[0] MARCELLUS. [1] Marcus Claudius, nommé cinq fois consul, était fils de Marcus, et fut le premier de sa maison qui porta le nom de Marcellus, c'est-à-dire Martial, suivant Posidonius. Consommé dans le métier des armes, robuste de corps, plein de hardiesse et d'activité, né avec une inclination décidée pour la guerre, il ne faisait paraître que dans les combats cette ardeur et cette fierté naturelle; dans tout le reste, il était modeste, doux et humain; aimant avec passion les lettres grecques et l'éloquence, plein d'admiration pour ceux qui s'y distinguaient. Il leur témoignait son estime par les honneurs qu'il s'empressait de leur rendre; mais l'habitude des travaux militaires l'empêcha de s'y appliquer, et d'y faire autant de progrès qu'il l'aurait désiré. Car si jamais, comme dit Homère, Dieu voulut que les hommes, "Et jeunes et vieillards, en des temps orageux, Eussent à soutenir des combats périlleux", ce fut, surtout à cette époque, le partage des premiers d'entre les Romains. Les jeunes gens eurent à combattre en Sicile contre les Carthaginois; les hommes d'un âge fait à défendre l'Italie même de l'invasion des Gaulois, et les vieillards firent encore la guerre contre les Carthaginois, commandés par Annibal. Ils ne jouirent pas, comme les autres citoyens, de l'exemption que donnait la vieillesse du service militaire ; leur naissance et leur valeur les rappelaient sans cesse à de nouvelles expéditions, où ils commandaient les armées romaines. [2] II. Pour Marcellus, il n'y avait pas de genre de combat auquel il ne fût exercé, et où il ne se distinguât; mais c'était surtout dans les combats singuliers qu'il se montrait supérieur à lui-même. Aussi ne refusa-t-il jamais aucun défi, et il tua tous ceux qui le provoquèrent. En Sicile, son frère Otacilius se trouvant dans un grand danger, il le couvrit de son bouclier, tua de sa main tous ceux qui se jetaient sur lui, et le sauva. Ces traits de valeur lui méritèrent, dans sa jeunesse, de la part des généraux, des couronnes et des récompenses. Devenu de jour en jour plus célèbre, il fut nommé par le peuple à l'édilité curule, et par les prêtres à la dignité d'augure. C'est cette espèce de sacerdoce auquel la loi donne une inspection spéciale sur la divination qui se tire du vol des oiseaux. Pendant son édilité, il se vit forcé d'intenter une accusation. Il avait un fils qui portait le même nom que lui; il était à la fleur de l'âge, et d'une beauté singulière; sa sagesse et sa bonne éducation le faisaient admirer de tous les Romains. Capitolinus, collègue de Marcellus dans l'édilité, homme audacieux et corrompu, osa faire à son fils une proposition infâme, que ce jeune homme rejeta d'abord avec indignation, sans en rien dire à personne. Mais Capitolinus la lui ayant faite de nouveau, il en parla à son père, qui, indigné de cet affront, accusa Capitolinus en plein sénat. Celui-ci eut recours à toutes les chicanes, à tous les subterfuges qu'il put imaginer, et finit par en appeler aux tribuns, qui ne voulurent pas recevoir son appel. Il prit donc le parti de nier le fait ; et comme il n'y avait aucun témoin des discours qu'il avait tenus au jeune Marcellus, le sénat ordonna de faire comparaître l'enfant. Lorsqu'il parut, et que les sénateurs virent sa rougeur, ses larmes et sa pudeur, à travers laquelle éclatait l'indignation la plus soutenue, ils n'eurent pas besoin d'autres preuves, et ils condamnèrent Capitolinus à une forte amende envers Marcellus; il en fit faire des vases d'argent pour les libations, et les consacra aux dieux. [3] III. La première guerre punique, qui avait duré vingt-deux ans, venait à peine de finir, que les Romains virent naître une seconde guerre de la part des Gaulois. Les Insubriens, nation celtique, qui habitent au pied des montagnes de l'Italie cisalpine, déjà très puissants par eux-mêmes, avaient encore appelé à leur secours les peuples voisins, et en particulier ces Gaulois qui servent comme mercenaires, et qu'on appelle Gessates. Ce fut un effet admirable de la bonne fortune des Romains, que cette guerre celtique ne concourût pas avec celle des Carthaginois; et que les Gaulois, comme s'ils n'eussent voulu que succéder aux vaincus, fussent restés spectateurs équitables de la guerre que se faisaient les deux partis, pour n'attaquer les vainqueurs que lorsqu'ils seraient débarrassés de tout autre soin. Cependant le voisinage de ces peùples, qui mettait la guerre aux portes de la ville, l'ancienne réputation des Gaulois, si redoutés des Romains depuis la prise de Rome, que la loi même qui dispensait les prêtres du service militaire exceptait les cas d'invasion des Gaulois en Italie; toutes ces circonstances leur faisaient craindre cette guerre. Les préparatifs qu'ils firent pour la soutenir prouvaient encore davantage leur frayeur. Jamais, ni avant ni depuis cette époque, on ne vit tant de milliers de Romains en armes. Ils donnèrent une autre preuve de leur effroi par les sacrifices extraordinaires auxquels ils eurent recours : jusqu'alors ils n'avaient rien admis, dans leurs institutions, d'étrange ni de barbare; leurs opinions sur la Divinité, conformes à celles des Grecs, respiraient la douceur et l'humanité. Mais à l'approche de cette guerre, forcés d'obéir aux oracles des livres Sibyllins, ils enterrèrent tout vivants, dans le marché aux boeufs, deux Grecs et deux Gaulois, de l'un et de l'autre sexe, auxquels ils font encore aujourd'hui, dans le mois de novembre, des sacrifices secrets qu'il n'est pas permis au peuple de voir. [4] IV. Dans les premiers combats qui se donnèrent, les Romains eurent de grands succès, et éprouvèrent aussi plusieurs défaites, d'où il ne résulta aucun traité qui terminât la guerre. Les consuls Flaminius et Furius étant partis avec une grande armée pour aller faire la guerre aux Insubriens, on rapporta que les eaux du fleuve qui traverse le Picénum avaient été changées en sang et qu'audessus de la ville d'Arimini on avait vu en même temps trois lunes. Les prêtres chargés d'observer le vol des oiseaux pour l'élection des consuls assurèrent qu'il y avait eu quelque défaut dans celle de Flaminius et de Furius, et qu'elle avait été faite contre les auspices. Aussitôt le sénat écrivit aux consuls pour les rappeler, et leur ordonner de venir promptement à Rome se démettre de leur charge, avec défense de rien entreprendre, comme consuls, contre les ennemis. Flaminius n'ouvrit ces lettres qu'après avoir livré une bataille dans laquelle il vainquit les Gaulois, dont il mit ensuite le pays à feu et à sang. Lorsqu'il revint à Rome chargé de dépouilles et de butin, le peuple ne sortit point au-devant de lui; il voulait même lui refuser les honneurs du triomphe, parce qu'il n'avait pas obéi sur-le-champ, et qu'il avait ouvertement méprisé l'ordre du sénat qui le rappelait. Après même qu'il eut triomphé, il fut réduit à l'état de simple particulier, et obligé, ainsi que son collègue, de se démettre du consulat : tant les Romains avaient soin de tout rapporter à la volonté des dieux! Persuadés que le salut de leur ville dépendait bien plus du respect de leurs magistrats pour les dieux que de leurs victoires sur les ennemis, ils ne souffraient de leur part aucune négligence des anciens oracles et des usages religieux établis par leurs ancêtres, quelques succès qu'ils pussent alléguer pour excuse. J'en citerai des exemples. [5] V. Tibérius Sempronius, que son courage et ses vertus firent chérir des Romains autant qu'aucun autre homme de son temps, avait nommé lui-même pour ses successeurs Scipion Nasica et Caïus Martius. Ces consuls étaient déjà dans leurs provinces, à la tête des armées, lorsque Sempronius, ayant lu par hasard quelques livres qui traitaient des coutumes sacrées, en trouva une qu'il ne connaissait pas, et qui portait que si un magistrat assis hors de la ville dans une maison ou dans une tente de louage, pour observer le vol des oiseaux, était obligé, par quelque motif que ce fût, de retourner à la ville avant que d'avoir eu des signes certains, il ne devait pas reprendre la première place qu'il avait occupée, mais en choisir une autre d'où il recommencerait ses observations. Il paraît que Sempronius avait ignoré jusqu'alors cette dernière circonstance, et que dans la nomination de ces consuls il s'était mis deux fois à la même place. Dès qu'il eut reconnu sa faute, il en instruisit le sénat, qui, loin de la négliger comme peu importante, écrivit sur-le-champ aux consuls de revenir. Ces magistrats, quittant sans balancer leurs provinces, retournèrent à Rome, et se démirent du consulat. Mais cela n'eut lieu que longtemps après. A l'époque dont nous parlons, deux prêtres des plus distingués furent privés du sacerdoce : Cornélius Céthégus, pour n'avoir pas présenté les entrailles de la victime selon l'ordre prescrit; et Quintus Sulpicius, parce qu'en offrant un sacrifice il avait laissé tomber le bonnet que les prêtres appelés flamines portent sur la tête. Le dictateur Minucius venait de nommer Caïus Flaminius général de la cavalerie, lorsqu'on entendit le cri d'une souris : le peuple les obligea, pour cela seul, de se démettre de leurs charges, et en nomma d'autres à leur place. Cette exactitude dans les plus petites choses, cette attention à observer les anciens usages sans y rien changer, les empêchèrent de tomber dans la superstition. [6] VI. Lorsque Flaminius se fut démis du consulat, les magistrats qui avaient gouverné dans l'intervalle élurent pour consul Marcellus, qui, étant entré tout de suite en charge, se donna Cnéius Cornélius pour collègue. On dit que les Gaulois ayant fait des propositions de paix, et le sénat étant disposé à la leur accorder, Marcellus avait déterminé le peuple à faire la guerre. Cependant la paix fut conclue, mais presque aussitôt les Gessates, renouvelant la guerre, passèrent les Alpes au nombre de trente mille; et s'étant joints aux Insubriens, beaucoup plus nombreux encore, fiers de leur multitude, ils s'approchèrent de la ville d'Acerres, située au delà du Pô, et que les Romains assiégeaient. Là, Britomartus leur roi, prenant avec lui dix mille Gessates, alla faire le dégât dans tout le pays aux environs du fleuve. Marcellus, averti de ces courses, laisse son collègue devant Acerres, avec son infanterie, toutes ses troupes pesamment armées, et le tiers de la cavalerie. Il prend lui-même le reste de la cavalerie et six cents hommes de pied des plus légèrement armés, se met à la poursuite des ennemis, et ne s'arrête ni nuit ni jour, jusqu'à ce qu'il eût atteint les dix mille Gessates, près de Clastidium, petit bourg de la Gaule, que les Romains avaient soumis depuis peu. Marcellus n'eut pas le temps de laisser ses troupes se reposer et se refaire de cette marche forcée; car les Barbares, instruits aussitôt de son arrivée, et voyant le peu d'infanterie qu'il avait amenée, en conçurent du mépris : ils ne faisaient aucun cas de sa cavalerie, étant eux-mêmes fort adroits à cette sorte de combats; ils se voyaient d'ailleurs supérieurs en nombre à Marcellus, et ne doutaient pas que leur cavalerie ne leur donnât tout l'avantage; ils marchèrent donc avec impétuosité, ayant leur roi à leur tête, en faisant aux Romains de grandes menaces, et se croyant sûrs de les enlever sans résistance. VII. Marcellus, craignant qu'ils n'enveloppassent se petite armée, étendit les ailes de sa cavalerie, et leur fit occuper un grand espace, en les diminuant peu à peu de profondeur, jusqu'à ce qu'elles eussent un front à peu près égal à celui des ennemis. Comme on était sur le point de charger, son cheval, effrayé des cris confus de ces Barbares, tourna tout à coup en arrière, et l'emporta malgré lui. Pour empêcher que cet accident, pris à mauvais augure par la superstition, ne jetât le trouble dans son armée, il tourne promptement son cheval à gauche, lui fait achever le tour, et après l'avoir remis en présence de l'ennemi, il adore le soleil, pour faire croire que ce mouvement n'avait pas été l'effet du hasard, mais qu'il avait fait ce tour exprès, afin d'adorer cet astre; car c'est l'usage des Romains d'adorer les dieux en tournant. Quand la mêlée commença, il fit voeu à Jupiter Férétrien de lui consacrer les plus belles armes qu'on aurait prises sur les ennemis. [7] Dans cet instant même, le roi des Gaulois l'ayant aperçu, et jugeant aux marques dont il était décoré que c'était le général romain, il pousse son cheval loin des rangs; et, branlant une longue pique, il l'appelle à haute voix au combat. Il surpassait par la hauteur de sa taille tous les autres Gaulois; et ses armes, enrichies d'or, d'argent, de pourpre et de plusieurs autres couleurs, jetaient un éclat aussi vif que le feu même des éclairs. VIII. Marcellus parcourt des yeux tous les rangs de la phalange ennemie, et ne voyant pas de plus belles armes que celles-là, il ne doute point que ce ne soient celles qu'il a vouées à Jupiter; il pousse droit à lui, et de sa pique il lui perce la cuirasse; le coup, dont la roideur fut augmentée par l'impétuosité du cheval, renverse le Gaulois par terre : comme il vivait encore, Marcellus lui porte un second et un troisième coup qui l'achèvent. Il saute à bas de son cheval, le dépouille de ses armes, et les prenant dans ses mains, il élève les yeux vers le ciel. « Jupiter Férétrien, s'écria-t-il, toi qui du haut des cieux contemples dans les guerres et dans les combats les exploits des généraux et des capitaines, je te prends à témoin que je suis le troisième général romain qui, après avoir tué de ma main le roi et le général des ennemis, t'ai consacré ses plus belles dépouilles. Daigne donc nous accorder, dans tout le cours de cette guerre, une fortune semblable. » Dès qu'il eut fini sa prière, la cavalerie romaine chargea celle des Gaulois, qui combattait pêle-mêle avec l'infanterie, et remporta une victoire si complète et si singulière, qu'elle parait à peine croyable. On assure que jamais, ni avant ni depuis cette bataille, un si petit nombre de gens à cheval ne défit une cavalerie et une infanterie si nombreuse. Après en avoir tué la plus grande partie, et pris leurs armes avec tout leur bagage, il alla rejoindre son collègue, qui n'avait pas le même succès contre les autres Gaulois. Il était devant Milan, ville considérable, que son étendue et sa population font regarder par les Gaulois comme la métropole de tout le pays. Aussi la défendaient-ils avec la plus grande ardeur, et ils tenaient autant Scipion assiégé qu'il les assiégeait lui-même. Mais Marcellus fut à peine arrivé, que les Gessates, apprenant la défaite et la mort de leur roi, se retirèrent. Milan fut pris; les Gaulois rendirent toutes leurs autres villes, et se remirent à la discrétion des Romains, qui leur accordèrent la paix à des conditions équitables. [8] IX. Le sénat n'accorda qu'à Marcellus les honneurs du triomphe; et ce fut un des plus beaux qu'on eût vus, par la richesse et la beauté des dépouilles, par la taille prodigieuse des captifs, et par la magnificence de son appareil. Mais le spectacle le plus agréable et le plus nouveau pour les Romains, fut le triomphateur lui-même, qui portait à Jupiter l'armure du roi barbare. Il avait fait couper le tronc d'un grand chêne, et l'ayant taillé en forme de trophée, il l'avait revêtu de ces armes, placées chacune dans leur rang avec beaucoup d'ordre. Quand toute la pompe se fut mise en marche, Marcellus monta sur un char à quatre chevaux, et traversa la ville, chargé de ce trophée, qui ressemblait à un homme armé, et qui faisait le plus bel ornement de son triomphe. Son armée le suivait, couverte d'armes brillantes, et chantant des chansons et des airs de victoire, faits pour cette occasion, à la louange de Jupiter et du général. Arrivé au temple de Jupiter Férétrien, il dressa le trophée et le consacra à ce dieu. Il fut le troisième et le dernier général qui obtint cet honneur. Romulus remporta le premier ces dépouilles opimes, en tuant de sa main Acron, roi des Céniniens; le second qui les gagna fut Cornélius Cossus, qui avait mis à mort Tolumnius, roi des Toscans; Marcellus fut le troisième, pour avoir tué Britomartus, roi des Gaulois. Depuis Marcellus, aucun général n'a eu cette gloire. X. Le dieu à qui on consacra ces dépouilles se nomme Jupiter Férétrien; et ce nom, suivant quelques auteurs, vient du trophée qu'on lui porte; il est dérivé du mot grec qui signifie porter : car alors les termes de la langue grecque étaient fort mêlés avec ceux de la langue latine. D'autres veulent que ce surnom de Férétrien signifie qui lance la foudre; et ils le tirent du mot latin "ferire", qui veut dire frapper; il y en a qui le font venir des coups qu'on se donne à la guerre. Encore aujourd'hui, quand les Romains combattent ou qu'ils poursuivent l'ennemi, ils s'exhortent les uns les autres, en criant : "Feri", frappe. Ils donnent en général le nom de dépouilles aux armes prises sur les ennemis; mais celles qu'un général romain enlève au général ennemi, après l'avoir tué, sont appelées spécialement dépouilles opimes. On dit cependant que Numa Pompilius, dans ses commentaires, fait mention de trois sortes de dépouilles opines; qu'il ordonne de consacrer les premières à Jupiter, les secondes à Mars, et les troisièmes à Quirinus. Il veut que ceux qui les ont remportées reçoivent pour les premières trois cents as, pour les secondes deux cents, et cent pour les troisièmes. Cependant l'opinion la plus générale est que les premières, celles que gagne en bataille rangée le général lui-même, lorsqu'il tue le général ennemi, sont seules les dépouilles opimes. Mais c'en est assez sur cette matière. Cette victoire et la paix qui termina la guerre firent tant de plaisir aux Romains, qu'ils prirent sur le butin de quoi faire une coupe d'or du poids de cent livres, et l'envoyèrent à Delphes pour témoigner au dieu leur reconnaissance ; ils partagèrent aussi libéralement les dépouilles avec les villes qui les avaient secourus dans cette guerre, et firent en particulier des dons considérables à Hiéron, roi de Syracuse, leur ami et leur allié. [9] XI. Lorsque Annibal entra en Italie, Marcellus fut envoyé en Sicile avec une flotte. Après la déroute de Cannes, où il périt tant de milliers de Romains, le peu qui se sauvèrent de la bataille se retirèrent à Canuse; et comme on s'attendait qu'Annibal, après avoir détruit les forces les plus considérables des Romains, marcherait sur-lechamp vers Rome, Marcellus envoya d'abord de sa flotte quinze cents hommes pour garder la ville, ensuite, sur un ordre du sénat, il se rendit à Canuse, où, prenant avec lui les soldats qui s'y étaient réunis après la bataille, il les fit sortir des retranchements, pour ne pas abandonner le pays aux ravages de l'ennemi. Les principaux d'entre les Romains, et leurs meilleurs généraux, avaient péri dans les combats. Parmi ceux qui leur restaient, Fabius Maximus jouissait d'une grande considération, à cause de sa sagesse et de sa capacité; mais son attention extrême à ne rien hasarder passait pour défaut de courage et d'activité; on le croyait très propre à la défense, et non à l'attaque. On eut donc recours à Marcellus; et, pour tempérer sa hardiesse et son ardeur par la lenteur et la prévoyance de Fabius, tantôt on les nomma tous deux consuls ensemble, tantôt on employa l'un comme consul, et l'autre avec le titre de proconsul. Aussi, selon Posidonius, appelait-on Fabius, le bouclier, et Marcellus l'épée des Romains. Annibal disait lui-même qu'il craignait le premier comme son gouverneur, et l'autre comme son adversaire; que Fabius l'empêchait de faire du mal, et que Marcellus lui en faisait. [10] XII. La victoire d'Annibal avait rendu ses soldats si audacieux à la fois et si négligents, qu'ils s'éloignaient du camp et se répandaient dans la campagne. Marcellus les attaquant ainsi dispersés, en tuait un grand nombre, et affaiblissait d'autant l'armée des ennemis. Étant allé ensuite au secours de Naples et de Nole, il affermit les Napolitains dans leur attachement pour Rome; mais il trouva Nole en dissension; le sénat ne pouvait modérer et contenir le peuple, qui voulait se déclarer pour Annibal. Il y avait dans la ville un homme nommé Bandius, des premiers de Nole par sa naissance, et non moins distingué par son courage ; il avait combattu vaillamment à Cannes; et après avoir tué de sa main un grand nombre de Carthaginois, il était tombé sur un monceau de morts, d'où on le retira le corps tout percé de traits. Annibal, qui avait admiré sa valeur, le renvoya non seulement sans rançon, mais comblé de présents, et se l'attacha par les liens de l'amitié et de l'hospitalité. Bandius, pour reconnaître un traitement si favorable, soutenait avec chaleur les intérêts d'Annibal, et fortifiait le parti du peuple, qu'il sollicitait à la défection. Marcellus eût cru violer toute justice en faisant mourir un homme d'un mérite si distingué, et qui dans les plus grandes occasions, avait partagé le péril des Romains. D'ailleurs ce général était plein d'humanité ; il possédait le talent de gagner les esprits, et surtout les ambitieux, par la douceur et les grâces de sa conversation. XIII. Bandius étant venu le saluer, Marcellus lui demande qui il est : non qu'il ne le connût très bien depuis longtemps; mais il cherchait à lier un entretien avec lui. Bandius lui ayant dit son nom, Marcellus, comme ravi de l'apprendre, et plein d'admiration : « Quoi! lui dit-il, vous êtes ce Bandius dont on parle tant à Rome, qui avez combattu si vaillamment à Cannes, qui seul, n'abandonnant pas le consul Paul Émile, avez reçu sur votre corps la plupart des traits qu'on lançait sur lui? » Bandius lui répondit que c'était lui-même, et lui montra les cicatrices de ses blessures. « Comment, reprit Marcellus, couvert de ces marques honorables de votre amitié pour les Romains, n'êtes-vous pas d'abord venu à nous? Nous croyez-vous si ingrats que de ne pas récompenser la vertu de nos amis, nous qui savons l'honorer même dans nos ennemis? » A ces paroles obligeantes, qu'il accompagna de beaucoup de caresses, il ajouta le don d'un cheval de bataille, et de cinq cents drachmes en argent. [11] De ce moment Bandius s'attacha tellement à Marcellus, qu'il ne t'abandonna plus, et qu'il mit le plus grand zèle à découvrir et à lui dénoncer ceux qui tenaient le parti d'Annibal. Ils étaient en grand nombre, et avaient formé le complot de piller le bagage des Romains la première fois qu'ils sortiraient contre les ennemis, et de leur fermer les portes de la ville. XIV. Marcellus, instruit de ce projet, range son armée en bataille dans la ville, met le bagage près des portes, et fait publier de son trompe une défense aux habitants de paraître sur les murailles. Annibal, à qui cette solitude fit croire qu'il y avait quelque sédition dans la ville, s'en approcha avec peu d'ordre et de précaution. Aussitôt Marcellus fait ouvrir la porte qui est devant lui, et, à la tête de sa meilleure cavalerie, il charge de front l'ennemi et le pousse avec vigueur. Un moment après, l'infanterie sort par une autre porte, et court sur les Carthaginois en jetant de grands cris. Pendant qu'Annibal partage ses troupes pour faire face à cette seconde attaque, on ouvre une troisième porte, et le reste des Romains, sortant avec rapidité, fondent sur les ennemis, qui, étonnés de cette sortie imprévue, et pressés par ces nouvelles troupes, se défendirent faiblement contre les premières. Ce fut la première occasion où les soldats d'Annibal plièrent devant les Romains, et ils furent repoussés jusque dans leur camp avec un grand nombre de morts et de blessés. Ils perdirent plus de cinq mille hommes, et Marcellus n'en eut que cinq cents de tués. Cependant Tite-Live n'assure point que la défaite des Carthaginois ait été si considérable, ni le nombre des morts si grand. Mais il avoue que ce combat couvrit Marcellus de gloire et releva, après tant de malheurs, le courage des Romains, qui virent que l'ennemi qu'ils avaient à combattre n'était ni invulnérable ni invincible, et qu'il pouvait aussi éprouver des revers. [12] XV. C'est pourquoi l'un des consuls désignés étant mort, le peuple rappela Marcellus, alors absent, pour le mettre à sa place, et força les magistrats de différer jusqu'à son retour les comices pour les élections. Il fut nommé consul à l'unanimité des suffrages. Mais dans ce moment même le tonnerre s'étant fait entendre, les prêtres jugèrent que les augures n'étaient pas favorables. Ils n'osaient pas néanmoins s'opposer ouvertement à son élection, par la crainte qu'ils avaient du peuple : mais Marcellus fit une démission volontaire, qui ne le dispensa pourtant pas de la conduite de cette guerre. Il fut nommé proconsul, et repartit sur-le-champ pour Nole, où il fit punir tous ceux qui s'étaient déclarés pour les Carthaginois. Annibal accourut à leur secours, et présenta la bataille à Marcellus, qui ne l'accepta point. Mais ensuite Annibal, qui ne s'attendait plus à combattre, ayant envoyé la plus grande partie de son armée pour piller le pays, Marcellus alla brusquement l'attaquer : il avait donné à son infanterie de ces longues piques dont on se sert dans les combats de mer, et lui avait appris à en frapper de loin les Carthaginois, qui, peu adroits à lancer leurs javelots, ne se servaient guère que d'épées fort courtes. Aussi tous ceux qui tinrent tête aux Romains furent-ils enfin obligés de tourner le dos, et de prendre ouvertement la fuite, après avoir perdu cinq mille hommes et quatre éléphants, dont deux furent tués et deux pris vivants. Mais un avantage plus important, ce fut la désertion de trois cents cavaliers espagnols et numides qui, trois jours après la bataille, vinrent se rendre aux Romains. C'était la première fois qu'Annibal éprouvait ce désagrément; jusqu'alors il avait su conserver dans un accord parfait une armée composée de plusieurs nations barbares aussi différentes de mœurs que de langage. Ces trois cents cavaliers restèrent toujours fidèles à Marcellus et aux généraux qui commandèrent après lui. [13] XVI. Marcellus, nommé à un troisième consulat, fit voile pour la Sicile, dont les Carthaginois, enflés des succès d'Annibal, pensaient à tenter de nouveau la conquête, surtout depuis que la mort d'Hiéronyme, tyran de Syracuse, avait mis le trouble dans cette ville. Les Romains y avaient déjà envoyé une armée, sous les ordres d'Appius Claudius, que Marcellus remplaça dans le commandement. Il fut à peine arrivé en Sicile, qu'un grand nombre de Romains vinrent se jeter à ses pieds, et implorer son secours dans le malheur qui les accablait, et dont voici l'occasion. De ceux qui avaient combattu à Cannes contre Annibal, les uns avaient pris la fuite, et les autres avaient été faits prisonniers : le nombre de ces derniers était si grand, qu'on croyait à peine qu'il restât aux Romains assez de soldats pour garder les murailles de leur ville. Mais ils avaient, dans ce désastre, conservé tant de confiance et de grandeur d'âme, qu'ils ne voulurent jamais racheter ces prisonniers qu'Annibal leur offrait pour une rancon modique; ils décrétèrent même qu'on les laisserait ou tuer ou vendre hors de l'Italie, sans s'en mettre en peine; et que ceux qui n'avaient dû leur salut qu'à la fuite seraient transportés en Sicile, et ne rentreraient pas en Italie tant qu'Annibal y ferait la guerre. Ils vinrent donc en foule trouver Marcellus; et se prosternant à ses pieds en jetant de grands cris, en versant des torrents de larmes, ils le conjurèrent de les incorporer honorablement dans son armée, et lui promirent de faire voir, par leurs actions, que leur fuite avait été plutôt l'effet du malheur que de la lâcheté. Marcellus, touché de leur sort, écrivit au sénat pour lui demander la permission de prendre parmi eux de quoi recruter les légions. Après une longue délibération, le sénat finit par arrêter que la république n' avait aucun besoin de soldats lâches; que si Marcellus croyait pouvoir employer ces gens-là, il en était le maître; mais à condition que quelque action de valeur qu'ils fissent, ils ne recevraient du général ni couronne, ni aucune autre récompense. Ce décret mortifia Marcellus; et quand il fut de retour à Rome, après la guerre de Sicile, il se plaignit au sénat de ce que tant de services signalés, qu'il avait rendus à la république, n'avaient pu lui faire obtenir de réparer l'infortune d'un si grand nombre de citoyens. [14] XVII. A son arrivée en Sicile, son premier soin avait été de se venger de la perfidie d'Hippocrate, général des Syracusains, qui, pour faire sa cour aux Carthaginois, et s'élever par leur moyen à la tyrannie de la Sicile, avait massacré près de Léontium un grand nombre de Romains. Marcellus prit cette ville d'assaut, et ne fit aucun mal aux habitants; mais tous les déserteurs qu'il y trouva furent battus de verges et mis à mort. Hippocrate fit porter cette nouvelle à Syracuse, en y ajoutant que Marcellus avait passé tous les habitants au fil de l'épée, sans distinction d'âge; et profitant du trouble où étaient les Syracusains, il s'empara de la ville. Marcellus n'en fut pas plutôt informé, que, se mettant en marche avec toute son armée, il alla camper auprès de Syracuse, où il envoya des ambassadeurs pour instruire les habitants de ce qui s'était passé à Léontium. Mais tout ce que ces députés purent dire ayant été inutile, et les Syracusains, dominés par le parti d'Hippocrate, s'étant obstinés à ne pas les croire, Marcellus commença d'assiéger la ville par mer et par terre : Appius commandait l'armée de terre, et Marcellus, avec soixante galères à cinq rangs de rames, remplies de toutes sortes d'armes et de traits, outre une machine qu'il avait fait dresser sur huit galères liées ensemble, s'approcha des murailles, plein de confiance dans la force de ses batteries, dans la multitude de ses préparatifs, et plus encore dans sa propre réputation. XVIII. Mais Archimède ne tenait pas grand compte de toutes ces machines, qui, en effet, n'étaient rien auprès des siennes : non qu'il les donnât pour des inventions d'un grand prix; il ne les regardait lui-même que comme de simples jeux de géométrie, qu'il n'avait faits que dans des moments de loisir, et la plupart sur les instances du roi Hiéron, qui ne cessait de l'engager à tourner son art, des choses purement intellectuelles, vers les objets sensibles, et de rendre ses raissonnements en quelque sorte accessibles aux sens et palpables au commun des hommes, en les appliquant par l'expérience à des choses d'usage. Cette mécanique si recherchée, si vantée, eut pour premiers inventeurs Eudoxe et Archytas, qui voulurent par là embellir et égayer pour ainsi dire la géométrie, en appuyant, par des exemples sensibles et sur des preuves mécaniques, certains problèmes dont la démonstration ne pouvait être fondée sur le raisonnement et sur l'évidence. Tel est le problème des deux moyennes proportionnelles, qu'on ne peut trouver par des démonstrations géométriques, et qui sont néanmoins une base nécessaire pour la solution de plusieurs autres problèmes. Ces deux géomètres le résolurent par des procédés mécaniques, au moyen de certains instruments appelés mésolabes, tirés des lignes courbes et des sections coniques. Mais quand Platon leur eut reproché avec indignation qu'ils corrompaient la géométrie; qu'ils lui faisaient perdre toute sa dignité, en la forçant comme un esclave de descendre, des choses immatérielles et purement intelligibles, aux objets corporels et sensibles; d'employer une vile matière qui exige le travail des mains, et sert à des métiers serviles : dès lors la mécanique, dégradée, fut séparée de la géométrie; et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devint un des arts militaires. XIX. Archimède avança un jour au roi Hiéron, dont il était le parent et l'ami, qu'avec une force donnée, on pouvait remuer un fardeau, de quelque poids qu'il fût. Plein de confiance en la force de sa démonstration, il se vanta que, s'il avait une autre terre, il remuerait à son gré celle-ci, en passant dans l'autre. Le roi, étonné de cette assertion, le pria de réduire en pratique son problème, et de lui faire voir une grande masse remuée par une petite force. Archimède ayant fait tirer à terre, avec un grand travail, et à force de bras, une des galères du roi, ordonna qu'on y mît la charge ordinaire, avec autant d'hommes qu'elle en pourrait contenir; ensuite, s'étant assis à quelque distance, sans employer d'effort, en tirant doucement de la main le bout d'une machine à plusieurs poulies, il ramène à lui la galère, qui glissait aussi légèrement et avec aussi peu d'obstacle que si elle avait fendu les flots. Le roi, émerveillé d'un tel pouvoir de l'art, engagea Archimède à lui faire toutes sortes de machines et de batteries de siége, soit pour l'attaque, soit pour la défense des places. Mais il n'en fit point d'usage, car il passa presque tout son règne sans faire la guerre, et vécut dans une profonde paix. Tous ces préparatifs servirent alors aux Syracusains, à qui ils furent d'un grand secours, et qui, outre les machines, eurent l'artiste qui les avait faites. [15] XX. Les Romains donc ayant donné l'assaut de deux côtés différents, les Syracusains, consternés, restaient dans le silence, craignant de ne pouvoir résister à de si grands efforts, et à une puissance si redoutable. Mais quand Archimède eut mis ces machines en jeu, elles firent pleuvoir sur l'infanterie romaine une grêle de traits de toute espèce et des pierres d'une grosseur énorme, qui volaient avec tant de roideur et de fracas, que rien n'en pouvait soutenir le choc, et que, renversant tous ceux qui en étaient atteints, elles jetaient le désordre dans tous les rangs. Du côté de la mer, il avait placé sur les murailles d'autres machines qui, abaissant tout à coup sur les galères de grosses antennes en forme de crocs, et cramponnant les vaisseaux, les enlevaient par la force du contrepoids, les laissaient retomber ensuite, et les abîmaient dans les flots; il en accrochait d'autres par la proue avec des mains de fer ou des becs de grue, et, après les avoir dressées sur leur poupe, il les enfonçait dans la mer, ou les amenait vers la terre par le moyen de cordages qui tiraient les uns en sens contraire des autres; là, après avoir pirouetté quelque temps, elles se brisaient contre les rochers qui s'avançaient de dessous les murailles, et la plupart de ceux qui les montaient périssaient misérablement. On voyait sans cesse des galères, enlevées et suspendues en l'air, tourner avec rapidité, et présenter un spectacle affreux : quand les hommes qui les montaient avaient été dispersés et jetés bien loin, comme des pierres lancées avec des frondes, elles se fracassaient contre les murailles; ou les machines venant à lâcher prise, elles retombaient dans la mer. La machine que Marcellus faisait avancer sur huit galères liées ensemble était appelée sambyce, à cause de sa ressemblance avec l'instrument de musique de ce nom. Elle était encore assez loin des murailles, lorsque Archimède lança contre elle un rocher du poids de dix talents ; ensuite un second, puis, un troisième, qui, la frappant avec un sifflement et un fracas horribles, en détachèrent les appuis, et donnèrent aux vaisseaux de si violentes secousses, qu'ils se séparèrent les uns des autres. Marcellus, ne sachant plus que faire, se retira promptement avec ses galères, et envoya l'ordre aux troupes de terre de faire aussi leur retraite. XXI. Il tint donc conseil, et il fut résolu que le lendemain, avant le jour, on s'approcherait, s'il était possible, des murailles, parce que les machines d'Archimède, ayant beaucoup de portée, lanceraient les traits par-dessus leurs têtes; et que celles qu'il pourrait employer de près seraient sans effet, le coup n'ayant point de force à si peu de distance. Mais Archimède avait, de longue main, préparé pour cela même des machines qui portaient à toutes les distances, et des traits plus courts qui se succédaient presque sans interruption. Il avait fait aux murailles des trous fort près les uns des autres, où il avait placé des scorpions d'une médiocre portée, que les ennemis ne pouvaient apercevoir, et qui faisaient de fréquentes blessures à ceux qui s'en approchaient. [16] Arrivés au pied des murailles, où ils se croyaient bien à couvert, ils furent encore assaillis d'une grêle de traits, ou accablés de pierres, qui tombaient à plomb sur leurs têtes; il n'y avait pas un endroit de la muraille d'où l'on ne tirât sur eux. Ils prirent donc le parti de reculer; mais ils s'étaient à peine éloignés, qu'Archimède fit pleuvoir sur eux, dans leur retraite, une si grande quantité de traits, qu'il leur tua beaucoup de monde et fracassa un grand nombre de leurs vaisseaux, sans qu'ils pussent eux-mêmes faire aucun mal aux ennemis, car Archimède avait dressé la plupart de ses machines à couvert derrière les murailles, et les Romains, accablés de toutes parts, sans voir d'où les coups partaient, semblaient combattre contre les dieux. [17] Cependant Marcellus, échappé de ce danger, se mit à railler les ingénieurs et les ouvriers qu'il avait dans son camp, de ce qu'Archimède en se jouant plongeait ses vaisseaux dans la mer, comme des coupes à puiser de l'eau, et outrageait honteusement sa sambyce. Il est vrai que les Syracusains n'étaient que comme le corps de ces machines d'Archimède, et que seul il était l'âme qui faisait tout mouvoir et agir. Tous les autres moyens de défense étaient suspendus; la ville ne se servait que de ceux d'Archimède, soit pour l'attaque, soit pour la défense. Enfin, Marcellus voyant les Romains si effrayés, qu'à la vue seule d'une corde ou d'un pieu de bois qui paraissait sur la muraille, ils tournaient le dos et prenaient la fuite, en criant que c'était quelque nouvelle machine qu'Archimède allait lancer contre eux, cessa toutes les attaques, et changea le siége en blocus. XXII. Au reste, Archimède avait une âme si élevée, un esprit si profond et une si grande richesse de théories géométriques, qu'il ne voulut jamais rien laisser par écrit sur la construction de ces machines qui lui avaient acquis tant de gloire, et lui avaient fait attribuer, non une science humaine, mais une intelligence divine; regardant la mécanique, et en général tout art qu'on exerce pour le besoin, comme des arts vils et obscurs, il ne se livra qu'aux sciences dont la beauté et la perfection ne sont liées à aucune nécessité, et avec lesquelles toutes les autres ne sauraient entrer en comparaison : dans les premières, la démonstration dispute de prix avec le sujet : l'un donne la grandeur et la beauté, l'autre opère la conviction et donne une force merveilleuse. Dans toute la géométrie, on ne trouverait pas des questions plus difficiles et plus profondes exposées en des termes plus simples, et par des principes plus clairs que celles qu'Archimède a traitées. Les uns attribuent cette clarté à sa facilité naturelle; d'autres, à l'excès du travail, qui donne un air si facile à ce qui a le plus coûté. On pourrait bien ne pas découvrir de soi-même la démonstration de certains problèmes; mais, après l'avoir lue dans ses écrits, on se persuade qu'on l'aurait trouvée sans peine : tant le chemin par lequel il mène à la démonstration est facile et court! Il ne faut donc pas refuser de croire ce qu'on dit de lui : que, sans cesse attiré par la géométrie comme par une sirène domestique, il oubliait de boire et de manger, et négligeait tous les soins de son corps; traîné souvent par force aux bains et aux étuves, il traçait sur les cendres du foyer des figures géométriques, et sur son corps frotté d'huile il tirait des lignes avec le doigt : tant cette étude le ravissait! tant il était réellement possédé de la passion des Muses! Mais, quoiqu'il eût fait plusieurs inventions très belles, il pria, dit-on ses parents et ses amis de ne mettre, après sa mort, sur son tombeau, qu'une sphère inscrite dans un cylindre, et de marquer, dans l'inscription, de quelle quantité, dans ces deux solides, le contenant surpasse le contenu. [18] Ce fut par ces connaissances profondes en mécanique qu'Archimède se conserva invincible, lui et sa ville, autant qu'il dépendit de lui. XXIII. Pendant que Syracuse restait bloquée, Marcellus alla s'emparer de Mégare, une des plus anciennes villes de la Sicile; il prit ensuite le camp d'Hippocrate près d'Acriles, et étant tombé sur ses troupes pendant qu'elles travaillaient à se retrancher, il tua plus de huit mille hommes. Il parcourut une partie de la Sicile, reprit plusieurs villes sur les Carthaginois, et défit en divers combats tous ceux qui osèrent se mesurer avec lui. Quelque temps après, il fit prisonnier, devant Syracuse, un Spartiate nommé Damippus, qui sortait par mer de cette ville. Les Syracusains, qui désiraient fort de le racheter, en firent la proposition à Marcellus. Il y eut à cette occasion plusieurs entrevues et plusieurs conférences, pendant lesquelles Marcellus observa qu'une des tours, était fort négligemment gardée, et qu'on pourrait y faire entrer secrètement quelques soldats, parce que la muraille de la ville était en cet endroit facile à escalader. Les rendez-vous fréquents qui eurent lieu près de cette tour l'ayant mis à portée d'en juger la hauteur par estimation, il fit préparer des échelles; et, profitant d'une fête de Diane que les Syracusains célébraient au milieu des festins et des plaisirs, dès le matin il se saisit de la tour sans être aperçu, remplit d'hommes armés les murs des environs, et rompit une des portes de l'Hexapyle. Les Syracusains, réveillés par le bruit, commençaient à se mettre en mouvement avec beaucoup de trouble, lorsque Marcellus fit sonner à la fois toutes les trompettes : ce qui jeta une telle frayeur parmi les habitants, qu'ils prirent tous la fuite, persuadés qu'il n'y avait pas un quartier de la ville qui ne fût au pouvoir de l'ennemi. Mais il leur restait encore l'Achradine, qui en était la plus grande, la plus forte et la plus belle portion : Marcellus n'avait pu s'en rendre maître, parce que ses murailles sont séparées du reste de la ville, qui est divisée en deux parties, dont l'une s'appelle la Ville-Neuve, et l'autre Tyché [19] XXIV. Maître de ces deux quartiers, Marcellus, dès la pointe du jour, descend par l'Hexapyle dans la Ville-Neuve; là, tous les officiers qui l'entourent le félicitent de son bonheur. Mais quand il eut considéré, de la hauteur où il était, la grandeur et la beauté de cette ville, il ne put retenir ses larmes, et s'attendrit sur son malheur, en pensant au changement affreux qu'allait y causer dans un instant le pillage qu'en feraient ses soldats. Déjà ils demandaient qu'on le leur abandonnât, et aucun des chefs n'eût osé le leur refuser. Plusieurs même voulaient qu'elle fût brûlée, et détruite de fond en comble: mais Marcellus en rejeta bien loin la proposition : il leur accorda seulement, et avec beaucoup de peine, les richesses qu'ils y trouveraient et les esclaves; il leur défendit expressément de toucher à aucune personne libre, de tuer, d'outrager ou de réduire en captivité aucun des citoyens. Mais, malgré cette modération, Syracuse lui paraissait traitée avec trop de rigueur; et, au milieu d'un si grand sujet de joie, il laissait voir sa compassion et sa douleur de ce que tant d'opulence et de prospérité allait s'évanouir dans un instant. On prétend que les richesses qu'on y enleva ne furent pas moins considérables que celles qui furent prises dans la suite à Carthage; car l'autre partie de Syracuse ne tarda pas à être prise par trahison, et livrée aussi au pillage, excepté le trésor des rois, qui fut porté à Rome dans le trésor public. XXV. Mais rien n'affligea tant Marcellus que la mort d'Archimède. Ce philosophe était alors chez lui, appliqué à quelque figure de géométrie; et comme il donnait à cette méditation tout son esprit et tous ses sens, il n'avait pas entendu le bruit des Romains qui couraient de toutes parts dans la ville, et il ignorait qu'elle fût en leur pouvoir. Tout à coup il se présente à lui un soldat qui lui ordonne de le suivre pour aller trouver Marcellus. Il refuse d'y aller jusqu'à ce qu'il ait achevé la démonstration de son problème. Le Romain, irrité, tire son épée et le tue. D'autres disent qu'un soldat étant allé d'abord à lui, l'épée à la main, pour le tuer, Archimède le pria instamment d'attendre un moment, afin qu'il ne laissât pas son problème imparfait; et que le soldat, qui se souciait fort peu de sa démonstration, le perça de son épée. Un troisième récit, c'est qu'Archimède étant allé lui-même porter à Marcellus, dans une caisse, des instruments de mathématiques, tels que des cadrans au soleil, des sphères, et des angles avec lesquels on mesure la grandeur du soleil, des soldats qui le rencontrèrent, croyant que c'était de l'or qu'il portait dans cette caisse, le tuèrent pour s'en emparer. Mais ce qui est avoué de tous les historiens, c'est que Marcellus fut très affligé de sa mort, qu'il eut horreur du meurtrier comme d'un sacrilége, et qu'ayant fait chercher les parents d'Archimède, il les traita de la manière la plus honorable. [20] XXVI. Jusqu'alors les Romains avaient fait voir aux autres nations leur habileté dans le métier des armes, et leur bravoure si redoutable dans les combats; mais ils ne leur avaient pas encore donné des exemples de justice, d'humanité, et en général des vertus politiques : Marcellus paraît avoir été le premier qui montra, dans cette occasion, que les Romains avaient plus de justice que les Grecs. Il fut si modéré envers tous ceux qui eurent à traiter avec lui, et si généreux pour un grand nombre de villes et de particuliers, que les actes de rigueur qui purent avoir lieu à Enna, à Mégare ou à Syracuse, on doit plutôt les imputer à ceux qui les éprouvèrent qu'à ceux qui en furent les auteurs. Entre plusieurs exemples, j'en citerai un seul. Il y a en Sicile une ville peu considérable, nommée Engyum; elle est fort ancienne, et célèbre par l'apparition des déesses qu'on appelle les mères. Leur temple fut, dit-on, fondé par des Crétois; et l'on y montre des lances et des casques d'airain qui portent les uns le nom de Mérion, les autres celui d'Ulysse. Ces héros les avaient dit-on, consacrés aux déesses d'Engyum. Les habitants de cette ville avaient embrassé avec chaleur les intérêts des Carthaginois; et Nicias, le premier d'entre eux, travaillait de tout son pouvoir à les ramener au parti des Romains; il parlait dans les assemblées avec la plus grande liberté, et prouvait à ceux du parti contraire qu'ils ne faisaient pas le bien de leur patrie. Ceux-ci, redoutant sa puissance et sa réputation, résolurent de l'enlever, et de le livrer aux Carthaginois. Nicias ayant eu connaissance de leur projet, et voyant qu'on l'observait secrètement, eut recours à ce stratagème : XXVII. D'abord il répandit dans le public des propos injurieux sur le compte des déesses, et montra, par plusieurs actions, qu'il ne partageait pas, ou même qu'il méprisait l'opinion générale sur ces divinités; et qu'il regardait leur apparition comme une fable. Ses ennemis furent charmés qu'il leur fournît ainsi lui-même de justes motifs de le perdre. Le jour qu'ils avaient choisi pour l'enlever, il se tenait par hasard une assemblée, dans laquelle Nicias haranguait le peuple et lui donnait des avis. Tout à coup il se jette à terre; et après être resté quelque temps dans un silence qui paraissait la suite naturelle de cette espèce d'extase, il lève la tête, la tourne de côté et d'autre, et se met à parler d'une voix faible et tremblante, qu'il hausse ensuite peu à peu. Dès qu'il vit tout le théâtre saisi d'horreur et dans un profond silence, il jette sa robe, déchire son manteau, et, se levant à demi nu, il court vers une des issues du théâtre, en s'écriant qu'il est poursuivi par les déesses mères. Personne n'ose ni le toucher ni se mettre devant lui; tous les assistants, frappés d'une religieuse terreur, se détournent pour lui faire place; il gagne une des portes de la ville sans proférer une seule parole, sans faire aucun geste qui sentît un homme furieux et possédé. Sa femme, qui était dans le secret, et qui favorisait son stratagème, prend ses enfants avec elle, et va se prosterner en suppliante au pied de l'autel des déesses; ensuite, faisant semblant d'aller chercher son mari, comme s'il errait dans les champs, elle sort tranquillement de la ville sans que personne s'y oppose; et ils se sauvent tous deux à Syracuse auprès de Marcellus, qui, peu de temps après, étant allé à Engyum, fait charger de fers tous les habitants, dont il voulait, disait-il, châtier l'insolence et l'orgueil. Nicias s'approche de lui en fondant en larmes, embrasse ses genoux, lui baise les mains, et lui demande grâce pour ses concitoyens, en commençant par ses ennemis. Marcellus, attendri de ce spectacle, pardonne à tous les habitants, ne fait aucun tort à la ville, et donne à Nicias une grande étendue de terres, avec beaucoup d'autres présents. Voilà ce que raconte le philosophe Posidonius. [21] XXVIII. Cependant Marcellus fut rappelé pour une guerre que les Romains avaient dans leur pays, et presque à leurs portes : en quittant la Sicile, il emporta de Syracuse tout ce qu'il y avait de plus beau en statues et en tableaux, pour les faire servir d'abord à l'ornement de son triomphe, et ensuite à la décoration de la ville. Rome, à cette époque, n'avait et ne connaissait pas même encore ces curiosités superflues ; on n'y voyait point ces productions de la délicatesse et du goût, aujourd'hui si recherchées. Remplie d'armes enlevées aux Barbares, couronnée des monuments et des trophées et de ses triomphes, elle offrait un spectacle peu agréable, qui ne supposait pas des spectateurs accoutumés au luxe; c'était partout le tableau le plus menaçant. Épaminondas disait de la Béotie qu'elle était le théâtre de Mars; Xénophon appelait la ville d'Éphèse l'arsenal de la guerre; on pouvait de même alors, suivant l'expression de Pindare, appeler Rome le domicile du dieu de la guerre. Aussi Marcellus se rendit-il très agréable au peuple, pour avoir orné la ville de ces ouvrages de l'art, qui, respirant toute la grâce, tout le bon goût des Grecs, étaient, par leur variété, une source de plaisirs continuels. Fabius Maximus, il est vrai, eut pour lui le suffrage des gens les plus âgés, lorsque, maître de Tarente, il ne déplaça, n'emporta aucun de ces ornements, et que, se bornant à prendre l'or et les autres richesses semblables, il laissa les statues à leurs places, en disant ce mot devenu si célèbre : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités. » Ils reprochaient même à Marcellus, d'abord d'avoir excité contre Rome la haine des autres peuples, lorsqu'il avait mené en triomphe, non seulement les hommes, mais les dieux mêmes captifs; en second lieu d'avoir altéré les moeurs d'un peuple qui, accoutumé à la guerre ou à l'agriculture, ignorant le luxe et la mollesse, était, comme l'Hercule d''Euripide, "Simple, grossier, mais fait pour les plus grandes choses"; et de l'avoir rendu oisif, babillard, parlant sans cesse des arts et des artistes, et perdant à ces entretiens inutiles la plus grande partie de la journée. C'était cependant l'action dont Marcellus se faisait le plus d'honneur, même auprès des Grecs; il se vantait d'avoir enseigné le premier aux Romains à estimer, à admirer ces chefs-d'oeuvre de la Grèce, dont jusqu'alors ils n'avaient pas eu la moindre idée. [22] XXIX. Quand il fut à Rome, ses ennemis s'opposèrent à son triomphe; et lui-même, voyant qu'il avait laissé un reste de guerre en Sicile, et qu'un troisième triomphe exciterait l'envie, il consentit à n'avoir le grand triomphe que sur le mont Albain, et à recevoir dans Rome les honneurs du petit triomphe, que les Grecs appellent "éuan", et les Romains "ovation". Dans ce triomphe, le général n'est ni monté sur un char à quatre chevaux, ni couronné de laurier, ni précédé de trompettes; il marche à pied, en pantoufles, accompagné de joueurs de flûte, et couronné de myrte; costume plus agréable que terrible, et qui est un symbole de paix. C'est un grande preuve, ce me semble, que les anciens avaient distingué ces deux triomphes, moins par la grandeur des actions que par la manière dont elles étaient faites. Ceux qui avaient vaincu les ennemis en bataille rangée, et en avaient fait un grand carnage, obtenaient le premier triomphe, dont l'appareil était martial et terrible; où, comme dans la purification des armées, les hommes et les armes étaient couronnés de laurier. Mais les généraux qui, sans presque employer la force, et par le seul pouvoir de la persuasion, par le seul charme de l'éloquence, avaient heureusement terminé leurs entreprises, la loi leur accordait cette seconde pompe, qui, pacifique et civile, se célébrait surtout par des chants de joie; car la flûte est l'instrument de la paix, et le myrte est l'arbrisseau de Vénus, qui, plus qu'aucune autre divinité, a en horreur la violence et la guerre. XXX. Ce second triomphe a été appelé ovation, non, comme bien des gens le croient, du mot "éuan", c'est-à-dire des cris et des chants qui l'accompagnent, car ils ont également lieu dans le premier. Ce sont les Grecs qui ont rapporté ce mot à un nom qui leur est familier, parce qu'ils ont cru qu'une partie de cette pompe avait rapport à Bacchus, que nous appelons Évius et Thriambus. Mais ce n'est point là sa véritable étymologie: dans le grand triomphe, les généraux ont de tout temps immolé un boeuf; et dans le petit, ils ne sacrifient qu'une brebis, que les Romains appellent "ovis", d'où ce triomphe a pris le nom d'ovation. A ce sujet, il est bon de considérer la différence des motifs qui ont guidé le législateur de Sparte et celui de Rome dans l'institution des sacrifices. A Sparte, un général qui est venu à bout de ses desseins par persuasion ou par ruse immole un boeuf; celui qui n'a vaincu que par la force des armes sacrifie un coq. Quelque belliqueux que fût ce peuple, il pensait que les succès qu'on obtenait par l'éloquence et la sagesse étaient plus glorieux et plus dignes de l'homme que ceux qui n'étaient dus qu'à la force et à la valeur. Je laisse à examiner lequel de ces deux législateurs a eu raison. [23] XXXI. Marcellus ayant été nommé consul pour la quatrième fois, ses ennemis persuadèrent aux Syracusains de se transporter à Rome pour l'y accuser et se plaindre hautement, devant le sénat, que, contre la foi des traités, il leur avait fait éprouver les traitements les plus cruels. Le jour de leur arrivée, Marcellus était par hasard au Capitole, où il offrait un sacrifice; et le sénat était encore assemblé, lorsque les Syracusains, se jetant aux pieds des sénateurs, les conjurèrent d'écouter leurs plaintes et de leur rendre justice. L'autre consul les repoussait, indigné qu'on accusât Marcellus absent. Averti de ce qui se passait, il se rend promptement au sénat; et, prenant d'abord sa place de consul, il donne audience : les affaires terminées, il descend de son siége, se place comme simple particulier dans le lieu d'où les accusés ont coutume de parler, et permet aux Syracusains d'exposer leurs griefs. Ils furent d'abord extrêmement troublés de la dignité et de la confiance du consul, et jugèrent que, s'il était redoutable les armes à la main, il était encore plus imposant et plus terrible sous la pourpre consulaire. Cependant, rassurés par ses ennemis, ils commèncerent leur accusation, qu'ils mêlèrent de beaucoup de gémissements et de plaintes, dont le résultat fut qu'étant amis et alliés des Romains, ils avaient souffert, de la part de Marcellus, ce que les autres généraux épargnent à la plupart des ennemis qu'ils ont vaincus. XXXII. Marcellus répondit à ces imputations que les Syracusains, pour tous les maux qu'ils avaient faits aux Romains, n'avaient éprouvé que les malheurs dont on ne peut garantir, à la guerre, les ennemis soumis par les armes; que c'était par leur faute qu'ils avaient été ainsi réduits à force ouverte, n'ayant jamais voulu écouter les propositions qu'il leur faisait; que, loin d'avoir été contraints par les tyrans à prendre les armes, c'était au contraire pour les prendre qu'ils s'étaient volontairement soumis aux tyrans. Les raisons ainsi exposées de part et d'autre, on fit, suivant l'usage, sortir les Syracusains hors de la salle; Marcellus sortit aussi, laissant son collègue présider le sénat, et il se tint à la porte ; sans laisser paraître aucune crainte sur le jugement, ni aucune marque de ressentiment contre les Syracusains, il conserva son maintien ordinaire, et attendit avec autant de douceur que de modestie la décision du sénat. On prit les voix, et le jugement fut favorable à Marcellus. Aussitôt les Syracusains se jettent à ses pieds, le conjurent avec larmes de ne pas leur faire éprouver son ressentiment, et d'avoir pitié du reste de la ville, qui conservait toujours la plus vive reconnaissance des bienfaits qu'elle avait reçus de lui. Touché de leurs prières, il leur pardonna, et ne cessa depuis de faire aux Syracusains tout le bien qui fut en son pouvoir. Le sénat leur laissa la liberté que Marcellus leur avait donnée, avec la jouissance de leurs lois et des biens qui leur restaient. Les Syracusains, en reconnaissance, comblèrent Marcellus d'honneurs, et firent une loi qui portait que lorsque ce général ou quelqu'un de sa famille viendrait à Syracuse, les habitants se couronneraient de fleurs, et feraient des sacrifices aux dieux. [24] XXXIII. De là Marcellus tourna ses armes contre Annibal. Depuis la déroute de Cannes, presque tous les consuls et tous les généraux n'usaient contre lui que d'un seul stratagème; c'était de fuir le combat : aucun n'osait ni lui livrer bataille, ni en venir aux mains avec lui. Marcellus prit une voie tout opposée : il pensait que le temps, qui paraissait devoir miner Annibal, finirait par ruiner insensiblement l'Italie; que Fabius, qui cherchait toujours la sûreté, ne connaissait pas le véritable traitement de la maladie qu'il était chargé de combattre; qu'à l'exemple des médecins ignorants et timides, qui, craignant d'employer des remèdes violents, mais nécessaires, attendent la guérison de l'épuisement des forces du malade, il attendait, pour éteindre cette guerre, que Rome fût entièrement épuisée. Il prit d'abord plusieurs villes considérables des Samnites, qui s'étaient révoltées; il y trouva de grandes provisions de blé, beaucoup d'argent, et trois mille hommes qu'Annibal y avait mis pour les garder, et qu'il fit prisonniers. Ensuite Annibal ayant tué dans la Pouille le proconsul Curius Fulvius, avec onze tribuns de soldats, et détruit la plus grande partie de son armée, Marcellus écrivit à Rome pour rassurer les citoyens, en leur annonçant qu'il était déjà en marche, et qu'il ne tarderait pas à chasser Annibal. Mais la lecture de ces lettres, au rapport de Tite-Live, loin de diminuer la tristesse des Romains, ne fit qu'augmenter leur crainte; ils pensaient que le danger présent surpassait la perte passée autant que Marcellus était supérieur à Fulvius. XXXIV. S'étant donc mis à la poursuite d'Annibal, comme il l'avait écrit, il entra dans la Lucanie, où le trouvant posté près de la ville de Numistrum, sur des hauteurs très escarpées, il campa lui-même dans la plaine. Le lendemain, il rangea le premier son armée en bataille; et Annibal étant descendu de ses hauteurs, ils se livrèrent un combat qui ne fut pas décisif, mais rude et sanglant. Il avait commencé dès la troisième heure, et à peine la nuit put séparer les combattants. Le lendemain, dès le point du jour, Marcellus fait sortir ses troupes des retranchements, les met en bataille parmi des monceaux de morts, et provoque Annibal à combattre pour la victoire. Annibal ayant décampé, Marcellus dépouille les morts des ennemis, donne la sépulture aux siens, et se remet en marche. Annibal lui dressa plusieurs embuscades, qu'il sut éviter; et dans toutes les escarmouches qui eurent lieu, il eut toujours l'avantage. Ces succès donnèrent aux Romains une si grande idée de sa capacité, que les comices pour l'élection des consuls approchant, le sénat aima mieux faire venir de Sicile l'autre consul, que de détourner Marcellus, qui serrait de si près Annibal. Dès que le consul fut arrivé, le sénat lui ordonna de nommer dictateur Quintus Fulvius; car ce magistrat n'est point à la nomination du peuple ni du sénat; c'est l'un des consuls ou des généraux qui, dans l'assemblée du peuple, nomme qui il veut. C'est de là qu'on lui donne le nom de dictateur, du mot latin "dicere", qui veut dire nommer. D'autres disent qu'ils est appelé dictateur, parce qu'il ne renvoie aucune affaire aux suffrages du peuple ou au jugement du sénat, mais qu'il décide tout de sa seule autorité; car les commandements des magistrats, que les Grecs appellent des ordres, sont appelés par les Latins des édits. [25] Le consul qu'on avait fait venir de Sicile voulait nommer un autre dictateur que celui que le sénat lui désignait; et, pour n'être pas forcé à l'élire contre son gré, il s'embarqua pendant la nuit, et retourna en Sicile. Le peuple nomma donc dictateur Quintus Fulvius, et le sénat écrivit à Marcellus de le nommer aussi : Marcellus obéit, et confirma le choix du peuple. Il fut lui-même nommé proconsul pour l'année suivante. XXXV. Il convint avec Fabius Maximus que celui-ci assiégerait Tarente, pendant que lui-même s'attacherait à Annibal, et le harcellerait sans cesse pour l'empêcher de secourir cette place. Il alla donc le chercher près de Canusium; et comme Annibal, pour éviter le combat, changeait tous les jours de camp, Marcellus le suivait partout, et se présentait toujours en armes devant lui. Un jour enfin, l'ayant surpris pendant qu'il fortifiait son camp, il fit tant par ses escarmouches continuelles, qu'il le força d'en venir aux mains; mais la nuit les sépara. Le lendemain, au point du jour, Marcellus parut en bataille : Annibal, désespéré, assemble les Carthaginois, et les conjure de livrer encore ce combat, pour conserver la gloire de tous les précédents. « Vous voyez, leur dit-il, que, malgré tant de victoires, nous ne pouvons pas respirer un instant, et que, tout vainqueurs que nous sommes, nous n'aurons jamais de repos tant que nous n'aurons pas chassé cet homme.» Après ce peu de mots, il les mène au combat; et il parut, par l'événement, que Marcellus n'eut du dessous dans cette occasion, que pour avoir fait une manoeuvre mal à propos. Comme il voyait son aile droite prête à plier, il fit passer une de ses légions de la tête à la queue; et ce mouvement ayant mis du désordre parmi ceux qui combattaient, donna la victoire à l'ennemi. Il y périt deux mille sept cents Romains. Marcellus, rentré dans le camp, assemble son armée, et dit qu'il voit devant lui bien des armes et des corps, mais pas un seul Romain. Les soldats lui ayant demandé pardon de leur faute, il répliqua qu'il ne pardonnait pas à des vaincus, mais qu'il leur ferait grâce s'ils étaient vainqueurs; que le lendemain ils recommenceraient le combat, afin que leurs concitoyens apprissent leur victoire plutôt que leur fuite. Après cette réprimande, il ordonna qu'on donnât de l'orge, au lieu de froment, aux bandes qui avaient fui : elles en furent si humiliées, que dans le grand nombre de blessés qui souffraient cruellement, et dont la vie même était en danger, il n'y en eut pas un seul qui ne sentît plus vivement les reproches de Marcellus que ses propres blessures. [26] XXXVI. Le lendemain, le jour paraissait à peine, que la cotte d'armes d'écarlate, signal ordinaire du combat, fut exposée devant la tente du général. Les bandes qu'il avait déshonorées demandèrent d'être placées au front de la bataille, et l'obtinrent. Les tribuns firent sortir les autres troupes, et les rangèrent dans leur ordre. Quand Annibal en fut averti : « Grands dieux! s'écria-t-il, que faire à un homme qui ne sait supporter ni la bonne ni la mauvaise fortune? Il est le seul qui, vainqueur, ne donne aucun relâche à son ennemi; et, vaincu, n'en prend aucun pour lui-même. Il faudra donc toujours combattre contre lui, puisque après une victoire la confiance, et après une défaite la honte, le déterminent à de nouvelles tentatives. » Aussitôt les deux armées en viennent aux mains. Annibal, voyant pendant quelque temps que l'avantage est égal de part et d'autre, fait avancer les éléphants à la tête de l'armée, et les pousse contre les Romains. Leurs premiers rangs furent d'abord troublés et mis en désordre par ces animaux; mais un tribun, nommé Flavius, saisissant une enseigne, va contre les éléphants; et, enfonçant dans le corps du premier la hampe de son enseigne, il le fait tourner en arrière : l'animal se jette sur celui qui le suit, et le culbute avec les autres qu'on avait fait avancer. Marcellus, apercevant ce désordre, ordonne à sa cavalerie de tomber de toutes ses forces sur les ennemis déjà troublés, et de les renverser les uns sur les autres. La cavalerie charge avec la plus grande vigueur, enfonce les Carthaginois, les mène toujours battant jusque dans leurs retranchements, et en fait un grand carnage, qu'augmentèrent encore les éléphants, qui, étant tués ou blessés, en écrasèrent un grand nombre. Il périt, dit-on, de leur côté, plus de huit mille hommes; les Romains en perdirent trois mille, et presque tous les autres furent blessés : ce qui donna le temps à Annibal de décamper pendant la nuit, et de s'en aller très loin de Marcellus, qui, hors d'état de le poursuivre à cause du grand nombre de ses blessés, s'en alla à petites journées dans la Campanie, et passa l'été à Sinuesse, pour donner du repos à ses troupes. [27] XXXVII. Annibal, délivré enfin d'un ennemi si redoutable, et pouvant se servir librement de ses troupes, courut le pays des environs avec une pleine sécurité, et mit tout à feu et à sang. Cela fit tenir dans Rome des discours désavantageux contre Marcellus; ses ennemis suscitèrent un tribun du peuple, nommé Publius Bibulus, homme éloquent, mais emporté, qui se chargea d'être son accusateur. Il assemblait souvent le peuple, et lui proposait de donner à un autre général le commandement de l'armée. « En effet, disait-il, Marcellus, après s'être exercé quelque temps à la guerre, en sort comme d'un gymnase, pour aller dans un bain chaud réparer ses fatigues. » Marcellus, averti des intrigues de ses ennemis, laissa l'armée à ses lieutenants, et revint à Rome pour se justifier de ces calomnies. En arrivant, il trouva qu'elles avaient servi de base à une accusation déjà formée contre lui. Le jour étant pris pour le jugement, et le peuple rassemblé dans le cirque de Flaminius, Bibulus monta à la tribune, et exposa ses chefs d'accusation. Marcellus se justifia avec autant de simplicité que de précision; mais les premiers et les plus considérables d'entre les citoyens parlèrent avec chaleur pour sa défense; ils exhortèrent le peuple à ne pas juger plus mal de Marcellus que le général ennemi qu'il avait eu à combattre, et de ne pas le condamner comme coupable de lâcheté, tandis qu'il était le seul des généraux romains qu'Annibal évitât, et avec lequel il craignît aussi constamment de se mesurer, qu'il en cherchait l'occasion avec les autres. Ces remontrances firent impression sur le peuple; et l'accusateur se vit tellement frustré de ses espérances, que non seulement Marcellus fut absous de tous les chefs d'accusation, mais qu'on le nomma consul pour la cinquième fois. [28] XXXVIII. Marcellus, à peine entré en charge, alla dans la Toscane, où sa seule présence arrêta dans plusieurs villes des mouvements considérables de révolte qui commençaient à éclater. De retour à Rome, il voulut dédier le temple de l'Honneur et de la Vertu, qu'il avait fait bâtir des dépouilles de la Sicile; mais les prêtres s'y étant opposés, parce qu'il leur paraissait peu digne de la majesté des dieux d'en renfermer deux dans un seul temple, il en fit construire un second, qui tenait au premier. Il fut très blessé de l'opposition des prêtres, et la prit à mauvais augure. Il arriva dans le même temps plusieurs prodiges qui le troublèrent : des temples furent frappés de ta foudre; des rats rongèrent l'or du temple de Jupiter. On rapporta même qu'un boeuf avait parlé; qu'un enfant était né avec une tête d'éléphant; et les sacrifices qu'on fit pour expier ces prodiges ne donnèrent jamais des signes favorables. Aussi les devins le retenaient-ils à Rome, malgré l'impatience dont il brûlait pour se rendre à l'armée. Car jamais personne ne souhaita rien avec autant d'ardeur que Marcellus désirait de livrer contre Annibal un combat qui fût enfin décisif. Il y songeait la nuit et le jour; il ne parlait d'autre chose à ses amis et à ses collègues; il ne faisait d'autre prière aux dieux que de se trouver en présence d'Annibal, dans une bataille rangée. Je crois même qu'il aurait eu encore plus de plaisir à combattre seul à seul avec lui, dans l'enceinte d'une ville ou d'un camp, entouré des deux armées; et s'il ne se fût déjà comblé de gloire, s'il n'eût donné, autant qu'aucun autre général, des preuves frappantes de sa prudence et de sa maturité, je dirais qu'il était transporté d'une passion digne tout au plus d'un jeune homme, et dévoré d'une ambition qui ne convenait plus à son âge; car il n'avait pas moins de soixante ans à son cinquième consulat. [29] XXXIX. Cependant lorsqu'on eut fait les sacrifices et les expiations prescrites par les devins, il sortit de Rome avec son collègue pour continuer cette guerre, et alla camper entre les villes de Bantia et de Vénuse, d'où il harcelait continuellement Annibal, qui refusait toujours le combat. Mais un jour, ayant su que les consuls avaient envoyé des troupes pour assiéger la ville des Locriens, appelés Épizéphyriens, il leur dressa une embuscade près de la colline de Pétélie, et leur tua deux mille cinq cents hommes. Cet échec n'ayant fait qu'enflammer l'ardeur qu'avait Marcellus de combattre, il décampa sur-le-champ, et s'approcha de l'ennemi. Il y avait entre les deux camps une colline assez forte d'assiette, couverte de bois de toute espèce; elle avait des deux côtés des creux et des ravins, d'où coulaient des fontaines et des ruisseaux. Les Romains s'étonnaient qu'Annibal, qui était arrivé le premier, ne se fût pas emparé d'un poste si avantageux, et l'eût laissé aux ennemis. Mais Annibal, qui l'avait trouvé commode pour un camp, le jugea encore plus propre à y placer une embuscade; et, préférant de s'en servir à cet usage, parce qu'il ne doutait pas que la commodité du lieu n'y attirât les Romains, il remplit les bois et les ravins de gens de trait et de soldats armés de piques. Il ne fut pas trompé dans son attente; bientôt on ne parla plus dans tout le camp des Romains que d'aller s'emparer de ce poste; et comme si les soldats eussent été tous autant de généraux, ils raisonnaient sur les avantages qu'ils ôteraient à l'ennemi en occupant la colline, ou du moins en y plaçant un fort. Marcellus fut d'avis d'aller lui-même le reconnaître avec quelques cavaliers. Mais auparavant il fit venir le devin pour sacrifier aux dieux. A la première victime qu'on immola, le devin lui montra le foie, qui n'avait pas de tête; on en immola une seconde, dans laquelle la tête du foie se trouva prodigieusement grosse; mais toutes les autres parties parurent dans le meilleur état. On crut que cette seconde victime devait effacer les craintes qu'avait données la première; mais au contraire les devins assuraient que c'était une raison de craindre davantage, parce que des signes si favorables, qui succédaient aux signes les plus malheureux, leur rendaient suspect un changement si extraordinaire. Mais, selon Pindare, "Ni le feu, ni les murs d'airain, Ne peuvent arrêter la marche du destin". XL. Marcellus sort du camp avec Crispinus, son collègue; il était suivi de son fils, alors tribun des soldats, et de deux cents chevaux au plus, parmi lesquels il n'y avait pas un seul Romain; ils étaient tous Toscans, excepté quarante Frégellaniens, qui avaient donné, en tout temps, à Marcellus des preuves de leur valeur et de leur fidélité. Comme ce tertre était couvert de bois touffus, un soldat carthaginois, placé sur le sommet en sentinelle, ne pouvait être aperçu des ennemis, dont il voyait lui-même le camp. Il instruisit ceux qui étaient en embuscade de ce qui se passait; et ceux-ci, laissant approcher Marcellus jusqu'à eux, se lèvent alors brusquement, et, l'enveloppant de toutes parts, ils font pleuvoir sur ses soldats une grêle de traits, ils les frappent de leurs épées, poursuivent les fuyards, et combattent ceux qui leur font tête. Ces derniers étaient les quarante Frégellaniens dont j'ai parlé, qui, voyant dès le commencement de l'action les Toscans tourner le dos, se serrèrent tous ensemble, et défendirent les deux consuls jusqu'à ce que Crispinus, blessé de deux traits, eût tourné bride pour se sauver, et que Marcellus, percé dans les flancs d'un coup de pique, fût tombé mort. Alors le peu qui restaient laissant le corps de Marcellus, enlevèrent son fils qui était blessé, et s'enfuirent dans le camp. Il n'y eut guère plus de quarante hommes de tués; cinq licteurs et dix-huit cavaliers furent faits prisonniers. Crispinus mourut peu de jours après de ses blessures. Il n'était pas encore arrivé aux Romains de perdre les deux consuls dans un seul combat. [30] XLI. Annibal fit peu de cas des autres morts et des prisonniers; mais lorsqu'il apprit que Marcellus avait été tué, il courut aussitôt sur le lieu, et se tenant près du mort, il considéra longtemps sa force et sa bonne mine; il ne laissa pas échapper un seul mot d'outrage, et ne laissa paraître aucun signe de joie, comme il aurait pu faire en se voyant délivré d'un si redoutable et si dangereux ennemi. Mais, étonné d'une mort si extraordinaire, il lui ôta son anneau, et, après lui avoir rendu les derniers devoirs, il couvrit son corps d'étoffes précieuses, le fit brûler, recueillit ses cendres, qu'il enferma dans une urne d'argent, sur laquelle il mit une couronne d'or, et il les renvoya à son fils. Mais quelques Numides ayant rencontré ceux qui les portaient, entreprirent de leur enlever l'urne. Ceux-ci la défendirent de leur mieux, et en se battant les uns contre les autres pour se la ravir, ils répandirent les ossements qu'elle contenait. Annibal l'ayant appris, dit à ceux qui étaient présents : "Il n'est donc pas possible de rien faire contre la volonté divine". Il châtia les Numides : mais il ne s'occupa plus de faire recueillir les restes de Marcellus et de les renvoyer, persuadé qu'un dieu voulait que ce général mourût d'une manière si étrange, et fût privé des honneurs de la sépulture. Tel est le récit de Cornélius Népos et de Valère Maxime; mais, selon Tite-Live et César Auguste, l'urne fut portée à son fils, et on lui fit des obsèques magnifiques. XLII. Outre les monuments publics consacrés à Rome par Marcellus, il fit construire un gymnase à Catane; il plaça dans le temple des Cabires à Samothrace, et dans celui de Minerve à Lindos, des statues et des tableaux qu'il y avait portés de Syracuse. Dans ce dernier temple était la statue de Marcellus, sur laquelle on lisait cette inscription rapportée par Posidonius : "Passant, tu vois ici ce héros radieux, Marcellus, l'héritier des plus nobles aïeux. Il fut pour sa patrie un astre tutélaire; Il mérita sept fois la pourpre consulaire, Signala sa valeur au milieu des combats, Et du sang ennemi rougit souvent son bras". L'auteur de l'inscription a joint aux cinq consulats de Marcellus ses deux proconsulats. Sa maison a subsisté avec un grand éclat jusqu'à Marcellus, fils de Caïus Marcellus et d'Octavie, soeur d'Auguste, qui mourut fort jeune après son édilité. Il avait épousé Julie, fille de l'empereur, avec laquelle il vécut peu de temps. Pour honorer sa mémoire, Octavie sa mère lui consacra une bibliothèque, et Auguste un théâtre, qui portèrent l'un et l'autre le nom de Marcellus.