[21] CHAPITRE XXI. Prise du château de Fanjaux. Le comte pénètre dans le diocèse d'Albi. Après qu'il eut passé peu de jours à Carcassonne, le noble comte en sortit avec le duc et une bonne partie de l'armée, pour passer outre avec l'aide du Seigneur, délaissé qu'il était par le plus grand nombre des Croisés, qui avaient fait retraite avec le comte de Nevers. Marchant donc de Carcassonne, ils campèrent le même jour auprès d'une certaine ville nommée Alzonne. Au lendemain, le duc donna conseil au comte d'aller vers un château nommé Fanjaux où étaient entrés quelques soldats arragonais du parti de notre comte, et qu'ils avaient fortifié, ledit château ayant été abandonné par les soldats et les habitants, pour la crainte qu'ils avaient des nôtres; car plusieurs des plus nobles et plus puissantes forteresses aux mains des ennemis avaient été laissées vides et désertes, à cause de la terreur qu'inspiraient les Croisés. Le comte ayant donc pris quelques hommes d'armes avec lui, et laissant le duc avec le gros de l'armée, marcha vers le susdit château, et, l'ayant reçu de ses gens, il l'occupa et le munit. Il ne faut pas taire que le comte de Toulouse, qui avait assisté au siége de Carcassonne, et qui était envieux de nos bons succès, conseilla à notre comte de détruire certains châteaux qui étaient voisins de ses domaines à lui, comte de Toulouse; le même, sous prétexte de bien faire, et suivant la volonté de notre comte, détruisit de fond en comble, et brûla quelques castels, de peur, disait-il, qu'ils ne fissent tort aux nôtres par la suite. Mais il en usait ainsi, cet homme plein de perfidie et d'iniquité, parce qu'il voulait que tout ce pays fût saccagé, et que nul ne fût en état de lui opposer résistance. [22] Comme ces choses se passaient, les bourgeois d'un très noble château, qu'on appelle Castres, au territoire Albigeois, vinrent vers notre comte, prêts à le recevoir pour maître et à faire suivant sa volonté. Le duc engagea le comte à s'y rendre, et à recevoir ladite forteresse, parce qu'elle était comme la clef de tout le territoire Albigeois. Le comte y alla donc avec un petit nombre des siens, laissant derrière le duc avec l'armée. Or, il advint pendant qu'il était à Castres, et que les habitants lui rendaient hommage et lui livraient le château, qu'arrivèrent à lui des gens d'armes d'un certain autre château très noble, proche d'Albi, appelé Lombers, disposés à faire pour le comte comme avaient fait ceux de Castres; mais le noble comte, voulant retourner à l'armée, ne voulut les suivre pour l'instant, et seulement prit leur ville sous sa protection, jusqu'à ce qu'il pût y aller en temps plus opportun. Nous n'oublierons pas de rapporter un miracle qui advint dans le château de Castres en présence du comte. Comme on lui présenta deux hérétiques, dont l'un était dit parfait dans sa secte, et l'autre était comme néophyte et disciple du premier, le comte, ayant tenu conseil, ordonna que tous deux seraient brûlés; mais le second des deux, savoir, celui qui était disciple de l'autre, ayant le cœur touché intérieurement d'une vive douleur, commença à se convertir, et promit qu'il abjurerait volontiers l'hérésie, et obéirait en tout à la sainte Église romaine: ce qu'ayant entendu nos gens entrèrent en grande altercation; les uns disant que, puisque celui-ci voulait faire selon notre volonté, il ne devait être condamné à mort; les autres au contraire soutenant qu'il méritait de mourir, tant pour ce qu'il était manifeste qu'il avait été hérétique, que parce qu'il était à croire qu'il promettait plutôt par la crainte pressante du bûcher, que par le desir de suivre la religion chrétienne. Quoi plus? Le comte consentit qu'il fût brûlé, dans l'idée que s'il était réellement converti, le feu lui serait en expiation de ses péchés, et que s'il avait menti, il souffrirait le talion pour sa perfidie. Ils furent donc liés tous les deux étroitement avec des liens très forts et très durs, par les jambes, le ventre, le col, et leurs mains attachées derrière le dos. Cela fait, on demanda au disciple en quelle foi il entendait mourir, et il répondit: «J'abjure la méchanceté hérétique, et veux mourir dans la foi de la sainte Église romaine, priant que cette flamme me serve de purgatoire». Lors un grand feu fut allumé autour du pal, et tandis que le parfait en hérésie fut consumé en un moment, les liens qui attachaient l'autre s'étant rompus aussitôt, tout forts qu'ils étaient, il sortit du feu tellement intact qu'il n'en resta sur lui aucune trace, si ce n'est que le bout de ses doigts était brûlé un petit. [23] CHAPITRE XXIII. Comment le siège de Cabaret fut tenté vainement par le comte. A son retour du château de Castres, le comte rejoignit l'armée qu'il avait quittée aux environs de Carcassonne; et pour lors l'avis du duc de Bourgogne, des hommes d'armes et de l'armée, fut de marcher sur Cabaret, pour voir si, par aventure, ils pourraient inquiéter les gens de ce château, et les forcer par assaut à se rendre. Les nôtres donc s'ébranlant, vinrent à demi-lieue de Cabaret, et là établirent leur camp. Le lendemain les hommes d'armes s'armèrent, ainsi qu'une grande partie de l'armée, et s'approchèrent du château pour le prendre. Puis, ayant donné l'assaut, voyant qu'ils ne profitaient guère, ils retournèrent à leurs tentes. [24] CHAPITRE XXIV. Du départ du duc de Bourgogne, et de l'occupation de Pamiers, Saverdun et Mirepoix. Au jour suivant, le duc de Bourgogne se prépara à partir avec toute la force de l'armée, et le troisième jour ils quittèrent le comte, chacun s'en revenant chez soi. Le comte donc resta seul et quasi désespéré, n'ayant que très peu de chevaliers, au nombre de trente environ, lesquels étaient venus de France avec les autres pélerins, et chérissaient avant tout le service du Christ et le comte de Montfort. L'armée s'étant ainsi retirée, le noble comte vint à Fanjaux, où, arrivé, il vit venir à lui le vénérable abbé de Saint-Antonin de Pamiers, dans le territoire de Toulouse, le priant de vouloir s'acheminer avec lui, et l'assurant qu'il lui livrerait sur l'heure le très noble château de cette ville. Or, tandis que le comte se portait vers ce lieu, il arriva au château dit de Mirepoix, et le prit aussitôt. Ce château était un réceptacle d'hérétiques et de routiers, et appartenait aux domaines du comte de Foix. L'ayant pris, le comte marcha droit vers Pamiers, où l'abbé le reçut avec de grands honneurs et lui livra le château de cette ville, que le comte reçut de lui et pour lequel il lui fit hommage, ainsi qu'il le devait; car ce château était proprement en la possession de l'abbé et des chanoines de Saint-Antonin, lesquels chanoines étaient réguliers, et nul n'y devait rien avoir que de la part de l'abbé. Mais le très méchant comte de Foix, qui devait le tenir de lui, voulait malicieusement se l'approprier tout entier, ainsi que nous le montrerons ci-après. De là le comte vint à Saverdun, dont les bourgeois se rendirent à lui sans condition aucune. Or ce château, je veux dire celui de Saverdun, était au pouvoir et dans le domaine du comte de Foix. [25] CHAPITRE XXV. Albi et Lombers tombent en la possession du comte Simon. Comme il revenait de Fanjaux, notre comte délibéra d'aller au château de Lombers dont nous avons dit ci-dessus un mot, afin d'en prendre possession. Or, il y avait en ce château plus de cinquante chevaliers, lesquels, à son arrivée, reçurent le comte avec honneur, et lui dirent que le lendemain ils feraient suivant ses ordres. Le lendemain étant survenu, les susdits chevaliers se concertèrent pour le trahir lâchement; mais leur conciliabule ayant duré jusqu'à la neuvième heure, la chose vint aux oreilles du comte, qui, prétextant une affaire, sortit sans délai du château. Pour lors ils le suivirent, et, poussés par la crainte, ils se soumirent à sa volonté et livrèrent la place, lui faisant hommage et jurant fidélité. Puis vînt notre comte à Albi, laquelle cité avait appartenu au vicomte de Béziers. L'évêque d'Albi, Guillaume, qui en était le principal seigneur, le reçut avec joie pour maître, et lui rendit la ville. Que dirai-je? Le comte prit alors possession de tout le diocèse albigeois, à l'exception de quelques châteaux que tenait le comte de Toulouse, qui les avait enlevés au vicomte de Béziers. Ces choses dûment achevées, notre comte retourna à Carcassonne, d'où, quelques jours après, il partit pour aller à Limoux, dans le territoire du comté de Rasez, et y mettre garnison; car s'était ledit château vendu au comte, sitôt la prise de Carcassonne, et tout en y allant, il prit plusieurs castels qui résistaient à la sainte Église, et pendit à bon droit plusieurs de leurs habitants à des potences qu'ils avaient bien méritées. A son retour de Limoux, le comte marcha contre un certain fort, voisin de Carcassonne, et appartenant au comte de Foix, lequel avait nom Preissan. Or, durant qu'il en faisait le siége, ledit comte de Foix vint à lui, lui jurant qu'il agirait en tout suivant les ordres de l'Église; et, en outre, il donna au comte son propre fils en otage, lui abandonnant encore le château qu'il assiégeait. Après quoi, Simon revint à Carcassonne. [26] CHAPITRE XXVI. Le roi d'Arragon refuse d'admettre le comte de Montfort à prestation d'hommage comme il lui était dû à raison de la ville de Carcassonne. Inutiles instances dudit comte à ce sujet. Le roi d'Arragon, Pierre, dans le domaine duquel entrait la cité de Carcassonne, ne voulut en aucune façon recevoir l'hommage du comte, mais bien voulait avoir la ville même. Or, un jour qu'il voulait aller à Montpellier, et qu'il n'osait, il envoya vers le comte, et lui manda qu'il eût à venir à sa rencontre à Narbonne. La chose faite, le roi et notre comte s'en vinrent ensemble à Montpellier, où, comme ils eurent demeuré sept jours, le roi ne put être amené à recevoir l'hommage du comte. Bien plus, il ordonna secrètement, ainsi qu'on le sut ensuite, à tous les nobles des vicomtés de Béziers et de Carcassonne, qui résistaient encore à la sainte Église et à notre comte, de ne point faire composition avec lui, leur promettant que lui-même l'attaquerait de concert avec eux. Quant au comte de Montfort, il advint qu'à son retour de Montpellier, {des} gens vinrent à lui qui lui dirent qu'un grand nombre des chevaliers des diocèses de Béziers, de Carcassonne et d'Albi, avaient rompu la foi qu'ils lui avaient promise: et de fait il en était ainsi. En outre, certains félons avaient assiégé deux chevaliers du comte dans la tour d'un château près de Carcassonne, savoir, Amaury et Guillaume de Pissiac. Ce que voyant le comte, il fit hâte afin de pouvoir arriver au château devant que ses hommes d'armes fussent pris. Mais ne pouvant traverser la rivière de l'Aude, vu qu'elle était débordée, force lui fut de gagner Carcassonne, parce qu'autrement il n'aurait pu la passer; et comme il était en route, il fut informé que lesdits chevaliers étaient tombés au pouvoir des traîtres. Il advint, tandis que le comte était à Montpellier, que Bouchard de Marly et Gobert d'Essignac, ensemble quelques autres chevaliers, qui étaient en un certain château de Saissac, lieu très fort au diocèse de Carcassonne, que le comte avait donné audit Bouchard, poursuivirent un jour les ennemis jusqu'à Cabaret. Or, cette-forteresse, située près de Carcassonne, était presque inexpugnable et garnie d'un grand nombre de soldats. Plus que toutes les autres, elle résistait à la chrétienté et au comte, et c'est là qu'était la source de l'hérésie, son seigneur, Pierre Roger, vieux de méchants jours, étant hérétique et ennemi reconnu de l'Église. Comme donc ledit Bouchard et ses compagnons se furent approchés de Cabaret, les chevaliers de ce château s'étant mis en embuscade se levèrent tout à coup, les entourèrent et se saisirent de Bouchard. Pour Gobert, lui ne voulant d'autant se rendre, ils le tuèrent; et menant Bouchard dans Cabaret, ils le jetèrent dans une tour du château où ils le tinrent aux fers pendant seize mois. Au même temps, avant que le comte revînt de Montpellier, vint à mourir de maladie Raimond-Roger, vicomte de Béziers, lequel était retenu à Carcassonne dans le palais. Retournons maintenant à la suite de l'autre récit. [27] CHAPITRE XXVII. De la trahison et cruauté de Gérard de Pépieux envers le comte Simon et ses chevaliers. Durant que le comte Simon revenait de Montpellier vers Carcassonne, Gérard de Pépieux, chevalier du Minervois, que le comte tenait en grande affection et familiarité, et auquel il avait remis la garde de ses châteaux aux entours de Minerve, ce méchant traître et cruel ennemi de la foi, reniant Dieu, abjurant sa croyance, oubliant les bienfaits du comte et son amitié, faillit à son attachement et à la foi qu'il lui avait jurée. Que s'il n'avait devant les yeux Dieu et la religion, au moins les bontés du comte auraient dû le détourner d'une si grande cruauté. Ledit Gérard donc, venant avec d'autres chevaliers ennemis de la foi, dans un certain château du comte au territoire de Béziers, dit Puiserguier prit deux chevaliers de Montfort qui gardaient le château, ainsi qu'un grand nombre de servants, promettant avec serment qu'il ne les occirait point, mais qu'il les conduirait vies et bagages sauves jusqu'à Narbonne. Ce que le comte ayant appris, il vint audit château du plus vite qu'il put, comme Gérard et ses compagnons s'y trouvaient encore, et voulut assiéger la place; mais Amaury, seigneur de Narbonne, qui était avec lui, et ses hommes déclarèrent ne vouloir entreprendre le siége avec le comte, et s'en revinrent chez eux. Lors, voyant qu'il restait quasi seul, le comte se retira pendant la nuit dans un sien château voisin, nommé Capestang, avec dessein de revenir le lendemain à l'aube du jour. Or, il arriva à Puiserguier certain miracle que nous ne devons passer sous silence. Lorsque Gérard y fut arrivé, et s'en fut rendu maître, méprisant les promesses qu'il avait données, savoir qu'il conduirait sans leur mal faire les prisonniers jusqu'à Narbonne, il jeta dans une tour du château les servants du comte, dont il s'était saisi au nombre de cinquante. Puis, comme dans la nuit même où le comte s'était retiré, il songea à déguerpir sur l'heure de minuit, dans la crainte qu'il ne revînt au lendemain l'assiéger en forme, ne pouvant par trop grande hâte emmener ses captifs de la tour, il les précipita dans un fossé de cette tour même, fit jeter par-dessus eux de la paille, du feu, des pierres, et tout ce qu'il trouva sous la main; et bientôt quittant le château, il gagna Minerve, traînant après lui les deux chevaliers qu'il avait en son pouvoir. O bien cruelle trahison! au point du jour, le comte étant de retour an susdit château, et le trouvant vide, le renversa de fond en comble; et quant à ces gens gisants dans le fossé, lesquels avaient jeûné pendant trois jours, il les en fit retirer, trouvésqu'ils furent, ô grand miracle! ô chose du tout nouvelle! sans blessure ni brûlure aucune. Partant dudit lieu, le comte rasa jusqu'au sol plusieurs châteaux dudit Gérard, et peu de jours après il rentra dans Carcassonne. Pour ce qui est de ce traître et félon Gérard, il avait conduit les chevaliers de Montfort à Minerve; et ne tenant cas de sa promesse, faussant son serment, il ne les tua point, il est vrai, mais, ce qui est plus cruel que la mort, il leur arracha les yeux; et, leur ayant amputé les oreilles, le nez et la lèvre supérieure, il leur ordonna de retourner tout nus vers le comte. Or, comme il les avait chassés en tel état pendant la nuit, le vent et le gel faisant rage, car en ce temps-là l'hiver était très âpre, un d'eux, ce qu'on ne saurait ouïr sans larmes, vint mourir en un bourbier; l'autre, ainsi que je l'ai entendu de sa propre bouche, fut amené par un pauvre à Carcassonne. O scélératesse infâme! ô cruauté inouie! Mais n'était tout ceci que prélude à majeures souffrances. [28] CHAPITRE XXVIII. Comment vint derechef l'abbé de Vaulx au pays Albigeois pour raffermir les esprits presque abattus des Croisés. Dans le même temps, le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, Gui, cet homme excellent, qui embrassait d'un merveilleux amour les affaires de Jésus-Christ, et, après l'abbé de Cîteaux, était celui qui les poussait à bonne issue plus que tous les autres, était venu de France à Carcassonne, à telle fin que de réconforter les nôtres qui étaient alors dans un grand abattement; et telle était, comme nous l'avons dit, son ardeur pour les intérêts du Christ, que, dès l'origine de l'entreprise, il avait couru d'un et d'autre côté par la France, allant et prêchant en tous lieux. Or ceux qui étaient en la cité de Carcassonne ressentaient un tel trouble et frayeur si grande, que, désespérant, peu s'en fallait, entièrement, ils ne songeaient plus qu'à la fuite, étant de toutes parts enfermés par d'innombrables et très puissants ennemis. Mais cet homme de vertu, au nom de celui qui donne le succès avec les épreuves, mitigeait chaque jour par de salutaires avertissements leur accablement et leurs craintes. [29] CHAPITRE XXIX. Robert de Mauvoisin revient de la cour de Rome. Aussi vers ce temps, survint Robert de Mauvoisin qui, par le comte, avait été député en cour de Rome, lequel était un très noble soldat du Christ, homme de merveilleuse droiture, de science parfaite, de bonté incomparable, et depuis longues années avait exposé soi-même et les siens pour le service du Christ. Au par-dessus des autres, il soutenait la sainte entreprise avec grande ardeur et la plus notable efficacité; si fut-il en effet celui à l'aide duquel, après Dieu, mais avant tous, la milice du Christ vint à reprendre vigueur, comme nous le montrerons dans les chapitres suivans. [30] CHAPITRE XXX. Mort amère d'un abbé de l'ordre de Cîteaux et d'un frère convers égorgés près de Carcassonne. Sur ces entrefaites, le comte de Foix avait, pour ses affaires, envoyé vers les légats dans la ville de Saint-Gilles un abbé de l'ordre de Cîteaux, lequel était d'une maison entre Foix et Toulouse, qu'on appelle Caulnes. Celui-ci, à son retour, vint à Carcassonne, menant avec lui deux moines et un frère convers; d'où lui et ses compagnons étant partis, ils avaient à peine fait un mille quand soudain ce très monstrueux ennemi du Christ, ce très féroce persécuteur de l'Église, à savoir Guillaume de Rochefort, frère de l'évêque de Carcassonne (de celui qui l'était alors), se jeta sur eux, armé qu'il était contre hommes désarmés, cruel envers gens pleins de douceur, barbare à l'égard d'innocents: et pour nulle autre cause fors qu'ils étaient de l'ordre de Cîteaux, frappant l'abbé en trente-six endroits de son corps, et le frère convers en vingt-quatre, ce plus féroce des hommes les tua sur la place. Quant aux deux moines, il laissa l'un plus qu'à demi-mort, lui ayant fait seize blessures; et l'autre qui était connu, et quelque peu familier de ceux qui se trouvaient avec le susdit tyran, ne dut qu'à cela d'échapper la vie sauve. O guerre ignoble! honteuse victoire! Notre comte qui était alors à Carcassonne, venant à savoir ce qui s'était passé, commanda qu'on enlevât les corps des malheureuses victimes, et qu'on les ensevelît honorablement dans cette ville. O homme catholique! ô prince fidèle! De plus, il fit soigner promptement par médecins le moine qui avait été laissé à moitié mort, et, quand il fut guéri, le renvoya à sa maison. Le comte de Foix, au contraire, lui qui avait député l'abbé et ses compagnons pour ses propres affaires, reçut leur meurtrier en grande familiarité et affection; voire même il retint le bourreau près de sa personne. Pour en finir sur ce fait, on retrouva peu après en compagnie du comte de Foix les montures de l'abbé que le traître avait ravies. O le plus scélérat des hommes! (je veux dire le comte de Foix) ô le pire des félons! Il ne faut point taire, d'ailleurs, que l'homicide, atteint par la céleste vengeance de Dieu, ce juge équitable, porta le prix de sa cruauté, le sang de ceux qu'il avait tués criant contre lui de la terre vers le ciel. En effet, lui qui avait frappé de tant de coups ces bons religieux, recevant bientôt après un nombre infini de blessures, fut tué à la porte même de Toulouse par les soldats du Christ, ainsi qu'il l'avait bien mérité. O juste jugement! ô équitable mesure des dispensations divines! car il n'est point de loi plus juste que celle-ci: «Que les artisans de mort périssent par leur art.» {Ovide, L'art d'aimer, I, 656}