pour une constitution qu'il n'y a pas et qu'il n'y a jamais eu de système de gouvernement préférable à celui de Lacédémone. Mais si l'on porte plus loin ses désirs, si l'on trouve encore plus beau et plus noble de fonder un vaste empire, de ranger une foule de peuples sous son autorité, d'attirer sur soi les regards et ia pensée de tous les hommes, il faut avouer alors que la constitution de Sparte est très imparfaite et que celle de Rome lui est bien supérieure à ce point de vue. C'est ce qui résulte, disais-je, des faits eux-mêmes: les Lacédémoniens ont essayé d'établir leur hégémonie en Grèce, et bientôt ils ont tremblé pour leur propre indépendance ; les Romains au contraire, une fois maîtres de l'Italie, ont en peu de temps étendu leur domination sur la terre entière, puissamment secondés dans l'exécution de leurs projets par l'abondance de leurs ressources et par l'avantage de les avoir à leur portée. [6,51] LI. — Quant au gouvernement de Carthage, je trouve qu'à l'origine il avait été sagement organisé, du moins dans ses dispositions essentielles. Il y avait des rois, le Sénat y exerçait un pouvoir aristocratique et le peuple était maître des décisions qui le concernaient ; bref, dans ses grandes lignes, il ressemblait à ceux de Rome et de Lacédémone. Mais à l'époque où s'engagea la seconde guerre punique, Rome avait à cet égard une grande supériorité sur Carthage. Un être vivant, un état, une entreprise quelconque passe nécessairement par trois états successifs : développement, maturité, décadence ; et c'est pendant la maturité qu'il est dans la plénitude de ses forces. C'est de là que provenait la différence entre les deux cités ; car si la puissance et la prospérité de Carthage avaient précédé celles de Rome, elle était alors sur son déclin, tandis que sa rivale arrivait à la perfection dans sa forme de gouvernement. A Carthage, le peuple avait déjà la prépondérance dans les délibérations ; à Rome, l'autorité du Sénat était plus forte que jamais ; ici, c'était le nombre qui l'emportait ; là, c'était la qualité. Aussi la politique des Romains fut-elle plus judicieuse que celle de Carthage ; et c'est grâce à la sagesse de leurs décisions que, malgré des défaites écrasantes, ils finirent par triompher. [6,52] LII. — Passons à l'examen de certains points particuliers, par exemple à l'art de la guerre. En ce qui concerne la marine, il est clair que les Carthaginois y sont mieux exercés et préparés, puisqu'ils en ont une antique expérience qui se transmet de père en fils et que ce sont les plus grands navigateurs qu'il y ait au monde. Mais pour ce qui est des opérations sur terre, les Romains y sont bien supérieurs aux Carthaginois : ils s'y consacrent tout entiers, tandis que les Carthaginois ne se préoccupent pas du tout de l'infanterie et très peu de la cavalerie. Cette indifférence tient à ce qu'ils emploient des mercenaires étrangers, tandis que les Romains n'ont que des armées indigènes et nationales, ce qui est encore un avantage de la constitution romaine ; car la liberté de Carthage dépend toujours de la valeur de ses mercenaires, alors que les Romains ne comptent que sur leur propre courage et sur l'appui de leurs alliés. C'est pourquoi, quand les Romains commencent par être vaincus, ils se relèvent et réparent leurs désastres ; à Carthage, c'est tout le contraire. Combattant pour leur patrie et pour leurs enfants, les Romains ne laissent jamais refroidir leur ardeur, mais ils luttent toujours avec la même opiniâtreté jusqu'à ce qu'ils viennent à bout de leurs ennemis. Ils ont beau, comme je l'ai dit plus haut, avoir beaucoup moins la pratique des combats sur mer, ils finissent néanmoins par y triompher grâce à la vaillance de leurs soldats ; l'expérience de la navigation est sans doute pour beaucoup dans l'issue d'une bataille navale ; mais c'est surtout la bravoure des combattants qui décide de la victoire. Or tous les Italiens sont supérieurs aux Phéniciens et aux Africains pour la vigueur comme pour le courage. Il existe d'ailleurs chez eux certaines coutumes qui sont pour les jeunes guerriers un stimulant admirable ; il suffira d'un exemple pour montrer combien on se préoccupe, à Rome, de faire des hommes prêts à tout endurer pour acquérir dans leur patrie une brillante réputation. [6,53] LIII. — Lorsqu'il meurt un personnage considérable, la cérémonie funèbre une fois célébrée, on le porte en grande pompe à l'endroit qu'on appelle les rostres, sur le Forum, et on l'y expose, ordinairement debout et bien visible, rarement couché. En présence de tout le peuple, son fils, s'il en a un assez âgé et qu'il assiste aux funérailles, ou à défaut un de ses parents monte à la tribune, rappelle les vertus du défunt et les grandes actions qu'il a accomplies durant sa vie. Ainsi tous se rappellent et croient revoir ses hauts faits, non seulement ceux qui y ont collaboré, mais même ceux qui n'en ont pas été les témoins; et ils en ressentent une telle émotion que la famille du mort n'est plus seule à le pleurer, mais que tout le peuple s'associe à son deuil. Puis, quand on l'a enseveli et qu'on lui a rendu les derniers devoirs, on place son portrait à l'endroit le plus en vue de sa maison, dans une petite chapelle de bois ; ce portrait est un buste taillé et peint avec toute la ressemblance possible. A l'occasion des cérémonies publiques, on découvre ces bustes et on les pare soigneusement. S'il meurt un haut personnage de la famille, ils figurent aux funérailles ; on en affuble des hommes aussi semblables que possible, par la taille et l'aspect extérieur, à ceux qu'ils représentent. Ces gens sont revêtus d'une robe prétexte, si le mort a été consul ou préteur ; de la toge de pourpre, s'il a été censeur ; d'un vêtement brodé d'or, s'il a obtenu le triomphe ou quelque autre distinction de ce genre. Ils s'avancent sur des chars, précédés des faisceaux, des haches et des autres insignes du commandement auquel chacun avait droit suivant les charges qu'il occupait pendant sa vie ; et quand on arrive aux rostres, ils s'asseyent à la file sur des sièges d'ivoire. On ne saurait imaginer un plus beau spectacle pour un jeune homme qui aime la gloire et la vertu ; qui donc, en voyant pour ainsi dire vivantes et animées les images de tous ces hommes illustres par leurs mérites, ne se sentirait attiré par leur exemple? Quel plus beau spectacle, dis-je, pourrait-on imaginer ? [6,54] LIV. — Après avoir parlé du mort, l'orateur chargé de l'éloge funèbre passe en revue ses ancêtres, dont les images sont présentes, raconte leur vie et rappelle leurs exploits, en commençant par le plus ancien. Ainsi, la renommée des grands hommes se rajeunit sans cesse, la gloire de leurs hauts faits devient immortelle, le nom des citoyens qui ont bien mérité de la patrie est connu de tous et se transmet à la postérité ; mais surtout, les jeunes gens se sentent prêts à braver tous les périls pour obtenir cette gloire qui s'attache aux grands hommes. En voici la preuve. Bien des Romains se sont offerts de plein gré à des combats singuliers comme champions de la cause commune ; plus d'un s'est voué à une mort certaine, soit en temps de guerre, pour sauver ses compagnons, soit en temps de paix, dans l'intérêt public. On a vu des hommes, investis du commandement, envoyer à la mort leurs propres fils, contre toutes les coutumes et toutes les lois humaines, parce qu'ils plaçaient le salut de la patrie au-dessus des liens les plus étroits du sang et de la nature. De pareils faits ne sont pas rares dans les annales de Rome ; il me suffira d'en citer un en particulier, à titre d'exemple et de preuve. [6,55] LV. — On raconte qu'Horatius, surnommé Coclès, combattait contre deux adversaires à l'issue du pont qui est situé sur le Tibre devant Rome. Voyant les ennemis arriver en foule à la rescousse, il craignit qu'ils ne réussissent à faire irruption dans la ville ; il se retourna alors et cria à ceux qui se trouvaient derrière lui de battre en retraite au plus vite et de couper le pont. Ils lui obéirent ; et tant que dura leur travail, bien que couvert de blessures, il soutint le choc des ennemis, que sa fermeté et son audace étonnèrent plus encore que sa vigoureuse résistance. Lorsque le pont fut détruit, l'ennemi se trouva arrêté dans son élan ; quant à Coclès, il se jeta tout armé dans le fleuve et périt victime de son dévouement ; car le salut de sa patrie et la gloire que lui vaudrait sa mort lui semblaient plus précieux que la vie dont il jouissait alors et que ce qui lui restait de temps à passer sur terre. Tels sont l'amour des belles actions et la noble émulation qu'inspirent aux jeunes gens les coutumes romaines. [6,56] LVI. — En ce qui concerne les moyens de s'enrichir, les moeurs et les lois de Rome sont encore préférables à celles de Carthage. Les Carthaginois ne regardent. jamais comme honteuse une action qui rapporte de l'argent; les Romains, au contraire, ne voient rien de plus vil que de se laisser corrompre ou de faire un gain illicite ; autant ils estiment la richesse honnêtement acquise, autant ils trouvent déshonorants les profits illégitimes. En voici une preuve : à Carthage, les dignités s'achètent ouvertement; à Rome, c'est là un crime qui entraîne la peine de mort. Comme chez les deux peuples les récompenses qu'on décerne au mérite sont de nature toute contraire, il est logique qu'on use, pour les obtenir, de procédés très différents. Une des plus grandes supériorités de la constitution romaine, c'est sa conception de la divinité. Une chose qu'on blâme chez les autres hommes, je veux dire la superstition, fait la force de l'empire romain. Cette forme de la religion a pris à Rome, dans la vie privée et publique, l'importance et l'influence les plus considérables qu'on puisse imaginer. Bien des gens pourront s'en étonner ; mais je crois, pour ma part, qu'en développant ce sentiment on songeait surtout au peuple. Dans un état qui ne serait composé que de sages, cette précaution ne serait peut-être pas nécessaire ; mais comme toute foule est pleine d'inconstance, de passions déréglées, de colères violentes et irréfléchies, on ne peut la tenir que par la crainte d'êtres invisibles et par toute espèce de fictions. Aussi n'est-ce pas à la légère et sans raison, à mon avis, que les anciens ont répandu parmi le peuple toutes ces idées sur les dieux et ces croyances relatives aux enfers ; c'est plutôt de nos jours qu'on manque de discernement et de prudence en les combattant. Voyez, pour nous borner à cet exemple, les gens qui ont à manier les fonds publics; chez les Grecs, si on leur confie seulement un talent, on aura beau faire dix contrôles, exiger dix sceaux, prendre vingt témoins, ils seront incapables de remplir honnêtement leurs fonctions ; chez les Romains, les magistrats ou les ambassadeurs peuvent avoir à leur disposition des sommes considérables : par simple respect de leur serment, ils se montrent d'une parfaite intégrité. Chez les uns, il est rare de trouver un homme assez scru- puleux pour ne pas toucher aux biens de l'État ; chez les autres, il est rare qu'un citoyen soit convaincu d'une pareille indélicatesse. [6,57] LVII. — Que tous les êtres soient sujets au changement et à la destruction, il n'est pas besoin de longs raisonnements pour démontrer cette vérité ; les lois de la nature suffisent à l'établir. Or il y a pour toute espèce de constitution deux manières possibles de périr, suivant que la ruine vient du dehors ou du dedans : l'une est contingente, l'autre est nécessaire. Quelle est la première forme de gouvernement, quelle est la seconde, par quelles transformations on passe de l'une à l'autre, nous l'avons dit plus haut ; de sorte que les lecteurs capables de suivre d'un bout à l'autre le fil de notre raisonnement seraient en état de prédire ce qui doit arriver. La chose, à mon sens, est bien claire. En effet, quand un état qui a échappé à bon nombre de graves dangers parvient ensuite à une puissance et à une suprématie incontestées, il est fatal, pour peu que sa prospérité soit durable, que la vie y devienne plus somptueuse et les gens immodérés dans leur ambition ou leurs désirs. Le mal s'aggravant, la décadence sera d'abord amenée par la passion du pouvoir, par la honte qu'on éprouvera à vivre dans l'obscurité, puis par le goût du luxe et l'étalage que les riches feront de leur fortune ; le peuple la portera à son comble, quand il se croira lésé par la cupidité des uns et que les autres, pour arriver au pouvoir, auront enflé sa présomption par leurs flatteries. Alors, n'écoutant plus que la fureur qui l'anime, il refusera d'obéir, il ne consentira même plus à partager l'autorité avec les magistrats, mais il voudra l'accaparer tout entière. Le gouvernement portera encore le plus beau des noms, celui d'État libre et de démocratie ; mais en fait il sera le pire de tous, une démagogie. Et maintenant que nous avons exposé la formation de la constitution romaine, ses progrès, son épanouissement, ses caractères essentiels, les avantages et les inconvénients qui la distinguent des autres, nous bornerons là notre étude de cette question. [6,58] LVIII. — Pour conclure, dans la période de l'histoire à laquelle se rattachent les événements d'où nous sommes partis pour faire cette digression, nous prendrons un incident particulier, et nous en ferons un récit très succinct, comme, pour faire apprécier un grand artiste, nous présenterions un spécimen de ses oeuvres; nous montrerons ainsi par des faits et non par des mots quelles étaient la valeur et la force de la constitution romaine à cette époque. Après sa victoire à Cannes, Hannibal fit prisonniers les huit mille Romains qui gardaient le camp ; il leur laissa la vie sauve et leur permit d'envoyer à Rome quelques-uns des leurs pour négocier leur rachat et leur libération. Ils élurent les dix plus notables d'entre eux et Hannibal les fit partir, après leur avoir fait jurer de revenir. Un des délégués, une fois sorti du camp, prétendit qu'il avait oublié quelque chose, retourna sur ses pas, alla chercher ce qu'il avait laissé, puis se remit en route ; il estimait que, puisqu'il était rentré au camp, il avait tenu sa parole et était dégagé de son serment. Arrivés à Rome, ils prièrent, ils supplièrent le Sénat de ne pas se montrer inexorable, mais de laisser les prisonniers, pour trois mines chacun, se racheter et revoir leur famille ; Hannibal les rendrait à ces conditions, et ils méritaient qu'on eût pitié d'eux : ils ne s'étaient pas mal conduits sur le champ de bataille, ils n'avaient rien fait qui fût indigne de Rome ; mais, laissés à la garde du camp, ils étaient tombés aux mains de l'ennemi après le désastre où toute l'armée avait succombé et n'étaient victimes que des circonstances. Les Romains avaient subi des pertes sanglantes ; ils n'avaient presque plus d'alliés ; jamais leur patrie n'avait été en plus grand péril. Néanmoins, leur énergie ne faiblit pas devant la mauvaise fortune et ce plaidoyer ne leur fit oublier ni ce qu'ils se devaient à eux-mêmes ni ce qui convenait à leurs intérêts ; ils voyaient bien quelle était l'intention d'Hannibal : il cherchait à la fois à se procurer de l'argent et à éteindre l'ardeur guerrière de ses adversaires, en leur montrant que, même vaincus, ils pouvaient garder l'espoir d'échapper à la mort; aussi, loin d'accorder ce que leur demandaient les prisonniers, ne se laissèrent-ils fléchir ni par la douleur de leurs parents ni par la pensée des services que ces hommes pouvaient encore leur rendre: ils refusèrent de les racheter, pour déjouer les calculs d'Hannibal, pour tromper son attente et en même temps pour imposer à leurs soldats l'obligation de vaincre ou de mourir, en leur montrant qu'en cas de défaite il ne leur restait aucune chance de salut. Cette décision prise, ils congédièrent les neuf délégués qui consentaient à s'en retourner de bon gré pour obéir à leur serment ; quant à celui qui avait voulu l'éluder, ils le firent enchaîner et le renvoyèrent aux ennemis, pour qu'Hannibal eût moins à se réjouir de sa victoire sur les Romains qu'à admirer la constance et l'énergie qu'ils montraient dans leurs résolutions.