[0] ARTAXERXE [1] Artaxerxe, premier du nom, qui surpassa tous les rois de Perse en douceur et en magnanimité, eut le surnom de Longue-Main, parce qu'il avait la main droite plus longue que la gauche ; il était fils de Xerxès. Le second Artaxerxe, surnommé Mnémon, dont nous écrivons ici la vie, était, par sa mère, petit-fils du premier Artaxerxe. Darius, fils de ce dernier roi, avait eu de la reine Parysatis quatre fils : Artaxerxe l'aîné, Cyrus le second, et deux autres plus jeunes, nommés Ostanes et Oxathres. Cyrus porta le nom du premier fondateur de la monarchie des Perses, qui lui-même l'avait pris du soleil, que les Perses appellent Cyrus. Artaxerxe fut d'abord nominé Arsicas (Arsacès). Il est vrai que Dinon lui donne le nom d'Oartes : mais il n'est pas vraisemblable que Ctésias, qui d'ailleurs a rempli son histoire de fables aussi absurdes que ridicules, ait ignoré le nom d'un roi à la cour duquel il vivait, et dont il était le médecin : il l'était aussi de sa femme, de sa mère et de ses enfants. [2] Le jeune Cyrus montra, dès son enfance, un caractère violent et emporté, Artaxerxe, au contraire, fit paraître dans toute sa conduite et dans toutes ses affections un naturel doux et modéré. Il épousa, par l'ordre du roi et de la reine, une femme aussi sage que belle, et la retint ensuite contre leur volonté. Darius, après avoir condamné à mort le frère de cette princesse, voulait la faire mourir elle-même; mais Arsicas, s'étant jeté aux pieds de sa mère, obtint avec peine, à force de prières et de larmes, que le roi n'ôtât pas la vie à sa femme, et qu'il ne le forçât pas de s'en séparer. Cependant la reine aimait beaucoup plus Cyrus qu'Artaxerxe, et cherchait à lui faire passer la couronne après la mort de son père. II. Darius étant tombé malade, elle appela Cyrus des provinces maritimes d'Asie, dont il était gouverneur; et il en revint avec l'espérance que sa mère aurait obtenu du roi qu'il le nommât son successeur au trône. Parysatis alléguait un prétexte plausible, dont l'ancien Xerxès s'était autrefois prévalu par le conseil de Démarate : c'est qu'elle était accouchée d'Arsicas lorsque Darius n'était encore que simple particulier; et qu'elle avait eu Cyrus depuis que son mari était devenu roi. Mais cette raison n'eut aucun pouvoir sur Darius, qui déclara son fils aîné roi, sous le nom d'Artaxerxe, et laissa à Cyrus le gouvernement de la Lydie et des provinces maritimes de l'empire, avec les titres de satrape et de général. [3] Peu de jours après la mort de Darius, Artaxerxe se rendit à Pasargades, pour se faire sacrer roi par les prêtres de Perse. Il y a dans cette ville un temple de la déesse de la guerre, qu'on peut croire, par conjecture, être la même que Minerve : le prince qui doit être sacré est obligé d'entrer dans ce temple, de quitter sa robe, de prendre celle que l'ancien Cyrus portait avant d'être roi; après avoir mangé des figues sèches, il mâche des feuilles de térébinthe, et boit d'un breuvage composé de vinaigre et de lait. S'il est d'autres pratiques qui lui soient imposées par la loi, elles ne sont connues que des prêtres. III. Artaxerxe était sur le point de faire cette cérémonie, lorsque Tissapherne lui amena un des prêtres qui ayant présidé à l'éducation de Cyrus dans son enfance, et lui ayant enseigné la magie, était plus affligé qu'aucun autre Perse que ce jeune prince n'eût pas été déclaré roi. Ces circonstances firent ajouter foi à son témoignage, lorsqu'il accusa Cyrus d'avoir conspiré contre Artaxerxe, et formé le projet, au moment où ce prince quitterait sa robe dans le temple, de se jeter sur lui et de le tuer. Quelques auteurs disent que, sur cette accusation, Cyrus fut arrêté; selon d'autres, il entra dans le temple, où il se cacha, et fut dénoncé par ce prêtre. On allait le mettre à mort : mais sa mère, le prenant entre ses bras, l'entoura avec les tresses de ses cheveux, et, couvrant son cou du sien, obtint, par ses prières et par ses larmes, qu'on lui fît grâce, et qu'il fût renvoyé dans les provinces maritimes. Cyrus n'aimait pas son gouvernement; et, moins reconnaissant du pardon qu'il avait obtenu que sensible à l'affront qu'il venait de recevoir, il n'écouta que son ressentiment, et n'en aspira qu'avec plus d'ardeur à monter sur le trône. [4] IV. On lit dans quelques historiens que, mécontent de ce qu'on lui donnait pour l'entretien de sa table, il se révolta contre son frère; mais c'est une imputation ridicule : s'il eût manqué de quelque chose, sa mère lui aurait fourni de ses revenus tout ce qu'il aurait voulu. Mais quelle plus forte preuve peut-on avoir de ses grandes richesses, que la multitude de troupes étrangères qu'au rapport de Xénophon, il soudoyait en plusieurs endroits, par le moyen de ses amis et de ses hôtes? Il ne les tenait pas toutes rassemblées en un même lieu, afin de cacher ses préparatifs : mais il avait de différents côtés des personnes sûres qui, sous divers prétextes, levaient pour lui des soldats étrangers; et sa mère Parysatis, qui vivait auprès du roi, dissipait tous les soupçons qu'Artaxerxe avait pu concevoir contre son frère. Cyrus lui-même écrivait à ce prince avec beaucoup de soumission, tantôt pour lui demander quelque grâce, tantôt pour récriminer contre Tissapherne, et faire croire que sa colère et sa jalousie n'avaient pour objet que ce satrape; il y avait d'ailleurs dans le caractère du roi une lenteur naturelle, qu'on prenait assez généralement pour douceur et pour bonté. V. Il est vrai qu'à son avénement au trône, il parut jaloux d'imiter la douceur du prince dont il portait le nom : facile dans son abord avec tout le monde, magnifique dans les récompenses qu'il accordait au mérite, modéré dans les punitions, d'où il retranchait tout ce qui eût senti l'outrage, il acceptait les présents qu'on lui faisait avec autant de joie que pouvaient en avoir ceux qui les lui offraient, ou que ceux même qui en recevaient de lui; et les manières agréables dont il accompagnait ses dons attestaient son humanité et son inclination bienfaisante. Il recevait avec plaisir le plus petit présent; et un certain Romisès lui ayant offert une grenade d'une grosseur extraordinaire : "Par Mithra ! s'écria le roi, cet homme serait capable d'augmenter considérablement une petite ville dont on lui confierait la conduite". [5] Dans un de ses voyages, où chacun s'empressait de lui apporter des présents, un pauvre artisan qui n'avait rien à lui offrir courut à un fleuve voisin, et puissant de l'eau dans ses deux mains, il vint la lui présenter. Artaxerxe, charmé de sa bonne volonté, lui envoya dans une coupe d'or mille dariques. Il sut qu'un Lacédémonien, nommé Euclidas, s'était permis contre lui des discours pleins d'audace; il lui fit dire par un de ses officiers : « Tu peux dire contre le roi tout ce qu'il te plaît; et le roi peut faire et dire tout ce qu'il veut. » Tiribaze lui ayant fait voir dans une chasse que sa robe était déchirée : « Que veux-tu que j'y fasse? lui dit le roi. — Que vous en preniez une autre, répondit Tiribaze, et que vous me donniez celle que vous portez. — Je te la donne, Tiribaze, reprit le roi; mais je te défends de la mettre.» Tiribaze ne tint pas compte de cette défense; car, sans être méchant, il était léger et étourdi : il mit sur-le-champ la robe, et y ajouta même des ornements d'or que les reines seules avaient droit de porter. Tout le monde fut indigné de ce mépris des lois : mais Artaxerxe ne fit qu'en rire. « Je te donne, dit-il à Tiribaze, ces ornements d'or à porter comme à une femme, et cette robe comme à un insensé. » C'était la coutume en Perse que personne ne mangeât à la table du roi, excepté sa mère et sa femme; celleci était placée au-dessous de lui, et sa mère audessus : Artaxerxe y appela ses deux jeunes frères, Ostanes et Oxathres. Mais rien ne fit plus de plaisir aux Perses que de voir la reine Statira, femme d'Artaxerxe, portée dans une litière découverte et sans rideaux, permettre aux femmes de ses sujets de l'approcher et de la saluer : aussi fut-elle singulièrement aimée de tout le peuple. [6] VI. Cependant les hommes amoureux de nouveautés, les esprits remuants, pensaient que l'état des affaires demandait un roi tel que Cyrus, magnifique, libéral, propre à la guerre, généreux envers ses amis; la grandeur de l'empire avait, disaient-ils, besoin d'un prince qui eût du courage et de l'ambition. Cyrus donc, plein de confiance dans les partisans qu'il avait autour de lui, et dans ceux des provinces supérieures, résolut de déclarer la guerre à son frère. Il écrivit aux Lacédémoniens pour leur demander un secours de-troupes, et leur promit de donner des chevaux à ceux qui seraient à pied, des chars attelés aux cavaliers, des villages à ceux qui posséderaient des terres, et des villes à ceux qui auraient des villages : il ajouta que les soldats qui serviraient dans son armée recevraient leur solde, non par compte, mais par mesure. Il parlait avantageusement de lui-même, et se vantait d'avoir le coeur plus grand que son frère, d'être plus instruit que lui de la philosophie, plus habile dans la magie, de boire plus de vin, et de le mieux supporter. "Artaxerxe, disait-il, est si délicat et si mou, qu'à la chasse il ne peut se tenir à cheval, ni à la guerre sur un char." Les Lacédémoniens écrivirent à Cléarque d'obéir en tout à Cyrus. VII. Ce prince se mit en marche vers les hautes provinces de l'empire, pour faire la guerre à Artaxerxe : il était à la tête d'une nombreuse armée de Barbares, et d'environ treize mille mercenaires grecs. Il imaginait chaque jour quelque nouveau prétexte pour faire des levées de troupes; mais il ne put cacher plus longtemps son véritable dessein. Tissapherne alla lui-même en avertir le roi. Cette nouvelle jeta le trouble dans toute la cour : on en rejetait en grande partie la cause sur Parysatis, et ses amis furent accusés d'intelligence avec Cyrus. Mais rien ne la mortifia tant que les reproches de Statira, qui, tourmentée de cette guerre, ne cessait de lui dire : « Où sont ces paroles que vous avez tant de fois données pour votre fils? Qu'ont produit ces prières, qui l'ont arraché à la mort lorsqu'il conspirait contre son frère? C'est vous qui avez allumé cette guerre, et attiré sur nous de si grands maux. » Ces plaintes rendirent Statira si odieuse à Parysatis, naturellement vindicative et implacable dans son ressentiment, qu'elle résolut de la perdre. Dinon prétend qu'elle exécuta son dessein pendant la guerre : mais, suivant Ctésias, ce ne fut qu'après; et cet historien n'a pas dû en ignorer l'époque, lui qui, témoin de tout ce qui se passait, n'avait aucun motif d'intervertir l'ordre des temps, et de changer les circonstances des faits, quoique d'ailleurs il s'éloigne souvent de la vérité pour se jeter dans des fables et des récits tragiques : ainsi nous rapporterons cet événement au temps où Ctésias l'a placé. [7] VIII. Cyrus pressait la marche de ses troupes, lorsqu'il reçut plusieurs avis de la résolution où était le roi de ne pas combattre encore, et de ne pas se presser d'en venir aux mains avec lui, mais d'attendre, dans la Perse, que les troupes qu'il rassemblait de tous côtés fussent réunies : il avait en conséquence fait tirer, à travers la plaine, dans l'espace de quatre cents stades, une tranchée de dix brasses de largeur et d'autant de profondeur. Artaxerxe ne pensa point à en disputer le passage à Cyrus, et le laissa même s'approcher de Babylone. Mais Tiribaze ayant osé le premier lui représenter qu'il ne devait pas éviter le combat et abandonner la Médie, Babylone, Suse même, pour se cacher au fond de la Perse, quand il avait une armée beaucoup plus nombreuse que celle de l'ennemi, et dix mille satrapes ou généraux, tous supérieurs à Cyrus et pour le conseil et pour l'action, Artaxerxe alors résolut de combattre sans différer. Il fit une telle diligence, qu'il parut tout à coup devant les ennemis avec une armée de neuf cent mille hommes, tous biens équipés. Sa présence jeta l'étonnement et le trouble parmi les troupes de Cyrus, qui, pleines de confiance en leur courage et méprisant les ennemis, marchaient en désordre et sans être sous les armes. Cyrus eut de la peine à les mettre en bataille, et ne put le faire qu'avec beaucoup de confusion et de tumulte. Les troupes du roi s'étant avancées lentement et en silence, ce bel ordre étonna les Grecs, qui, dans une si grande multitude, s'étaient attendus à des cris confus, à des mouvements désordonnés, à un trouble général qui séparerait les rangs et romprait leur ordonnance. Artaxerxe avait habilement opposé aux Grecs les meilleurs de ses chars armés de faux, qui couvraient le front de sa phalange, et qui, par l'impétuosité de leur course, devaient rompre les bataillons ennemis avant qu'ils pussent joindre les siens. [8] IX. Cette bataille, racontée par plusieurs historiens, a été décrite si vivement par Xénophon, qu'il la montre à ses lecteurs, non comme un événement passé, mais comme une action présente; qu'il les passionne comme s'ils étaient au milieu du péril, tant il la peint avec énergie. Ce serait donc manquer de sens que de la raconter après lui : je me bornerai à rapporter quelques particularités qu'il a négligées, et qui méritent d'être transmises à la postérité. Le lieu où les armées combattirent se nomme Cunaxa; il est à vingt-cinq stades de Babylone. Avant que la bataille commençât, Cléarque engagea Cyrus à se tenir derrière les Macédoniens, et à ne pas exposer sa personne. "Quel conseil me donnes-tu, Cléarque? lui répondit Cyrus; tu veux, lorsque j'aspire au trône, que je me montre indigne de l'occuper?" Cyrus fit sans doute une grande faute en se jetant avec témérité et sans précaution au milieu du péril ; mais ce n'en fut pas une moindre à Cléarque, si même elle n'était pas plus grave, de n'avoir pas voulu opposer ses Grecs à Artaxerxe, et d'avoir appuyé son aile droite sur la rivière, de peur d'être enveloppé par les ennemis. S'il ne s'était proposé d'autre but que la sûreté de ses troupes, et qu'il eût voulu borner tous ses soins à ne leur laisser éprouver aucun échec, il eût beaucoup mieux fait de rester en Grèce. Mais après avoir traversé en armes tant de milliers de stades, depuis la mer jusqu'à Babylone, sans y être obligé par personne, et par le seul motif de mettre Cyrus sur le trône ; choisir, pour se mettre en bataille, un poste où il lui était impossible de sauver le général qui le soudoyait; chercher a combattre lui-même à son aise et en sûreté, c'était sacrifier à la crainte du danger présent l'intérêt général, et perdre de vue le but de l'entreprise. Aucun des bataillons qui environnaient le roi n'eût soutenu le choc des Grecs ; et ces premiers une fois enfoncés, le roi tué ou mis en fuite Cyrus était vainqueur et couronné roi de Perse : l'événement même en est la preuve évidente. C'est donc à l'extrême précaution de Cléarque, bien plus qu'à la témérité de Cyrus, qu'il faut attribuer la ruine de ce jeune prince et sa mort même : car si le roi eût été maître de placer les Grecs dans le poste où ils pouvaient le moins lui nuire, aurait-il pu en choisir un meilleur que celui qui était le plus éloigné de sa personne et des troupes qu'il commandait, celui d'où les Grecs ne s'aperçurent ni de la défaite d'Artaxerxe, ni de la mort de Cyrus, qui fut tué avant de pouvoir tirer aucun parti de la victoire de Cléarque? Il avait très bien prévu ce qui serait le plus utile, en ordonnant à Cléarque de se placer, avec son corps de troupes, au centre de la bataille; et Cléarque, après avoir répondu qu'il ferait pour le mieux, finit par tout perdre. [9] X. Les Grecs battirent les Barbares autant qu'ils voulurent, et les poursuivirent tres loin. Cyrus était monté sur un cheval ardent, mais farouche, et qui avait la bouche mauvaise; il se nommait Pasacas, au rapport de Ctésias. Artagerses, général des Cadusiens, l'ayant aperçu, piqua droit à lui, en criant de toutes ses forces : « O le plus injuste et le plus insensé des hommes, qui déshonores le nom de Cyrus. le plus beau des noms persans, à quel funeste voyage as-tu engagé ces indignes Grecs, par l'espoir de piller les richesses des Perses, et de tuer ton seigneur et ton frère, qui commande à un million de serviteurs plus vaillants que toi, comme tu vas l'éprouver tout à l'heure? car tu perdras la tête avant d'avoir vu le visage du roi. » En disant ces mots, il lui lance sa javeline, qui, arrêtée par la bonté de la cuirasse, ne blessa point Cyrus, et le fit seulement chanceler par la violence du coup. Artagerses ayant aussitôt tourné son cheval, Cyrus lui lance son dard; et l'ayant atteint au cou, il le lui perce au-dessus de la clavicule. Le très grand nombre des historiens conviennent qu'Artagerses périt de la main de Cyrus. Pour la mort de ce prince, comme Xénophon en parle très succinctement, parce qu'il n'était pas a l'endroit où il fut tué, rien n'empêche que nous ne rapportions ici les récits qu'en ont faits Dinon et Ctésias. [10] XI. Le premier de ces historiens raconte que Cyrus ayant vu tomber Artagerses, poussa de violence son cheval contre le bataillon qui couvrait le roi, et blessa son cheval. Artaxerxe étant tombé, Tiribaze le fit monter promptement sur un autre cheval, en lui disant : « Seigneur, souvenez-vous de cette journée ; elle n'est pas faite pour être oubliée. » Cyrus, poussant une seconde fois au roi, le blessa lui-même; et comme il revenait encore sur lui, Artaxerxe, indigné de cette troisième attaque, dit à ceux qui l'entouraient : « Il vaut mieux mourir. » En même temps il pousse son cheval contre Cyrus, qui se jetait tête baissée et sans aucune précaution au-devant des traits qui pleuvaient sur lui de toutes parts : le roi l'atteignit de sa javeline; et tous ceux qui l'entouraient ayant tiré à la fois sur Cyrus, ce prince tomba mort du coup que le roi lui avait porté, selon les uns; et suivant d'autres, il périt de la main d'un soldat de Carie, à qui le roi, pour récompense de cet exploit, permit de porter dans toutes les guerres, à la tête de l'armée, un coq d'or au bout d'une pique; car les Perses donnent aux Cariens le nom de coqs, à cause des aigrettes qui surmontent leurs casques. [11] XII. J'abrégerai la narration de Ctésias, qui est fort étendue. Cyrus, dit-il, après avoir tué Artagerses, piqua droit au roi, qui, de son côté, s'avança contre lui, et tous deux en silence. Ariée, l'ami de Cyrus, frappa le premier le roi sans le blesser: Artaxerxe lança sa javeline, qui n'atteignit pas Cyrus, mais qui alla frapper Tissapherne, homme d'un grand courage, ami fidèle de Cyrus, et le tua. Cyrus ayant percé de sa javeline la cuirasse de son frère, le trait pénétra de deux doigts dans la poitrine, et le roi tomba de cheval. Les troupes effrayées prennent la fuite. Artaxerxe, se relevant aussitôt, quitte le champ de bataille; et suivi d'un petit nombre des siens, parmi lesquels était Ctésias, il gagne une éminence où il se tient tranquille. Cyrus, environné d'ennemis, est emporté fort loin par l'ardeur de son cheval; la nuit empêcha les ennemis de le reconnaître, et ses officiers le cherchaient avec inquiétude. Naturellement impétueux et plein d'audace, plus animé encore par sa victoire, il courait au milieu des bataillons du roi, en leur criant : « Écartez-vous, malheureux! » A ces mots, qu'il répéta souvent en langue persane, la plupart s'ouvrirent devant lui avec des témoignages de respect ; mais la tiare qu'il portait sur sa tête étant tombée, un jeune Perse, nommé Mithridate, qui passait auprès de lui sans le connaître, le frappa à la tempe au-dessous de l'oeil. Le prince perdit tant de sang par cette blessure, que, saisi de vertige, il tomba évanoui. Son cheval s'échappa, et erra longtemps dans la plaine; la housse qui le couvrait tomba pleine de sang, et fut ramassée par l'esclave du Perse qui l'avait blessé. Cyrus étant revenu avec peine de son évanouissement, quelques-uns de ses eunuques, qui étaient restés auprès de lui en petit nombre, voulurent le mettre sur un autre cheval, afin de le sauver; n'ayant pas la force de s'y tenir, il essaya d'aller à pied, soutenu par ses eunuques qui l'aidaient à marcher : mais il avait la tête si étourdie du coup, qu'il ne pouvait se soutenir et qu'il bronchait à chaque pas. Cependant il croyait avoir remporté la victoire, parce qu'il entendait les fuyards appeler Cyrus leur roi, et lui demander grâce. Dans ce moment, quelques Cauniens, gens pauvres et misérables, qui suivaient l'armée du roi pour y rendre les services les plus bas, vont se mêler, comme amis, parmi les eunuques de Cyrus; mais ayant reconnu avec assez de peine, à leurs cottes d'armes couleur de pourpre, que c'étaient des ennemis (car les troupes du roi en avaient de blanches), un d'eux va par derrière frapper de sa javeline Cyrus, qu'il ne connaissait pas, et lui coupe le nerf du jarret. Cyrus tombe sur le coup; et dans sa chute, il donne de la tempe où il était blessé contre une pierre, et expire aussitôt. Tel est le récit de Ctésias : on peut le comparer à un poignard émoussé dont il a de la peine à tuer Cyrus. [12] XIII. Comme Cyrus venait d'expirer, Artasyras, qu'on appelait l'ceil du roi, passant à cheval près du corps de ce prince, reconnut ses eunuques qui fondaient en larmes ; et appelant celui d'entre eux qu'il savait le plus attaché à son maître : "Pariscas, lui dit-il, quel est cet homme que tu a pleures, assis auprès de son corps ?- Artasyras, lui répondit l'eunuque, vous ne voyez pas que c'est Cyrus?" Artasyras surpris console l'eunuque, et lui recommande de garder avec soin le corps de Cyrus. Il court lui-même à toute bride vers Artaxerxe, qu'il trouve sans espérance, accablé de faiblesse, tant par la soif qu'il souffrait que par la blessure qu'il avait reçue; et il lui annonce avec joie qu'il vient de voir Cyrus mort. Le roi voulut d'abord s'en aller assurer lui-même, et commanda à cet officier de le mener sur le lieu. Mais le bruit qui s'était répandu que les Grecs, partout vainqueurs, poursuivaient les fuyards et en faisaient un grand carnage, avait tellement rempli tous les esprits de crainte, qu'il préféra d'y envoyer plusieurs personnes pour s'assurer du fait, et fit partir trente hommes avec des flambeaux. Cependant l'eunuque Satibarzane, le voyant près de mourir de soif, va de côté et d'autre pour chercher de l'eau; car il n'y en avait point dans le lieu où le roi s'était retiré, et le camp était fort éloigné. Il rencontre enfin un de ces misérables Cauniens qui portait, dans une méchante outre, environ huit cotyles d'une eau mauvaise et corrompue. Satibarzane la prend et la porte au roi, qui la boit tout entière. Après qu'il éut bu, l'eunuque lui demanda s'il n'avait pas trouvé cette eau bien mauvaise. Artaxerxe prit les dieux à témoin qu'il n'avait jamais bu avec autant de plaisir le plus excellent vin, ni l'eau la plus légère et la plias limpide. « Aussi, ajouta-t-il, si je ne puis découvrir celui qui te l'a donnée, pour le récompenser d'un si grand bienfait, je supplie les dieux de le rendre heureux et riche. » [13] Dans ce moment, les trente hommes qu'il avait envoyés revinrent, pleins de joie, lui confirmer la nouvelle du bonheur inespéré qu'il venait d'avoir. Déjà il s'était rassemblé autour de lui un grand nombre de gens de guerre; et, rassuré par leur présence, il descendit de la colline à la clarté des flambeaux. Lorsqu'il fut près du corps de Cyrus, et que, selon la loi des Perses, il lui eut fait couper la tête et la main droite, il ordonna qu'on lui apportât la tête; et la prenant par la chevelure, qui était longue et épaisse, il la montra aux fuyards qui doutaient encore de la mort du prince. Étonnés à cette vue, ils adorèrent le roi et se rallièrent à ses troupes; en sorte qu'il eut bientôt auprès de sa personne soixante-dix mille hommes, avec lesquels il rentra dans son camp. XIV. Artaxerxe, suivant Ctésias, n'avait à cette bataille que quatre cent mille hommes ; mais Dinon et Xénophon lui en donnent bien davantage. Pour le nombre des morts, les officiers qui en rendirent compte au roi ne le portèrent, selon Ctésias, qu'à neuf mille hommes; mais cet historien, qui les avait vus sur le champ de bataille, estime qu'ils n'étaient pas moins de vingt mille : ce point est encore douteux. Ce que Ctésias ajoute, qu'il fut envoyé par Artaxerxe vers les Grecs avec Phayllus de Zacynthe et quelques autres, est un insigne mensonge. Xénophon n'ignorait pas que Ctésias etait attaché à la personne du roi, et il parle de lui dans son histoire. Est-il donc vraisemblable que si Ctésias eût été envoyé vers les Grecs par Artaxerxe pour leur faire des propositions si importantes, Xénophon n'en eût rien dit, et qu'il n'eût parlé que de Phayllus? Mais le bon Ctésias, à en juger par son histoire, ne manquait pas d'ambition; il était d'ailleurs très prévenu en faveur des Lacédémoniens et de Cléarque : aussi figure-t-il honorablement dans tous ses récits, et s'y ménage-t-il des occasions de parler avantageusement de Cléarque et des Lacédémoniens. [14] XV. Après la bataille, Artaxerxe envoya de magnifiques présents au fils d'Artagerses, que Cyrus avait tué de sa main, et récompensa avec la même libéralité Ctésias et ses autres officiers : ayant découvert le Caunien qui avait donné son outre d'eau, il le tira de l'obscurité et de l'indigence où il était, et le rendit riche et puissant. Il montra aussi beaucoup de modération dans la punition des coupables. Un Mède nommé Arbacès, avait passé, pendant le combat, dans l'armée de Cyrus; et lorsqu'il avait vu ce prince mort, il était revenu à celle du roi : Artaxerxe, attribuant sa désertion à la crainte et à la lâcheté, plutôt qu'à la perfidie et à la trahison, le condamna à se promener un jour entier sur la place publique, en portant une courtisane toute nue sur ses épaules. Un autre qui, ayant aussi déserté, s'était de plus vanté d'avoir tué deux ennemis, eut, par ordre du roi, la langue percée de trois alênes. Persuadé qu'il avait tué Cyrus, et voulant que tout le monde le crût et le dît, il envoya des présents à Mithridate qui l'avait blessé le premier, et commanda à ceux qui les lui portèrent de lui dire que le roi l'honorait de ces présents. pour lui avoir rapporté la housse du cheval de Cyrus qu'il avait trouvée. Le Carien qui en coupant le jarret à ce prince l'avait fait tomber lui ayant demandé un présent, Artaxerxe le lui envoya, en lui faisant dire : "Le roi te donne ce présent, parce que tu lui as apporté le second la bonne nouvelle; car c'est Artasyras qui lui a premier appris la mort de Cyrus, et tu es venu après lui." XVI. Mithridate se retira fort affligé, mais sans se plaindre : pour le malheureux Carien, il fut victime de sa sottise, qui excita en lui une passion trop ordinaire aux hommes. Corrompu sans doute par sa nouvelle fortune, et se persuadant qu'il pouvait aspirer à de plus grandes choses que son état ne le comportait, il ne voulut pas recevoir les présents du roi comme la simple récompense d'une bonne nouvelle qu'il eût apportée; et, dans un mouvement de colère, il protesta hautement que nul autre que lui n'avait tué Cyrus, et que c'était injustement qu'on lui en enlevait la gloire. Le roi, irrité de ses plaintes, ordonna qu'on lui tranchât la tête. La reine Parysatis était présente lorsqu'il donna cet ordre. « Seigneur, lui dit-elle, ne punissez pas d'un si doux supplice ce misérable Carien, et laissez-moi lui donner la digne récompense de l'action dont il ose se vanter. Le roi le lui ayant abandonné, elle le fit prendre par les bourreaux, et leur ordonna de le tenir à la torture pendant dix jours, de lui arracher ensuite les yeux, et de lui verser de l'airain fondu dans les oreilles, jusqu'à ce qu'il eût expiré dans cet horrible supplice. [15] XVII. Mithridate, peu de temps après, dut également sa perte à son imprudence. Invité à un repas où se trouvaient les eunuques du roi et ceux de la reine sa mère, il s'y rendit paré de la robe et des joyaux dont Artaxerxe lui avait fait présent. Quand à la fin du repas on se fut mis à boire, celui des eunuques de Parysatis qui avait le plus de crédit auprès d'elle adressant la parole à cet officier : « Mithridate, lui dit-il, quelle belle robe le roi t'a donnée! quels bracelets! quels colliers! quel riche cimeterre ! il n'est personne qui ne t'admire et qui ne porte envie à ton bonheur". Mithridate, déjà échauffé par les fumées du vin : "Eh! mon cher Sparamixas, lui répondit-il, qu'est-ce que cela, au prix des récompenses dont je me montrai digne le jour de la bataille? — Mithridate, reprit l'eunuque en souriant, je suis loin de te porter envie; mais puisque, selon le proverbe des Grecs, la vérité est dans le vin, quel est donc, mon ami, ce grand exploit d'avoir ramassé la housse d'un cheval et de l'avoir portée au roi? » Quand il parlait ainsi, ce n'était pas qu'il ne sût la vérité; mais il voulait que Mithridate s'ouvrît devant des témoins; et il provoquait ainsi la légèreté d'un homme qui devenu indiscret pour avoir trop bu, n'était plus maître de sa langue. « Vous autres, reprit Mithridate, vous parlerez tant qu'il vous plaira de housses de cheval et d'autres sottises pareilles; pour moi, je vous déclare sans détour que c'est de cette main à que Cyrus a péri. Je ne lui portai pas, comme Artagerses, un coup inutile et sans effet : je le frappai dans la tempe, tout près de l'oeil; et, lui perçant la tête d'outre en outre, je le renversai par terre, et il mourut de cette blessure. » Tous les convives, prévoyant la fin malheureuse de Mithridate, baissèrent les yeux à terre; et celui qui donnait le repas prenant la parole : « Mithridate, lui dit-il, buvons et faisons bonne chère, en adorant le génie du roi ; et laissons là ces propos, qui sont au-dessus de nous". [16] XVIII. L'eunuque, au sortir de table, alla rapporter à Parysatis le propos de Mithridate, et la reine en informa le roi, qui ne put voir sans indignation que cet officier démentît sa prétention, et lui enlevât ce qu'il y avait de plus glorieux et de plus flatteur pour lui dans la victoire; car il voulait que les Barbares et les Grecs crussent tous que, dans les attaques qui avaient eu lieu pendant la mêlée, il avait reçu une blessure de son frère, et lui en avait fait une dont il était mort ; il condamna donc Mithridate à mourir du supplice des auges. Voici en quoi il consiste : on prend deux auges d'égale grandeur qui s'emboîtent l'une dans l'autre; on couche l'homme condamné sur le dos dans une de ces auges, et l'on applique la seconde sûr celle-ci : de manière que la tête, les mains et les pieds débordent les auges, et que tout le reste du corps est entièrement couvert. On donne à manger à cet homme ainsi placé : s'il refuse la nourriture, on le force de la prendre en lui piquant les yeux avec des alênes; on lui fait boire du miel détrempé dans du lait, qu'on lui verse non seulement dans la bouche, mais encore sur le visage; on lui tient les yeux toujours tournés vers le soleil, en sorte que son visage est tout couvert de mouches. Obligé de satisfaire dans cette auge à tous les besoins qui sont les suites de la nourriture et de la boisson, la corruption, et la pourriture dans lesquelles il est plongé engendrent une quantité prodigieuse de vers qui lui rongent tout le corps et pénètrent jusque dans les viscères. Quand on est bien assuré de sa mort, on ôte l'auge supérieure, et l'on trouve ses chairs mangées par ces insectes, qui sont attachés par essaims à ses entrailles, et qui les rongent encore. Mithridate, consumé lentement par ce supplice, mourut à peine au bout de dix-sept jours. [17] XIX. Il restait à Parysatis, pour consommer sa vengeance, de faire périr Mésabates, l'eunuque du roi, qui avait coupé la tête et la main de Cyrus; mais comme il ne donnait aucune prise sur lui, voici la trame qu'elle ourdit pour le perdre. C'était une femme adroite et qui jouait très bien aux dés. Avant la guerre elle faisait souvent la partie du roi; et la guerre finie, lorsqu'elle fut rentrée en grâce auprès de lui, loin de se refusér à ces amusements, elle jouait toujours avec son fils, et le servait même dans ses amours, dont il ne lui faisait point mystère. Elle ne le quittait presque jamais, laissant à peine à Statira le temps de le voir et de s'entretenir avec lui; car elle avàit contre cette princesse une haine implacable, et voulait d'ailleurs s'assurer le plus grand crédit auprès d'Artaxerxe. Trouvant un jour le roi dans un grand loisir où il ne cherchait qu'à s'amuser, elle lui propose de jouer aux dés mille dariques. Le roi ayant accepté, elle se laisse perdre à dessein, et le paye; mais feignant du chagrin et du dépit de sa perte, elle demande sa revanche, et propose de jouer un eunuque. Artaxerxe y consent : ils conviennent que chacun d'eux exceptera cinq de ses eunuques les plus fidèles, et que sur tous les autres le vainqueur en choisira un, que le perdant sera tenu de livrer. Ils jouent à cette condition. La reine met au jeu toute l'application et toute l'adresse dont elle est capable : favorisée d'ailleurs par la fortune, elle gagne la partie, et choisit Mésabates, qui n'était pas de ceux qu'Artaxerxe avait exceptés. Elle ne l'a pas plutôt en sa puissance, qu'avant que le roi pût avoir aucun soupçon de son dessein, elle le livre aux bourreaux, et leur ordonne de l'écorcher vif, d'étendre ensuite son corps en travers sur trois croix, et sa peau sur trois pieux. Quand le roi eut appris cette barbare exécution, il en fut très affligé, et lui en témoigna toute son indignation; mais Parysatis ne fit qu'en rire, et lui dit en plaisantant : "En vérité, vous avez bonne grâce de vous mettre ainsi en colère pour un méchant eunuque décrépit; et moi qui ai perdu mille daniques, je prends patience et ne dis mot." Le roi, chagrin d'avoir été trompé, ne donna cependant aucune suite à son ressentiment; mais la reine Statira, irritée des cruautés de Parysatis, à qui d'ailleurs elle était opposée en tout, se plaignit que pour venger la mort de Cyrus elle fit périr, avec autant d'injustice que de barbarie, les plus fidèles sujets du roi. [18] XX. Après que Tissapherne, au mépris de la foi qu'il avait jurée, eut trompé Cléarque et les autres capitaines grecs, et que les ayant fait arrêter, il les eut envoyés au roi chargés de fers, Cléarque pria Ctésias, au rapport même de cet historien, de lui procurer un peigne : il l'obtint, et eut tant de plaisir à se peigner, qu'en reconnaissance il fit présent à Ctésias de son cachet, afin que s'il allait jamais à Lacédémone, ce fût, auprès de ses parents et de ses amis, un gage de l'amitié qui les avait unis : sur ce cachet était gravée une danse de Caryatides. Ctésias rapporte aussi que les soldats prisonniers avec Cléarque s'emparaient des vivres qu'on envoyait à cet officier, et ne lui en laissaient qu'une très petite portion; que, pour remédier à cet abus, il obtint qu'on donnât en particulier plus de vivres à Cléarque, et qu'on servît séparément les autres Grecs; ce qu'il fit, ajoute-t-il encore, du consentement et même du gré de Parysatis. Comme il y avait tous les jours un jambon dans les provisions qu'on portait à Cléarque, ce capitaine insinua à Ctésias de cacher dans ce jambon un petit poignard, afin que sa vie ne fût pas livrée à la cruauté du roi; mais Ctésias le refusa, par la crainte du ressentiment d'Artaxerxe. Parysatis avait prié son fils de ne pas faire mourir Cléarque, et ce prince le lui avait promis avec serment; mais ensuite, à la persuasion de la reine Statira, il fit mettre à mort tous les prisonniers, excepté Ménon. Dès ce moment Parysatis s'occupa des moyens de faire périr cette reine, en lui donnant du poison. Mais ce récit de Ctesias n'a aucune vraisemblance, et la raison qu'il donne est absurde. Quelle apparence, en effet, que Parysatis, pour l'amour de Cléarque, eût osé tenter l'entreprise, aussi périlleuse que cruelle, d'emprisonner la femme légitime de son roi, qui en avait des enfants destinés au trône? Il est aisé de voir que cet écrivain, pour honorer la mémoire de Cléarque, fait, de cette partie de son histoire, une vraie fable de tragédie : il raconte que les corps des capitaines furent, après leur mort, déchirés par les chiens et par les oiseaux de proie; mais qu'un tourbillon de vent qui s'éleva tout à coup porta sur le corps de Cléarque une grande quantité de sable qui le couvrit en entier, et lui fit comme un tombeau autour duquel il crût quelques palmiers qui formèrent en peu de temps un bois agréable, et ombragèrent tous les environs; ce qui donna au roi un vif regret d'avoir fait mourir dans Cléarque un homme chéri des dieux. [19] Parysatis n'eut donc d'autre motif d'empoisonner Statira que la haine et la jalousie qu'elle avait conçues depuis longtemps contre cette reine : elle s'apercevait que le crédit dont elle jouissait elle-même auprès du roi ne venait que du respect filial qu'il conservait encore; et que le pouvoir de Statira, fruit de l'amour et de la confiance de son mari, avait des fondements plus solides et plus inébranlables. Voilà ce qui lui fit exécuter un dessein si hasardeux, sentant bien qu'il y allait de tout pour elle de s'en défaire. XXI. Elle avait à son service une femme nommée Gigis, en qui elle avait une entière confiance, et qui pouvait tout sur elle : cette femme, au rapport de Dinon, fut l'instrument de son crime ; suivant Ctésias, elle fut seulement dans le secret et contre son gré. Il nomme Bélitaras celui qui donna le poison; Dinon l'appelle Mélantas. Les deux reines s'étaient réconciliées en apparence, et semblaient avoir oublié leurs querelles et leurs soupçons; elles se rendaient visite, et mangeaient l'une chez l'autre; mais comme elles étaient mutuellement dans la crainte, elles se tenaient sur leurs gardes, et ne mangeaient que des mêmes mets et des mêmes morceaux. Il y a en Perse un petit oiseau qui n'a point d'excréments, et dont les intestins sont remplis de graisse, ce qui fait croire qu'il se nourrit de vent et de rosée; il s'appelle rhyntacès. Ctésias dit que Parysatis ayant pris un de ces oiseaux, le coupa par le milieu avec un couteau dont un des côtés était frotté de poison; qu'elle mangea la moitié saine de l'oiseau, et donna à la jeune reine l'autre moitié, que le contact du couteau avait empoisonnée. Mais, suivant Dinon, ce fut Mélantas, et non Parysatis, qui coupa les viandes, et mit devant Statira celles qui avaient été infectées par le poison. Les douleurs aiguës et les convulsions violentes qui accompagnèrent la mort de la reine ne lui laissèrent aucun doute sur la cause de son mal, et donnèrent au roi des soupçons contre sa mère, dont il connaissait le caractère vindicatif et cruel. Pour s'en assurer, il fit arrêter et mettre à la torture tous les officiers et tous les domestiques de sa mère. Elle retint longtemps Gigis renfermée dans son appartement, et refusa constamment de la livrer au roi. Enfin cette femme ayant prié Parysatis de la laisser aller la nuit dans sa maison, Artaxerxe, qui en fut averti, plaça des gardes sur son chemin; elle fut enlevée, et condamnée au supplice dont les lois des Perses punissent les empoisonneurs : on leur met la tête sur une pierre fort large, et on la leur frappe avec une autre pierre jusqu'à ce qu'elle soit entièrement écrasée et le visage tout aplati. Gigis subit ce supplice. Pour Parysatis, le roi ne lui dit et ne lui fit d'autre mal que de la reléguer à Babylone, qu'elle avait elle-même choisie pour le lieu de son exil : il lui protesta que tant qu'elle y serait, il ne verrait pas même cette ville. Telle était la situation des affaires domestiques d'Artaxerxe. [20] XXII. Le roi n'avait pas moins désiré d'avoir en sa puissance les troupes grecques qui avaient combattu pour Cyrus, que de vaincre ce prince et de conserver son royaume, mais il ne put y parvenir : ces troupes, après avoir perdu Cyrus leur général, et les autres chefs qui les commandaient, se sauvèrent, pour ainsi dire, du milieu de son palais, après avoir, par leur propre expérience, démontré à toute la Grèce que la grandeur des Perses et de leur roi ne consistait que dans leur or, dans leur luxe, dans leurs femmes, et que tout le reste n'était que faste et ostentation. Aussi la Grèce en conçut-elle autant de confiance en ses forces, que de mépris pour les Barbares : les Lacédémoniens en particulier sentirent qu'ils ne pourraient sans honte laisser encore les Grecs d'Asie dans la servitude des Perses, et qu'il était temps de mettre fin aux outrages dont on les accablait. Ils avaient déjà porté la guerre en Asie, commandés d'abord par Thimbron, ensuite par Dercyllidas ; mais ces deux généraux n'ayant rien fait de mémorable, ils confièrent à leur roi Agésilas la conduite de cette guerre. Il se rendit par mer en Asie, où ses premiers exploits lui acquirent une grande réputation; il vainquit Tissapherne en bataille rangée, et cette victoire entraîna la défection d'un grand nombre de villes. XXIII. Artaxerxe, instruit par ces revers, imagina un nouveau plan d'attaque contre les Spartiates : il envoya en Grèce Hermocrate de Rhodes, avec des sommes considérables pour corrompre ceux qui avaient le plus d'autorité dans les villes, et soulever tous les autres peuples contre Lacédémone. Hermocrate remplit très bien sa commission : les plus grandes villes se liguèrent contre les Spartiates; et les magistrats de Lacédémone, voyant tout le Péloponèse dans l'agitation, rappelèrent d'Asie Agésilas, qui, en partant, dit à ses amis que le roi le chassait d'Asie avec trente mille archers; car la monnaie des Perses porte l'empreinte d'un archer. [21] Artaxerxe enleva aussi aux Lacédémoniens l'empire de la mer, avec le secours de Conon, général des Athéniens, qui joignit sa flotte à celle du satrape Pharnabaze; car, depuis la défaite d'Égos-Potamos, Conon s'était toujours, tenu dans l'île de Cypre, moins pour y trouver sa sûreté que pour attendre quelque changement dans les affaires, comme on attend la marée pour s'embarquer. Il sentait que les projets qu'il avait conçus demandaient une grande puissance, et qu'il manquait à celle du roi un homme capable de la diriger. Il écrivit donc à ce prince pour lui coinmuniquer ses vues, et chargea son envoyé de faire donner la lettre par Zénon de Crète, ou par Polycrite de Mendès (le premier était un danseur, et l'autre un médecin); ou s'ils étaient tous deux absents, de la remettre au médecin Ctésias. C'est à celui-ci que la lettre fut donnée. On prétend qu'il ajouta à ce qu'elle contenait que Conon priait le roi de lui envoyer Ctésias, comme celui qu'il pouvait employer le plus utilement dans les affaires de la marine. Suivant Ctésias, ce fut Artaxerxe qui, de son propre mouvement, lui confia cette commission. XXIV. La bataille navale que les flottes combinées de Conon et de Pharnabaze gagnèrent auprès de Cnide ayant dépouillé les Lacédémoniens de l'empire de la mer, et attiré au parti d'Artaxerxe toutes les villes de la Grèce, ce prince donna aux Grecs cette paix fameuse dont il dicta les conditions, et qui fut appelée la paix d'Antalcidas. C'était un Spartiate, fils de Léon, si zélé pour les intérêts du roi, qu'il lui fit céder par les Lacédémoniens toutes les villes grecques d'Asie, avec les îles qui en faisaient partie, et tous les tributs qu'on en retirait. Telles furent les conditions de cette paix, si toutefois on peut appeler de ce nom un traité perfide qui fit l'opprobre de la Grèce, et dont l'issue fut plus ignominieuse que n'aurait pu l'être la guerre la plus funeste. [22] Aussi Artaxerxe, qui jusque-là avait eu horreur des Spartiates, qu'il regardait, suivant Dinon, comme les plus impudents des hommes, donna-t-il à Antalcidas, lorsqu'il l'eut à sa cour, des témoignages d'une amitié singulière. Un jour, à table, il prit une couronne de fleurs, qu'il trempa dans une essence du plus grand prix, et l'envoya à ce Spartiate, faveur qui surprit beaucoup tous les convives. Il est vrai qu'Antalcidas était digne de vivre dans les délices des Perses, et de recevoir une pareille couronne, lui qui, dans une danse, avait contrefait publiquement Léonidas et Callicratidas. Quelqu'un, à cette occasion, ayant dit à Agésilas : « Que la Grèce est malheureuse de voir les Lacédémoniens persiser! — Dis plutôt, répondit Agésilas, que les Perses laconisent.» Mais la finesse de cette réponse n'effara point la honte de l'action d'Antalcidas; et peu de temps après, la défaite de Leuctres leur enleva la prééminence qu'ils avaient eue jusqu'alors sur la Grèce, comme cette paix avait éclipsé toute leur gloire. Quand Sparte tenait le premier rang dans la Grèce, Artaxerxe donnait à Antalcidas les noms d'hôte et d'ami; mais après que la déroute de Leuctres les eut réduits à une extrême faiblesse, et que le besoin où ils étaient d'argent les eut obligés d'envoyer Agésilas en Égypte, Antalcidas, de son côté étant retourné auprès d'Artaxerxe pour l'engager à secourir les Lacédémoniens, ce prince n'eut point d'égard pour sa demande; il lui témoigna même un tel mépris, que chassé de sa cour, Antalcidas retourna honteusement à Sparte, où devenu le jouet de ses ennemis, et craignant d'être puni par les éphores, il se laissa mourir de faim. XXV. Pélopidas, qui avait déjà remporté la victoire de Leuctres, et Isménias, tous deux de Thèbes, allèrent aussi à la cour d'Artaxerxe : Pélopidas n'y fit rien dont il pût avoir à rougir; mais lsménias, à qui l'on ordonna d'adorer le roi, laissa tomber son anneau aux pieds de ce prince, et en se baissant pour le relever, il parut l'avoir adoré. L'Athénien Timagoras, qui était aussi à cette cour, ayant écrit au roi par un secrétaire nommé Belouris, pour lui faire passer quelque avis secret, Artaxerxe, pour lui en témoigner sa satisfaction, lui envoya dix mille dariques; et comme Timagoras était indisposé, il lui donna quatre-vingts vaches qui le suivaient partout, et dont il prenait le lait. Il lui fit présent aussi d'un lit, de couvertures, et de valets de chambre pour faire son lit, parce que les Grecs n'y étaient pas adroits ; et enfin d'esclaves pour le porter en litière jusqu'à la mer, à cause de son indisposition. Tant que cet Athénien fut à la cour, le roi lui entretint une table très bien servie; et Ostanes, frère d'Artaxerxe, lui dit un jour "Timagoras, souviens-toi de cette table : ce n'est pas pour rien qu'elle est si magnifiquement servie". Il voulait moins par là exciter sa reconnaisance, que lui reprocher sa trahison. Les Athéniens le condamnèrent à mort pour avoir reçu de l'argent du roi. [23] XXVI. Artaxerxe compensa, dans l'esprit des Grecs, tous les déplaisirs qu'il leur avait causés, en faisant mourir Tissapherne, l'ennemi le plus déclaré et le plus implacable qu'ils eussent. Parysatis contribua beaucoup à sa mort, par le poids qu'elle donna aux imputations dont il était chargé : car le roi n'avait pas conservé longtemps sa colère contre cette reine; il s'était réconcilié avec elle et l'avait rappelée à la cour, parce qu'il voyait en elle un grand sens et un esprit fait pour gouverner; d'ailleurs, il ne subsistait plus de motif qui les empêchât de bien vivre ensemble, et qui pût renouveler leurs soupçons et leurs chagrins. Dès ce moment, elle n'eut d'autre soin que de lui complaire en tout, et de ne rien blâmer de ce qu'il faisait. Cette conduite lui donna le plus grand pouvoir sur l'esprit du roi, et lui fit obtenir tout ce qu'elle voulut. Elle s'aperçut qu'il était passionnément amoureux d'une de ses propres filles, nommée Atossa; mais que la crainte de sa mère lui faisait cacher et contenir avec soin sa passion, quoique, selon quelques auteurs, il eût déjà eu avec elle un commerce secret. XXVII. Dès que Parysatis eut découvert sa passion, elle témoigna à cette jeune princesse beaucoup plus d'amitié qu'auparavant : elle ne cessait de vanter à Artaxerxe sa beauté et l'élévation de son caractère, qui la rendaient digne du trône; elle lui persuada enfin d'en faire son épouse légitime : « Mettez-vous, lui disait-elle, au-dessus des lois et des opinions des Grecs; c'est vous que Dieu a donné aux Perses pour loi et pour règle de tout ce qui est vicieux ou honnête. » Quelques historiens, entre autres Héraclide de Cumes prétendent qu'Artaxerxe, outre cette première fille, en épousa une seconde, nommée Amestris, dont nous parlerons bientôt. Il eut tant d'amour pour Atossa lorsqu'elle fut devenue sa femme, que l'espèce de lèpre qui vint à cette princesse, et qui lui couvrit tout le corps, ne lui donna aucun éloignement pour elle. Il était sans cesse en prières dans le temple de Junon, l'implorant pour sa femme, et se prosternant jusqu'à terre devant sa statue. Ses satrapes et ses amis envoyèrent par son ordre à la déesse une si grande quantité de présents, que tout l'espace compris entre le palais et le temple, qui était de seize stades, fut couvert d'or, d'argent, d'étoffes de pourpre et de chevaux. [24] XXVIII. Artaxerxe ayant déclaré la guerre aux Égyptiens, nomma, pour commander l'armée, Pharnabaze et Iphicrate, dont les divisions rendirent cette expédition inutile. Il marcha depuis en personne contre les Cadusiens, à la tête de trois cent mille hommes de pied et de dix mille chevaux. Entré dans un pays âpre et difficile, toujours couvert de nuages, qui ne produit ni blé ni fruits, et ne nourrit ses fiers et belliqueux habitants que de poires et de pommes sauvages, il fut surpris par la disette, et se vit exposé aux plus grands dangers. On ne trouvait rien à manger, et l'on ne pouvait tirer des vivres d'aucun autre endroit; ses troupes ne vivaient que de bêtes de somme, qui devinrent même si rares, qu'on ne pouvait avoir qu'avec peine une tête d'âne pour soixante drachmes. La table même du roi vint à manquer, et il restait très peu de chevaux, parce que les autres avaient servi à nourrir l'armée. XXIX. Dans cette situation fâcheuse, Tiribaze, homme que son courage avait souvent élevé au plus haut rang, mais que sa légèreté en avait autant de fois fait descendre, et qui alors n'avait ni crédit ni considération, sauva le roi et l'armée. Les Cadusiens avaient deux rois qui campaient séparément : Tiribaze, après avoir communiqué son projet à Artaxerxe, va trouver l'un de ces princes, et envoie secrètement son fils vers l'autre : chacun d'eux trompa le roi auprès duquel il était allé, en lui assurant que l'autre avait envoyé des ambassadeurs à Artaxerxe pour traiter de la paix et faire alliance avec lui. "Si donc, ajouta-t-il, vous êtes sage, hâtez-vous de prendre les devants et de traiter avec Artaxerxe; je vous seconderai de tout mon pouvoir". Les deux rois, ajoutant foi à leurs paroles, et persuadés, chacun de son côté, que son collègue lui portait envie, envoyèrent des ambassadeurs à Artaxerxe, les uns avec Tiribaze, et les autres avec le fils de cet officier. La durée de cette négociation donnait déjà des soupçons à Artaxerxe contre Tiribaze, et l'on commençait à le calomnier; le roi même en prenait du chagrin, et se repentait de la confiance qu'il avait prise en lui; ses envieux en profitèrent pour l'accuser ouvertement : mais enfin il arriva de son côté, et son fils de l'autre, suivis chacun d'ambassadeurs cadusiens. Les articles du traité furent convenus, et la paix conclue avec les deux rois. XXX. La fortune de Tiribaze devint plus brillante que jamais, et le roi le prit avec lui dans le retour. Artaxerxe prouva, dans cette occasion, que la mollesse et la lâcheté ne sont pas, comme on le croit ordinairement, l'effet du luxe et des délices, et qu'elles naissent plutôt d'un naturel bas et vicieux, qui se laisse entraîner à des opinions fausses. Ni l'or, ni la pourpre, ni les pierreries dont il était couvert, et qui montaient à douze mille talents, ne l'empêchèrent pas de supporter le travail et la fatigue comme les derniers des soldats. Chargé de son carquois et de son bouclier, il descendait de cheval et marchait le premier à pied dans des chemins montueux et rudes. Les soldats, témoins de sa force et de son ardeur, en devinrent si agiles qu'ils semblaient moins marcher que, voler; car on faisait par jour plus de deux cents stades. [25] Quand il fut arrivé à une de ses maisons royales, dont les jardins admirablement ornés n'étaient entourés que d'une plaine toute nue où l'on ne trouvait pas un seul arbre, il permit à ses soldats, pour adoucir la rigueur du froid, d'abattre les arbres de son parc, sans épargner ni les cyprès ni les pins. Comme il les vit balancer à couper des arbres d'une grandeur et d'une beauté merveilleuses, il prit une hache, et commença à couper l'arbre le plus grand et le plus beau. Alors les soldats abattirent tout le bois dont ils eurent besoin, et allumèrent de grands feux qui leur firent passer une nuit commode. Artaxerxe rentra dans sa capitale après avoir perdu un grand nombre de ses meilleurs soldats, et presque tous ses chevaux. La pensée qu'il eut que le mauvais succès de cette guerre avait dû lui attirer le mépris des courtisans, lui rendit suspects les premiers d'entre eux; il en sacrifia plusieurs à la colère, et un plus grand nombre à la crainte : car cette dernière passion est la plus sanguinaire dans les tyrans; le courage, au contraire, rend les hommes doux, humains, et inaccessibles au soupçon. Aussi voyons-nous que les animaux craintifs et timides sont les plus difficiles à adoucir et à apprivoiser, au lieu que les animaux courageux, à qui leur force donne de la confiance, ne se refusent pas aux caresses des hommes. [26] XXXI. Artaxerxe, parvenu à la vieillesse, s'aperçut qu'il y avait de la division entre ses deux fils pour la succession à l'empire, et que leur rivalité partageait ses amis et ses courtisans. Les plus sensés d'entre eux trouvaient juste que comme Artaxerxe avait régné par droit d'aînesse, il laissât le trône à Darius son fils aîné : mais le plus jeune, nommé Ochus, naturellement vif et emporté, avait dans le palais un parti nombreux; il comptait d'ailleurs, pour gagner son père, sur le crédit d'Atossa, à qui il faisait assidûment sa cour, et qu'il flattait de l'espoir de l'épouser après la mort de son père. On disait même qu'il avait eu avec cette reine un commerce très secret, qu'Artaxerxe avait ignoré.Le roi, pour ôter sur-le-champ à Ochus toutes ses espérances, et empêcher qu'en imitant l'audacé de Cyrus, il ne livrât de nouveau le royaume à des séditions et à des troubles, déclara roi Darius, qui était dans sa vingt-cinquième année, et lui permit de porter la tiare droite. XXXII. C'est l'usage en Perse que celui qui vient d'être désigné héritier de la couronne demande une grâce au roi régnant; et celui-ci ne peut lui rien refuser, pourvu que la chose soit possible. Darius demanda la courtisane Aspasie, que Cyrus avait le plus aimée de toutes ses maîtresses, et qui alors était concubine du roi. Née de parents libres, à Phocée en Ionie, elle avait reçu une éducation honnête. Un soir elle fut menée au souper de Cyrus, avec plusieurs autres femmes qui s'assirent auprès de ce prince, et se prêtèrent sans peine à ses jeux et à ses plaisanteries. Aspasie se tenait debout et en silence auprès de la table; et lorsque Cyrus l'appela, elle refusa de s'approcher. Ses officiers s'étant mis en devoir de l'y conduire de force : « Le premier de vous, leur dit-elle, qui mettra la main sur moi s'en repentira. » Les courtisans la traitèrent de grossière et de sauvage; mais Cyrus, charmé de sa retenue, ne fit qu'en rire, et dit à celui qui avait amené ces femmes : « Tu vois que de toutes c'est la seule qui soit vertueuse et véritablement libre. » Depuis ce jour-là, Cyrus s'attacha singulièrement à elle, l'aima plus que toutes ses autres maîtresses, et lui donna le titre de sage. Après que ce prince eut été tué dans la bataille, elle fut prise au pillage du camp. [27] La demande qu'en fit Darius affligea son père; car telle est la jalousie des Barbares pour les objets de leur amour, que c'est un crime capital, non seulement de toucher une maîtresse du roi ou de lui parler, mais même de passer dans un chemin devant les chars qui portent ses concubines. Artaxerxe, quoiqu'il eût épousé par amour la reine Atossa, contre les lois de Perse, avait en outre trois cent soixante concubines, toutes parfaitement belles. Cependant lorsque Darius lui demanda Aspasie, il lui répondit qu'elle était libre, qu'il pouvait la prendre si elle y consentait; mais qu'il ne voulait pas qu'on usât de violence envers elle. On fit donc venir Aspasie, qui, contre l'attente du roi, préféra Darius. Artaxerxe, forcé d'obéir à la loi, la lui céda ; mais il ne tarda pas à la lui enlever, et à la consacrer prêtresse du temple de Diane Anitis, à Ecbatane, pour y vivre dans la chasteté le reste de ses jours. Il crut ne tirer par là, de la demande de son fils, qu'une vengeance modérée, qui ne pourrait pas lui paraître trop sévère, et qu'il ne prendrait que pour une plaisanterie; mais Darius ne la reçut pas avec modération, soit qu'il fût passionné pour Aspasie, soit qu'il se crût joué ou outragé par son père. XXXIII. Tiribaze, qui s'aperçut du ressentiment de Darius, et qui, dans l'injure faite à ce jeune prince, reconnut celle qu'il avait éprouvée lui-même, s'appliqua à l'irriter davantage. L'affront dont il avait personnellement à se plaindre, c'est que, de plusieurs filles qu'avait Artaxerxe, il promit de marier Apama à Pharnabaze, Rhodogune à Oronte, et Amestris à Tiribaze. Il accomplit sa promesse à l'égard des deux premiers; mais il manqua de parole à Tiribaze, et épousa lui-même Amestris, en promettant néanmoins à ce courtisan Atossa, la plus jeune de ses filles : mais il le trompa une seconde fois; et devenu amoureux d'Atossa, il la prit pour sa femme, comme nous l'avons dit plus haut. Tiribaze en conçut une haine violente contre le roi : non qu'il fût naturellement porté à la révolte, mais il était léger et étourdi ; et tantôt traité par le roi à l'égal des premiers de sa cour, tantôt précipité du comble des honneurs et méprisé de tout le monde, il ne savait supporter avec sagesse ni l'une ni l' autre fortune : dans les honneurs, il se rendait odieux par sa fierté; dans la disgrâce, incapable de plier, il n'en était que plus hautain et plus intraitable. [28] XXXIV. Les rapports fréquents que Tiribaze avait avec Darius ne firent donc qu'allumer de plus en plus le ressentiment de ce jeune prince; il lui répétait sans cesse qu'il ne servait de rien de porter la tiare relevée, quand on ne cherchait pas aussi à relever son pouvoir. « Vous êtes bien dans l'erreur, lui disait-il, si, pendant que votre frère, appuyé du crédit des femmes, travaille chaque jour à fortifier son parti, et que vous avez un père dont l'esprit affaibli varie continuellement dans ses desseins, vous croyez votre succession au trône bien assurée. Artaxerxe, qui, pour une petite courtisane, a foulé aux pieds une loi jusqu'à présent inviolable parmi les Perses, sera-t-il fidèle à ses promesses dans les objets même les plus importants? Ce n'est pas la même chose pour Ochus de ne pas parvenir à la couronne, ou pour vous d'en être dépouillé. Rien ne l'empêchera de vivre heureux dans une condition privée; mais vous, après avoir été déclaré roi, il vous faut nécessairement ou régner ou mourir. » On vit, en cette occasion, se vérifier ce mot de Sophocle : "Avec facilité le mal se persuade. Le chemin qui mène à ce qu'on désire est une pente douce et unie", et la plupart des hommes désirent le mal, trompés par leur ignorance et leur inexpérience du bien. D'ailleurs, l'étendue de l'empire, et la crainte que Darius avait de son frère Ochus, fournissaient à Tiribaze des raisons puissantes. Enfin la déesse de Cypre influa aussi sur le ressentiment du prince, par l'enlèvement d'Aspasie. [29] XXXV. Darius s'abandonna donc entièrement à Tiribaze; et ce courtisan avait déjà gagné un grand nombre de conjurés, lorsqu'un ennuque découvrit au roi la conjuration, et la manière dont elle devait s'exécuter. Il savait que les complices avaient arrêté d'entrer la nuit dans l'appartement d'Artaxerxe, et de l'égorger dans son lit. Le roi ne pouvait, sans imprudence, mépriser un tel danger, et négliger cette dénonciation; mais il aurait cru agir plus imprudemment encore en y ajoutant foi sans aucune preuve. Il prit donc le parti d'ordonner à l'eunuque de ne pas perdre de vue les conjurés, et de s'attacher à tous leurs pas. Il fit percer ensuite le mur de sa chambre derrière le lit, et y mit une porte qu'il couvrit d'une tapisserie. A l'heure indiquée par l'eunuque, il attendit les conjurés sur son lit, et ne se leva qu'après avoir eu le temps de les voir et de les reconnaître tous. Dès qu'il les vit tirer leurs poignards et s'approcher du lit, il leva promptement la tapisserie, et se jeta dans la chambre voisine, dont il ferma la porte, en appelant à grands cris. Les conjurés, qui virent leur coup manqué, et qui ne purent douter que le roi ne les eût aperçus, s'enfuirent précipitamment, et conseillèrent à Tiribaze d'en faire autant, parce qu'il avait été reconnu. Ils se séparèrent tous dans leur fuite : mais Tiribaze, environné par les gardes du roi, se défendit avec vigueur, et en tua plusieurs de sa main; ce ne fut qu'après une longue résistance qu'un coup de javeline lancée de loin le renversa par terre. XXXVI. Darius fut arrêté avec ses enfants, et son procès instruit par les juges du conseil du roi, qui n'assista pas lui-même au jugement, mais qui nomma des accusateurs à son fils, et ordonna aux greffiers d'écrire les avis des juges, et de les lui apporter. Ils furent unanimes; et Darius ayant été condamné à mort, les huissiers se saisirent de lui, et le menèrent dans une chambre voisine. L'exécuteur, appelé, vint avec le rasoir dont il se servait pour couper la gorge aux criminels; mais à la vue de Darius, saisi d'horreur, il recula vers la porte, n'ayant ni l'audace ni la force de porter la main sur la personne de son roi. Les juges, qui étaient en dehors de la chambre, lui ayant ordonné, sous peine d'être mis à mort, d'exécuter la sentence, il revint sur ses pas, saisit Darius par les cheveux, et lui coupa la gorge avec son rasoir. Quelques historiens disent que le jugement se fit en présence du roi, et que Darius, se voyant convaincu par des preuves évidentes, se jeta le visage contre terre, et adressa au roi les prières les plus vives; que le roi se leva transporté de colère, et qu'ayant tiré son cimeterre, il ne cessa de le frapper que lorsqu'il le vit mort. Alors étant retourné à son palais. il adora le soleil, et dit à ses courtisans : « Retournez dans vos maisons, seigneurs perses, et annoncez à tout le monde que le grand Oronaze a puni ceux qui avaient formé contre moi le complot le plus criminel et le plus impie. » [30] Telle fut l'issue de cette conspiration. XL. Ochus, soutenu par le crédit d'Atossa, conçut alors les plus grandes espérances : cependant il craignait encore Ariaspe, le seul des fils légitimes qui restât à Artaxerxe; et entre ses frères bâtards, il redoutait Arsame. Les Perses désiraient Ariaspe pour roi, moins parce qu'il était l'aîné d'Ochus, qu'à cause de son caractère doux, simple et humain. Arsame passait pour avoir un grand sens, et Ochus n'ignorait pas qu'il était tendrement aimé de son père. Il tendit donc des piéges à l'un et à l'autre; et comme il était aussi sanguinaire qu'artificieux, il employa la cruauté contre Arsame, et la ruse contre Ariaspe. Il envoyait continuellement à celui-ci des ennuques et des amis du roi, pour lui rapporter des menaces terribles de la part de son père, qui, disaient-ils, avait résolu de lui faire souffrir une mort ignominieuse et cruelle. Ces rappàrts, qu'on lui faisait tous les jours sous le plus grand secret, en lui annonçant qu'une partie de ces menaces allait être exécutée sur-le-champ, et que les autres le seraient bientôt après, frappèrent ce jeune prince d'un tel étonnement, que, dans la frayeur et le désespoir dont il fut saisi, il prépara lui-même un breuvage mortel, qu'il avala, et se délivra ainsi de la vie. Ce genre de mort affligea vivement le roi, qui pleura tendrement son fils; il en soupçonna la cause; mais son extrême vieillesse ne lui permettant pas d'en faire la recherche et d'en acquérir la conviction, il en aima davantage Arsame, et ne dissimula pas l'extrême confiance qu'il avait en lui. Ochus donc ne crut pas devoir différer plus longtemps l'exécution de son projet : il gagna Harpate, fils de Tiribaze, et se servit de sa main pour faire périr ce jeune prince. XLI. Dans l'extrême vieillesse où était Artaxerxe, la plus légère peine pouvait le conduire au tombeau. Il ne soutint pas longtemps le chagrin que lui causa la mort d'Arsame; il mourut de regret et de douleur, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, après un règne de soixante-deux. Il laissa la réputation d'un prince doux et ami de ses peuples ; mais rien ne contribua tant à la lui assurer, que la comparaison qu'on fit de lui avec son fils Ochus, qui par sa cruautés et son naturel sanguinaire, surpassa les hommes les plus féroces.