[1] (1) Voilà, dans ce que nous avons pu apprendre sur Thésée et Romulus, ce qui nous a paru digne de mémoire. Comme on le voit d'abord, c'est par choix, sans contrainte, que Thésée, qui pouvait succéder à son aïeul dans un assez grand royaume et vivre tranquillement à Trézène, entreprit de son propre mouvement de grandes réalisations. Romulus, au contraire, s'y vit forcé pour fuir l'esclavage et le châtiment dont il était menacé. Il devint, suivant l'expression de Platon, "hardi sous l'effet de la peur", et par la crainte du dernier supplice. (2) Ensuite, son plus grand exploit fut la mort d'un seul tyran, celui d'Albe, tandis que les victoires de Thésée sur Sciron, Sinnis, Procruste et Corynétès, ne furent que des préludes et des exercices d'entraînement. Par leur punition et par leur mort il délivra la Grèce de ces tyrans cruels avant même qu'il fût connu de ceux dont il était le libérateur. (3) Ajoutons que Thésée pouvait voyager sur mer en sûreté, sans avoir rien à craindre des brigands, tandis que Romulus n'aurait jamais été tranquille tant qu'Amulius vivait. Une grande preuve de la supériorité de Thésée, c'est que, sans avoir reçu aucune insulte de ces brigands, il alla les attaquer dans l'intérêt de tous. Romulus et Rémus, tant qu'ils ne furent pas personnellement offensés par le tyran, les laissèrent sans réagir opprimer tout le monde. (4) Si Romulus donna des preuves d'un grand courage lorsqu'il fut blessé en combattant contre les Sabins, lorsqu'il tua Acron de sa main et qu'il vainquit en plusieurs occasions un grand nombre d'ennemis, on peut opposer à ces belles actions le combat de Thésée contre les Centaures et la guerre des Amazones. (5) Puis, quel dévouement dans ce qu'il osa faire pour affranchir Athènes du tribut qu'elle payait au roi de Crète; dans l'offre volontaire qu'il fit d'accompagner les jeunes filles et les jeunes garçons qu'on y envoyait, et de partager avec eux le danger d'être ou dévoré par le Minotaure, ou immolé sur le tombeau d'Androgée, ou enfin, ce qui était le moindre péril qu'il eût à courir, d'être réduit au plus honteux esclavage, sous des maîtres insolents et cruels! On ne saurait dire à quel point il portait le courage, la magnanimité, la justice, l'amour du bien public, le désir de la gloire et de la vertu. (6) Les philosophes ont raison, ce me semble, de définir l'amour comme une aide des dieux orientée vers l'intérêt et la conservation des jeunes gens. L'amour d'Ariane en effet me semble avoir été avant tout l'ouvrage d'un dieu, et un moyen de sauver Thésée. (7) Il ne faut pas blâmer cette princesse de s'être éprise de lui; il faut plutôt s'étonner que tous les hommes et toutes les femmes n'aient pas eu pour Thésée la même affection. Si elle a éprouvé seule une passion si vive, je crois pouvoir dire qu'elle méritait l'amour d'un dieu, pour avoir aimé ce qui était beau et honnête et pour s'être passionnée pour ce qu'il y a de meilleur. [2] (1) Thésée et Romulus étaient nés tous deux pour gouverner; mais ils ne surent ni l'un ni l'autre conserver jusqu'au bout leur caractère de roi. Ils firent dégénérer la royauté, l'un en démocratie et l'autre en tyrannie; ils tombèrent tous deux dans la même faute par des passions contraires. (2) Le premier devoir d'un roi est de conserver l'autorité elle-même; et pour cela, il doit autant s'abstenir de ce qui n'est pas convenable que s'attacher à ce qui convient. S'il relâche ou s'il raidit trop son pouvoir, il cesse d'être un roi et un chef; il devient un démagogue ou un despote, et s'attire la haine ou le mépris de ses administrés. De ces deux défauts, l'un semble venir d'un excès de douceur et d'humanité, l'autre de l'égoïsme et de la dureté. [3] (1). S'il ne faut pas rendre la divinité seule responsable des malheurs des hommes, mais chercher en eux le résultat des caractères et des passions, on ne peut excuser d'un emportement précipité et d'une colère aveugle la conduite de Romulus envers son frère et celle de Thésée envers son fils. Mais celui qui s'abandonne à cette passion est plus excusable quand ses motifs sont plus graves, et qu'il a été comme renversé par un coup plus violent. (2) Ce fut en délibérant sur des intérêts publics que Romulus se prit de querelle avec son frère, et l'on ne conçoit pas comment il put se porter tout à coup à une telle violence. Thésée, en s'emportant contre son fils, était égaré par des passions que peu d'hommes ont su vaincre, l'amour et la jalousie, aigris encore par les calomnies d'une femme. (3) Et qui plus est, c'est que la colère de Romulus alla jusqu'aux effets et lui fit commettre un acte dont l'issue fut malheureuse, tandis que celle de Thésée se borna à des injures et à des malédictions de vieillards. Le malheur de son fils semble avoir été le seul effet du hasard. Sous ce rapport, on pourrait donner la préférence à Thésée. [4] (1) Mais un première avantage de Romulus sur lui, c'est que les commencements les plus faibles le portèrent aux plus grandes choses. (2) Considérés, lui et son frère, comme des esclaves et des fils de porchers, avant même de devenir libres, ils mirent en liberté presque tous les peuples du Latium, et méritèrent ces titres si glorieux de vainqueurs de leurs ennemis, de sauveurs de leurs parents, de rois de peuples et de fondateurs de villes, non de simples unificateurs de bourgades, comme ce fut le cas de Thésée, qui, pour réunir plusieurs établissements en un seul, ruina beaucoup de localités qui portaient les noms de rois et de héros anciens. (3) Il est vrai que Romulus le fit aussi dans la suite, en obligeant les peuples vaincus à démolir leurs villes et à venir habiter avec les vainqueurs. Mais au début il ne se borna pas à transférer, à agrandir une ville qui existait déjà; il en bâtit une toute nouvelle, il acquit à la fois une contrée, une patrie, un royaume, des familles, des femmes et des alliances, et cela sans rien détruire, sans faire périr personne. Il fut, au contraire, le bienfaiteur d'une multitude de fugitifs, qui, n'ayant ni feu ni lieu, demandaient à se réunir en un corps de peuple et à devenir des citoyens. (4) Il ne tua pas des brigands et des malfaiteurs, mais il soumit des nations par la guerre, renversa des villes, et mena en triomphe des rois et des généraux. [5] (1) En ce qui concerne la mort de Rémus, on n'est pas d'accord sur le meurtrier et la plupart des historiens en rejettent le crime sur d'autres que Romulus. En revanche tout le monde convient qu'il sauva sa mère d'une mort certaine; qu'il replaça sur le trône d'Énée Numitor son aïeul, qui languissait dans un honteux esclavage; qu'il lui rendit volontairement beaucoup de services, et qu'il ne lui fit aucun tort, même involontaire. (2) Au contraire, la négligence et l'oubli de Thésée concernant l'ordre que son père lui avait donné de changer la voile de son vaisseau me paraissent impossibles à justifier, même devant les juges les plus indulgents; et la défense la mieux préparée ne pourrait, je crois, l'empêcher d'être condamné comme parricide. Aussi un auteur attique, voyant que cet oubli ne pouvait guère s'excuser, a- t-il supposé qu'Égée, en apprenant l'arrivée du vaisseau, courut à la citadelle avec tant de précipitation, pour le voir aborder au port, qu'il glissa et fit une chute mortelle, comme si ce prince n'avait pas eu la moindre escorte, et que, le voyant aller du côté de la mer, personne ne l'avait accompagné. [6] (1) La faute qu'ils commirent en enlevant des femmes n'eut chez Thésée aucun prétexte plausible. Premièrement, il s'en rendit coupable plusieurs fois; il enleva Ariane, Antiope, Anaxo de Trézène; et après toutes celles-là, Hélène, qui n'était pas encore nubile, et lorsqu'il avait lui-même passé l'âge de contracter même un mariage légitime. En second lieu, on ne peut pas l'excuser sur le motif: car, ni les filles de Trézène, ni celles de Sparte, ni les Amazones, qu'il prenait même sans fiançailles, n'étaient pas plus dignes ou plus capables de lui donner des enfants que les femmes d'Athènes, qui descendaient d'Érechthée et de Cécrops.(2) On peut donc le soupçonner de n'avoir suivi en cela que le goût de la violence et l'attrait du plaisir. Romulus, qui enleva près de huit cents femmes, ne prit pour lui qu'Hersilie, et laissa les autres aux citoyens qui n'avaient pas d'épouses. Dans la suite, les Romains, par l'estime, l'affection et l'équité qu'ils leur témoignèrent, firent de cet acte de violence et d'injustice l'action la plus sage et la plus politique. (3) Il unit par là et lia intimement les deux peuples, procurant ainsi à l'État la source de sa prospérité et de sa puissance. Le temps est un témoin sûr de la pudeur, de l'amour et de la constance qu'il mit dans les mariages. (4) En effet, dans l'espace de deux cent trente ans, on ne vit pas un seul mari qui osât quitter sa femme, ni une femme son mari; et comme, chez les Grecs, les gens très érudits peuvent nommer le premier homme qui tua son père ou sa mère, de même tous les Romains savent que Spurius Carbilius fut le premier qui répudia sa femme; encore en donna-t-il pour raison sa stérilité. (5) Ce témoignage d'une si longue suite d'années est confirmé par les événements qui suivirent. Un premier effet de ces unions fut le partage égal de l'autorité souveraine entre les deux rois, et l'égalité de droits pour tous les citoyens. Au contraire les mariages de Thésée, loin de procurer aux Athéniens des alliés ou des amis, leur attirèrent des haines, des guerres et des meurtres, enfin la perte de la ville d'Aphidna. Ils eurent eux-mêmes bien de la peine à se sauver, et ne durent qu'à la compassion de leurs ennemis, qu'ils furent obligés d'adorer comme des dieux, de ne pas éprouver les malheurs qu'Alexandre attira depuis sur les Troyens. (6) La mère même de Thésée n'en fut pas quitte pour le danger: elle eut le même sort qu'Hécube, et, traînée en captivité, elle fut abandonnée et presque trahie par son fils, à moins que cette captivité ne soit une fable, comme il serait à désirer qu'elle le fût, ainsi que tant d'autres traits de la vie de Thésée. (7) Enfin, ce que l'on raconte de l'intervention de la divinité à leur égard met entre eux une grande différence. Romulus, à sa naissance, fut sauvé par une protection singulière des dieux, tandis que l'oracle qui défendait à Égée d'approcher d'aucune femme dans une terre étrangère semblerait prouver que Thésée vint au monde contre leur volonté.