[0] Préceptes conjugaux. Plutarque à Pollianus et à Eurydice, salut. Après la cérémonie, légalement instituée par nos pères, de laquelle la prêtresse de Cérès vous a fait l'application quand elle vous a renfermés ensemble, je pense que ce discours, adressé simultanément au jeune couple pour s'associer à son hymen, peut avoir aussi quelque utilité en même temps qu'il offre de l'analogie avec l'accent de la loi. En effet, parmi les modes de musique il y en avait un qui s'exécutait sur la flûte, et que l'on appelait hippothore parce qu'il rendait, à ce qu'il semble, les chevaux plus ardents à s'accoupler. De même, au milieu des nombreux et beaux préceptes que présente la philosophie, ceux qu'elle donne pour le mariage ne sont pas les moins dignes d'attention, étant bien propres à exercer un enchantement sur des époux qui viennent d'associer leur existence, et à leur inspirer une douceur et une mansuétude réciproque. Des discours que vous avez, l'un et l'autre, souvent entendus lorsque vous vous nourrissiez accidentellement de philosophie, j'ai donc réuni les points capitaux dans de certaines similitudes brièvement formulées afin qu'elles soient plus faciles à bien retenir. Je vous les envoie pour commun présent à tous deux, en souhaitant que les Muses assistent et secondent Vénus auprès de vous. Car si l'office des premières de ces déesses est de bien accorder une lyre ou une cithare, il n'est pas moins convenable pour elles d'assurer entre époux et dans un ménage le parfait accord au moyen de la parole, de la bonne intelligence et de la philosophie. Les anciens, en effet, placèrent Vénus et Mercure sur un même piédestal, afin de montrer que les joies du mariage ont surtout besoin de la parole, et ils rapprochèrent de même la déesse Pitho et les Grâces , afin que par la persuasion les époux obtiennent ce qu'ils veulent les uns des autres, sans se combattre et sans se plaire aux querelles. [1] Solon ordonnait que la jeune mariée avant de partager la couche de son époux eût mangé un bon morceau de coing : donnant à comprendre sans doute, que par son haleine en même temps que par sa voix il faut qu'elle offre un premier attrait, qui se joigne agréablement à l'ensemble de ses charmes. [2] En Béotie, quand on a mis le voile à la nouvelle mariée on la couronne d'asperge sauvage, parce que cette plante donne, du milieu d'une tige très épineuse, un fruit très agréable. Ainsi la jeune épouse, si son mari ne se décourage et ne se rebute pas de ses premières rigueurs et de ses premiers dédains, lui fera goûter les douceurs de la plus agréable compagnie. Mais ne pouvoir supporter les révoltes opposées d'abord par les jeunes vierges, c'est vouloir, parce que le raisin a été vert, en abandonner aux autres la grappe quand il est mûr. De leur côté, beaucoup de jeunes femmes ayant pris leur mari en aversion à cause des premières tentatives de ceux-ci, ressemblent à des gens qui, après avoir subi la piqûre de l'abeille, lâchent le gâteau de miel. [3] C'est au commencement, surtout, que les nouveaux mariés doivent éviter les différends et les querelles. Ils voient, en effet, que les vases en bois récemment confectionnés se désunissent d'abord très facilement au premier choc venu, mais lorsque le temps a bien consolidé leurs jointures, le fer et la flamme ont beaucoup de peine à les disjoindre. [4] De même que le feu prend très facilement à de la paille, à de la molène, à des poils de lièvre, mais qu'il s'éteint aussi très vite s'il ne saisit pas d'autres matières propres à le soutenir et l'alimenter; ainsi chez de nouveaux mariés, le vif amour qu'allument le corps et la beauté extérieure doit être regardé comme peu durable et peu solide, à moins que s'appuyant sur la sensibilité morale, et pénétrant jusqu'à la partie pensante, cet amour ne prenne le caractère d'une affection de l'âme. [5] A la pêche faite au moyen d'appâts auxquels on a mêlé certaines drogues, on attrape et on prend facilement le poisson; mais ces appâts le rendent immangeable et dangereux. De même les femmes qui préparent certains philtres, certains enchantements destinés à leurs maris, et qui subjuguent ceux-ci par la volupté, se trouvent vivre avec des hommes frappés d'abrutissement, de démence et de corruption. Car Circé, non plus, ne tira aucun avantage des hommes qu'elle avait ensorcelés. Devenus ânes et pourceaux, elle ne les employa pour quoi que ce fût. Mais Ulysse, qui était sensé et conservait auprès d'elle sa raison, lui inspira un violent amour. [6] Les femmes qui veulent être maîtresses de maris insensés plutôt que d'en écouter de raisonnables, ressemblent à des gens qui dans une route aimeraient mieux conduire et diriger des aveugles que suivre ceux qui sauraient le chemin et qui verraient clair. [7] Elles ne veulent pas croire que Pasiphaé, qui avait un roi pour époux, soit devenue amoureuse d'un taureau; et pourtant elles en voient quelques-unes, fatiguées de maris austères et graves, se livrer plus volontiers à des êtres dont le mobile est l'intempérance et la luxure, comme à des chiens ou à des boucs. [8] Ceux qui, trop faibles ou trop mous, ne peuvent s'élancer sur leurs chevaux, les dressent à plier les genoux et à se courber jusqu'à terre. De même quelques-uns de ceux qui ont épousé des femmes de qualité ou des femmes riches, se plaisent, au lieu de se rendre eux-mêmes plus honnêtes, à les amoindrir et à les rabaisser, espérant qu'ils seront plus facilement maîtres d'elles lorsqu'elles auront été humiliées et ravalées. Or, de même qu'à un cheval, il faut maintenir à sa femme et sa hauteur et la dignité qui lui est propre, tout en faisant usage de la bride. [9] Toutes les fois que la lune est éloignée du soleil, nous la voyons lumineuse et brillante ; mais- elle s'obscurcit et se cache à mesure qu'elle s'approche de lui. Au contraire la femme sage doit paraître quand elle est en compagnie de son époux, mais garder le logis et se tenir cachée quand il est absent. [10] C'est à tort qu'Hérodote a dit : "La femme, en se dépouillant de sa tunique, se dépouille aussi de sa pudeur." Car, au contraire, la femme honnête se fait alors un vêtement de cette pudeur même; et plus deux époux s'aiment tendrement, plus ils professent à l'égard l'un de l'autre un respect qui est le gage de cette tendresse. [11] De même que si l'on prend deux sons qui soient d'accord, c'est l'intonation du plus grave qui se produit, de même, dans une maison où règne la sagesse, tout acte s'exécute à la vérité par le consentement des deux époux, mais ne met en lumière que l'autorité et la décision du mari. [12] Le soleil remporta la victoire sur Borée. En effet, plus le vent s'efforçait d'enlever le manteau et soufflait avec éclat, plus l'homme en resserrait les plis et le tenait enveloppé autour de son corps. Mais lorsqu'après le vent ce fut le soleil qui fit sentir son ardeur, l'homme réchauffé, puis ensuite brûlé, se dépouilla non seulement de son manteau mais encore de sa tunique. Ainsi font la plupart des femmes. Si les maris veulent qu'elles renoncent au luxe et à un faste coûteux, elles combattent opiniâtrément et s'irritent. Mais s'ils les persuadent par le langage de la raison, elles y renoncent paisiblement, et reviennent à une juste mesure. [13] Un sénateur ayant donné à sa femme un baiser en présence de sa fille, Caton le bannit du Sénat. Ce fut trop rigoureux peut-être. Pourtant, s'il est honteux en effet que devant témoins des époux se caressent, s'embrassent, s'étreignent, comment ne l'est-il pas davantage que devant témoins ils se querellent et s'injurient? Il faut tenir secrets ses ébats et ses tendresses avec sa femme; et de même, ce n'est pas en public et devant le monde que l'on doit lui adresser des admonitions ou des reproches et lui dire tout ce que l'on a sur le coeur. [14] Comme un miroir enrichi d'or et de pierreries n'est d'aucune utilité s'il ne donne pas la ressemblance, ainsi une épousée riche n'apporte non plus aucun avantage à moins qu'elle ne rende sa vie et ses moeurs semblables et conformes à celles de son mari. Si quand on est joyeux le miroir présente une mine refrognée, quand on est mécontent et maussade, un visage gai et sémillant, c'est un miroir infidèle et qui ne vaut rien. Pareillement une femme est détestable à force de manquer d'à propos, si elle prend un visage farouche quand son mari se dispose à plaisanter et à être aimable, si elle se met à plaisanter et à éclater de rire quand il est occupé d'affaires sérieuses. Dans le premier cas elle prouve qu'elle est sans aménité, dans l'autre, qu'elle tient peu compte de son mari. Il faut que, comme les lignes et les surfaces, au dire des géomètres, ne se meuvent pas d'elles-mêmes et suivent le mouvement des corps, de même la femme n'ait aucune affection qui lui soit personnelle, mais que, partageant les dispositions de son époux, elle soit avec lui sérieuse ou enjouée, réfléchie ou riante. [15] Comme ceux qui voient d'un oeil mécontent leurs femmes manger et boire avec eux dans des festins leur enseignent ainsi à se gorger quand elles sont seules ; de même ceux qui jamais ne sont gais avec leurs femmes et ne partagent point avec elles leurs divertissements et leurs ris, leur enseignent à chercher à l'écart de leurs maris des plaisirs qu'elles goûteront sans eux. [16] L'usage des rois de Perse est que quand ils soupent leurs femmes légitimes prennent place à leur côté et qu'elles mangent avec eux. Mais lorsqu'ils veulent se livrer au plaisir et s'enivrer, ils les renvoient et font venir des musiciennes et des courtisanes. C'est là convenablement agir, parce qu'ils n'associent pas leurs compagnes légitimes à des scènes de désordre et à des orgies. Si donc, pour parler de simples particuliers, un mari incapable de résister au plaisir et ne sachant pas régler sa conduite commet quelque faute avec une maîtresse ou quelque petite servante, il faut que sa femme n'en conçoive ni indignation ni chagrin : elle se dira, que c'est parce qu'il a du respect pour elle qu'il se livre avec une autre à l'ivrognerie, au libertinage, au scandale. [17] Les rois qui aiment la musique font naître de nombreux musiciens; ceux qui aiment l'étude, force savants; ceux qui aiment les luttes d'athlètes, beaucoup d'amateurs des exercices gymnastiques. Pareillement un mari amoureux de sa personne inspire à sa femme le goût de la toilette ; s'il est passionné pour le plaisir, il fait d'elle une femme galante, une libertine; et s'il est vertueux et honnête, il la rend sage et modeste. [18] Une jeune femme lacédémonienne à qui l'on demandait si son mari l'avait déjà eue : "Non", répondit-elle, "c'est moi qui l'ai eu." Telle il faut, à mon sens, que soit la conduite de l'épouse légitime. Elle ne doit pas fuir et trouver mauvaises les avances de ce genre qui sont faites par son mari, mais elle ne doit pas non plus prendre l'initiative. L'un serait le propre d'une courtisane, d'une effrontée, l'autre, celui d'une femme hautaine et qui manque de tendresse. [19] Il ne faut pas qu'une épouse se fasse des amis particuliers : ceux de son mari doivent être aussi les siens. Or puisque les dieux sont les premiers, les plus grands amis, il convient que les dieux auxquels croit l'époux soient également les seuls que révère et connaisse la femme. A des dévotions minutieuses, à des superstitions étrangères elle fermera la porte de son logis : car aucun dieu ne saurait agréer les hommages offerts à la dérobée par une femme et en cachette de son mari. [20] Platon dit qu'une ville est heureuse et fortunée quand on n'y entend pas dire : « Ceci est à moi, cela n'est point à moi », parce que les citoyens y jouissent en commun, et dans toute l'étendue possible, des choses qui ont quelque importance. Mais c'est du mariage, encore bien plus scrupuleusement, qu'il faut bannir de semblables manières de parler. Du reste, comme les médecins disent que les coups reçus aux parties gauches du corps répondent dans celles qui sont à droite, de même la femme doit par sympathie ressentir les affections de son époux, et plus encore l'époux, celles de sa femme, afin que, à l'image des noeuds qui prennent une force mutuelle de leur entrelacement, la tendresse réciproque des deux époux garantisse de part et d'autre la solidité de leur union. Pourquoi la nature nous mêle-t-elle par nos corps? C'est pour que, prenant une part à un sexe, une part à l'autre, et les ayant confondues, elle rende commun à tous deux le résultat; de telle sorte qu'on ne puisse déterminer ni distinguer ce qui est à l'un de ce qui est à l'autre. Cette communauté de biens est essentiellement convenable entre époux. Ayant confondu et mêlé en une seule fortune la totalité de ce qu'ils ont, ils doivent penser non pas qu'une part appartienne en propre à l'un, une part en propre à l'autre, mais être convaincus que tout leur en est commun, que rien ne leur en est étranger. Comme le vin trempé est toujours, quoique l'eau y domine, appelé du vin, ainsi la fortune et la maison doivent être sous le nom du mari, même quand la femme a contribué par un plus gros apport. [21] Hélène aimait les richesses, et Pâris, la volupté ; Ulysse était prudent, et Pénélope était chaste. C'est pourquoi le mariage de ceux-ci fut souverainement heureux et digne d'envie, tandis que l'union des premiers attira sur les Grecs et sur les Barbares une Iliade de maux. [22] Un Romain admonesté par ses amis pour avoir répudié sa femme qui était sage, riche et belle, allongea devant eux son soulier : «Vous voyez qu'il est bien fait, dit-il, « et à la dernière mode ; mais personne ne sait à quel endroit il me blesse.» Eh bien, une femme doit compter non pas sur sa dot, ni sur sa naissance, ni sur sa beauté, mais sur ce qui la met plus étroitement en contact avec son mari, à savoir sur son propre commerce, sur son caractère et sur ses façons de se comporter avec lui. Loin de rendre journellement cette épreuve dure et fâcheuse, il faut qu'elle y apporte un esprit de concorde, de la gaieté et de la tendresse. Car, de même que les médecins redoutent plus les fièvres qui s'engendrent de causes occultes et insensiblement amassées que celles qui ont une grande et bien visible raison d'être, de même ces petites querelles quotidiennes et incessamment renouvelées, que le plus grand nombre ne voit pas, détachent davantage deux époux l'un de l'autre et leur rendent plus odieuse la vie commune. [23] Le roi Philippe était amoureux d'une Thessalienne que l'on accusait de se l'attacher par des sortiléges. Olympias s'empressa donc de faire saisir cette femme et de l'avoir entre ses mains. Mais lorsque, ayant paru devant la reine, elle l'eut frappée par sa beauté, par son air de noblesse, par la dignité et le bon sens de son langage : «Qu'on ne me parle plus», dit Olympias, «de ces calomnies : car vous portez en vous-même vos sortiléges». C'est donc un pouvoir irrésistible que celui d'une femme, et d'une femme légitime, lorsque, ayant placé en elle tous ses avantages, dot, naissance, enchantements, ceinture même de Vénus, elle travaille à s'assurer par son caractère et par sa vertu la tendresse de son mari. [24] Une autre fois Olympias apprit qu'un jeune seigneur de la cour avait épousé une femme très belle, mais de mauvaise réputation : «Il n'a pas le sens commun», dit-elle : «autrement, il ne se serait pas marié par les yeux» Or, ce n'est ni par ses yeux qu'il faut se marier ni par ses doigts, comme ceux qui, calculant ce qu'une femme leur apporte, la prennent sans s'inquiéter de quelle manière ils vivront ensemble. [25] Socrate voulait que parmi les jeunes gens qui ont l'habitude de se regarder au miroir, ceux qui sont laids corrigeassent ce désavantage par leur vertu, et que ceux qui ont de la beauté se gardassent d'en ternir le charme par des vices. Eh bien, il est convenable qu'une femme mariée, toutes les fois qu'elle tient un miroir dans ses mains, se dise en elle-même quand elle est laide : « Que sera-ce donc, si en outre je manque de pudeur» et, quand elle est belle : «Que sera-ce donc, si je suis sage ! » Car il est plus honorable pour une femme d'être, malgré sa laideur, aimée à cause de son caractère que si c'était à cause de la beauté. [26] Aux filles de Lysandre des robes et des parures du plus grand prix avaient été envoyées par le Tyran de Sicile. Mais Lysandre ne les accepta pas : « Ces présents », dit-il, «rendraient laides mes filles plutôt qu'ils ne les embelliraient.» Avant Lysandre Sophocle avait exprimé la même pensée: Loin de t'orner, cette parure, Malheureux ! te déparerait, Et mieux encore à tous elle signalerait Ta stupide et brute nature. «J'appelle parure», disait Cratès, «tout ce qui embellit; et la vraie parure d'une femme, c'est ce qui la rend plus décente. Eh bien, c'est là ce que ne sauraient produire ni l'or, ni les émeraudes, ni la pourpre, mais bien un ensemble qui présente l'épouse entourée de noblesse, de dignité et de pudeur». [27] Ceux qui sacrifient à Junon Nuptiale ne lui offrent pas le fiel avec les autres parties de la victime : ils le détachent et le jettent au pied de l'autel. Celui qui a institué cette pratique donne à entendre par là qu'il ne doit jamais y avoir dans le mariage ni fiel ni colère. Sans doute chez une femme mariée il faut de la sévérité de principes; mais je veux que cette austérité ressemble au vin qui, tout en étant un peu rude, doit être salutaire et agréable, et n'avoir pas l'amertume et la saveur médicinale de l'aloès. [28] Platon disait à Xénocrate, dont l'humeur était trop grave et qui était d'ailleurs plein de vertus : «Sacrifiez aux Grâces, je vous le conseille.» Je crois pareillement qu'une femme vertueuse a, plus qu'une autre, besoin des Grâces auprès de son mari : afin, comme disait Métrodore, qu'elle éprouve de l'agrément à demeurer avec lui et qu'elle ne soit pas furieuse d'être honnête femme. Il ne faut pas que, pour tenir à la simplicité, elle néglige d'être propre, et que, pour être dévouée à son mari, elle s'abstienne de lui donner des marques de tendresse; car l'humeur revêche rend odieuse la vertu d'une femme, autant que sa malpropreté dégoûterait de son économie. [29] La femme qui se fait scrupule de rire ou de plaisanter devant son époux dans la crainte de paraître trop hardie et sans retenue, ne diffère pas de celle qui, pour n'avoir pas l'air de se parfumer les cheveux, s'abstiendrait même d'huile, et qui, de peur de paraître fardée, ne se laverait même pas le visage. Nous voyons que les poètes et les orateurs qui veulent éviter dans leur style la trivialité, la bassesse et le mauvais ton s'appliquent avec soin, par le fond même du sujet, par une heureuse disposition de ses parties, par de fidèles peintures de moeurs, à séduire et à entraîner ceux qui les lisent ou les écoutent. C'est pourquoi une femme mariée fera bien, il est vrai, de fuir et de repousser tout manége superflu qui sent la courtisane et n'est que pour l'ostentation ; mais elle n'en déploiera qu'avec plus d'empressement auprès de son mari les grâces de son caractère et de son commerce, pour qu'il s'habitue à concilier l'honnêteté avec le plaisir. Que si elle est d'un naturel austère, exclusif, ennemi de toute joie, il faut que son mari se résigne sagement ; et de même que Phocion, à qui Antipater voulait commander une chose indigne d'un honnête homme et inconvenante, lui répondit : «Vous ne sauriez m'avoir pour ami et pour flatteur"; de même le mari d'une femme vertueuse mais rigide se dira : «Je ne puis faire d'elle à la fois mon épouse légitime et ma maîtresse.» [30] Les Égyptiennes, d'après une loi de leur pays, n'avaient pas le droit de porter de chaussures : c'était pour qu'elles gardassent la maison toute la journée. Mais qu'à la plupart des femmes on enlève leurs chaussures rehaussées d'or, leurs colliers, leurs bracelets, leur pourpre et leurs perles, elles resteront au logis. [31] Théano, en se revêtant de sa robe, avait laissé voir son poignet. "Le beau bras ! s'écria quelqu'un". "Oui", dit-elle, «mais il n'est pas à tout le monde.» Ainsi que le bras, il faut que les discours d'une femme honnête ne soient pas pour tout le monde. L'émission de sa voix est en quelque sorte une nudité, dont elle doit rougir et se garder devant les personnes du dehors. Car ses sentiments, ses moeurs et ses dispositions se découvrent quand elle vient à parler. [32] La Vénus des Éléens, ouvrage de Phidias, avait le pied sur une tortue. C'était un symbole, signifiant que l'office des femmes est de rester à la maison et de garder le silence. Il faut qu'elles parlent ou à leurs maris, ou par l'intermédiaire de leurs maris; et elles doivent ne pas trouver mauvais que ce soit par cet organe étranger, comme un joueur de flûte, qu'elles fassent entendre un son plus grave que le leur. [33] Les gens riches et. les souverains qui prisent les philosophes se rehaussent en même temps qu'ils les honorent; mais les philosophes qui font leur cour aux riches et aux puissants se dégradent sans donner plus de relief à leurs protecteurs. C'est ce qui arrive également pour les femmes. Quand elles se soumettent à leurs maris on les a en estime; mais si elles veulent commander, elles se dégradent plus que ceux qui subissent leur joug. Oui, c'est à l'époux de conserver le pouvoir sur sa femme : non pas comme le maître sur son esclave, mais comme l'âme sur le corps, en partageant avec sa moitié toutes ses affections et ne faisant qu'un avec elle à force de tendresse. Et de même qu'il est possible de prendre soin du corps sans être l'esclave des voluptés et des désirs dont il est avide, ainsi l'on peut conserver l'autorité sur sa femme tout en étant agréable et complaisant pour elle. [34] Entre les corps, disent les philosophes, les uns se composent de parties distinctes, comme une flotte, une armée; les autres, de parties jointes entre elles, comme une maison, un navire ; d'autres enfin se confondent en une sorte d'unité qui les fait exister ensemble, comme est le corps de chaque animal. Il en est à peu près de même des époux. Les mariages qui se font par amour représentent l'unité primitive et inséparable ; ceux qui se font en vue de la dot ou des enfants représentent les parties qui ont été jointes ensemble ; enfin les mariages où l'on couche seulement sous le même toit, mariages desquels on pourrait dire que les époux habitent mais ne vivent pas ensemble, ces mariages, dis-je, figurent les corps composés de parties distinctes. Or, comme les physiciens disent que les liquides se mélangent entre eux par toutes leurs molécules, il faut que pareillement deux époux se confondent l'un avec l'autre et par leur corps, et par leurs richesses, et par leurs amis et par leurs parents. En effet le législateur Romain défend aux conjoints de se faire des donations mutuelles, non pour empêcher qu'ils reçoivent rien l'un de l'autre, mais afin qu'ils regardent tout ce qu'ils ont comme étant commun entre eux. [35] A Leptis, ville d'Afrique, un usage national veut que le lendemain des noces la nouvelle épouse envoie chez la mère de son mari demander une marmite. Celle-ci ne la donne pas et répond qu'elle n'en possède point. C'est afin que, dès le commencement, elle sache que sa belle-mère est pour elle une marâtre, et que, si ultérieurement il survient quelque plus âpre rudesse, elle n'en conçoive ni indignation ni courroux. Il faut que dans ces prévisions une jeune femme évite tous les prétextes. La belle-mère est naturellement jalouse de l'amour de son fils; et le seul moyen de calmer cette jalousie, c'est de s'assurer personnellement la tendresse de son époux sans le détacher de sa mère ni diminuer la tendresse qu'il porte à celle-ci. [36] Il semble que les mères aiment davantage leurs fils parce qu'ils peuvent devenir leurs protecteurs, et les pères, leurs filles, parce qu'elles ont besoin de la protection paternelle. Cette différence provient peut-être aussi de ce que les époux, par suite de l'estime qu'ils se portent, veulent manifester plus d'inclination et de tendresse en faveur de l'enfant dont le sexe est celui de leur conjoint. Il est possible que ce soit là une explication sans importance; mais, à coup sûr, une femme fait preuve de bon goût si elle montre plus d'empressement à honorer les parents de son mari que les siens propres, si c'est à eux qu'elle va porter les chagrins qu'elle peut avoir, en les cachant à sa propre famille. Car montrer de la confiance et de l'attachement, c'est inspirer soi-même l'attachement et la confiance. [37] Les généraux grecs qui étaient dans l'armée de Cyrus ordonnèrent aux soldats de recevoir l'ennemi en silence s'il venait les attaquer en criant, et au contraire s'il chargeait sans rien dire de le repousser avec de grands cris. De même les femmes sensées qui voient leurs maris en colère subissent avec un profond silence leurs vociférations, et quand ils se taisent elles leur parlent, les consolent et finissent par les calmer. [38] C'est avec raison qu'Euripide blâme ceux qui jouent de la lyre quand le vin coule à flots : car ce serait dans les moments de colère et de deuil qu'il faudrait implorer le secours de la musique, plutôt que d'énerver encore ceux qui se livrent à la volupté. Vous, mes amis, croyez bien que c'est commettre une faute que de coucher ensemble pour goûter du plaisir, et de faire lit à part quand on a eu quelque violente querelle et quelque différend. N'est-ce pas alors surtout que l'on doit faire intervenir Vénus? Elle est pour ces maux passagers le meilleur médecin; comme le poète l'enseigne quelque part, quand il met dans la bouche de Junon ces paroles : "Et je terminerai leur querelle fâcheuse En les réunissant dans leur couche amoureuse". [39] Sans doute il faut, en toute circonstance, que la femme évite d'offenser son mari, et, le mari, sa femme; mais ils doivent s'en défendre principalement quand ils reposent et sont couchés ensemble. Une femme qui était près d'enfanter et qui supportait péniblement les douleurs, se voyant mettre sur le lit : "Comment le lit", s'écria-t-elle, «pourrait-il guérir un mal dont j'ai été atteinte sur le lit?» Pourtant les querelles, les injures, les emportements que fait naître le lit, ne peuvent guère facilement s'apaiser en un autre temps ni dans un autre lieu. [40] Hermione semble dire quelque chose de bien vrai lorsqu'elle s'écrie : "De femmes sans honneur L'entrée en ma maison a causé mon malheur". Or ce n'est pas simplement leur entrée qui produit ces résultats; ils éclatent quand non seulement la porte de l'épouse, mais encore ses oreilles se trouvent, en même temps qu'à de telles femmes, ouvertes à des querelles, à des soupçons jaloux contre son mari. Alors surtout celle qui a du bon sens doit se les boucher, et se garder, afin de ne pas attiser encore le feu, d'entendre ce qu'on lui chuchotte tout bas. Elle doit avoir présente à la pensée cette parole de Philippe. On rapporte que ses amis voulaient l'exciter contre les Grecs, parce que, comblés de ses bienfaits, ils parlaient mal de lui : "Que sera-ce donc", répondit-il, «si je leur fais aussi du mal !» Ainsi, quand ces méchantes langues viendront vous dire que votre mari vous fait du chagrin, à vous qui l'aimez tant et qui êtes si sage, répondez-leur : "Que sera-ce donc si je me mets à le haïr aussi et à me conduire mal à son égard !" [41] Le maître d'un esclave fugitif l'ayant revu au bout de quelque temps courut à sa poursuite, et l'esclave, qui avait gagné de vitesse, se réfugia dans un moulin : «En quel autre lieu», lui dit-il, a aurais-je mieux aimé te voir que dans celui-ci?» Eh! bien, qu'une femme qui s'inscrit en demande de divorce et dont le mécontentement est au comble se dise à elle-même : «Est-il position où une rivale fût plus heureuse de me voir? Puis-je mieux la satisfaire que si je me fâche et me brouille avec mon mari, que si j'abandonne ma maison et même le lit nuptial?» [42] Les Athéniens pratiquent trois labourages sacrés : le premier à Scyros, en souvenir de la plus ancienne date à laquelle remonte l'agriculture; le deuxième à Raria; le troisième sous les murs de la citadelle à l'endroit appelé Buzygie. Or, plus que tous ces labours est sacré celui du mariage, qui sème et qui féconde en vue de la procréation des enfants. Sophocle a eu raison d'appeler Vénus « la fructueuse Cythérée ». Aussi l'époux et la femme doivent-ils s'imposer les scrupules les plus rigoureux, s'abstenant de tout commerce profane et illégitime avec d'autres, se gardant de semer là où ils ne veulent pas se voir naître de fruits, puisque si ces fruits venaient à se produire, l'un et l'autre ils auraient à en rougir et à les dissimuler. [43] L'orateur Gorgias ayant lu aux Grecs en pleins jeux olympiques un discours sur la concorde : « En voilà un », dit Mélanthus, "qui nous prêche la concorde, et à trois qu'ils sont dans son intérieur, sa femme, sa servante et lui, il n'a pu persuader de vivre en bon accord." Il paraît qu'effectivement Gorgias aimait la servante et que la femme était jalouse de celle-ci. Il faut donc établir le bon accord dans sa maison, si l'on se propose de le faire régner dans les assemblées publiques et entre ses amis : car il semble que les torts des femmes transpirent plus dans le public que les fautes commises par les maris contre les femmes. [44] Le chat, dit-on, est agité par l'odeur des parfums au point d'entrer en fureur. S'il arrivait aux femmes d'être ainsi révoltées et mises hors d'elles-mêmes par les parfums, les maris seraient bien coupables de ne pas s'abstenir d'odeurs et de voir de sang-froid leurs femmes incommodées pendant qu'ils se procurent un court plaisir. Mais puisqu'elles éprouvent ainsi de la souffrance, non pas quand leurs maris se parfument, mais quand ils fréquentent d'autres femmes il y a de l'injustice à chagriner si profondément sa femme en vue d'un petit plaisir et à lui porter le trouble dans le coeur. Ne les mettons pas dans la situation des abeilles qui, à ce qu'il paraît, s'irritent et se portent avec fureur contre ceux qui arrivent près d'elles en sortant de la couche d'une femme. Soyons irréprochables et purs de tout commerce adultère quand nous nous présenterons devant notre épouse légitime. [45] Ceux qui s'approchent des éléphants ne prennent jamais de vêtements blancs, ni ceux qui s'approchent des taureaux, de vêtements rouges, parce que ce sont des couleurs qui effarouchent ces animaux plus que toutes les autres. Les tigres, quand ils entendent autour d'eux le bruit du tambour, entrent, dit-on, dans une fureur complète et se déchirent eux-mêmes. Puisqu'il y a donc aussi des hommes pour qui la vue de vêtements d'écarlate et de pourpre est insupportable, d'autres, que le bruit des cymbales et des tambours rend malheureux, que peut-il y avoir de si pénible pour leurs femmes à s'abstenir de ces bruits ou de ces vêtements, à ne pas troubler et irriter leurs maris, et à vivre avec eux dans le calme et la douceur? [46] Une femme que Philippe entraînait malgré elle lui dit : « Lâchez-moi ! toutes les femmes sont les mêmes une fois la lampe enlevée ». Ces paroles peuvent s'adresser parfaitement aux adultères et aux libertins. Mais la femme mariée ne doit pas, surtout lorsqu'a disparu la lumière, être la même que les premières venues d'entre les créatures. Quand son corps ne peut plus être vu, il faut qu'elle brille encore par la sagesse, la fidélité exclusive à son mari, la régularité et la tendresse conjugale. [47] Platon recommandait plus particulièrement aux vieillards de respecter les jeunes gens, afin que ceux-ci, de leur côté, portassent honneur et révérence à la vieillesse : car si les hommes âgés perdent la pudeur, les jeunes gens, pensait-il, n'auront plus ni honte ni réserve. Le mari doit se rappeler constamment cette recommandation, et ne respecter personne plus qu'il ne respecte sa femme, convaincu que la chambre nuptiale deviendra pour elle une école de pudeur ou une arène de lubricité. Mais celui qui, tout en jouissant de ces plaisirs, les interdit à sa compagne, ne diffère en rien, selon moi, de celui qui lui ordonnerait de combattre des ennemis auxquels il se serait déjà rendu. [48] Pour ce qui tient à l'amour de la parure, ma chère Eurydice, lisez les conseils que Timoxène écrivait à Aristylla sur cette matière, et tâchez de les graver dans votre mémoire. Et vous, le mari, ne croyez pas que votre femme doive s'abstenir de frivolités et de dépenses si elle voit que vous ne vous en priviez pas vous-même dans les autres choses : si elle voit que vous aimiez à faire dorer votre vaisselle, à enrichir de peintures vos appartements, à donner à vos mules des caparaçons, à vos chevaux des colliers; car de l'appartement des femmes il n'est pas possible de bannir le luxe lorsqu'il règne de tous côtés dans l'appartement du mari. Puisque maintenant, Pollianus, vous êtes en âge de pratiquer la philosophie, ornez votre âme des vérités qu'elle présente appuyées de preuves et de démonstrations. Recherchez et fréquentez ceux dont la parole est salutaire. Puis, dans l'intérêt de votre femme, réunissez de toutes parts ce qui est profitable, comme font les abeilles, et le portez dans votre sein, pour en donner communication à votre moitié, pour en converser avec elle en lui rendant chers et familiers les meilleurs discours: "Car vous lui tenez lieu d'un père, d'une mère, D'un frère qu'elle adore - - -" Il n'est pas moins honorable d'entendre sa femme dire : "Cher époux, tu es pour moi un guide, un philosophe, un maître, et tu m'enseignes ce qu'il y a de plus beau et de plus divin." Le premier avantage d'études de ce genre, c'est qu'elles tiennent les femmes éloignées de passe-temps indignes d'elles. Une épouse, en effet, rougira de figurer dans une danse si elle est sous le charme des discours d'un Platon et d'un Xénophon. Que l'on vienne dire : « Je vais faire descendre la lune », elle rira de l'ignorance et de la sottise des femmes qui croiront à ces promesses, parce qu'elle n'est pas étrangère à l'astronomie et qu'elle a entendu conter l'histoire d'Aganice, fille du Thessalien Hégétor. Comme cette Aganice connaissait la cause des éclipses complètes de lune et prévoyait d'avance le moment où il arrive à cet astre d'entrer dans l'ombre de la terre, elle abusait les autres femmes en leur persuadant qu'elle faisait descendre la lune. On ne dit pas qu'une femme ait jamais mis le moindre enfant au monde sans le concours d'un homme ; et ces informes foetus, ces masses de chair qui grossissent dans le sein de quelques-unes et empruntent leur consistance à la corruption, sont appelées des môles. Eh bien, il faut avoir l'oeil à ce qu'il ne s'en produise pas d'analogues dans leurs âmes. Or, si elles ne reçoivent pas des germes précieux de connaissances, si elles ne participent pas à l'instruction de leurs maris, elles enfanteront, seules et réduites à elles-mêmes, une foule de passions, de projets, dont la perversité égalera l'extravagance. Et vous, Eurydice, tâchez de vous nourrir principalement des maximes émanées des femmes les plus célèbres par leur sagesse et leur vertu ; ayez toujours à la bouche les principes que vous receviez de nous quand vous étiez jeune fille, de manière à faire les délices de votre mari et l'admiration des autres femmes, grâce à une si noble, à une si honorable parure qui n'aura coûté aucune dépense. Les perles de telle dame opulente, les tissus de soie de telle étrangère, vous ne pourriez ni vous les procurer ni vous en vêtir sans les acheter fort cher. Mais les parures d'une Théano, d'une Cléobuline, d'une Gorgo la femme de Léonidas, d'une Timoclée la soeur de Théagène, d'une Claudia cette vestale de l'antiquité, d'une Cornélie l'épouse de Scipion, de toutes celles enfin qui se sont rendues dignes d'admiration et de célébrité, ces parures, dis-je, on peut les porter sans qu'il en coûte rien, et en rehausser sa personne de manière à mener une existence à la fois fortunée et glorieuse. En effet, si Sapho se montra fière de son talent poétique au point d'écrire à une femme opulente les vers que voici : "Te voilà descendue aux ombres éternelles Sans laisser aucun souvenir : Car tu n'as pas cueilli les roses immortelles Que le Parnasse voit fleurir"; comment n'aurez-vous pas, mieux encore, le droit d'être fière et glorieuse de vous-même, lorsque vous aurez cueilli non pas les roses, mais les fruits que les Muses produisent, et dont elles gratifient ceux qui se passionnent pour la philosophie et l'instruction ?