Olivier DUHAMEL, La légende de l'Europe. [Le Journal du Dimanche, édition du 29 décembre 2002] NOËL incite à relire les contes. La fête de la Nativité invite à revenir sur les origines d' « Europe » et à les interpréter à notre guise. Le pro-européen choisit une lecture positive de la mythologie, l'anti-européen retournera aisément la légende afin de la noircir. Europe est une princesse, puisque fille d'Agénor, roi de Phénicie. Une aristocrate, dira le populiste. Anachronisme, objectera l'européiste. Europe est une voyante, puisqu'elle eut un rêve prémonitoire, dans lequel-deux continents cherchaient à la séduire. Une irrationnelle donc, affirmera le nationaliste. Une visionnaire, pensera l'européen. L'un des deux continents était l'Asia, l'autre « la terre d'en face », la grande partie occidentale qui n'avait pas de nom. Les deux se présentaient sous l'aspect de femmes. Asia paraissait étrangère, l'autre semblait indigène. Cette dernière affirmait qu'Europe était sa fille, qu'elle l'avait conçue et nourrie. Mais la première ne l'acceptait pas et prétendait qu'Europe lui avait été donnée par les dieux. Europe ne sait pas qui elle est, soulignera son ennemi. Elle s'est reconnue d'emblée, répondra son ami. Europe est aimable entre toutes, puisque Zeus, dieu de la Lumière, roi des hommes et des dieux, en tomba amoureux. Il la trouva en train de cueillir des fleurs, pour oublier son rêve étrange. Afin de ne pas l'effaroucher, Zeus se changea en taureau blanc, un disque d'argent sur son front et ses cornes ayant la forme d'un croissant de lune. Ainsi transformé, le plus puissant des dieux se coucha à ses pieds. Europe s'effraya, hésita, s'apaisa, le caressa, l'apprécia et, finalement, l'enfourcha. Europe est une séductrice, constateront nos deux commentateurs, l'un pour la pourfendre, l'autre pour la louer. Dès qu'Europe fut sur son dos, Zeus l'enleva. Il se précipita vers le rivages et s'élança dans les flots. Il nagea, entouré de divinités marines. Les nymphes de mer chevauchaient des dauphins, les tritons, à figure humaine et queues de poisson, soufflaient dans des conques. Poséidon lui-même, frère de Zeus, dieu de la Mer, intervint pour apaiser les vagues et guider le couple. Le taureau divin nagea jusqu'en Crète. Europe n'est donc qu'une femme enlevée, dira le premier. Europe est rien moins que la femme transportée par le dieu de la Lumière et de la Foudre, dira le second. En mer, Europe a interrogé le taureau. « Qui es-tu ? Les dauphins ne marchent pas sur la terre, ni les taureaux sur la mer; mais toi, tu t'élances sur terre et sur mer et tes pieds sont tes avirons. » Et le taureau divin lui révéla son identité. « Je suis Zeus lui-même, bien que je semble un taureau, car je puis prendre la forme qui me plait. L'amour que j'ai pour toi m'a poussé à traverser une si longue mer sous la forme d'un taureau, et bientôt la Crète va te recevoir. C'est elle qui m'a nourri, et tes noces se feront là. Tu concevras de moi d'illustres fils qui seront, parmi les hommes, des rois. » Et Zeus fit ce qu'il avait dit. Sous un platane vert, ils s'unirent. En souvenir de ces amours, les platanes de ce lieu ne perdirent plus jamais leurs feuilles. Europe, la femme violée, persiflera l'europhobe. Europe, la femme aimée, chantera l'europhile. Entre-temps, le roi Agénor s'inquiète de la disparition de sa fille. Il envoie ses trois fils à la recherche d'Europe. Cadmos, Phoenix et Cilix entreprennent de grands voyages, sans succès. Plus le temps passe, plus ils comprennent que leur recherche sera vaine. Ils décident alors de fonder des villes dans les contrées découvertes. Ainsi sont créées des cités dans l'île de Thasos ou dans celle de Théra, ainsi est assise une colonie à Rhodes. Europe l'introuvable, raille le souverainiste. La quête d'Europe, toujours fructueuse, soutient le fédéraliste. Europe eut trois enfants de Zeus : Minos, Sarpédon et Rhadamante. Ensuite, il la maria au roi de Crète, Astérion, qui n'avait pas d'enfant. Astérion adopta les trois fils de Zeus et d'Europe, et fit de Minos son successeur. Par la suite, Europe donna une fille à son mari, Crété. Europe l'abandonnée ou Europe qui poursuit sa destinée. Avant de s'en aller, Zeus lui fit trois présents: un épieu de chasse qui atteignait toujours sa cible, un chien qui ne laissait jamais échapper sa proie et un robot de bronze qui faisait chaque jour le tour des côtes de Crète, et empêchait tout débarquement ennemi. De l'Europe puissance ainsi assurée, notre sceptique soulignera qu'il s'agit vraiment d'une légende et notre volontariste y verra une ultime inspiration.