[6,0] LIVRE SIXIÈME. PRÉAMBULE. Mon cher Sossius Sénécion, Timothée, fils de Conon, quittant ses festins somptueux, ses festins de général, était allé dîner chez Platon qui l'avait invité à l'Académie. Il prit place à cette table aussi intelligente que simple, où rien, comme dit Ion, ne mettait les estomacs en feu. Il partagea un de ces repas que suivent des sommeils purs, des rêves peu compliqués, et qui maintiennent le corps dans la tranquillité et le calme. Aussi le lendemain ayant apprécié cette différence, il se prit à dire : « Quand on a dîné chez Platon on s'en trouve bien, même le jour suivant. » Car, à dire vrai, ce sont de grandes provisions de bonheur pour le voyage de la vie que ce parfait tempérament, cet équilibre d'un corps qui, léger de nourriture et non noyé de vin, est franchement dispos à toute action que l'on veut entreprendre. Mais un autre avantage non moins précieux était assuré à ceux qui avaient dîné chez Platon : c'est qu'ils se rappelaient les conversations tenues durant le repas. Le plaisir de boire laisse un souvenir qui n'a rien de libéral, qui se dissipe sans laisser de profit : comme un parfum évaporé, comme l'odeur des ragoûts de la veille. Au contraire, des questions variées et des discours philosophiques sont des textes qui réjouissent même par le seul souvenir. Ils sont toujours présents à l'esprit, toujours nouveaux; et ils ne charment pas moins, ait-on été privé d'y assister, que si on les avait entendus et qu'on y eût pris part. C'est ainsi que maintenant encore les hommes studieux participent aux festins de Socrate et en profitent, autant que ceux mêmes qui alors soupèrent réellement avec lui. Remarquez que si les satisfactions corporelles eussent pour de tels convives résidé dans le plaisir, Xénophon et Platon, au lieu de nous transmettre le récit de ces entretiens, nous auraient laissé la description des plats servis chez Callias et chez Agathon, des pâtisseries et des friandises dont la table était couverte. Or ce sont des détails qu'ils n'ont jugés dignes d'aucune mention; et pourtant, selon toute probabilité, il n'y avait été épargné ni apprêts ni dépense. Ils ont mieux aimé recueillir avec un soin religieux les questions philosophiques qui s'y traitaient d'une manière enjouée; et ils les ont consignées par écrit, pour nous laisser des exemples destinés à faire voir que nous devons non-seulement échanger des propos à table, mais encore nous souvenir plus tard de ceux qui y ont été tenus. [6,1] QUESTION I : Pour quelle raison ceux qui jeûnent ont plus soif que faim. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Je vous envoie donc ce sixième recueil de mes Symposiaques. La première question en est celle-ci : "Pourquoi ceux qui jeûnent ont plus soif que faim". Il semblait qu'il y eût inconséquence à ce qu'à la suite d'un long jeûne on eût soif plutôt que faim : car le défaut de nourriture solide paraît aussi solliciter naturellement une réfection analogue par le moyen d'une alimentation pareille. Je commençai donc à parler ainsi aux assistants : « De tout ce qui est au dedans de nous, c'est la chaleur naturelle qui seule, ou plus que le reste, a besoin de nourriture : de même que, certainement, nous ne voyons au dehors ni l'air, ni l'eau, ni la terre, manifester la moindre appétition pour être nourris et consumer ce qui les approche. Le feu est le seul qui présente ce caractère. C'est aussi pourquoi les jeunes mangent plus que ne font les vieux, en raison de leur chaleur ; et, au contraire, les vieux soutiennent très facilement l'abstinence, parce que la chaleur est en eux déjà languissante et débile. Ils sont comme les animaux privés de sang qui, par leur manque d'ardeur, éprouvent très peu le besoin de nourriture. « L'exercice, les cris, et toutes les évolutions qui, par le mouvement, augmentent en chacun de nous la chaleur, nous font manger avec plus de plaisir et d'avidité. Or la nourriture première, la nourriture la plus naturellement appropriée à la chaleur, c'est, à mon avis, l'humide : ainsi que le montrent et les flammes qui s'augmentent par l'huile qu'on y jette, et la cendre, la plus sèche de toutes les matières. L'humidité en a été consumée entièrement par le feu : la substance terreuse y est restée seule, dépouillée de tout liquide. Semblablement aussi, le feu sépare et divise les corps, en supprimant l'humidité qui maintenait la cohésion de leurs molécules. C'est pourquoi, quand nous avons jeûné, la chaleur naturelle attire premièrement avec force tout l'humide que contient le résidu de la nourriture entrée dans notre corps. Ensuite cette ardeur, toujours avide d'humidité, s'attaque au liquide même qui tient à la substance de nos chairs. Il se déclare alors, comme dans de la terre cuite, une sécheresse qui provoque un besoin plus impérieux de boisson. C'est quand nous avons bu, que la chaleur de notre corps, ranimée et rétablie dans toute sa force, détermine en nous de l'appétit pour une nourriture solide. [6,2] QUESTION II : Si c'est le besoin de nourriture qui cause la faim et la soif, ou si c'est le changement et la transformation des conduits. PERSONNAGES DU DIALOGUE : PHILON - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Ce propos achevé, Philon le médecin attaqua ma première assertion. Il prétendit que ce n'est pas le besoin qui produit la soif, mais le changement et la transformation de certains conduits. « Car d'un côté, disait-il, si l'on a soif la nuit et que l'on s'endorme là-dessus, on cesse d'avoir soif sans avoir bu. D'autre part, à ceux qui ont la fièvre il arrive que, s'ils éprouvent du relâche ou que la fièvre les quitte complétement, ils se trouvent en même temps délivrés de leur soif. Souvent aussi, après un bain, ou même, il faut bien le dire , après des vomissements, la soif disparaît. Pourtant il n'y a rien là qui augmente l'humidité du corps. Seulement les conduits, étant modifiés par la transformation qu'ils subissent, déterminent un autre état, une autre disposition. Cela se voit d'une manière encore plus sensible dans la faim. Il y a nombre de malades qui tout ensemble ont besoin de nourriture et manquent d'appétit. Quelques autres ont beau se remplir : leur faim, loin de se relâcher d'un degré, augmente d'intensité et de persistance. Enfin plusieurs, qui ne mangeaient plus, ont recouvré promptement l'appétit et l'ont conservé en prenant des olives confites dans de la saumure, ou bien en goûtant des câpres. Il ne saurait y avoir de preuve plus évidente que c'est une certaine disposition des pores, et non pas le manque, qui détermine en nous la faim : puisque de tels aliments diminuent ce manque en donnant de la nourriture et que néanmoins ils font que I'on a faim. Il est donc constant que les salaisons, par leur goût agréable à la bouche et leur saveur piquante qui resserre et étreint l'estomac, ou peut-être au contraire l'ouvre et le relâche, que les salaisons, dis je, déterminent dans cet organe une certaine convenance à recevoir la nourriture. C'est cette convenance que nous nommons appétit. » 2. Je trouvai que ces explications étaient présentées avec beaucoup de vraisemblance. Mais, selon moi, elles contrariaient la fin principale de la nature, fin vers laquelle par son appétit tout animal est sollicité, puisqu'il désire satisfaire à ses besoins et poursuit, à mesure qu'elles lui manquent, les choses appropriées à sa subsistance. « Prétendrait-on, continuai-je, que ce qui fait la principale différence entre l'animal et la matière inerte ne nous ait pas été donné pour notre conservation et la persistance de notre durée ? Refuserait-on de regarder notre machine comme un récipient destiné à s'emplir des choses propres et nécessaires à notre corps ? Penserait-on qu'il n'y ait qu'un accident et un jeu des pores, jeu résultant de ce qu'ils sont faits plus grands ou plus petits? Ce serait ne tenir absolument aucun compte de la nature. D'un autre côté, reconnaître que le tremblement de froid vient de ce que le corps manque de la chaleur qui lui est propre, et nier pourtant que la faim et la soif soient produites par le défaut d'humidité naturelle et de nourriture, serait une inconséquence. Ce qui en serait une bien plus grande encore, ce serait de dire que la nature désire l'évacuation à la suite de la plénitude, mais que si elle désire la plénitude ce n'est pas par suite de l'évacuation, et que c'est là l'effet de quelque autre état. « Or ces besoins et ces réplétions chez les animaux ne diffèrent en rien de ce qui arrive dans la culture de la terre. Il s'y produit des nécessités et des secours analogues. Pour obvier à la sécheresse, on abreuve le sol par des arrosements. On le rafraîchit avec mesure quand il brûle, de même que quand il est gelé, on tâche de lui rendre la chaleur et de le garantir en le recouvrant de différentes manières. Et ce qu'il n'est pas en notre puissance de faire, nous implorons le ciel pour qu'il le donne : à savoir, de douces rosées, des tiédeurs de vents modérés. De cette manière la nature a toujours de quoi subvenir à ce qui lui manque, de quoi conserver constamment son équilibre. Car je crois que le mot g-trophe (nourriture) est formé de g-teroh g-physin : conserver la nature." Or la nature est conservée dans les végétaux par l'action insensible de l'air qui les environne, et qui, selon l'observation d'Empédocle, leur verse l'humidité dans les proportions nécessaires. Quant à ce qui est de nous, notre appétit nous enseigne à rechercher et à poursuivre ce qui fait défaut à notre température. « Toutefois, considérons à part chacune des raisons alléguées, et nous reconnaîtrons qu'elles ne sont pas vraies. En effet, les aliments qui ont une pointe de sel ou d'acide provoquent peut-être moins l'appétit qu'ils ne mordent sur les viscères destinés à recevoir la nourriture, et qu'ils ne causent un picotement semblable à celui qu'on éprouve quand quelque chose racle et gratte la peau. Or, en supposant même que ce picotement soit de nature à exciter l'appétit, il est vraisemblable que par de tels aliments sont atténuées et divisées les matières qui doivent l'être, et qu'il en résulte un besoin : non parce que les pores ont changé de situation ou de forme, mais parce qu'ils se sont vidés et purgés. Les aliments acides, piquants et salés décomposent, en effet, toutes les matières, et en déterminent la diffusion : de sorte qu'ils engendrent un appétit nouveau, par la suppression de ce qui séjournait antérieurement dans l'estomac et s'y gâtait. D'un autre côté, quand on se baigne, ce n'est pas parce qu'il se fait un changement dans la disposition des pores que l'on cesse d'avoir soif : c'est parce que l'on reçoit de l'humidité par les chairs et que l'on se remplit d'une vapeur rafraîchissante. Pour les vomitifs, en faisant expulser ce qui est contraire à la nature ils procurent à celle-ci le moyen de jouir de ce qui lui est salutaire et propre. Car la soif est le désir non pas de liquide, généralement parlant, mais de quelque chose qui nous soit analogue et convenable. Voilà pourquoi l'homme, bien qu'il ait en son corps une grande quantité de matières étrangères, éprouve néanmoins de la défaillance et du besoin : attendu que ces matières sont un obstacle à ce que le liquide qui lui est naturel et qu'il désire, se mêle et se confonde avec l'économie de son intérieur. Il faut qu'elles cèdent, qu'elles disparaissent : et aussitôt les pores reçoivent la moiteur qui leur est propre et familière. La fièvre pousse les principes humides au fond du corps. Ils s'y concentrent tout entiers, pendant que les parties intermédiaires sont en feu; et ils s'y accumulent forcément. Aussi arrive-t-il souvent à ceux qui ont la fièvre d'avoir des vomissements, par suite de la pression exercée sur le liquide renfermé en eux, et d'être dévorés par la soif, en raison de la sécheresse et du besoin dont le reste de leur corps est affecté. Aussi, quand il se fait un relâchement de la fièvre et que la chaleur s'est retirée du milieu du corps, l'humidité naturelle recommence à prendre sa circulation, et suit son cours ordinaire. Cette humidité procure tout ensemble du soulagement et de l'aisance aux parties du milieu, rend lisse et moite la peau qui était rude et sèche, et souvent encore elle amène des sueurs. Il en résulte que le besoin qui faisait naître la soif cesse et se calme, quand l'humide, se dégageant du lieu où il était comprimé sans pouvoir remonter plus haut, passe dans les viscères qui en ont besoin et qui sollicitent sa présence. Du effet, comme en un jardin, où se trouve un puits très abondamment pourvu, si personne n'en tire de l'eau et n'arrose les plantes, il arrive nécessairement qu'elles soient altérées et meurent faute de nourriture; de même, dans le corps, si toute l'humidité est attirée dans un seul endroit, il n'est pas étonnant que le reste éprouve du besoin et de la sécheresse, jusqu'à ce que derechef il se soit fait un écoulement et une circulation. C'est ce qui arrive à ceux qui ont la fièvre, quand les accès s'en calment, et aux gens qui s'endorment en ayant soif. Dans ces derniers, comme le sommeil ramène l'humidité précédemment concentrée au milieu du corps, et comme il la distribue d'une manière égale dans toutes les parties, il en résulte un emploi et un équilibre parfaits. « Quant à ce qu'on appelle le changement et la transformation des conduits, par suite de quoi l'on suppose que se puisse produire la faim ou la soif, en quoi consiste ce changement? Pour moi, je n'y admets d'autres différences, si ce n'est que ces pores augmentent ou diminuent de nombre, et qu'ils se rapprochent et se distendent tour à tour. S'ils sont rapprochés, ils ne peuvent recevoir ni boisson ni nourriture : ils sont distendus, ils font un vide, une place libre; d'où naît en eux le besoin de ce qui leur est propre et exigé par leur nature. Car, mon cher Philon, de même que les préparations dans lesquelles on plonge les étoffes pour les teindre ont une vertu pénétrante et détersive qui en détache et en fait disparaître les parties hétérogènes, de même les pores reçoivent et retiennent mieux ce que j'appellerai une véritable teinture, par suite de cette espèce de déficit et de cette évacuation. [6,3] QUESTION III : Pourquoi la faim cesse si l'on a bu, et pourquoi, au contraire, quand on a soif et que l'on mange, la soif augmente. PERSONNAGES DU DIALOGUE : CELUI QUI REÇOIT A SOUPER — PLUTARQUE — AUTRES ASSISTANTS. 1. Ala suite de ces propos, celui qui nous recevait à souper prit la parole : "Ces explications, dit-il, sont satisfaisantes et pour répondre à la question même et pour résoudre ce qui reste encore de difficulté concernant l'évacuation et la réplétion qui se produisent immédiatement dans les pores. Voyons à expliquer comment, au contraire, lorsqu'on est altéré et que l'on mange, on sent augmenter l'ardeur de sa soif. Ceux qui attribuent cet effet à une disposition différente dans le placement des pores me semblent donner une solution aussi facile que naturelle ; ou plutôt ils sont les seuls qui remontent à la cause probable. Car, tous les corps étant poreux, la dimension des pores y varie. Les uns, plus larges, reçoivent la nourriture solide et la nourriture liquide tout ensemble; les autres, plus étroits, n'admettent que le breuvage. L'évacuation de ceux-ci cause la soif, celle des premiers, la faim. Par suite de cela, si ceux qui ont soif mangent, ils n'éprouvent pas de soulagement, parce que les pores, à cause de leur capacité étroite, ne reçoivent pas la nourriture sèche et solide, et ces hommes demeurent privés de ce qui leur est propre; mais si lorsqu'on a faim on vient à boire, alors le liquide qui pénètre les plus grands pores et qui en remplit les vides, diminue ainsi le trop de violence de la faim." 2. Quant à moi, l'effet produit me paraissait véritable, mais c'était à la cause prétendue que je ne donnais pas mon acquiescement. "Car, disais-je, admettre que la chair soit transpercée de ces pores auquels quelques-uns tiennent avec tant de prédilection, ce serait la rendre flasque, tremblante et vermoulue. D'ailleurs, prétendre que les mêmes parties du corps ne reçoivent pas ensemble les aliments liquides et les aliments solides, et qu'ils soient coulés et tamisés séparément, cela me semble une opinion forgée à plaisir et tout à fait étrange. Car le mélange même de l'humide, attendrissant les vides à l'aide de la chaleur interne et des esprits animaux, atténue la nourriture d'une manière plus tranchée que ne pourraient faire tous les outils par mille sortes d'incisions et de coupures, de manière que chaque parcelle des aliments devient analogue et appropriée à toutes les parties du corps, Sans s'y adapter comme à des vases ou à des ouvertures , elle s'unit et s'identifie avec lui. « Mais si l'on omet ce point, ce qui est le noeud principal de la question n'est pas résolu. Car ceux qui mangent sans boire, non seulement n'apaisent pas leur soif, mais encore l'irritent davantage, et c'est un point sur lequel rien n'a été dit. Voyez si mes explications ne s'appuient pas sur des hypothèses vraisemblables. D'abord, nous supposons que l'humide disparaît absorbé par le sec, et que le sec, détrempé et amolli par l'humide, s'étend et se résout en vapeurs. En second lieu, nous n'admettons pas que la faim soit une suppression complète de nourriture solide, ni la soif une suppression de nourriture liquide. Nous voyons dans l'une et dans l'autre un manque de proportion et de suffisance : puisque ceux à qui l'une de ces nourritures manque complétement n'éprouvent ni faim ni soif, mais meurent aussitôt. Cela une fois admis, il n'est plus difficile de trouver la cause des deux effets. La soif s'augmente chez ceux qui mangent, parce que les aliments, en raison de leur sécheresse, concentrent l'humidité restée dans le corps en proportions faibles et minimes, et la font s'évaporer : comme, au dehors de nous, nous voyons la terre, la poussière et plus encore la chaux absorber l'eau qu'on y mêle et la faire disparaître. Au contraire, la faim est nécessairement calmée par la boisson. L'humidité qui détrempe, qui étend la nourriture restée sèche et exiguë à l'intérieur, produit des sucs et des vapeurs qu'elle fait remonter dans le corps et qu'elle applique aux parties qui en ont besoin. Aussi n'est-ce pas sans raison qu'Erasistrate appelait l'humidité « le véhicule de la nourriture ». Car les aliments que la sécheresse de l'estomac ou quelque autre affection rend inefficaces et lourds, l'humidité, en s'y mêlant, les déplace et les élève vers les parties supérieures. Bien des gens, même sans avoir bu, et s'étant seulement baignés, ont apaisé une soif ardente et continue qui les dévorait. L'humidité, en pénétrant du dehors, relâche les parties intérieures, développe ainsi dans le corps des sucs plus substantiels et plus nourriciers : de manière que l'ardeur excescive de la faim, ce que j'appellerai sa férocité, se calme et s'adoucit. Voilà pourquoi ceux qui veulent se laisser mourir d'inanition vivent longtemps encore si seulement ils prennent de l'eau. Ils périssent quand s'est tout à fait évaporé ce qui peut nourrir le corps et s'assimiler à lui. » [6,4] QUESTION IV : Pourquoi l'eau tirée d'un puits, si on la laisse toute la nuit dans l'air même du puits, en devient plus froide. PERSONNAGES DU DIALOGUE : UN HÔTE - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Nous avions un hôte, plein de sensualité, qui aimait à boire frais, et ses gens lui ménagèrent de l'eau de puits absolument froide. En effet , après en avoir tiré dans un seau et avoir suspendu ce seau dans l'intérieur du puits sans qu'il touchât la surface de la nappe d'eau, ils l'y laissèrent passer la nuit : de telle sorte que quand on l'apporta au souper, l'eau en était plus fraîche que celle qu'on venait de puiser. Or cet étranger était un homme convenablement instruit, et il nous raconta qu'il avait pris cette recette dans Aristote, ajoutant qu'elle était raisonnée. « Voici l'explication, ajouta-t-il. Toute eau qui a été d'abord chauffée en devient plus froide. Ainsi, celle que l'on prépare pour les rois a été au préalable mise sur le feu jusqu'à ce qu'elle atteigne l'ébullition ; puis on amasse force neige autour du vase qui la contient, et elle devient beaucoup plus froide. Il en est de même pour notre corps. Après que nous nous sommes baignés, nous sentons davantage le froid. La relaxation que la chaleur a produite dans les pores, si multipliés, fait de ceux-ci une sorte de crible. L'air extérieur y est reçu en grande quantité, et détermine un changement plus brusque dans la température. Quand donc l'eau qu'on vient de puiser a été réchauffée par l'air ambiant, elle se refroidit avec plus de rapidité. 2. Nous donnâmes des éloges à notre hôte, qui avait si vaillamment utilisé ses souvenirs; mais l'explication ne nous tirait pas d'embarras. En effet, ou bien l'air au milieu duquel l'eau est suspendue se trouve froid, et alors comment la réchauffe-t-il? ou bien il est chaud, et alors comment peut-il ensuite la refroidir? Il y a inconséquence à supposer qu'une cause identique produise des effets contraires, toutes choses restant les mêmes. Comme il se taisait et ne trouvait rien à répondre : « Pour ce qui est de l'air, lui dis-je, il n'y a pas lieu d'être embarrassé : nos sensations propres nous disent qu'il est froid, et surtout au fond des puits; par conséquent, il est impossible qu'étant froid il réchauffe l'eau. Mais il est plus probable que si cet air froid n'est pas capable de changer la température de toute l'eau du puits parce qu'elle est en trop grande quantité, il est probable, dis-je, que quand on n'en tire qu'un seau, ce même air en a plus facilement raison et qu'il la refroidit davantage." [6,5] QUESTION V : Pourquoi les petits cailloux et les balles de plomb que l'on jette dans l'eau la rendent plus froide. PERSONNAGES DU DIALOGUE : UN HÔTE — PLUTARQUE — AUTRES ASSISTANTS. 1. — "Du reste, continuai-je, les petits cailloux et les résidus de plomb que l'on jette dans l'eau passent pour en augmenter la froideur et la densité. Aristote en a fait mention : vous souvenez-vous du passage? » — Il s'est borné, dit notre hôte, à constater le fait dans ses problèmes; mais nous essayerons, nous autres, à en expliquer la cause, bien qu'elle soit difficile à comprendre. » — « C'est vrai, répondis-je, et je m'étonnerai si elle ne continue pas à nous échapper. Voyons, pourtant. D'abord, ne vous semble-t-il pas que l'eau soit refroidie par l'air qui pénètre en elle du dehors? Cet air conserve plus de force, venant s'appuyer sur les pierres et sur les plaques de fonte. Celles-ci ne le laissent pas s'échapper comme le feraient des vases de cuivre ou d'argile; mais par leur solidité elles le soutiennent, et le repoussent de leur surface vers les parties supérieures : de sorte que le refroidissement s'opère sur tout le volume d'eau, et cela d'une manière plus énergique. C'est pourquoi aussi pendant l'hiver les rivières sont plus froides que la mer, attendu que l'air froid agit sur elles avec plus de force, repoussé qu'il est par le fond de leur lit; au lieu que dans la mer, à cause de la profondeur, cet air n'a plus de ressort, ne rencontrant rien qui lui oppose une force répulsive. Il y a encore une autre raison, qui ne manque pas de vraisemblance, pour expliquer que sur les eaux légères le froid agit plus aisément : c'est qu'il en devient le maître à cause de leur ténuité même. Or les cailloux et les autres corps analogues rendent l'eau plus légère, en amassant et en attirant à eux toutes les parties de limon et de terre dont elle est chargée. Ainsi, devenant plus délié et moins fort, le liquide cède avec plus de rapidité au refroidissement. Le plomb est au nombre des corps naturellement froids : du moins, combiné avec le vinaigre, il donne la céruse, qui est le plus froid des poisons mortels. D'un autre côté les cailloux, à raison de leur densité, opèrent le refroidissement jusqu'au fond de l'eau : car toute pierre est le résultat de la solidification d'une terre refroidie et resserrée par de la gelée; et davantage encore se pétrifie la terre dont les parties ont éprouvé une plus grande cohésion. Il n'est donc pas absurde de croire qu'en repoussant la froideur pour eux-mêmes, le plomb et la pierre en augmentent l'intensité pour l'eau. » [6,6] QUESTION VI : Pourquoi la neige se conserve dans la paille et dans les habillements. PERSONNAGES DU DIALOGUE : UN HÔTE — PLUTARQUE — AUTRES ASSISTANTS. 1. Après une pause de quelques instants notre hôte reprit la parole : « Les amoureux désirent par-dessus tout causer avec leurs mignons, ou, pour le moins, causer d'eux. Moi, j'ai le même faible pour la neige. Puisqu'il n'y en a pas ici et que nous ne pouvons pas nous en procurer, je désire savoir par quelle raison les substances les plus chaudes sont celles qui la conservent. Quand on emmaillotte la neige dans de la paille, ou qu'on l'entoure d'étoffes non encore passées au foulon, elle se garde longtemps sans se fondre. Or il est étonnant que ce qui est fort chaud puisse maintenir et conserver ce qu'il y a de plus froid. » 2. — « Ce serait, en effet, une chose étonnante, répondis-je, si le fait était véritable; mais il n'en est point ainsi. C'est nous qui prenons le change, en voulant que ce qui échauffe soit incontinent chaud. Et pourtant, nous voyons que le même vêtement nous réchauffe en hiver et nous tient frais en été : comme cette nourrice qui, dans la tragédie, allaite les enfants de Niobé, et "Avec un pan de la plus mince étoffe Les réchauffe et les refroidit". Les Germains n'usent d'habillements que pour repousser le froid; les Éthiopiens, que pour se défendre du chaud; et nous, pour nous garantir de l'un et de l'autre. De sorte qu'il y a lieu de se demander s'il faut dire que les habits sont chauds puisqu'ils réchauffent, plutôt que de dire qu'ils sont froids puisqu'ils rafraîchissent. A en juger par l'impression ressentie, ils seraient plutôt froids. Au premier moment que nous mettons notre chemise, nous sentons le froid nous tomber sur les épaules. Il en est de même de nos draps, quand nous entrons dans le lit. Ensuite cependant chemise et draps servent à réchauffer lorsqu'ils sont remplis de la chaleur qui sort de nous; et en même temps qu'ils concentrent cette chaleur et la retiennent, ils empêchent le froid et l'air extérieur d'atteindre jusqu'a notre corps. Voilà pourquoi ceux qui ont la fièvre ou qui ont très chaud, changent de vêtement sans discontinuer, parce que celui dont ils se couvrent leur cause d'abord une sensation fraîche, mais les échauffe bientôt à cause de l'ardeur de leur corps. « De même donc que le vêtement que nous avons réchauffé nous tient chaud, de même l'étoffe qu'a refroidie la neige conserve à son tour à celle-ci sa fraîcheur. L'étoffe est refroidie par un esprit léger qui émane de la neige, et qui, tant qu'il est renfermé en elle, la maintient en état de concrétion. Lorsque cet esprit est une fois évaporé, la neige, qui est de l'eau, coule et se fond. Elle perd l'éclatante blancheur qui provenait de la combinaison de cet esprit avec les parties aqueuses et qui en faisait une sorte d'écume. Ainsi donc, en même temps que le froid est retenu et enveloppé dans l'étoffe, l'air extérieur est écarté de la neige, et ne peut en entamer et en dissoudre la congélation. C'est l'effet que produisent des draps non passés au foulon. La rudesse et la sécheresse de la trame empêchent que l'étoffe ne pèse lourdement sur la neige et n'en affaisse les molécules si délicates. C'est ainsi, pareillement, que la paille, en raison de sa légèreté, ne pose sur la neige que très doucement et n'en rompt pas la cohésion. D'un autre côté, la paille est assez jointe et assez serrée pour empêcher que la chaleur de l'air ambiant ne pénètre et que les esprits froids de la neige ne s'évaporent. Or, que ce soit l'évaporation de ces esprits qui détermine la fonte, c'est ce qui est démontré à nos sens eux-mêmes, puisque la neige, lorsqu'elle commence à se fondre, produit du vent." [6,7] QUESTION VII : S'il faut clarifier le vin. PERSONNAGES DU DIALOGUE : NIGER - ARISTION - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Niger, notre concitoyen, revenait d'une école où il avait suivi les leçons d'un philosophe célèbre. Il était resté avec lui peu de temps à la vérité, mais autant qu'il en fallait aux disciples d'un tel maître pour prendre, sans profiter des enseignements de sa doctrine, ce qu'il avait personnellement de fâcheux, pour imiter ses habitudes de censeur, pour reprendre à tout propos ceux avec qui il se trouvait. Un jour donc qu'Aristion nous recevait à souper chez lui, Niger, non content de blâmer les autres dispositions prises, comme trop somptueuses et trop recherchées, soutint qu'il fallait non pas clarifier le vin avant de le verser, mais, suivant la recommandation d'Hésiode, le faire boire tel qu'il sort du tonneau, avec sa force et sa puissance naturelle. Premièrement, disait-il, une telle épuration, énerve le vin et en éteint la chaleur : car il perd sa vertu et son bouquet à être exposé fréquemment à l'air. Ensuite c'est la preuve d'une recherche, d'une délicatesse, d'une sensualité excessive, que de sacrifier l'utilité à l'agrément. Comme le fait de châtrer les coqs et les porcs, afin de rendre, contre nature, leur chair plus tendre et plus délicate, appartient à des hommes non pas sains de raison, mais dépravés par la friandise; de même, s'il faut parler en me servant de métaphore, c'est châtrer le vin, c'est l'efféminer, que de le soumettre à la clarification : c'est ne pouvoir ni le supporter parce qu'on est trop faible, ni le boire avec mesure parce qu'on est intempérant. On imagine cet artifice pour se ménager les moyens de beaucoup boire. On ôte au vin sa vigueur, pour ne lui laisser que ce qui en flatte le goût : ainsi qu'aux malades avides d'eau froide on donne de l'eau qui a bouilli. Ce qu'il y a de vigueur et de puissance dans le vin, on l'enlève et on le fait disparaître en le clarifiant. « Ce qui le prouve grandement, c'est qu'en cet état il se corrompt et ne se maintient pas; bien au contraire, il tourne et s'affadit. Il devient comme un fruit coupé sur sa racine, cette racine étant la lie. Or les anciens donnaient expressément au vin le nom de lie, de même que nous avons coutume, au lieu de tel homme », de dire, « telle tête », « telle âme », en désignant les parties les plus essentielles; de même que nous employons le verbe "trygan" (faire la lie) pour dire « cueillir le fruit de la vigne ». Homère désigne quelque part la vigne sous le nom de "diatrygium"; et à chaque instant il donne au vin les épithètes «d'ethops», «d'érythre » (brûlant, rouge), et non celle de « pâle » et blême », comme le fait Aristion à force de le clarifier. » 2. Aristion se mit à rire : « Non point pâle, cher ami, dit-il à Niger, ni privé de sang, mais du même goût que le miel, d'une exquise douceur : ce qui se reconnaît à première vue. Vous, au rebours, vous opinez à ce que l'on se gorge d'un liquide sombre comme la nuit, noir comme l'orage. Vous blâmez la clarification, qui, en quelque sorte, fait vomir au vin sa bile, qui le débarrasse de ce qu'il a d'enivrant, de maladif, pour le rendre un breuvage léger, incapable de nous inspirer la colère en se mêlant à nous, et semblable à celui que boivent les demi-dieux selon Homère. Car ce n'est pas au vin gros et obscur qu'il donne l'épithète d'ethops, mais à celui qui est clair et brillant; pas plus qu'il ne donne une pareille épithète à l'airain ; et il appelle pourtant ce dernier « evenor » (fortifiant) et « norops » (éblouissant). "Ainsi donc, comme le sage Anacharsis, tout en blâmant certaines autres pratiques des Grecs, approuvait l'usage du charbon, parce qu'on laisse la fumée dehors pour n'apporter que le feu dans les maisons; de même vous, qui êtes des sages, vous nous condamnerez peut-être plus sevèrement sur d'autres points. Mais si, rejetant et dissipant ce que le vin a de turbulent et de furieux, nous lui laissons sa gaieté sans avoir recours à l'artifice; si, comme pour le fer, nous en émoussons moins la trempe et la vigueur que nous ne lui enlevons sa rouille et sa crasse en vous le présentant, quelle grande faute commettons-nous? Allez-vous dire par hasard, qu'il a plus de force n'étant pas clarifié ? L'homme aussi, mon cher, a plus de force quand il est frénétique et furieux. Mais lorsque, purgé par l'ellébore ou par un régime convenable, il est revenu en son sens rassis , cette fougue et cette violence disparaît et s'efface, et la véritable force revient au corps avec la Tempérance. De même, la clarification du vin, lui ôtant ce qu'il a de batailleur et de furieux, le constitue en un état paisible et sain. "La recherche, à mon sens, est bien différente de la propreté. Des femmes qui se fardent, qui s'inondent de parfums, qui portent de l'or et de la pourpre, sont tenues pour avoir de la recherche; mais se baigner, se frotter d'huile, s'arranger les cheveux, voilà ce dont personne ne leur fait un crime. C'est cette différence que le poète indique très agréablement, à propos de la toilette de Junon: "L'ambroisie a d'abord ôté toute souillure A son corps immortel; et d'une huile pure Elle se frotte ensuite...." Voilà jusqu'où va le soin et la propreté. Mais quand la Déesse met des boucles en or, des pendants d'oreille artistement ciselés, quand elle finit par recourir aux séductions de la ceinture de Vénus, ce n'est plus qu'une recherche et une effronterie peu dignes d'une honnête épouse. Pareillement donc, ceux qui colorent le vin avec de l'aloès, ou qui l'adoucissent avec de la cannelle et du safran, le traitent comme une femme que l'on parerait pour un festin et que l'on voudrait prostituer. Au contraire, en le dépouillant de ce qu'il a d'impur et d'inutile on le tempère, on le purifie. « Autrement, vous appellerez recherche tout ce qui nous entoure : à commencer par nos maisons mêmes. Car pourquoi sont-elles crépies? pourquoi sont-elles ouvertes à l'air, du côté où elles peuvent mieux recevoir une émanation pure et jouir des derniers rayons du soleil couchant? Pourquoi chacune des coupes est-elle frottée, essuyée dans tous les sens, de manière à briller et à reluire? Ou bien, faudrait-il que la coupe n'eût aucune odeur de malpropreté et de mauvais entretien, tandis que ce qu'on y boirait serait rempli d'ordures et de saletés? A quoi bon entrer dans d'autres détails? Le travail auquel on soumet le blé lui-même pour en faire du pain, travail qui n'est autre chose qu'une épuration, voyez avec combien de soins on l'opère. Non-seulement il faut vanner le blé, le cribler, le trier, séparer les parcelles étrangères d'avec ce qui sera bon à manger; mais encore il s'agit de l'écraser pour ôter à la pâte tout ce qui serait âpre, de le cuire pour n'y rien laisser d'humide, enfin de nettoyer et de fouler cette masse de manière à la rendre mangeable. Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire à ce que la clarification, agissant sur la lie en façon de crible et de van, nettoie et purifie le vin sans qu'il y ait pour cela aucune dépense ou grand embarras? » [6,8] QUESTION VIII : Quelle est la cause de la boulimie (ou faim excessive). PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - SOCLARUS - CLÉOMÉNE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Il y a en notre pays un sacrifice national, qu'accomplissent et sur l'autel commun l'archonte et chez eux les autres citoyens. Ce sacrifice s'appelle « Bannissement de la boulimie". On prend un des esclaves de la maison, on le fouette avec des verges d'osier, ensuite on le chasse et on le jette à la porte, en disant : « Dehors la boulimie, et qu'entrent richesse et santé ! » Or l'année où je fus archonte, un grand nombre de personnes prirent part au sacrifice. Puis, lorsque les cérémonies ordinaires eurent été faites et que nous nous fûmes remis à table, on chercha d'abord l'étymologie du mot lui-même, ensuite la raison des paroles dites à l'esclave que l'on chassait; on chercha surtout ce que désignaient le fait et les circonstances accessoires. On tomba d'accord, que boulimie ("boulimos") désignait une grande ou publique famine, et surtout chez nous Grecs Éoliens, qui employons le p pour le b: car anciennement nous disions, non pas "boulimon", mais "poulimon", comme qui dirait « grande famine » . On pensa que la "boubrostis" est autre chose; et nous tirions nos conjectures des chroniques Ioniennes de Métrodore. En effet, au rapport de cet historien, ceux de Smyrne, qui anciennement étaient Éoliens, immolent à Boubrostis un taureau noir, et après l'avoir taillé en pièces ils le brûlent entièrement avec sa peau. Or comme toute faim ressemble à une maladie, surtout la bonlimie, dont l'accès détermine dans le corps des dispositions contre nature, c'est par une analogie bien raisonnée que l'on oppose d'une part à l'indigence la richesse, d'autre part à la maladie la santé. De même que le mot "nautiaô", (avoir des nausées), s'est dit d'abord de ceux qui éprouvaient sur un vaisseau et pendant une navigation des relâchements d'estomac, mais que par l'usage ce mot a depuis longtemps prévalu pour signifier tout mal de coeur, quelle qu'en fût la cause; de même, sans doute, le mot «boulimie » ayant commencé par la première acception, s'est étendu à celle qu'il a de nos jours. Voilà ce que nous recueillîmes des propos de chacun, en guise de contribution commune. 2. Mais quand nous en vînmes à déterminer la cause de la maladie, le premier embarras fut d'expliquer pourquoi la boulimie affecte particulièrement ceux qui cheminent à travers une neige épaisse, comme quand Brutus allait de Dyrrachium à Apollonie et que ce mal le mit en danger. Il y avait beaucoup de neige. Aucun de ceux qui portaient les provisions de bouche ne l'avait suivi. Le courage l'abandonnait, et il allait défaillir. Ses soldats furent obligés de courir bien vite vers les murs et de demander du pain aux ennemis qui gardaient les remparts. Dès qu'ils l'eurent reçu et porté à Brutus, leur général recouvra ses sens. Aussi se montra-t-il plein d'humanité envers tous les habitants, lorsqu'il se fut rendu maître de la ville. Cette maladie frappe également les chevaux et les ânes, principalement lorsqu'ils portent des figues ou des pommes. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ce ne sont pas les créatures humaines seulement, mais encore les bêtes de somme, dont les forces sont ranimées par le pain mieux que par toute autre nourriture. Il suffit que ces animaux en aient mangé un peu, pour qu'ils soient guéris et se remettent en marche. 3. Il se fit alors un moment de silence. Mais je songeai, que si les explications tentées par les Anciens calment en quelque sorte et satisfont les paresseux et les esprits naturellement peu doués d'intelligence, elles offrent aux hommes curieux de s'instruire une entrée toute spéciale, un encouragement, à chercher la vérité et à poursuivre ses traces. Je mentionnai donc une assertion d'Aristote, où il est dit, que quand à l'extérieur il y a eu refroidissement extrême, les parties internes éprouvent une chaleur considérable : elles subissent alors une abondante liquéfaction, qui se porte tantôt sur les jambes où elle cause des lassitudes et des pesanteurs, tantôt sur les organes principaux du mouvement et de la respiration; et il en résulte des défaillances et des faiblesses. Quand j'eus ainsi parlé, ce qui devait naturellement se produire arriva : les uns attaquèrent cette opinion les autres plaidèrent en sa faveur. » 4. Soclarus déclara parfaitement établi le principe sur lequel portait la discussion : à savoir, que ceux qui cheminent à travers la neige sont à l'extérieur notablement refroidis et comprimés. Mais, que la chaleur interne déterminât une liquéfaction se portant sur les principaux organes respiratoires, c'est ce qu'il prétendit controuvé. Il lui semblait plus probable, que la chaleur concentrée et devenue plus forte au dedans y consumait tous les aliments, et que , ceux-ci faisant défaut, la chaleur s'éteignait comme s'éteint le feu. « C'est pour cela, continuait-il, que l'on a d'abord excessivement faim, et qu'après avoir très peu mangé aussitôt on se ranime, attendu que ce que l'on vient de prendre attire en quelque sorte la chaleur. » 5. Cléomène, le médecin, prétendit que c'était improprement que dans la composition du mot « boulimie » on avait fait entrer celui de "limos" (faim), comme on compose le verbe "catapinein" de "pinein", et le verbe "anakyptein" de "kyptein". « La boulimie, dit Cléomène , n'est pas une sorte de faim, ainsi qu'on le croit, mais une affection de l'estomac, laquelle, à la suite d'une concentration de chaleur, détermine la défaillance. De même, donc, que les odeurs sont un secours contre les pâmoisons, de même le pain ranime ceux qui sont frappés de boulimie : non parce qu'ils ont besoin de nourriture, car il n'en faut que très peu pour ranimer en eux la flamme de la vie, mais parce qu'il rappelle les esprits et les forces qui s'abattent. C'est là une simple faiblesse et non de la faim, comme on le reconnaît à l'évidence par ce qui arrive aux bêtes de somme. L'odeur des figues et celle des pommes ne déterminent pas chez ces animaux le besoin de manger, mais leur causent plutôt des crispations d'estomac et des vertiges. » 6. Nous trouvâmes que cette opinion était raisonnable, mais que le principe opposé, à savoir la raréfaction, plutôt que la condensation, pouvait aussi se soutenir avec vraisemblance. Car l'esprit qui se dégage de la neige forme en quelque sorte une série de pointes et de toutes petites lames, assez incisives et assez pénétrantes pour traverser non seulement la chair, mais encore les vases d'argent et les vases de cuivre. Nous voyons, en effet, que de tels vases ne conservent point la neige. Elle disparaît en s'évaporant, et remplit les parois extérieures d'une couche humide très mince et cristallisée. C'est là tout ce que laisse cet esprit en passant insensiblement à travers les pores du métal. Or, quand on chemine à travers la neige, le même esprit vient à saisir le corps avec la vivacité de la flamme : il semble que l'on ait la peau brûlée, tant la chair est coupée et pénétrée comme par du feu. De là une raréfaction considérable se produit dans le corps. La chaleur naturelle se dégage à l'extérieur en raison de la froideur de l'esprit; et cette chaleur, en s'éteignant à la surface, provoque, avec l'évaporation, une sueur subtile comme de la rosée, de sorte que les forces se consument et s'épuisent. Si l'on reste sans faire de mouvement, il ne se dégage pas du corps une chaleur considérable. Mais toutes les fois qu'il y a eu mouvement, et mouvement assez prompt pour transformer la nourriture en chaleur, toutes les fois que cette chaleur s'est portée au dehors à travers les pores raréfiés de la chair, alors il se fait nécessairement une déperdition considérable de forces. Du reste le refroidissement, outre qu'il condense les corps, possède aussi la propriété de les fondre : c'est ce qui est évident. En effet, dans les grands hivers les lingots de plomb se fondent, notre corps éprouve des transpirations et beaucoup de gens tombent en boulimie sans pourtant être affamés. Ce sont là autant de faits d'où l'on peut arguer, que dans de tels moments les corps se raréfient et se dissolvent en eau plus qu'il ne se condensent. Or ils se raréfient en hiver, comme nous l'avons dit, par les esprits subtils qui les entourent, surtout quand la fatigue et le mouvement excite leur chaleur interne qui, appauvrie et atténuée, s'échappe abondamment et se dissipe à travers les pores. Quant à ce qui est des pommes et des figues, il est probable qu'il s'en exhale quelques esprits du même genre, de façon à subtiliser et amoindrir la chaleur des bêtes de somme. Car comme certaines substances raniment les esprits chez les uns, et certaines autres chez les autres, de même il y en a quelques-unes qui ont pour propriété naturelle de les affaiblir. [6,9] QUESTION IX : Pourquoi le Poète, en parlant des autres liquides, emploie des épithètes spéciales, et ne donne à l'huile que celle de "humide." PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Un jour fut posée aussi cette question : Pourquoi, existant un grand nombre de liquides, le Poète orne-t-il habituellement les autres d'épithètes particulières : disant que le lait est blanc; le miel, doré; le vin, vermeil; et pourquoi a-t-il bien soin de ne désigner l'huile que par la propriété qui lui est commune avec tous les autres? Pourquoi l'appelle-t-il simplement « humide «? A cela il fut répondu, que souverainement doux est ce qui l'est dans son essence, souverainement blanc ce qui l'est dans toutes ses parties; et qu'un objet a complétement telle ou telle qualification lorsqu'il ne s'y mêle rien de nature contraire : que l'on doit aussi appeler souverainement humide une substance dont aucune partie n'est sèche. C'est, en effet, ce qui arrive à l'huile. 2. Premièrement, l'uni de sa surface prouve l'égalité de toutes ses parties : car l'huile est toujours constante à produire au toucher la même sensation. Ensuite elle offre à la vue le plus limpide miroir. Il n'y a en elle aucune aspérité qui disperse la réflexion de la lumière ; et celle-ci, quelque petite qu'elle soit, est, à cause de l'humidité, renvoyée à nos yeux de tous les points de la surface de ce liquide. Au contraire le lait, et le lait seul, ne peut point refléter une image, parce qu'il est mélangé d'une grande quantité de substances terreuses. Autre propriété de l'huile : c'est elle qui fait le moins de bruit quand on la remue, parce que dans toute sa substance elle n'est qu'humidité. Les autres liquides, quand ils coulent et sont en mouvement, déterminent le choc de parties dures et terreuses qui, à cause de leur solidité, font du bruit en se heurtant. L'huile, en outre, demeure essentiellement simple et étrangère à tout mélange, parce qu'elle est d'une grande densité, n'ayant point entre ses parties sèches et terreuses de pores et de vides pour recevoir ce qui tombe. En même temps ses différentes parties, grâce à leur homogénéité, se joignent parfaitement et forment un tout continu. Quand l'huile est en écume, elle ne donne pas entrée à l'air, parce que ses molécules sont contiguës et ont une extrême ténuité. C'est ce qui est cause, aussi, qu'elle alimente le feu; et le feu se nourrit exclusivement de substances humides, les seules qui soient inflammables. Quand on brûle du bois, l'air qu'il contient s'en va en fumée, et les parties terreuses forment un résidu qui est la cendre. Les liquides seuls se consument entièrement par le feu, dont ils sont l'aliment naturel. L'eau, le vin, et les autres breuvages, sont chargés de beaucoup de terre et de limon : de sorte que quand ils tombent sur la flamme ils la divisent, et par l'effet de leurs aspérités et de leur lourdeur ils l'étouffent et l'éteignent. Mais l'huile, dont la liqueur est d'une limpidité irréprochable, se décompose à cause de sa subtilité même; et, saisie qu'elle est par le feu, elle s'enflamme aussitôt. 3. Une preuve très frappante de l'humidité de l'huile, c'est le prodigieux espace que peut en occuper une petite goutte en se répandant. Il n'y a ni miel, ni eau, ni autre liquide quelconque, dont une aussi petite quantité puisse se développer autant, et tous s'évaporent et disparaissent aussitôt, en raison de leur sécheresse. L'huile est ductile en divers sens et parfaitement moelleuse; elle se laisse conduire par tout le corps quand on s'en frotte. Elle coule le plus loin possible à cause de l'humidité de ses molécules qui s'allongent: de sorte qu'elle demeure sans qu'on puisse l'enlever facilement. Trempez un vêtement dans l'eau, il se séchera sans aucune difficulté; mais nettoyer des taches produites par l'huile n'est pas une petite affaire : car la ténuité extrême et l'humidité de cette substance font qu'elle pénètre fort avant. Le vin trempé d'eau est également plus difficile à ôter de dessus les étoffes, à ce que dit Aristote, parce qu'il est plus délié et qu'il s'insinue davantage dans les pores. [6,10] QUESTION X : Pourquoi la chair des victimes ne tarde pas à devenir tendre lorsqu'on la suspend à des branches de figuier. PERSONNAGES DU DIALOGUE : ARISTION - PLUTARQUE - AUTRES ASSISTANTS. 1. Le cuisinier d'Aristion recevait les compliments de ceux qui dînaient ensemble chez son maître, parce que, entre autres plats exquis de son métier ayant servi un coq sacrifié récemment à Hercule, il avait su le conserver aussi frais, aussi nouveau, aussi tendre, que si ce coq eût été tué depuis deux jours. Aristion ayant dit que la chose se fait sans peine si à l'instant même où l'on a égorgé l'animal on le suspend aux branches d'un figuier, nous cherchions la cause d'un tel fait. Qu'il s'exhale du figuier des émanations fortes et violentes, c'est ce qu'attestent et le témoignage des sens et cette tradition accréditée sur les taureaux, qu'attaché à un figuier, le plus difficile d'entre eux devient tranquille : il souffre qu'on le touche, et perd entièrement sa férocité, comme s'il était frappé d'une langueur soudaine. Mais on en attribuait surtout la cause et l'effet à l'acrimonie du bois. De tous Ies arbres, le figuier est celui dont le bois est le plus abondant en suc: à ce point, que la figue même et le tronc et les branches en sont tout remplis. Aussi, quand on y met le feu, rend-il une fumée très âcre; et lorsqu'il est brûlé, sa cendre donne un résidu éminemment détersif. Ce sont autant d'indices de sa chaleur. Quelques-uns pensent aussi que le suc du figuier fait cailler le lait. Non que, en raison de l'irrégularité de la forme affectée par les différentes parties du lait, ce suc les rapproche et les fasse adhérer en poussant à la surface celles qui sont unies et sphériques; mais c'est que, par sa chaleur, ce suc met en dissolution ce qui dans le lait est aqueux et plus difficile à se coaguler. Une autre preuve encore, c'est qu'un tel suc, malgré toute sa douceur, ne sert à aucun usage, et donne le plus détestable des breuvages. Ce n'est pas l'irrégularité des molécules qui détermine la cohésion entre les parties lisses, c'est la chaleur qui rapproche ce qui est froid et cru. A cela contribue aussi le sel, attendu qu'il est chaud ; mais, contrairement à ce qu'on dit de sa propriété prétendue de resserrer et de rapprocher, le sel est de sa nature essentiellement actif pour dissoudre. Le figuier donc exhale un esprit chaud, âcre, incisif : et c'est cet esprit qui attendrit et rend mûre la chair du volatile. L'effet serait le même, à enterrer le coq dans un tas de blé ou à le confire dans du nitre : ce serait toujours la chaleur qui agirait. La preuve que le blé a quelque chose de chaud est fournie par les amphores. Si on les enfouit dans du blé, le vin qu'elles renferment est consumé au bout de très peu de temps.