[0] PÉLOPIDAS [1] On louait un jour, devant Caton l'Ancien, un homme plein d'audace, qui se jetait tête baissée dans les plus grands périls. « Il y a bien de la différence, dit Caton, entre estimer beaucoup la vertu, et faire peu de cas de la vie : » parole pleine de sens, et que l'exemple suivant justifie. Antigonus avait dans son armée un soldat très courageux, mais malsain de corps et d'une mauvaise complexion. Le roi lui ayant demandé la cause de sa pâleur, le soldat lui avoua qu'il avait une maladie secrète. Ce prince recommanda avec le plus grand soin à ses médecins d'employer pour cet homme tous les remèdes qu'ils croiraient lui être convenables, et de ne rien négliger pour le guérir. Ce soldat si brave recouvra la santé; mais il perdit son audace, et ne se précipita plus, comme auparavant, dans les dangers. Antigonus le fit venir, et lui témoigna sa surprise d'un tel changement. Le soldat ne lui en dissimula pas la cause. «Prince, lui dit-il, c'est vous qui m'avez rendu moins hardi, en me délivrant des maux qui me faisaient mépriser la vie. » Aussi un Sybarite disait-il qu'il ne fallait pas s'étonner que les Spartiates bravassent dans les combats une mort qui les délivrait de tant de peines, et les dérobait à un genre de vie si austère. Mais il est tout simple que des Sybarites, énervés par la mollesse et par les délices, aient pu croire qu'on bravait la mort moins par amour de l'honneur et de la vertu, que par haine de la vie. Au contraire, chez les Spartiates, vivre et mourir avec plaisir était l'effet de leur vertu, comme le prouve l'épitaphe suivante : "Ils ont péri, ces guerriers généreux, Persuadés qu'en soi ni la mort ni la vie Ne sont jamais des biens dignes d'envie, Mais qu'il est beau de vivre et mourir vertueux". La fuite de la mort n'est point blâmable, quand on peut vivre sans honte; mais il n'y a pas de gloire à la rechercher, quand on ne le fait que par dégoût de la vie. Dans Homère, les héros les plus vaillants et les plus hardis ne vont au combat que bien armés. Les législateurs des Grecs punissent le soldat qui a jeté son bouclier, et non celui qui a laissé son épée ou sa pique, parce que le soin de se défendre, surtout pour ceux qui gouvernent des États ou qui commandent des armées, est un devoir plus pressant que celui de frapper l'ennemi. [2] II. Dans la division qu'Iphicrate faisait des différentes parties d'une armée, il comparait les troupes légères aux mains de l'homme, la cavalerie aux pieds, l'infanterie pesamment armée à la poitrine, et le général à la tête; le chef d'armée qui s'expose témérairement, et s'abandonne sans raison au danger, ne néglige donc pas seulement sa propre vie, mais celle de toutes les personnes dont le salut dépend du sien; comme en veillant à sa propre conservation il assure la leur. Ainsi Callicratidas, homme d'ailleurs d'un très grand mérite, exhorté par le devin de prendre garde à lui, parce que les victimes le menaçaient de la mort, eut tort de répondre que Sparte ne tenait pas à un seul homme. Sans doute Callicratidas, lorsqu'il combattait sur terre ou sur mer comme simple soldat, n'était qu'un seul homme; mais, quand il commandait, il réunissait en sa personne la puissance de toute une armée : celui donc qui, par sa perte, entraînait celle de tant d'autres, n'était plus un seul homme. J'aime bien mieux la réponse du vieil Antigonus, lorsque, sur le point de combattre près de l'île d'Andros, quelqu'un lui dit que la flotte ennemie était plus nombreuse que la sienne. « Et moi, lui dit ce prince, pour combien de vaisseaux me comptez-vous ? « Il attachait avec raison une grande influence à la dignité de général, surtout lorsqu'elle est accompagnée de cette expérience et de ce courage dont le premier devoir est de conserver celui qui sauve tous les autres. Charès montrait un jour aux Athéniens les blessures qu'il avait reçues, et son bouclier percé d'un coup de javeline. « Et moi, lui dit Timothée, lorsqu'au siége de Samos un trait vint tomber auprès de moi, je fus bien honteux de m'être ainsi exposé en jeune homme, et plus qu'il ne convenait à un général qui commandait une si grande armée." Quand le danger du général peut décider du succès d'une affaire, il doit payer de sa personne, et braver hardiment tous les périls, sans écouter ceux qui disent qu'un général, s'il ne meurt pas de vieillesse, doit au moins mourir vieux. Si la victoire n'offre qu'un avantage médiocre, tandis que sa défaite perdrait tout, alors personne n'exige de lui une bravoure de soldat, qui mettrait sa vie en danger. J'ai cru devoir faire précéder par ces réflexions les vies de Pélopidas et de Marcellus, deux grands généraux qui périrent par leur témérité. Pleins de bravoure l'un et l'autre, ils avaient honoré leur patrie par de glorieux exploits contre les ennemis les plus redoutables; l'un fut, dit-on, le premier qui vainquit cet Annibal jusqu'alors invincible; l'autre défit en bataille rangée les Lacédémoniens, maîtres de la terre et de la mer. Mais ils prodiguèrent tous deux leur vie, et se firent tuer sans nécessité dans un temps où leur patrie avait le plus besoin de généraux habiles. C'est d'après ces traits de ressemblance qu'ils ont entre eux, que j'ai écrit leurs vies parallèles. [3] III. Pélopidas, fils d'Hippoclus, était, comme Épaminondas, d'une des premières familles de Thèbes. Nourri dans l'opulence, et devenu, dans sa jeunesse, héritier d'une maison très riche, son premier soin fut de secourir les hommes vertueux et indigents, de montrer qu'il était véritablement le maître et non l'esclave de ses richesses. Du plus grand nombre des hommes dit Aristote, les uns par avarice n'usent pas de leur fortune, les autres en abusent par l'amour des plaisirs. Ceux-ci passent leur vie dans l'esclavage des voluptés; ceux-la dans la servitude des affaires. Les Thébains acceptèrent avec reconnaissance les offres généreuses et les bienfaits de Pélopidas; mais, de tous ses amis, Épaminondas fut le seul qu'il ne put déterminer à partager sa fortune. Au contraire, Pélopidas s'associa volontairement à la pauvreté de son ami; il se fit honneur d'être vêtu simplement, d'avoir une table frugale, de supporter sans peine le travail, et de conserver dans les emplois une grande simplicité : semblable au Capanée d'Euripide, "Ce héros qui, vivant au sein de l'opulence, Sut toujours éviter le faste et l'arrogance", Pélopidas aurait eu honte de dépenser, pour sa personne, plus que le moins aisé des Thébains. Mais la pauvreté était familière à Épaminondas; il l'avait reçue en héritage de ses pères, et il se l'était rendue plus légère et plus douce en s'appliquant de bonne heure à la philosophie, en adoptant le genre de vie le plus simple et le plus uni. Pélopidas fit un mariage riche, et eut plusieurs enfants; mais il n'en devint pas plus attentif à ménager son bien : et en se livrant tout entier au service de sa patrie, il diminua considérablement sa fortune. Comme ses amis le blâmaient de négliger ainsi une chose si nécessaire : « Oui, leur dit-il, elle est très nécessaire; mais c'est pour ce Nicodème que voilà; en leur montrant un homme aveugle et boiteux. [4] IV. Ils étaient également nés l'un et l'autre pour toutes les vertus, avec cette différence que Pélopidas préférait les exercices du corps, et Épaminondas ceux de l'esprit. Ils employaient tout ce qu'ils avaient de loisir, l'un au gymnase et à la chasse; l'autre à son instruction et à l'étude de la philosophie. Mais, dans tout ce qu'ils ont fait de grand et de glorieux, rien n'a paru plus beau aux justes appréciateurs des choses que l'union et l'amitié parfaite qu'ils ont conservée sans la moindre altération jusqu'à la fin de leur vie; et cela au milieu de tant de combats, de tant de charges qu'ils ont exercées, soit dans les camps, soit dans les conseils. En effet, si l'on considère l'administration d'Aristide et de Thémistocle, celles de Cimon et de Périclès, de Nicias et d'Alcibiade ; si l'on réfléchit à tout ce qu'elles ont excité de dissensions, de rivalités et de jalousies; et qu'ensuite on jette les yeux sur Pélopidas et sur Épaminondas, qu'on voie l'affection et les égards qu'ils ont toujours eus l'un pour l'autre, on avouera qu'ils doivent être appelés collègues et frères, dans l'exercice des emplois civils et militaires, à bien plus juste titre que les autres qui, toute leur vie, travaillaient beaucoup plus à se détruire mutuellement qu'à vaincre leurs ennemis. La véritable cause de cette affection si constante, c'était la vertu, qui dans toutes leurs actions leur faisait mépriser la gloire et les richesses, que suit toujours l'envie, cette source funeste de divisions. Embrasés tous deux d'un amour vraiment divin pour la vertu, qui les porta de bonne heure à augmenter par leurs travaux la puissance et la gloire de leur patrie, ils y faisaient servir réciproquement les succès l'un de l'autre. Cependant la plupart des historiens ont dit que cette amitié si intime ne prit naissance qu'à l'expédition de Mantinée, où ils accompagnèrent le secours que les Thébains envoyaient aux Spartiates, qui étaient encore leurs alliés et leurs amis. Placés l'un près de l'autre dans le corps de l'infanterie, ils avaient en tête les Arcadiens; l'aile des Lacédémoniens, dans laquelle ils combattaient, fut rompue et mise en fuite; mais Pélopidas et Épaminondas ayant joint leurs boucliers, soutinrent le choc des ennemis, jusqu'à ce que Pélopidas, après avoir reçu sept blessures, toutes par-devant, tomba sur un monceau de morts, amis et ennemis. Épaminondas, qui le croyait mort, se tint devant lui pour défendre son corps et ses armes, et résista seul à un grand nombre d'Arcadiens, résolu de mourir plutôt que d'abandonner Pélopidas au pouvoir de l'ennemi; mais blessé lui-même d'un coup de pique dans la poitrine, et au bras d'un coup d'épée, il n'était plus en état de se défendre, lorsque Agésipolis, roi de Sparte, accourut de l'autre aile à son secours, et les sauva l'un et l'autre, contre toute espérance. [5] V. Depuis cette bataille, les Spartiates traitèrent en apparence les Thébains comme des amis et des alliés; mais, en effet, ils commencèrent à voir d'un oeil jaloux la grandeur de leur courage et de leur puissance; ils conçurent surtout de la haine contre le parti d'lsménias et d'Androclides, auquel Pélopidas était attaché, et qu'ils regardaient comme populaire et ami de la liberté. Archias, Léontidas et Philippe, tous trois fort riches, partisans zélés de l'oligarchie, et pleins de vues ambitieuses, proposèrent aux Lacédémoniens Phébidas, qui passait près de Thèbes avec un corps de troupes, de s'emparer de la Cadmée, de chasser de la ville tous ceux qui tenaient pour la faction contraire, et de soumettre Thèbes aux Spartiates, en y établissant le gouvernement oligarchique. Phébidas s'étant laissé gagner, surprit inopinément les Thébains pendant qu'ils célébraient les Thesmophories, et s'empara de la citadelle. Isménias, enlevé de Thèbes, et conduit à Lacédémone, y fut mis à mort peu de temps après. Pélopidas, Phérénicus, Androclides et plusieurs autres, qui avaient pris la fuite, furent condamnés au bannissement. On laissa Épaminondas à Thèbes, parce qu'on le méprisait, ou comme un philosophe qui ne prenait aucune part aux affaires, ou comme un homme pauvre qui était sans pouvoir. [6] Les Lacédémoniens, instruits de cette trahison, ôtèrent à Phébidas le commandement de l'armée, et le condamnèrent à une amende de cent mille drachmes; mais ils gardèrent la Cadmée, et y laissèrent une garnison. Cette conduite étonna fort tous les autres Grecs, qui trouvèrent une contradiction choquante à punir l'auteur d'une entreprise, tandis qu'on approuvait l'entreprise même. VI. Les Thébains, privés de leur ancien gouvernement, gémissaient sous l'oppression d'Archias et de Léontidas; ils ne voyaient aucun espoir d'être délivrés d'une tyrannie que les Lacédémoniens fortifiaient de toute leur puissance, et qu'il serait impossible de détruire tant que Sparte conserverait l'empire de la terre et de la mer. Cependant Léontidas, ayant appris que les bannis de Thèbes vivaient paisiblement à Athènes, chéris du peuple et honorés de tous les bons citoyens, leur dressa des embûches secrètes, et envoya des hommes inconnus qui tuèrent Androclides en trahison, et manquèrent les autres. En même temps les Spartiates écrivirent aux Athéniens, pour leur défendre de recevoir les bannis et de soutenir leurs espérances; ils leur ordonnaient même de les chasser de leur ville, comme ayant été déclarés, par tous les alliés, les ennemis communs de la Grèce. Mais les Athéniens, à qui l'humanité fut de tout temps un sentiment naturel, voulaient encore témoigner leur reconnaissance aux Thébains, qui avaient tant contribué à rétablir dans Athènes le gouvernement populaire; qui avaient même ordonné que si quelque Athénien portait en Béotie des armes destinées contre les tyrans, aucun Béotien ne s'y opposât, et n'eût l'air de le voir ni de l'entendre. Ils ne voulurent donc rien faire qui fût préjudiciable aux Thébains. [7] VII. Pélopidas, quoique un des plus jeunes d'entre les bannis, les excitait chacun en particulier; et les ayant tous réunis, il leur représenta qu'il n'était ni honnête ni juste de voir avec indifférence leur patrie dans l'esclavage, et soumise à des étrangers; tandis qu'eux-mêmes, contents d'avoir sauvé leur vie, ils ne devaient qu'aux décrets d'Athènes une existence précaire, réduits à faire servilement la cour aux orateurs et à ceux qui avaient le talent de persuader le peuple. « Ne vaut-il pas mieux, ajouta-t-il, s'exposer à tout pour un intérêt si puissant; et, imitant le courage et la vertu de Thrasybule, qui était parti de Thèbes pour aller détruire les tyrans d'Athènes, partir nous-mêmes d'Athènes pour aller mettre Thèbes en liberté? » Persuadés par ces discours, ils dépêchent secrètement à Thèbes, pour informer de leur résolution ceux de leurs amis qui y étaient restés, et qui applaudirent à leur dessein. Charon, l'un des premiers de la ville, leur offrit sa maison; Phillidas vint à bout de se faire nommer greffier d'Archias et de Philippe, qui étaient alors polémarques. Épaminondas, de son côté, travaillait depuis longtemps à enflammer le courage des jeunes Thébains : quand ils étaient dans les gymnases, il les obligeait de provoquer les Lacédémoniens à la lutte; et quand il les voyait se glorifier de leur supériorité et de leur victoire, il les réprimandait vivement; il les faisait rougir de leur lâcheté, qui les rendait esclaves de ceux qu'ils surpassaient si facilement dans les combats. [8] Le jour étant pris pour l'exécution du complot, on convint que Phérénicus, après avoir assemblé les bannis, s'arrêterait au bourg de Thriasium, et que quelques-uns des plus jeunes se hasarderaient à entrer dans la ville; que s'ils étaient surpris par les tyrans, et qu'ils vinssent à périr, tous les autres conjurés auraient soin que leurs enfants et leurs pères ne manquassent de rien le reste de leur vie. VIII. Pélopidas s'offrit le premier pour entrer dans Thèbes, et après lui, Mélon, Damoclides et Théopompe, tous quatre des premières maisons de la ville, liés ensemble par une étroite amitié et une fidélité constante, quoiqu'ils eussent toujours été rivaux de courage et de gloire. Ils se trouvèrent douze en tout; et après avoir dit adieu à ceux de leurs compagnons qu'ils laissaient à Thriasium, ils envoyèrent un courrier à Charon, et se mirent en marche, vêtus de simples manteaux, menant des chiens de chasse, et portant des pieux à tendre des rets, afin de ne donner aucun soupçon aux personnes qu'ils rencontreraient, et de passer pour des chasseurs. Lorsque Charon eut appris, par leur courrier, qu'ils étaient en chemin, la vue d'un danger si prochain ne changea rien à sa résolution; plein d'honneur et de courage, il disposa sa maison pour les recevoir; mais un des conjurés, nommé Hipposthénides, homme bon et zélé pour sa patrie, attaché même aux bannis, mais qui manquait de l'audace qu'exigeaient une conjoncture si importante et une entreprise si périlleuse, fut comme frappé de vertige à la vue du combat qu'on allait livrer : pensant alors qu'il ne s'agissait de rien moins que d'attaquer de front toute la puissance des Lacédémoniens et de renverser leur empire, sans d'autre espérance et d'autre appui que quelques exilés, il rentre chez lui sans rien dire, envoie un de ses amis à Mélon et à Pélopidas pour leur dire de remettre à un autre temps leur entreprise, et de s'en retourner à Athènes, pour y attendre une occasion plus favorable. Cet ami se nommait Chlidon. Il va sur-le-champ chez lui, prend son cheval, et demande la bride à sa femme, qui, ne sachant où elle était, lui dit qu'elle l'a prêtée à un de ses voisins. Cela donne lieu à une querelle, bientôt suivie d'injures, et enfin de malédictions de la part de la femme, qui souhaite que le voyage de son mari ait l'issue la plus funeste pour lui et pour ceux qui l'envoient. Chlidon, à qui cette altercation avait fait perdre la plus grande partie du jour, qui prenait d'ailleurs à mauvais augure les imprécations de sa femme, renonce à ce voyage, et s'en va d'un autre côté. C'est ainsi qu'il ne tint presque à rien qu'on ne manquât, dès l'entrée, l'occasion d'exécuter la plus grande et la plus belle entreprise. [9] Pélopidas et ses compagnons s'habillent en paysans, et s'étant séparés, ils entrent dans la ville par différents côtés, pendant qu'il faisait encore jour. On était au commencement de l'hiver, et il soufflait un vent piquant accompagné de neige. Cela servit à les cacher, parce que le froid avait fait rentrer tout le monde chez soi. Ceux qui s'étaient chargés de pourvoir à tout recueillirent les bannis à mesure qu'ils arrivaient, et les menèrent droit à la maison de Charon, où il se trouva, en comptant les bannis, quarante-huit personnes. IX. Du côté des tyrans, Philidas, greffier des polémarques, était, comme nous l'avons déjà dit, dans le secret de la conjuration, et la secondait de tout son pouvoir. Il avait depuis quelque temps promis, pour ce jour-là, à Archias et à Philippe un magnifique souper, où il devait leur amener des femmes d'un rang distingué. Il voulait les livrer aux conjurés, plongés dans le vin et énervés par la débauche. Pendant qu'ils étaient à table, et avant qu'ils fussent tout-à-fait ivres, il leur vint une nouvelle, vraie au fond, mais vague et incertaine, que les bannis étaient cachés dans la ville. Philidas cherchait à détourner la conversation ; mais Archias envoya un de ses satellites à Charon, avec ordre de se rendre sur-le-champ auprès de lui. Il était déjà tard, et Pélopidas avec les autres conjurés commençaient à s'armer de leurs cuirasses et de leurs épées, lorsque tout à coup ils entendent frapper à la porte; et celui qui était allé l'ouvrir, ayant reçu du satellite l'ordre des polémarques qui mandaient Charon, rentre tout troublé, et leur fait part de cette nouvelle. Ils crurent que la conjuration était découverte, et qu'ils allaient tous périr avant d'avoir rien fait pour signaler leur courage. Cependant ils furent d'avis que Charon devait obéir et se présenter aux magistrats avec une assurance qui leur ôtât tout soupçon. Charon, homme ferme et intrépide dans les dangers qui lui étaient personnels, fut effrayé alors du péril des conjurés, et craignit qu'on ne le soupçonnât de trahison, si tant de citoyens illustres venaient à périr dans sa maison. X. Comme il était sur le point de sortir, il passe dans l'appartement de sa femme; et prenant son fils, qui, encore dans sa première jeunesse, surpassait en force et en beauté tous les jeunes gens de son âge, il le remit à Pélopidas. « Si vous apprenez, lui dit-il, que je vous aie trahis ou que j'aie usé envers vous de mauvaise foi, traitez, cet enfant en ennemi, et n'ayez pour lui aucun ménagement. » L'émotion et la générosité de Charon arrachèrent des larmes à la plupart des conjurés. Ils virent avec peine qu'il pût croire quelqu'un d'entre eux assez lâche, assez effrayé du danger présent, pour le soupçonner de trahison, ou pour vouloir le rendre responsable de l'événement. Ils le conjurèrent de ne pas laisser son fils au milieu d'eux, et de le mettre à l'abri de tout danger, afin que, s'il échappait aux tyrans, il restât en lui un vengeur pour ses amis et pour la ville. Charon s'obstina à ne pas retirer son fils. « Quelle vie serait la sienne, leur dit-il, s'il nous survivait! et quelle destinée plus glorieuse pour lui, que de mourir sans tache au milieu de son père et de ses amis "! Après avoir fait sa prière aux dieux, et embrassé tous les conjurés, il sort en les exhortant à la confiance. En chemin, il s'étudia à composer l'air de son visage et le son de sa voix de manière à persuader aux tyrans qu'il était bien éloigné du complot qu'il tramait. [10] Lorsqu'il fut à la porte de la maison où se donnait le repas, Archias et Philidas allèrent à lui. «Charon, lui dirent-ils, savez-vous qui sont ces gens qu'on nous a dit être entrés dans la ville, qui s'y sont cachés, et qui ont plusieurs citoyens dans leurs intérêts?" Charon, d'abord un peu troublé, leur demande à son tour quels peuvent être ces gens dont on leur a annoncé l'arrivée, et quels sont ceux qui les recèlent; mais voyant qu'Archias n'avait rien de précis à lui dire, il reconnut qu'aucun des leurs ne les avait trahis. « Ne serait-ce pas, leur dit-il, un faux avis que quelqu'un s'est plu à vous donner pour troubler a vos plaisirs? Cependant je vais m'en informer et y veiller; car il ne faut rien négliger. » Phillidas, qui était près de lui, loue sa prudence; et ramenant Archias dans la salle, il le plonge de plus en plus dans l'ivresse, et fait prolonger le festin par l'espérance des femmes qu'il a promises aux convives. Charon en rentrant chez lui trouve les conjurés prêts, non à vaincre ou à sauver leurs jours, mais à mourir avec gloire, en vendant chèrement leur vie à leurs ennemis. Il ne dit la vérité qu'au seul Pélopidas, et la cacha aux autres, à qui il fit croire qu'Archias l'avait entretenu de toute autre chose. XI. Ce premier orage était à peine dissipé, que la fortune en excita un second. Un exprès envoyé d'Athènes par l'hiérophante Archias au tyran de ce nom, son hôte et son ami, arrive avec une lettre qui contenait, non une nouvelle incertaine et appuyée sur de vains soupçons, mais, comme on le sut depuis, un détail exact de la conjuration. Ce courrier conduit auprès d'Archias, le trouva plein de vin; et, en lui remettant la lettre, il lui dit que la personne qui l'envoyait le priait de la lire sur-le-champ, parce qu'il y était question d'affaires sérieuses. « A demain les affaires sérieuses", lui répondit Archias; et, mettant la lettre sous le chevet de son lit, il reprit sa conversation avec Phillidas. Ce mot «à demain les affaires» est passé depuis en proverbe, et il est encore en usage parmi les Grecs. [11] Les conjurés, trouvant l'occasion favorable pour exécuter leur complot, sortent de chez Charon, et se partagent en deux bandes; les uns, ayant à leur tête Pélopidas et Damoclides, marchent contre Léontidas et Hypatès, voisins l'un de l'autre; Charon et Mélon vont contre Archias et Philippe. Ils avaient tous des robes de femme sur leurs cuirasses, et portaient de larges couronnes de pin et de peuplier qui leur couvraient tout le visage. Dès qu'ils parurent à la porte de la salle, les convives jetèrent de grands cris, persuadés que c'étaient les femmes qu'ils attendaient depuis longtemps. Les conjurés font des yeux le tour de la salle; et après avoir considéré tous ceux qui étaient assis, ils tirent leurs épées, et, s'élançant à travers les tables sur Archias et sur Philippe, ils se font connaître pour ce qu'ils sont. Philidas conseille à un petit nombre de convives de se tenir tranquilles; les autres, s'étant levés, font mine de se défendre avec les polémarques; mais, déjà noyés de vin, ils sont tués sans beaucoup de peine. XII. Les conjurés que conduisait Pélopidas éprouvèrent plus de difficulté; ils avaient affaire à Léontidas, homme sobre et courageux. Ils le trouvèrent couché, et sa porte fermée. Ils frappèrent longtemps sans que personne leur ouvrît. Enfin un esclave les ayant entendus, vint à la porte : il eut à peine tiré le verrou, que les conjurés se précipitent en foule, poussent la porte avec violence, renversent l'esclave, et montent à la chambre de Léontidas. Au bruit et à la précipitation de leur marche, le tyran ayant soupçonné ce que c'était, se lève, et tire son épée; mais il ne songea pas à éteindre les lampes, afin que les conjurés se heurtant les uns les autres dans l'obscurité, il pût échapper à leurs coups; au lieu qu'on le distinguait sans peine à la faveur d'une grande lumière : il court à la porte de sa chambre, frappe Céphisodore qui entrait le premier, et l'étend à ses pieds. Ensuite s'attachant à Pélopidas, qui venait après Céphisodore, ils se livrèrent à la porte même, qui était étroite, et dont le corps de Céphisodore embarrassait l'entrée, un combat long et rude. Mais enfin Pélopidas fut vainqueur ; et après avoir fait tomber Léontidas sous ses coups, il court chez Hypatès avec tous ceux qui l'accompagnaient. Ils entrent dans sa maison, comme dans celle de Léontidas. Au bruit qu'Hypatès avait entendu, il s'était sauvé dans la maison voisine; mais les conjurés l'atteignirent et le massacrèrent. [12] L'entreprise ainsi terminée, ils vont rejoindre Mélon, font partir des courriers pour ceux des bannis qui étaient restés dans l'Attique, et appelant les citoyens à la liberté, ils donnent à tous ceux qu'ils rencontrent, les armes qu'ils enlèvent des portiques où elles étaient suspendues, et celles qu'ils prennent dans les boutiques des armuriers et des fourbisseurs, qui étaient voisines de la maison de Charon, et qu'ils font ouvrir de force. XIII. Cependant Épaminondas et Gorgidas viennent à leur secours bien armés, et leur amènent un grand nombre de jeunes gens, et quelques vieillards des plus honnêtes qu'ils avaient rassemblés. Déjà le trouble et la frayeur s'étaient répandus dans la ville; toutes les maisons étaient éclairées, et les rues pleines de gens qui couraient de côté et d'autre. Le peuple n'était pas encore assemblé; étonné de ce qui venait d'arriver, et ne sachant rien de certain, il attendait que le jour vînt l'instruire de ce qui s'était passé. Aussi blâmat-on les chefs des Lacédémoniens de n'être pas sortis de la citadelle pour attaquer sur-le-champ les conjurés. La garnison était d'environ quinze cents hommes, et un grand nombre de citoyens étaient allés se réunir à eux. Mais les cris du peuple, les feux dont les maisons étaient éclairées et les courses précipitées de la multitude les effrayaient tellement, qu'ils restèrent immobiles, contents de garder la Cadmée. Le lendemain, à la pointe du jour, tous les autres bannis arrivent de l'Attique bien armés, et le peuple s'assemble. Épaminondas et Gorgidas présentent à l'assemblée Pélopidas avec sa troupe, entourée des prêtres qui portaient dans leurs mains des bandelettes, et appelaient les citoyens au secours de leur patrie et de leurs dieux. A cette vue tout le peuple se lève en jetant des cris, en battent des mains, et reçoit les bannis comme les bienfaiteurs et les libérateurs de la ville. [13] XIV. Pélopidas, nommé le jour même béotarque, avec Mélon et Charon, met sur-le-champ le siège devant la Cadmée, et l'entoure d'un mur de circonvallation, afin d'en chasser promptement les Lacédémoniens, et de la recouvrer avant qu'il vînt de Sparte de nouvelles troupes; il ne prévint leur arrivée que de bien peu de temps. La garnison des Lacédémoniens, après avoir rendu la citadelle par composition, s'en retournait à Sparte, et n'était encore qu'à Mégare, lorsqu'elle rencontra Cléombrote qui marchait vers Thèbes avec une nombreuse armée. Des trois harmotes qui commandaient à Thèbes, les Lacédémoniens en condamnèrent deux à mort, Hermippidas et Arcissus; le troisième, nommé Dysaoridas, condamné à une forte amende qu'il fut hors d'état de payer, se bannit du Péloponèse. Cet exploit, si semblable à celui de Thrasybule, par les vertus des grands hommes qui les exécutèrent, par les dangers qu'ils y coururent, par les combats qu'ils eurent à livrer, et par le succès dont la fortune les couronna, fut appelé par tous les Grecs le frère du premier. En effet, il serait difficile de citer d'autres hommes qui, avec si peu de monde et des moyens si faibles, aient renversé une si grande puissance et qui, n'ayant dû leur victoire qu'à leur courage et à leur habileté, aient procuré à leur patrie de si grands avantages. Mais ce qui en fit surtout la gloire et le prix, ce fut le changement qu'il apporta dans les affaires; car la guerre qui abattit la dignité de Sparte, qui lui ôta l'empire de la terre et de la mer, commença cette nuit même où Pélopidas, sans avoir pris ni ville, ni citadelle, ni fort, entra, lui douzième, dans une maison; et, s'il est permis d'exprimer la vérité par une métaphore, délia, rompit les chaînes de l'empire de Sparte, qui jusqu'alors avaient paru indissolubles. [14] XV. L'entrée des Lacédémoniens dans la Béotie, avec une si grande armée, effraya tellement les Athéniens, que, renonçant à leur alliance avec les Thébains, ils mirent en justice ceux qui tenaient leur parti, firent mourir les uns, bannirent les autres, et en condamnèrent plusieurs à de grosses amendes. Dans ce dénûment de tout secours, les affaires des Thébains paraissaient désespérées. Pélopidas et Gorgidas, alors béotarques, cherchèrent à mettre les Athéniens aux prises avec les Spartiates; et pour cela ils eurent recours à la ruse. Les Lacédémoniens avaient laissé à Thespies, avec des troupes, un de leurs capitaines, nommé Sphodrias, homme d'une grande valeur et d'une réputation brillante à la guerre, mais d'un esprit léger, follement ambitieux, et qui se berçait aisément des plus vaines espérances : il était là pour recevoir et soutenir ceux qui se révolteraient contre les Thébains. Pélopidas lui envoie, de son chef, un marchand de ses amis, chargé de lui donner de l'argent, et de lui faire des propositions qui eurent encore sur son esprit plus de pouvoir que l'argent. «Vous devez, lui dit-il, aspirer à de plus grandes entreprises, et, en attaquant les Athéniens lorsqu'ils ne s'en douteront pas, vous emparer du Pirée : rien ne serait plus agréable aux Lacédémoniens que de se voir maîtres d'Athènes; les Thébains, indignés contre les Athéniens, qu'ils regardent comme des traîtres, ne leur donneront aucun appui." Séduit par ces discours, Sphodrias se met en marchle la nuit, avec ses troupes, entre dans l'Attique, et s'avance jusqu'à Éleusis; mais l'effroi subit que prirent ses soldats l'ayant fait découvrir, il s'en retourne à Thespies, sans autre fruit de son entreprise que d'avoir attiré aux Lacédémoniens une guerre rude et difficile. [15] Aussitôt les Athéniens s'empressèrent de renouveler leur ancienne alliance avec les Thébains; ils mirent des vaisseaux en mer; et, se répandant par toute la Grèce, ils accueillirent et excitèrent même tous ceux qui étaient disposés à se révolter contre les Lacédémoniens. XVI. Les Thébains, de leur côté, se mesuraient tous les jours avec les Spartiates, et livraient des combats qui, sans être décisifs, leur servaient d'apprentissage et d'exercice dans le métier des armes, enflammaient leur courage, fortifiaient leurs corps, et leur faisaient acquérir par ces fréquentes rencontres l'expérience, l'habitude et la confiance; aussi dit-on que le Spartiate Antalcidas, voyant Agésilas qu'on rapportait blessé de la Béotie : « Vous recevez des Thébains, lui dit-il, un beau salaire des leçons que vous leur avez données, en leur enseignant, malgré eux, à faire la guerre". Mais ce n'est point Agésilas qu'on doit regarder comme celui qui forma les Thébains; ce furent ceux de leurs chefs qui, sages et prudents, attendaient, pour les mener à l'ennemi, des occasions favorables; les leur faisaient attaquer à propos, comme on lâche à temps, sur le gibier, des chiens de chasse pleins d'ardeur; et qui, après leur avoir fait goûter la douceur de la victoire et les avoir remplis de confiance, les ramenaient en sûreté dans leurs maisons. Pélopidas surtout en eut la gloire; dès qu'une fois ils l'eurent mis à la tête des troupes, ils lui confierent tous les ans, sans interruption, quelque commandement; et jusqu'à la fin de sa vie il fut toujours ou béotarque ou chef de la bande sacrée. Depuis cette époque, les Lacédémoniens essuyèrent plusieurs défaites; ils furent battus à Platée, à Thespies, où Phébidas, celui qui s'était emparé de la Cadmée par trahison, fut tué; à Tanagre, où Pélopidas mit en fuite une armée nombreuse de Spartiates, et tua de sa main leur harmoste Panthoïdès. Mais ces avantages, en augmentant la confiance et l'audace des vainqueurs, n'abattaient pas la fierté des vaincus. Ce n'étaient pas des batailles rangées où des armées entières combattissent de pied ferme, mais plutôt des escarmouches, des courses faites à propos, des alternatives de retraite et de poursuite, où l'on en venait souvent aux mains, et où les Thébains avaient toujours quelque avantage. [16] XVII. Mais la bataille de Tégyre, qui fut comme le prélude de la journée de Leuctres, acquit la plus grande gloire à Pélopidas, parce qu'elle ne laissa ni à ses collègues aucun moyen de lui disputer l'honneur de la victoire, ni aux vaincus aucun prétexte pour couvrir leur défaite. Il avait depuis longtemps des projets sur la ville d'Orchomène, qui, ayant embrassé le parti des Lacédémoniens, avait reçu d'eux, pour sa sûreté, deux compagnies de gens de pied; et il épiait l'occasion de la surprendre. Un jour il fut averti que la garnison était allée faire une course dans la Locride; et espérant qu'il trouverait la ville sans défense, il partit avec le bataillon sacré et un corps peu nombreux de cavalerie; mais quand il fut près d'Orchomène, il apprit qu'il arrivait de Sparte de nouvelles troupes pour remplacer la garnison : alors il retourne sur ses pas, et ramène son armée par Tégyre; c'était le seul chemin qu'il pût tenir en côtoyant la montagne; toute la plaine des environs était couverte par les eaux du fleuve Mélas, qui, dès sa source, se divise en plusieurs étangs et plusieurs marais qui portent bateau, et rendent les chemins inaccessibles Un peu au-dessous de ces marais est le temple d'Apollon Tégyrien, avec son oracle qui a cessé depuis peu, et qui avait été très florissant jusqu'aux guerres des Mèdes, lorsque Échécrates en était le grand prêtre. On conte que c'est dans ce lieu que naquit Apollon; et de là vient que la montagne voisine, au pied de laquelle s'arrêtent les inondations du Mélas, porte le nom de Délos. Il sort, de derrière le temple, deux sources très abondantes, dont l'eau est d'une fraîcheur et d'une douceur merveilleuses. Elles sont nommées encore aujourd'hui, l'une la Palme, et l'autre l'Olive; d'où il paraît que ce ne fut pas entre deux arbres, mais entre deux sources, que Latone accoucha. Près de là est le mont Ptoiis, d'où sortit, dit-on, ce sanglier qui épouvanta si fort la déesse. Ce qu'on raconte de Python et de Tityus semble prouver aussi que c'est dans ces lieux qu'Apollon est né. Je laisse beaucoup d'autres preuves qui confirment ce récit; car l'ancienne tradition ne met point ces dieux au nombre des génies qui, comme Hercule et Bacchus, étant nés mortels, ont été changés en dieux, et après avoir mérité par leur vertu de quitter leur nature corruptible et mortelle, ont été placés au rang des dieux. Apollon est une de ces divinités qui n'ont pas été engendrées, et qui subsistent éternellement. [17] XVIII. Les Thébains donc s'en retournaient d'Orchomène par Tégyre, lorsqu'ils rencontrèrent les Spartiates qui revenaient de la Locride, et qui traversaient les défilés des montagnes. Ils ne les eurent pas plutôt aperçus, qu'un des Thébains courant à Pélopidas : « Nous avons donné, lui dit-il, dans les ennemis. — Pourquoi, lui répondit Pélopidas, n'est-ce pas plutôt eux qui ont donné dans notre armée? » Aussitôt il fait passer sa cavalerie de la queue à la tète, pour commencer l'attaque; et forme un bataillon serré de son infanterie, composée de trois cents hommes, dans l'espérance que partout où ce corps donnerait, il renverserait les ennemis, quelque supérieurs qu'ils fussent en nombre. L'armée des Lacédémoniens était de deux compagnies d'infanterie. Chaque compagnie, suivant Éphore, est de cinq cents hommes ; Callisthène la fait de sept cents; et d'autres, du nombre desquels est Polybe, la portent à neuf. Les polémarques des Spartiates, Gorgoléon et Théopompe, pleins de confiance en leurs troupes, chargent brusquement les Thébains. Le premier choc s'étant porté surtout au poste où étaient les chefs des deux partis, le combat y fut rude et sanglant. Les polémarques lacédémoniens, qui s'étaient attachés à Pélopidas, furent tués; et bientôt tous ceux qui les environnaient étant morts ou blessés, l'armée entière, saisie de frayeur, s'ouvrit, afin de laisser le passage libre aux Thébains, qui, s'ils l'avaient voulu, auraient pu facilement passer au milieu d'eux et se sauver. Mais Pélopidas, au lieu de profiter de cette facilité, se porta sur les ennemis qui étaient encore en bataille, et en fit un tel carnage que tout ce qui restait prit ouvertement la fuite. Les Thébains ne les poursuivirent pas bien loin; ils craignaient les Orchoméniens, qui étaient près du champ de bataille, et la garnison des Spartiates nouvellement arrivée : contents d'avoir rompu et traversé librement leur armée, après les avoir fort maltraités, ils érigèrent un trophée, dépouillèrent les morts, et s'en retournèrent à Thèbes tout glorieux de leur victoire. Car dans toutes les guerres qu'avaient fait jusqu'alors les Lacédémoniens, soit contre les Grecs, soit contre les Barbares, il ne leur était jamais arrivé d'être battus par des troupes si inférieures en nombre, ni même d'être défaits à nombre égal en bataille rangée. Aussi ils étaient d'un orgueil insupportable; et ils attaquaient avec une confiance insultante des ennemis si étonnés de leur réputation, qu'ils n'avaient jamais osé, même avec des forces égales, se mesurer contre les Spartiates. Ce combat apprit pour la première fois, aux Grecs, que ce n'était pas seulement les bords de l'Eurotas, ni l'espace situé entre le pont Babyce et le Cnacion, qui produisaient des hommes belliqueux et intrépides; mais que partout où les jeunes gens savent rougir de ce qui déshonore, et se porter avec audace à tout ce qui est glorieux; partout où ils craignent bien plus le blâme que le danger, là sont les hommes les plus redoutables à leurs ennemis. [18] XIX. Quant au bataillon sacré, Gorgidas fut, dit-on, le premier qui le forma de trois cents hommes d'élite, soudoyés et entretenus par la ville dans la Cadmée; d'où il fut appelé le bataillon de la ville, parce qu'alors on donnait assez communément aux citadelles le nom de villes. D'autres prétendent que ce bataillon fut composé de citoyens unis entre eux par une amitié réciproque; et on rapporte à ce sujet un mot de Pammènes qui disait agréablement que le Nestor d'Homère ne s'entendait pas en tactique, lorsqu'il ordonnait aux Grecs de se ranger en bataille par nations et par lignées, afin, disait-il, "Que chaque nation à l'envi se soutienne"; au lieu qu'il fallait mettre ensemble les gens unis entre eux par une étroite amitié. Car dans les dangers, les nations et les lignées s'occupent peu les unes des autres; mais un bataillon formé de gens qui s'aiment est invincible, et ne peut jamais être rompu. L'amour et le respect qu'ils se portent mutuellement les rend inébranlables au milieu des plus grands périls ; et doit-on s'en étonner, lorsqu'on les voit se respecter même absents, beaucoup plus que les autres hommes ne le font quand ils sont ensemble? N'en a-t-on pas une preuve frappante dans ce soldat qui, renversé par terre, et voyant son ennemi prêt à le percer de son épée, le pria de le frapper à la poitrine, « afin, lui dit-il, que mon ami n'ait pas la honte de me voir blessé par-derrière. » Iolaüs, tendrement aimé par Hercule, partagea, dit-on, tous ses travaux et tous ses dangers; et Aristote rapporte que, encore de son temps, on obligeait ses amis d'aller se jurer une fidélité mutuelle sur le tombeau d'lolaüs. Il est donc assez vraisemblable que le bataillon des Thébains fut appelé sacré dans le sens que Platon dit de ces sortes d'amis, qu'ils sont inspirés de Dieu. On assure que ce bataillon se conserva toujours invincible jusqu'à la bataille de Chéronée, et que Philippe, en visitant les morts après sa victoire, s'arrêta à l'endroit où ces trois cents Thébains étaient étendus par terre, serrés les uns contre les autres, et tous percés par-devant de grands coups de piques. Frappé d'admiration, et apprenant que c'était là ce bataillon composé d'amis intimes, il ne peut retenir ses larmes : « Périssent misérablement, s'écria-t-il, ceux qui soupçonnent de tels hommes d'avoir pu faire ou souffrir rien de déshonnête!" [19] Au reste, ce ne fut pas la passion de Laïus, comme le veulent les poètes, qui introduisit dans Thèbes l'amour dont je parle; mais leurs législateurs eux-mêmes, qui, pour modérer et adoucir, dès le premier âge, le caractère violent et emporté de ce peuple, firent d'abord entrer le jeu de la flûte dans toutes leurs occupations et dans tous leurs divertissements. Ils mirent cet instrument en honneur, et s'attachèrent en même temps à nourrir, dans les gymnases, cet amour pur et vertueux, afin de dompter le naturel des jeunes gens. Ce fut donc avec sagesse que ces législateurs donnèrent pour protectrice à leur ville la déesse Harmonie, qu'on dit fille de Mars et de Vénus, pour insinuer que, lorsque la hardiesse et le courage sont tempérés par les grâces et par l'attrait de la persuasion, les peuples jouissent du gouvernement le mieux ordonné et le plus parfait, fruit naturel d'une heureuse harmonie. XX. Gorgidas, en formant ce bataillon sacré, l'avait distribué dans les premiers rangs de l'infanterie répandus sur tout le front de la phalange, ces hommes d'élite, qui le composaient, ne pouvaient faire éclater toute leur valeur ni rendre tout le service qu'on pouvait attendre de leur force, parce qu'au lieu d'être réunis en un seul corps, ils étaient confondus avec des troupes nombreuses, à la vérité, mais inférieures en courage, et se trouvaient affaiblis par cette division. Pélopidas, qui, à la bataille de Tégyre, où ils combattirent toujours autour de lui, avait vu briller leur valeur dans tout son éclat, au lieu de les laisser séparés les uns des autres, n'en forma qu'un seul corps, à la tête duquel, dans les plus grands combats, il affronta toujours les premiers périls. Des chevaux attelés à un char courent beaucoup plus vite que ceux qui vont seuls, non parce que, s'élançant tous ensemble avant effort, ils fendent mieux l'air par leur nombre, mais parce que l'émulation et la rivalité enflamment leur ardeur. De même Pélopidas pensait que les hommes braves, quand ils sont ensemble, s'inspirant les uns aux autres l'émulation et le désir des grands exploits, sont bien plus utiles et combattent avec plus de courage. [20] XXI. Les Lacédémoniens ayant fait la paix avec tous les autres Grecs, pour ne plus avoir la guerre que contre les Thébains, Cléombrote, leur roi, entra dans la Béotie avec dix mille hommes de pied et mille chevaux. Cette incursion menaça les Thébains, non seulement de la perte de leur liberté, comme dans les guerres précédentes, mais de leur ruine totale; et jamais la Béotie n'avait été frappée d'une plus grande terreur. Pélopidas donc sortant de sa maison pour se rendre à l'armée, et'sa femme qui l'accompagnait jusqu'à la porte l'exhortant avec larmes à se conserver : « Ma femme, lui dit-il, c'est aux simples soldats qu'il faut faire une pareille recommandation; mais aux généraux, il faut leur dire de sauver les autres". Arrivé au camp, il trouva les béotarques divisés de sentiment, et se déclara le premier pour l'avis d'Épaminondas qui voulait qu'on livrât bataille à l'ennemi. Il n'était pas alors béotarque, mais il commandait le bataillon sacré, et jouissait de toute la confiance due à un homme qui avait donné tant de preuves de son zèle pour la liberté publique. L'avis de combattre ayant prévalu, et les Lacédémoniens étant campés auprès de Leuctres, Pélopidas eut une vision qui lui causa le plus grand trouble. Dans la plaine de Leuctres sont les tombeaux des filles de Scédasus, qui ont été appelées les Leuctrides à cause du lieu où on les enterra, après que violées par des Spartiates qu'elles avaient reçus dans leur maison, elles se furent donné la mort. Le père n'ayant pu obtenir justice à Lacédémone d'un crime si odieux et si révoltant, chargea les Spartiates de malédictions, et se tua sur les tombeaux de ses filles. Depuis, les Lacédémoniens furent souvent avertis, par des oracles et des prophéties, de se garantir de la colère de Leuctres. Mais le peuple n'entendait pas le sens de ces prédictions; il n'était pas même certain du lieu qu'elles désignaient, parce qu'il y a dans la Laconie, près de la mer, une petite ville appelée Leuctres, et près de Mégalopolis dans l'Arcadie, un autre lieu du même nom. Or, ce crime avait été commis bien avant la bataille de Leuctres. [21] XXII. Pélopidas dormait dans sa tente lorsqu'il crut voir les filles de Scédasus, pleurant autour de leurs tombeaux, charger d'imprécations les Spartiates, et Scédasus lui ordonner d'immoler à ses filles une vierge rousse, s'il voulait vaincre ses ennemis. Pélopidas, étonné d'un ordre qui lui paraissait si cruel et si injuste, se lève promptement, et va faire part de sa vision aux devins et aux généraux : les uns sont d'avis qu'il ne faut pas négliger cet ordre, ni désobéir au dieu. Ils citent les anciennes histoires de Ménécée, fils de Créon; de Macarie, fille d'Hercule; et à des époques plus récentes, celle de Phérécyde le sage, mis à mort par les Lacédémoniens, et dont les rois de Sparte, d'après un oracle, gardent avec soin la peau ; celle de Léonidas, qui, obéissant à l'oracle, se sacrifia en quelque sorte lui-même pour le salut de la Grèce; enfin, celle de Thémistocle, qui, avant la bataille de Salamine, immola trois jeunes Perses à Bacchus Omestes; sacrifices qui furent tous justifiés par le succès. Ils ajoutent, à ces divers exemples, qu'Agésilas étant prêt à faire voile des lieux d'où Agamemnon était autrefois parti pour aller combattre les mêmes ennemis, la déesse lui apparut en Aulide pendant son sommeil, et lui demanda le sacrifice de sa fille ; que la tendresse paternelle ne lui ayant pas permis d'y consentir, il fut obligé de renvoyer son armée sans avoir rien fait, et s'en retourna couvert de honte. Les autres soutinrent, au contraire, qu'aucun de ces êtres, qui sont bons par essence et d'une nature supérieure à la nôtre, ne pouvaient agréer un sacrifice si injuste et si barbare; que cet univers n'est gouverné ni par des Typhons ni par des Géants, mais par le Dieu suprême, père des dieux et des hommes. Il serait absurde, disaient-ils, de croire que la Divinité se plaît dans le sang et dans le meurtre : si cela était, il faudrait rejeter les dieux comme n'étant pas des êtres tout puissants. Ce n'est que dans des âmes faibles et dépravées que peuvent naître et subsister des désirs si étranges et si cruels. » [22] Pendant que les généraux étaient ainsi partagés de sentiment, et que Pélopidas surtout ne savait quel parti prendre, une jeune cavale qui s'était échappée d'un haras, ayant traversé tous les rangs, vint s'arrêter devant eux : ils furent tous frappés de la beauté de ses crins, qui étaient d'un rouge vif et luisant; ils admiraient la grime de ses allures et la fierté de ses hennissements, lorsque le devin Théocrite, ne doutant pas que ce ne fût l'accomplissement de la vision : « Pélopidas, s'écria-t-il, voilà la victime qui vient à vous; n'attendez point d'autre vierge, et immolez celle que Dieu vous envoie. » Aussitôt ils prennent la cavale, la mènent aux tombeaux des filles de Scédasus ; et, après l'avoir couronnée de fleurs, après avoir fait leur prière aux dieux, ils l'immolent avec des transports de joie, et vont répandre dans tout le camp la vision qu'avait eue Pélopidas, et le sacrifice qu'il venait de faire. [23] XXIII. Épaminondas, en rangeant ses troupes en bataille, plaça la phalange à l'aile gauche, et la fit avancer obliquement vers l'ennemi, afin que l'aile droite des Spartiates fût éloignée le plus qu'il serait possible des autres Grecs qui étaient dans leur armée, et que la phalange des Thébains, en tombant avec toutes ses forces sur Cléombrote, qui commandait cette aile droite, pût aisément l'enfoncer et la mettre en déroute. Les ennemis ayant pénétré son dessein, changèrent leur ordre de bataille : ils étendirent leur aile droite, dans l'espérance qu'avec le grand nombre de leurs troupes, ils envelopperaient Épaminondas; mais à l'instant même Pélopidas accourt avec son bataillon sacré; et ayant, par sa grande diligence, empêché que Cléombrote n'eût le temps d'étendre sa droite, ou, à ce défaut, de la serrer de nouveau pour rétablir son premier ordre de bataille, il charge les Lacédémoniens, qui n'avaient pas encore repris leurs rangs et qu'il trouve en désordre. Les Spartiates étaient les plus habiles maîtres dans l'art de la guerre; et la partie de leur tactique à laquelle ils étaient le plus exercés, celle dont ils avaient contracté la plus longue habitude, c'était de ne jamais se déranger ni se troubler; de ne point changer leur ordre de bataille en présence de l'ennemi; d'accoutumer leurs soldats à pouvoir, quand le danger devenait pressant, se servir les uns aux autres de capitaines et de chefs de bandes, et à se tenir unis et serrés en combattant. Mais dans cette occasion la phalange d'Épaminondas n'ayant chargé que cette aile droite, sans s'arrêter aux autres troupes, et Pélopidas, de son côté, étant venu, à la tête de son bataillon sacré, fondre sur eux avec une audace et une rapidité inexprimable; cette double attaque confondit tellement toute leur science et toute leur fierté, que jamais les Lacédémoniens n'essuyèrent un si grand carnage ni une déroute si complète. Ainsi Pélopidas, qui n'était pas béotarque et qui ne commandait qu'un bataillon peu nombreux, partagea avec Épaminondas, qui était revêtu de la première magistrature, et avait le commandement de toute l'armée, la gloire de cette brillante journée. [24] XXIV. Mais depuis, nommés tous deux béotarques, ils entrèrent en armes dans la Laconie, et entraînèrent dans la défection un grand nombre de villes : Élis, Argos, l'Arcadie tout entière, et la plus grande partie de la Laconie elle-même. On touchait alors au solstice d'hiver, et il ne restait que peu de jours du dernier mois de l'année : il fallait que le premier jour du mois suivant ils remissent à leurs successeurs le commandement de l'armée, sous peine, s'ls le retenaient, d'être punis de mort. Les autres béotarques, par la crainte de cette loi, et en même temps pour éviter une expédition d'hiver, avaient la plus grande impatience de ramener l'armée à Thèbes. Mais Pélopidas, appuyant le premier l'avis d'Épaminondas, qui voulait continuer la guerre, et ranimant le courage des soldats, les mène droit à Sparte, traverse l'Eurotas, s'empare de plusieurs villes de la Laconie; et, à la tête d'une armée de soixante-dix mille hommes, toute composée de Grecs, et dont les Thébains ne faisaient pas la douzième partie, il ravage tout le pays jusqu'a la mer. La réputation de ces deux grands hommes attirait tous les alliés, qui, sans aucun ordre, sans aucun décret public, les suivaient en silence partout où ils voulaient les mener. C'est en effet la première et la plus puissante de toutes les lois, que cette loi naturelle qui veut que tout homme qui a besoin de défense reconnaisse pour son chef celui qui est capable de le défendre. Les passagers d'un vaisseau, lorsque la mer est calme ou qu'ils sont dans une rade sûre, maltraitent de paroles les pilotes; mais sont-ils menacés de la tempête, ils fixent sur eux leurs regards, et mettent dans leur secours toute leur espérance. De même les Argiens, ceux d'Élis et d'Arcadie, qui, dans les conseils, disputaient souvent aux Thébains le commandement des armées, dès qu'il fallait combattre, et que le danger était pressant, se soumettaient volontairement aux généraux de Thèbes, et les suivaient sans résistance. Dans cette expédition, ils réunirent toute l'Arcadie en un seul corps de peuple, enlevèrent la Messénie aux Lacédémoniens, y rappelèrent les anciens habitants, et repeuplèrent la ville d'Ithome. Comme ils s'en retournaient à Thèbes par Cenchrées, ils battirent les Athéniens, qui les avaient attaqués dans les défilés dont ils voulaient leur fermer le passage. [25] XXV. Ces grands exploits inspirèrent à tous les peuples de la Grèce une estime singulière pour ces deux personnages, et firent admirer leur bonheur; mais l'envie domestique, qui s'était accrue autant que leur gloire, leur préparait à Thèbes un accueil peu favorable, et qui ne répondait pas aux services signalés qu'ils avaient rendus. A leur retour, ils furent accusés tous deux de crime d'État, parce qu'au mépris de la loi, qui leur ordonnait de remettre aux nouveaux béotarques, le premier jour de leur mois Bucatius, le commandement de l'armée, ils l'avaient retenu quatre mois entiers, pendant lesquels ils avaient eu, dans la Messénie, l'Arcadie et la Laconie, les succès étonnants que nous avons rapportés. Pélopidas, mis le premier en jugement, courut par là un plus grand danger; mais ils furent tous deux absous. Épaminondas, persuadé que la force et la magnanimité consistent surtout à montrer beaucoup de patience dans les affaires politiques, supporta avec une grande douceur cette accusation et cet essai de l'envie. Pélopidas, naturellement plus colère, et irrité encore par ses amis, saisit, pour se venger, la première occasion qui se présenta. XXVI. Le rhéteur Ménéclides était un de ceux qui, lors de la conjuration contre les tyrans, s'étaient rendus avec Melon et Pélopidas dans la maison de Charon. Piqué de ce que les Thébains ne lui témoignaient pas la même estime qu'aux autres conjurés, cet homme, qui à un grand talent pour la parole joignait un caractère pervers et corrompu, abusa de son éloquence pour décrier, traduire en justice et accuser les meilleurs citoyens; continuant ses intrigues même après ce dernier jugement, il vint à bout d'éloigner Épaminondas de la dignité de béotarque, et contraria longtemps toutes ses vues politiques. Quant à Pélopidas, Ménéclides, n'ayant pu réussir à le décrier auprès du peuple, entreprit de le mettre mal avec Charon. C'est une consolation pour un envieux qui ne peut pas obtenir plus d'estime que ceux à qui il porte envie, de les faire paraître moins estimables que d'autres qu'il favorise. Ménéclides donc exaltait à tout propos, devant le peuple, les exploits de Charon; il relevait avec affectation ses expéditions et ses victoires ; surtout ce combat de cavalerie donné un peu avant la bataille de Leuctres, près de Platée, où les Thébains, commandés par Charon, avaient eu l'avantage, et dont il voulut consacrer la mémoire de la manière suivante. Androcydes, peintre de Cyzique, avait entrepris pour la ville de Thèbes le tableau d'une autre bataille, qu'il travaillait à Thèbes même. La révolte des Thébains contre les Spartiates, et la guerre qui en fut la suite, ayant obligé Androcydes de quitter la ville, les Thébains gardèrent le tableau, qui était presque achevé. Ménéclides, afin d'obscurcir la gloire de Pélopidas et d'Épaminondas, persuada au peuple de consacrer ce tableau dans un temple, avec une inscription qui portât que c'était la victoire de Charon. Mais quelle ambition plus ridicule que celle de préférer à tant et de si glorieux exploits une seule et unique victoire, dont tout l'avantage s'était borné à la mort d'un citoyen de Sparte assez obscur, nommé Gérandas, et de quarante autres Spartiates! Pélopidas attaqua le décret comme contraire aux lois; il soutint qu'il n'était pas d'usage, à Thèbes, d'honorer en particulier un citoyen pour des exploits publics, et que c'était toujours à la patrie qu'on déférait en commun l'honneur de la victoire. Durant tout le cours du procès, il ne cessa de combler Charon de louanges; mais il convainquit Ménéclides de méchanceté et d'envie, et demanda souvent aux Thébains, s'ils n'avaient eux-mêmes rien fait de grand. Ménéclides fut condamné à une si forte amende, que, hors d'état de la payer, il entreprit dans la suite de changer la forme du gouvernement. Ces particularités servent à faire connaître le caractère et la vie des hommes. [26] XXVII. Dans ce même temps, Alexandre, tyran de Phères, ayant déclaré la guerre à plusieurs peuples de Thessalie, et cherchant par des voies secrètes à les asservir tous, les villes de cette contrée députèrent à Thèbes, pour demander un général et des troupes. Comme Épaminondas était occupé à régler les affaires du Péloponèse, Pélopidas, qui ne voulait pas laisser dans l'inaction la capacité et les talents qu'il avait pour la guerre, s'offrit lui-même pour général aux Thessaliens; il savait d'ailleurs que partout où était Épaminondas, on n'avait pas besoin d'un autre commandant. A peine entré dans la Thessalie, il se rendit maître de Larisse; et Alexandre étant venu se jeter à ses pieds, il essaya de le changer, et de faire d'un tyran injuste un prince doux et humain. Mais comme son caractère cruel et féroce le rendait incorrigible, et que chaque jour on venait se plaindre de ses débauches et de son avarice, Pélopidas irrité lui parla d'un ton si ferme, que le tyran, effrayé, s'enfuit précipitamment avec ses gardes. XXVIII. Pélopidas, laissant les Thessaliens hors de toute crainte de la part du tyran, et parfaitement d'accord entre eux, passa en Macédoine, où Ptolémée faisait la guerre à Alexandre, roi des Macédoniens : ils l'avaient appelé tous deux pour être l'arbitre et le juge de leurs différends, ou pour défendre et secourir celui qui aurait éprouvé des injustices. Pélopidas ne fut pas plutôt arrivé, qu'il mit fin à leurs divisions, fit rappeler les exilés des deux partis, et prit pour otage Philippe, frère du roi, et trente autres jeunes gens des plus illustres maisons de la Macédoine, qu'il conduisit à Thèbes, pour faire voir aux Grecs à quel point de grandeur les Thébains étaient parvenus, l'opinion qu'on avait de leur puissance, et la confiance qu'inspirait leur justice. C'est ce Philippe qui, dans la suite, fit la guerre aux Grecs pour leur enlever leur liberté, et qui, alors encore enfant, fut élevé à Thèbes dans la maison de Pamménès; ce qui a fait croire qu'il avait pris Épaminondas pour modèle. Peut-être avait-il imité de lui son activité dans tout ce qui avait rapport à la guerre; mais ce n'était là qu'une bien petite partie de la vertu de ce grand homme : pour sa tempérance, sa justice, sa magnanimité, sa douceur, vertus qui faisaient sa véritable grandeur, Philippe ne les eut jamais naturellement ni par imitation. [27] XXIX. Peu de temps après, les Thessaliens s'étant plaints de nouveau qu'Alexandre cherchait à semer le trouble dans leurs villes, Pélopidas y fut envoyé comme ambassadeur avec Isménias. Comme il ne s'attendait pas à la guerre, il n'avait point amené des troupes de Thèbes; mais des affaires pressantes, qui lui survinrent, l'obligèrent d'employer les Thessaliens. Dans le même temps les troubles recommencèrent en Macédoine. Ptolémée avait fait périr le roi, et s'était emparé du trône. Les amis du prince mort appelaient Pélopidas, qui, n'ayant point de troupes, et ne voulant pas donner à Ptolémée le temps de se fortifier, prit à sa solde quelques mercenaires, et marcha promptement contre Ptolémée. Quand ils furent en présence, Ptolémée corrompit, à prix d'argent, ces mercenaires, et les détermina à passer dans son armée. Mais craignant la réputation et le nom seul de Pélopidas, il alla le trouver, le reconnaissant par là pour son supérieur, employa les caresses et les prières, s'engagea à garder le royaume pour les frères d'Alexandre, et à n'avoir d'amis et d'ennemis que ceux qui le seraient des Thébains. Pour garant de ses promesses, il donna Philoxène, son fils, en otage, avec cinquante de ses jeunes compagnons, que Pélopidas envoya tous à Thèbes. Mais ne pouvant pardonner aux mercenaires leur perfidie, et étant instruit que la plus grande partie de leurs richesses, avec leurs femmes et leurs enfants, étaient déposés à Pharsale, il crut qu'en les leur enlevant il tirerait une vengeance suffisante de l'injure qu'il avait reçue. Il rassemble donc quelques Thessaliens, et se rend à Pharsale. A peine il y est arrivé, que le tyran Alexandre se présente avec son armée. Pélopidas, ne doutant pas qu'il ne vînt pour se justifier, alla le trouver ; et quoiqu'il le connût pour un scélérat à qui les crimes et les meurtres ne coûtaient rien, il se persuada que le respect qu'il aurait pour Thèbes, et les égards qu'il croirait devoir à sa réputation et à sa dignité, le mettraient à l'abri de ses insultes. Mais le tyran le voyant seul et sans armes l'arrêta prisonnier, et se rendit maître de Pharsale. Cette violence jeta la terreur dans l'âme de tous ses sujets, qui sentirent qu'après une injustice et une audace pareilles, il n'épargnerait plus personne; et que désormais il traiterait en toute occasion ceux qui tomberaient entre ses mains en homme qui n'avait plus rien à ménager. [28] XXX. Les Thébains n'eurent pas plutôt appris cette perfidie, qu'ils firent partir sur-le-champ une armée, dont ils donnèrent le commandement à d'autres généraux qu'Épaminondas, contre lequel ils étaient alors irrités. Le tyran ayant mené Pélopidas à Phères, laissa d'abord à tout le monde la liberté de le voir, ne doutant pas que sa captivité ne l'eût abattu et humilié. Mais au contraire il sut que Pélopidas consolait les habitants de Phères, qui venaient déplorer son malheur, et les exhortait à prendre courage, en leur disant que le tyran serait bientôt puni. Il lui envoya même dire que c'était de sa part une grande inconséquence de faire chaque jour tourmenter et mettre à mort de malheureux citoyens qui ne lui avaient fait aucun tort; et de l'épargner lui, qui, une fois échappé de ses mains, ne manquerait pas de le punir. Le tyran, étonné de sa grandeur d'âme et de sa sécurité : « Pourquoi, dit-il, Pélopidas est-il si pressé de mourir? — Afin, lui envoya dire Pélopidas à qui ce mot fut rapporté; afin que, devenu plus ennemi des dieux et des hommes, tu en périsses beaucoup plus tôt. » Dès ce moment le tyran défendit qu'on le laissât voir à personne du dehors. Mais Thébé, fille de Jason et femme d'Alexandre, instruite par ceux qui gardaient Pélopidas de son courage et de sa fierté, désira de le voir et de l'entretenir. Lorsqu'elle fut entrée dans sa prison, par une erreur assez ordinaire aux femmes, elle ne reconnut pas, dans le malheur où elle le voyait réduit, la grandeur de son caractère; et jugeant au négligé de ses cheveux et de ses habits, à la manière dure dont il était traité, qu'il devait beaucoup souffrir d'une situation qui répondait si peu à sa gloire, elle répandit des larmes. Pélopidas, qui ne la connaissait pas, fut d'abord surpris; mais quand il sut qui elle était, il la salua sous le nom de son père Jason, dont il avait été fort l'ami. «Pélopidas, lui dit-elle, je plains votre femme. — Je vous plains bien davantage, lui répondit-il, vous qui, n'étant pas prisonnière, souffrez un homme aussi méchant qu'Alexandre. » Ce mot fit sur Thébé une vive impression; elle détestait la cruauté et les violences du tyran, qui, outre tant d'autres infamies, abusait du plus jeune des frères de sa femme. Elle allait souvent voir Pélopidas, et, en lui parlant avec une entière liberté de tout ce qu'elle avait à souffrir, elle puisait auprès de lui des sentiments de colère et d'audace, avec le désir de se venger d'Alexandre. [29] XXXI. Les généraux thébains qui étaient entrés dans la Thessalie n'ayant eu aucun succès, soit par leur inexpérience, soit par leur mauvaise fortune, se virent forcés à une retraite honteuse, ils furent condamnés chacun à une amende de dix mille drachmes, et on fit partir Épaminondas avec des nouvelles troupes. Son arrivée mit toute la Thessalie en mouvement; la réputation de ce grand homme remplit de confiance les Thessaliens; et le tyran craignit bientôt de voir sa puissance entièrement renversée : tant la frayeur s'était subitement emparée de tous ses capitaines et de tous ses amis! tant ses sujets se portèrent tous avec ardeur à la révolte, pleins de joie de voir briller enfin l'espérance prochaine de la punition de ses crimes! Mais Épaminondas, sacrifiant sa propre gloire au salut de Pélopidas, et craignant que s'il poussait Alexandre à bout, ce tyran, réduit au désespoir, ne se jetât comme une bête féroce sur son prisonnier, traîna la guerre en longueur, tournant pour ainsi dire autour de son ennemi, comme pour faire ses préparatifs. Par ces délais, il le contenait de manière que, sans le forcer à modérer ses emportements et sa brutalité, il n'irritait pas non plus son caractère féroce et barbare. Il n'ignorait pas la cruauté de ce monstre, qui, bravant avec audace la justice et l'humanité, faisait enterrer des hommes vivants, en couvrait d'autres de peaux d'ours et de sangliers, et lâchait sur eux des chiens de chasse, qui les déchiraient; quelquefois il les tuait lui-même à coups de flèches : c'étaient là ses divertissements. Dans les villes de Mélibée et de Scotuse, ses alliées et ses amies, il assembla un jour les habitants, et les fit environner par ses gardes, qui égorgèrent toute la jeunesse. Il consacra la lance avec laquelle il avait tué son oncle Polyphron, la couronna de bandelettes, lui sacrifia comme à une divinité, et l'appela Tychon Un jour qu'il assistait à une représentation des Troades d'Euripide il sortit brusquement du théâtre, et fit dire à l'acteur de ne pas s'inquiéter, et de continuer à bien jouer son rôle; que s'il était sorti, ce n'était pas qu'il fût mécontent de son jeu, mais qu'il avait honte qu'après avoir égorgé sans pitié tant de citoyens, on le vît pleurer des malheurs d'Hécube et d' Andromaque. Cet homme, alors effrayé de la réputation d'Épaminondas, de sa gloire et de sa dignité, "semblable au coq vaincu qui fuit en traînant l'aile", envoya promptement vers lui des ambassadeurs chargés de le justifier. Épaminondas ne voulut pas que les Thébains fissent un traité d'alliance et d'amitié avec un si méchant homme : il lui accorda une trêve de trente jours, tira de captivité Pélopidas et Isménias, et les ramena à Thèbes avec ses troupes. [30] XXXII. Cependant les Thébains, instruits que les Spartiates et les Athéniens avaient envoyé des ambassadeurs au grand roi pour faire alliance avec lui, y députèrent de leur côté Pélopidas; c'était, d'après sa réputation, le meilleur choix qu'ils pussent faire. Il était très connu et très estimé dans toutes les provinces du roi qu'il avait à traverser : le bruit de ses victoires sur les Lacédémoniens avait pénétré rapidement en Asie et dans les provinces qui en étaient voisines; depuis que la première nouvelle de la journée de Leuctres s'y était répandue, chaque jour quelque nouveau succès avait accru sa gloire, et l'avait portée jusqu'aux extrémités de l'empire. Arrivé à la cour de Perse, il excita l'admiration des satrapes, des princes et des généraux. « Voilà, disaient-ils tous, cet homme qui a enlevé aux Lacédémoniens l'empire de la terre et de la mer; qui a renfermé entre le Taygète et l'Eurotas cette Sparte qui, depuis peu encore, sous la conduite d'Agésilas, a fait la guerre au grand roi et aux Perses, et leur a disputé les royaumes de Suse et d'Ecbatane. » Artaxerxe, charmé de son arrivée, se fit un plaisir d'augmenter encore sa réputation et sa dignité par les honneurs qu'il lui fit rendre. Il voulait montrer à ses peuples que les plus grands hommes venaient lui rendre hommage et applaudir à son bonheur. Mais quand il l'eut vu lui-même, quand il eut entendu sa conversation, plus grave que celle des Athéniens et plus simple que celle des Spartiates, il l'aima encore davantage; et, suivant l'usage des rois, il ne cacha point l'estime particulière qu'il en faisait, et laissa voir aux autres ambassadeurs la préférence qu'il lui donnait sur eux. A la vérité, il paraissait avoir honoré le Spartiate Antalcidas plus qu'aucun autre des Grecs, lorsqu'un jour à table, prenant la couronne qu'il avait sur la tête, il la trempa dans des essences précieuses, et la lui fit passer. Il ne donna point à Pélopidas de ces marques de familiarité; mais il lui envoya les plus beaux et les plus magnifiques présents, et lui accorda toutes ses demandes : c'était que les Grecs suivissent leurs lois et leurs usages, que Messène fût repeuplée, et les Thébains réputés les amis héréditaires du roi de Perse. XXXIII. Pélopidas, satisfait des réponses du roi, n'accepta de ses présents que ce qui pouvait lui être un gage de la faveur et de la bienveillance de ce prince, et il s'en retourna. Son désintéressement donna lieu à de vives plaintes contre les autres ambassadeurs. Les Athéniens citèrent en justice Timagoras, et le condamnèrent à mort : condamnation bien juste, si elle eut pour fondement la quantité de présents qu'il avait reçus. Il avait accepté, non seulement de l'or et de l'argent, mais encore un lit magnifique, avec des esclaves pour le faire, ceux des Grecs n'étant pas assez adroits pour cela. Il reçut aussi quatre-vingts vaches, et des bergers pour en avoir soin, sous prétexte qu'il avait besoin de lait de vache pour quelque maladie. Enfin, à son départ, il se fit conduire en litière jusqu'à la mer, et le roi donna quatre talents, aux esclaves qui l'avaient porté. Mais ce ne fut pas, ce me semble, l'acceptation de ces présents qui irita le plus les Athéniens contre lui, puisque Épicrates, le portefaix, ne nia point qu'il en eût reçu du roi; qu'il ne cacha pas même qu'il voulait proposer un décret pour élire tous les ans, au lieu de neuf archontes, un pareil nombre d'ambassadeurs d'entre les plus pauvres du peuple, qu'on députerait au roi, qui les renverrait tous riches; proposition dont le peuple ne fit que rire. Mais ce qui les offensa le plus, ce fut que les Thébains eussent obtenu tout ce qu'ils avaient demandé; et en cela ils ne songeaient pas à la grande réputation de Pélopidas, et à la supériorité qu'il devait avoir sur les harangues et sur le talent oratoire des autres ambassadeurs, auprès d'un prince qui ménageait toujours ceux qui étaient les plus forts par les armes. [31] Cette ambassade augmenta singulièrement la bienveillance des Thébains pour Pélopidas, à qui ils avaient l'obligation d'avoir procuré le rétablissement de Messène et l'affranchissement des autres Grecs. XXXIV. Alexandre de Phères, revenu à son naturel, avait détruit plusieurs villes de Thessalie et mis des garnisons dans celles des Phthiotes, des Achéens et des Magnésiens. Ces villes, ayant appris que Pélopidas était de retour, envoyèrent sur-le-champ des députés à Thèbes, chargés de demander des troupes, et Pélopidas pour général; les Thébains leur accordèrent l'un et l'autre avec plaisir. Les préparatifs furent bientôt faits ; et le général était sur le point de se mettre en marche, lorsque le soleil s'éclipsa, et que des ténèbres épaisses couvrirent en plein jour la ville de Thèbes. Pélopidas voyant ses concitoyens troublés de ce phénomène, ne crut pas devoir les faire partir dans cet état de frayeur, qui leur ôtait toute confiance, ni exposer la vie de sept mille Thébains. Mais se donnant lui seul aux Thessaliens, et prenant trois cents cavaliers volontaires, tant Thébains qu'étrangers, il partit contre l'avis des devins, et malgré les instances des autres citoyens qui le voyaient partir à regret, persuadés que ce signe céleste annonçait quelque chose d'extraordinaire, et pouvait menacer un aussi grand personnage que lui. Mais le ressentiment des injures qu'il avait reçues ne lui permettait pas de différer; il espérait d'ailleurs, d'après ses entretiens avec Thébé, trouver la maison d'Alexandre agitée de troubles et de divisions. Plus enflammé encore par la beauté de l'action même, il n'avait d'autre désir et d'autre ambition que de faire voir aux Grecs que bien différents des Lacédémoniens, qui envoyaient à Denys, ce tyran de Sicile, des généraux et des commandants; des Athéniens eux-mêmes, qui étaient en quelque sorte à le solde d'Alexandre, et lui avaient érigé, comme à leur bienfaiteur, une statue de bronze, les Thébains seuls combattaient pour ceux que les tyrans opprimaient, et pour détruire, dans la Grèce, les dominations violentes et injustes. [32] Il rassembla son armée à Pharsale, et marcha sans différer contre Alexandre, qui, voyant que Pélopidas n'avait avec lui qu'un petit nombre de Thébains, et que de son côté il avait deux fois plus d'infanterie que les Thessaliens, s'avança jusqu'au temple de Thétis. Quelqu'un ayant dit à Pélopidas que le tyran venait avec une armée bien nombreuse : « Tant mieux, répondit-il, nous aurons plus d'ennemis à vaincre. » XXXV. Au milieu de la plaine où ils étaient campés, et près du lieu appelé Cinocéphales, il y avait deux hautes collines fort escarpées, et situées en face l'une de l'autre. Les deux armées mirent en mouvement leur infanterie, pour aller s'emparer de ces deux collines, et en même temps Pélopidas, qui avait une cavalerie nombreuse et bonne, lui ordonne de charger celle des ennemis, qui fut bientôt enfoncée; la cavalerie thébaine la poursuivait dans la plaine, lorsqu'on aperçut au haut de la colline Alexandre, qui s'en étant saisi avant l'infanterie thessalienne, l'attaquait avec avantage de ces hauteurs, qu'elle voulait forcer; tuait les plus avancés, et accablait les autres de blessures qui les mettaient hors de combat. Pélopidas voyant leur détresse, rappelle sa cavalerie, et lui ordonne de fondre sur l'infanterie ennemie, qui était en bataille : lui-même prenant son bouclier, il court soutenir ceux qui combattaient sur les collines. Il eut bientôt percé de la queue à la tête, et sa présence donna tant de courage et de force à ses soldats, que les ennemis eux-mêmes crurent que c'étaient des troupes toutes fraîches qui les attaquaient. Ils soutinrent deux ou trois charges sans plier; mais enfin, voyant que l'infanterie les poussait toujours avec la même vigueur, et que la cavalerie, revenant de la poursuite, allait tomber sur eux, ils lâchèrent pied, et firent leur retraite à pas lents, en faisant toujours tête à l'ennemi. Pélopidas apercevant du haut de la colline l'armée ennemie qui, sans avoir encore pris ouvertement la fuite, commençait à être en désordre et à troubler ses rangs, s'arrête quelque temps, et cherche des yeux Alexandre : il le voit à son aile droite, ralliant et encourageant ses mercenaires : à cette vue il ne peut plus maîtriser sa colère; et, sans écouter la raison, tout hors de lui, il commet à son ressentiment seul le soin de sa vie et la conduite du combat; il s'élance loin de ses bataillons, et court de toute sa force, en provoquant Alexandre. Le tyran n'a garde d'accepter son défi et de l'attendre; il prend la fuite, et va se cacher au milieu de ses gardes. Les premiers mercenaires qui font tête à Pélopidas sont enfoncés, et la plupart tués sur la place. Le plus grand nombre, lançant de loin leurs javelines, percent enfin ses armes, et lui font plusieurs blessures. Les Thessaliens, vivement affectés du danger où ils le voient, descendent des collines, et courent à son secours; mais il était déjà tombé lorsque la cavalerie arriva ; elle se joignit à l'infanterie; et ces deux corps réunis ayant mis en déroute la phalange ennemie, la poursuivirent fort loin, et couvrirent la plaine de morts. Ils tuèrent plus de trois mille hommes. [33] XXXVI. La douleur des Thébains, qui furent témoins de la mort de Pélopidas ; les témoignages de reconnaissance qu'ils lui donnèrent, en l'appelant leur père, leur sauveur et leur maître dans la science de vaincre, n'ont rien qui doive nous étonner. Mais les Thessaliens et les alliés, après avoir surpassé, par leurs décrets, tous les honneurs dont on peut récompenser la vertu humaine, prouvèrent encore mieux, par leurs regrets, l'affection qu'ils lui portaient. Tous ceux qui avaient eu part à ce combat n'eurent pas plutôt appris sa mort, que, sans quitter leurs cuirasses, sans débrider leurs chevaux, sans même bander leurs plaies, ils accourent tout armés auprès du mort, et comme s'il eût eu encore du sentiment, ils entassent autour de son corps les dépouilles des ennemis; ils coupent les crins à leurs chevaux, et se rasent eux-mêmes la tête. La plupart se retirent dans leurs tentes, sans songer ni à faire du feu, ni à préparer leur repas. Un morne silence règne dans tout le camp; on dirait, non qu'ils viennent de remporter une des plus grandes et des plus glorieuses victoires, mais qu'ils ont été vaincus et réduits en servitude par le tyran. Dès que la nouvelle de sa mort fut répandue dans les villes voisines, les magistrats en sortirent avec les jeunes gens, les enfants et les prêtres, pour aller recevoir le corps. Ils portaient tous des trophées, des couronnes, et des armures d'or. XXXVII. Lorsqu'on vint pour enlever le corps et lui rendre les derniers devoirs, les plus âgés d'entre les Thessaliens demandèrent aux Thébains la permission de faire eux-mêmes ses funérailles; l'un d'eux porta la parole en ces termes : « Thébains, nos alliés, nous vous demandons une grâce qui sera tout à la fois pour nous un honneur et une consolation dans le malheur extrême que nous éprouvons. Ce n'est point Pélopidas vivant que les Thessaliens demandent d'accompagner ; il ne sentira pas les honneurs que nous lui rendrons, et qui lui sont dus à si juste titre, c'est Pélopidas mort qu'ils désirent de toucher. Si vous nous permettez de décorer ces précieux restes et de les ensevelir, nous vous croirons persuadés que cette perte est plus sensible et plus cruelle encore pour les Thessaliens que pour les Thébains. Vous avez perdu un grand capitaine; et nous, outre cette perte qui nous est commune avec vous, nous perdons encore jusqu'à l'espoir de recouvrer notre liberté. Comment oserions-nous vous demander un autre général, quand nous ne vous avons pas rendu Pélopidas?" Les Thébains leur accordèrent ce qu'ils souhaitaient. [34] On ne vit jamais de funérailles plus magnifiques, du moins au jugement de ceux qui ne font pas consister la magnificence dans l'ivoire, l'or et la pourpre, comme l'historien Philistus, qui exalte avec admiration les obsèques de Denys le tyran, qu'on peut dire n'avoir été que le pompeux dénoûment d'une tragédie sanglante, c'est-à-dire de sa tyrannie. De même Alexandre le Grand, après la mort d'Éphestion, ne se contenta pas de faire couper les crins à ses chevaux et à ses mulets; il fit encore abattre les créneaux des murailles, afin que les villes mêmes parussent dans le deuil, en prenant, à la place de leurs ornements accoutumés, une figure triste et lugubre. XXXVIII. Mais toute cette pompe qui, commandée par un maître, ne s'exécute que par contrainte, et toujours avec un sentiment secret d'envie contre ceux qui en sont l'objet, et de haine contre ceux qui l'exigent de force, cette pompe n'est pas le fruit d'une affection véritable, ni la preuve d'un hommage sincère; ce n'est que l'étalage d'un faste barbare, que l'ostentation d'un vain luxe qui emploie ses richesses à des vanités indignes de nos désirs. Mais un homme privé qui, mourant dans une terre étrangère, loin de sa femme, de ses enfants et de sa famille, sans que personne l'exige, sans que personne y contraigne, est accompagné, porté et couronné par tant de peuples et de villes qui se disputent à l'envi cet honneur; un tel homme me paraît avoir obtenu le bonheur le plus parfait. « La mort des hommes qui meurent dans la prospérité, disait Ésope, n'est pas un malheur pour eux ; c'est au contraire la fin la plus heureuse; elle met leurs belles actions dans un asile sûr, où elles sont à l'abri des revers de la fortune. » J'estime encore davantage le mot d'un Spartiate à Diagoras, qui, vainqueur aux jeux olympiques, avait vu couronner à ces mêmes jeux ses fils et ses petits-fils. Meurs, Diagoras, lui dit-il en l'embrassant; car enfin tu ne dois pas monter au ciel. » Mais qui voudrait mettre en parallèle toutes les victoires des jeux olympiques et pythiques, avec un seul de ces combats où Pélopidas fut toujours vainqueur? Après avoir passé dans la gloire et dans les honneurs la plus grande partie de sa vie, nommé béotarque pour la treizième fois, il meurt au milieu d'un exploit qui ruinait un tyran et rendait la liberté aux Thessaliens. [35] XXXIX. Mais si sa mort causa aux alliés une vive douleur, elle leur fut encore plus utile. Les Thébains ne l'eurent pas plutôt apprise, que, sans en différer d'un instant la vengeance, ils firent partir pour la Thessalie une armée de sept mille hommes de pied et de sept cents chevaux, sous la conduite de Malcitas et de Diogiton. Ils trouvèrent Alexandre affaibli et abattu de sa défaite, et ils le forcèrent de rendre aux Thessaliens les villes qu'il leur avait prises; de laisser libres les Magnésiens, les Phthiotes et les Achéens; de retirer ses garnisons de leurs places; de jurer qu'il suivrait les Thébains partout où il serait appelé, et qu'il obéirait fidèlement à leurs ordres. Les Thébains se contentèrent de cette vengeance; mais je vais raconter celle que les dieux tirèrent bientôt après de la mort de Pélopidas. XL. J'ai déjà dit que Thébé, femme du tyran, avait appris de Pélopidas à ne pas redouter l'éclat extérieur et l'appareil menaçant de la tyrannie; à mépriser les armes et les satellites dont elle était environnée. D'ailleurs, craignant elle-même sa perfidie et détestant sa cruauté, elle fit, avec ses trois frères Tisiphonus, Pytholaüs et Lycophron, le complot de le tuer, et l'exécuta de cette manière. Le palais du tyran était rempli de gardes qui veillaient toute la nuit; il couchait dans une chambre haute, gardée par un chien enchaîné, qui, ne connaissant que le tyran, sa femme et un seul esclave qui lui donnait à manger, faisait trembler tout le reste. Le jour de l'exécution, Thébé, dès le matin, enferma ses frères dans une chambre voisine; et le soir, étant entrée seule, suivant sa coutume, dans la chambre d'Alexandre, qui dormait déjà, elle ordonne à l'esclave d'emmener le chien dehors, parce que son mari voulait dormir tranquille. Dans la crainte que l'échelle par où l'on arrivait à la chambre du tyran ne fit du bruit quand ces jeunes gens monteraient, elle avait enveloppé de laine les échelons : alors elle fait monter ses frères, armés de poignards; et, les laissant à la porte de la chambre, elle y entre, prend l'épée qui était suspendue au chevet du lit, et la leur montre; c'était le signal qui leur annonçait que le tyran était endormi. Mais tout à coup la frayeur les saisit, et ils n'osent avancer; Thébé, en colère, leur fait les plus vifs reproches, et leur jure qu'elle va réveiller Alexandre, et lui déclarer leur complot. Enfin, la honte et la crainte les déterminent : elle les introduit dans la chambre, les mène près du lit, et tient elle-même la lampe. Un des frères prend le tyran par les pieds, et les lui serre avec violence; l'autre le saisit par les cheveux, et lui renverse la tête en arrière; le troisième le frappe à coups de poignard et le tue : genre de mort peut-être trop prompt et trop doux pour ce tyran, mais qui, par ses circonstances, était convenable aux forfaits d'Alexandre; il fut le premier des tyrans assassiné par sa femme; et, après sa mort, son corps fut livré aux outrages du peuple, foulé aux pieds, et abandonné aux oiseaux de proie.