[12,0] LIVRE DOUZIÈME. [12,1] CHAPITRE I. L'an de l'incarnation du Seigneur 1118, la veille de Noël, un violent ouragan renversa, dans les contrées occidentales, beaucoup d'édifices et de grands arbres. A la mort du pape Pascal, Jean de Gaëte, ancien chancelier et maître de l'Eglise romaine, fut élu pape, prit le nom de Gélase, et, malgré l'Empereur, fut consacré canoniquement par le clergé romain. Alors même Burdin, archevêque de Prague, qui fut appelé par ses fauteurs Grégoire VIII, fut intrus dans l'église de Dieu par l'intervention de l'Empereur. Il en résulta une grave dissension; une cruelle persésécution exerça ses horreurs, et troubla violemment les catholiques. Ce fut alors qu'il éclata une grande inimitié entre Louis, roi des Français, et Henri, roi des Anglais: la guerre que se firent ces princes puissants ravageait mutuellement leurs terres. Le roi Louis donnait des secours à Guillaume-Cliton, qui était exilé, pour lui faire recouvrer son héritage; et une grande partie des Normands faisait tous ses efforts pour le seconder. Henri surprit le château de Saint-Clair; il y tint bon long-temps contre Odmond et autres brigands du voisinage, et de là fit beaucoup de mal aux Français. De son côté, Louis s'empara par ruse du Gué-Nicaise, que l'on appelle vulgairement Vani, où il pénétra à l'improviste, comme moine, avec les chevaliers dont il était accompagné, portant tous des chapes noires. Il y bâtit un fort, dans la retraite des moines de Saint-Ouen, et fit honteusement une caverne de voleurs dans la maison du Seigneur, où l'on ne doit offrir que des prières à Dieu. Dès que le roi des Anglais eut connaissance de cet événement, il accourut promptement avec son armée, et fit bâtir en ce lieu deux châteaux, que l'ennemi avec dérision qualifia d'expressions injurieuses. En effet, il appela l'un Mal-Assis, et l'autre Gîte-à-Lièvres. En conséquence la fureur des guerres exerça ses cruautés pendant près de quatre ans, et désola les deux Etats par les incendies, les brigandages et les massacres les plus affreux. Le pape Gélase était surtout instruit dans les lettres, et il avait une longue expérience, ayant été pendant près de quarante ans chancelier des pontifes romains: il ne fut pas deux ans entiers à la tête de l'Eglise. Dans l'excès de son avarice, il se rendit en France, où il opprima les églises, pour satisfaire aux dépenses sans bornes des cardinaux; mais bientôt, comme la gelée du matin, il disparut sous le souffle de Dieu. Alors, en Bretagne, le diable apparut à une femme en couche, et, sous la forme de son mari, lui apporta les aliments qu'elle avait demandés. Trompée par les apparences, elle mangea, et, après son repas, le diable disparut. Peu après, son mari survint; il fut extrêmement effrayé lorsqu'il apprit ce qui était arrivé; il en fit le récit à son curé. Ce prêtre, ayant invoqué le nom du Seigneur, toucha la femme, lui fit une aspersion d'eau bénite, et lui enseigna ce qu'elle devait dire si le tentateur se présentait de nouveau. Satan revint, et cette femme lui fit les questions qu'on lui avait enseignées. «Que présage, dit-elle, ce vent extraordinaire, qui, dernièrement avant Noël, a fait un bruit si terrible et nous a si gravement épouvantés? Il a découvert les temples et les maisons, fait crouler le sommet des tours, et renversé une énorme quantité de chênes dans les forêts.» Le diable lui répondit: «Dieu a résolu de faire périr un grand nombre d'hommes, mais les prières efficaces de leurs chefs ont obtenu qu'il leur serait pardonné, et que les arbres seraient frappés de coups violents. Toutefois avant trois ans il y aura sur terre une formidable tribulation, et plusieurs personnes d'un rang élevé viendront à périr.» A ces mots, la femme répandit de l'eau bénite, et soudain le démon disparut. Dans le même temps, on vit un prodige en Angleterre. Un paysan acheta dans la ville d'Ely une vache pleine; par l'ordre d'Hervé, évêque de ce diocèse, il la tua et l'ouvrit. Mais, ce qui est merveilleux à raconter, au lieu d'un veau on trouva dans son corps trois petits cochons. Un certain pélerin de Jérusalem qui, par hasard, avait rencontré le paysan amenant l'animal du marché, lui dit, et répéta ensuite à l'évêque et aux autres assistants, que dans la même année trois personnes de distinction parmi les sujets du roi Henri viendraient à mourir, et qu'il s'ensuivrait pluJsieurs cruelles tribulations. Le résultat justifia dans le temps ce que le pélerin avait prédit. En effet, Guillaume, comte d'Evreux, mourut le 14 des calendes de mai (18 avril): il fut inhumé avec Richard son père à Fontenelle, dans le couvent de Saint-Wandrille. Ensuite la reine Mathilde, qui, au baptême avait été nommée Edith, cessa de vivre le jour des calendes de mai (Ier mai), et repose enterrée dans la basilique de Saint-Pierre à Westminster. Robert, comte de Meulan, rendit l'ame le jour des nones de juin (5 juin), et repose à Préaux avec son père et son frère dans le chapitre des moines. Ces personnages étant morts, il s'éleva de grands troubles chez les Normands. Amauri de Montfort, fils de Simon et d'Agnès, neveu du comte Guillaume par une sœur, réclama le comté d'Evreux, que le roi Henri lui refusa positivement, d'après le conseil d'Audin évêque de la même ville. En conséquence, Amauri fit la guerre de toutes ses forces, et arma presque toute la France contre ce monarque. Ce seigneur était belliqueux et puissant: il possédait des châteaux très-forts, et de vaillants châtelains. Il brillait au premier rang parmi les grands de la France, à cause de ses parents, dont la richesse et la puissance étaient fort étendues. Dans la même année, Guillaume-Pointel lui livra, pendant le mois d'octobre, la forteresse d'Evreux, et toute la ville fut abandonnée à des brigands. L'évêché aussi fut totalement pillé; l'évêque Audin, avec son clergé et ses gens, fut obligé de prendre la fuite. Alors, Hugues de Gournai, Etienne comte d'Aumale, Eustache de Breteuil, Richer de L'Aigle, Robert du Neubourg et plusieurs autres seigneurs se révoltèrent contre le roi Henri, et firent tous leurs efforts pour l'établir dans ses biens paternels l'exilé Guillaume-Cliton, fils du duc Robert. Baudouin jeune, comte de Flandre, plein d'ardeur, déploya toutes ses forces contre Henri, afin de rétablir aussi Guillaume son cousin dans ses Etats. Henri, comte d'Eu, seconda surtout les rebelles en s'unissant à eux; mais le prudent monarque, ayant découvert cette manœuvre, le fit saisir à Rouen avec Hugues de Gournai, et le força dans les fers à lui remettre ses places. Alors Baudouin, avec une grande quantité de Flamands, s'avança en Normandie jusqu'à Arques, et mit le feu au village de Talou sous les yeux du Roi, qui, avec ses Normands, put contempler les flammes. Le roi, conservant sa modération, fortifia Bures, et, comme il se méfiait de la plupart des Normands, il établit dans cette place, avec des approvisionements considérables, des Anglais et des Bretons, qu'il prit à sa solde. Baudouin, animé d'une excessive fierté, se présentait souvent devant Bures, et provoquait les Bretons au combat. Enfin, il fut blessé par un chevalier nommé Hugues-Boterel, et, comme il était surtout favorisé par le comte Etienne et la comtesse Hedvise, il se retira à Aumale, où l'on rapporte que, la nuit suivante, il mangea des viandes trop jeunes, but du vin doux, et coucha avec une femme. Il en résulta pour ce blessé plein d'incontinence une maladie mortelle, à laquelle il succomba enfin après avoir misérablement langui depuis le mois de septembre jusqu'au mois de juin. Tous ceux qui fondaient sur lui des espérances purent reconnaître aussitôt que ce n'est pas dans l'homme qu'il faut espérer, mais dans le Seigneur. Baudouin étant mort, Charles d'Ancre, son cousin, issu d'une fille de Robert-le-Frison, lui succéda, et, s'occupant de ses affaires, fit la paix avec le roi des Anglais et ses autres voisins. Hugues, fils de Girard de Gournai, que le Roi avait élevé comme son fils, qu'il avait armé chevalier quand il fut dans l'adolescence, qu'il avait placé au premier rang des grands en lui rendant les biens de son père, qui avaient été quelque temps gouvernés par Drogon son beau-père, rentra comme ami dans ses places, que le Roi fut assez crédule pour confier à sa bonne foi. Il ne se montra pas dignement reconnaissant des bienfaits de son magnifique protecteur; car il s'unit aux traîtres, et fut assez audacieux pour se révolter contre son seigneur et son père nourricier. Au mois de juin, il s'occupa avec le Roi du mariage de sa sœur Gundrée; et, de l'avis du monarque, il la donna à Néel d'Aubigni, homme puissant. Les fiançailles ayant eu lieu, le fiancé célébra ses noces avec la fiancée; tandis que Hugues et ses complices se retirèrent en toute hâte, et le jour même prirent les armes contre Henri. Hugues entra à l'improviste dans la forteresse du Plessis, tua aussitôt Bertrand, surnommé Rumeix, homme vaillant, qui était fidèlement attaché au Roi et à Hugues, et confia cette place à Hugues Talabot son neveu. Toutefois le Roi ne tarda pas à la recouvrer; il la fortifia beaucoup, et y plaça, pour protéger le pays, Robert et Guillaume, tous deux fils d'Arnaud, avec une grande troupe de chevaliers. Cependant Hugues persista opiniâtrement dans la révolte où il s'était engagé: il garnit d'armes et de soldats ses différents châteaux, tels que Gournai, La Ferté, et Gaille-Fontaine; il ravagea horriblement, par l'incendie et le pillage, tout le pays qui se trouve entre la Seine et la mer. Il avait pour partisan Robert, surnommé Hachet, Girard de Fécamp, Enguerrand de Vacœil6, Anselme et Gislebert de Cressi, et plusieurs autres brigands avides qui faisaient une guerre atroce dans le Talou et le pays de Caux. Pendant les nuits d'hiver, ils faisaient de longues excursions; ils enlevaient les chevaliers et les paysans avec leurs femmes, et même les enfants au berceau; ils en exigeaient cruellement, en les emprisonnant, des rançons considérables. Ils avaient dans le pays plusieurs complices qui leur donnaient asile, et même les cachaient long-temps, s'il était nécessaire. De là, ils couraient au crime, et, par leurs incursions, ruinaient partout les cultivateurs. C'est ainsi que les gens du pays de Brai ravageaient le Roumois, l'inquiétaient par des menaces qui faisaient craindre de plus grands crimes encore, et, recevant toutes sortes de secours des Français et des Normands, opprimaient leurs voisins. Le seul Guillaume de Roumare, châtelain du Neuf-Marché, et ses compagnons d'armes s'opposaient aux entreprises de ces brigands. Souvent placé dans les prés dont l'Epte entretient la verdure, il emportait chez lui le butin qu'ils avaient enlevé au loin. Alors dix-huit des principaux châtelains de Normandie, dont la réputation et la puissance l'emportaient sur tous les autres, étaient engourdis du froid de la perfidie, favorisaient les partisans de Guillaume proscrit, et se réjouissaient de voir affaiblir le parti du Roi. [12,2] CHAPITRE II. Dans ce temps-là, Foulques, comte d'Angers, fut appelé par Robert-Giroie, qui défendait contre le Roi le château de Saint-Céneri; il assiégeait avec cinq cents chevaliers Lamotte-Gautier, que le Roi avait fortifié, et l'attaqua pendant huit jours, à la fin de juillet, avec une grande vigueur, et une armée qui s'augmentait sans cesse. Le roi Henri, apprenant cet événement, se rendit à Alençon, et envoya des courriers pour convoquer les troupes de toute la Normandie. Cependant les Angevins fatiguaient les Normands par de fréquents assauts, et écrasaient la place en y lançant d'énormes pierres. Cent quarante chevaliers furent forcés de se rendre en stipulant qu'ils ne subiraient aucune mutilation et conserveraient leurs armes: le Roi choisit parmi eux leur chef Roger de Saint-Jean et Jean son frère. Les Angevins rasèrent Saint-Céneri, le jour des calendes d'août (Ier août), et retournèrent dans leur patrie victorieux et pleins de joie. La garnison, affligée de son infortune, se rendit à Alençon, où elle fut couverte de confusion en présence du Roi, fort irrité de ce qu'elle s'était rendue. Elle s'excusa toutefois par de bonnes raisons, ayant souvent demandé par ses courriers, et long-temps attendu, des secours qui avaient trop tardé, et les assiégeants d'ailleurs l'ayant attaquée constamment avec une grande vigueur. Alors Henri donna au comte Thibaut Séès, Alençon, et tout ce qu'avait possédé Robert de Bellême dans cette contrée; mais Thibaut, avec la permission du Roi, les remit à son frère Etienne pour sa part de l'héritage paternel qui était en France. Ainsi le jeune Etienne posséda Séès, Alençon, le Mêle-sur-Sarthe, Almenêches et Lamotte-d'lgé; il fit entrer dans ces places ses soldats et des armes; puis il accabla d'outrages et d'exactions les gens du pays; et, changeant les coutumes qu'ils avaient gardées jusqu'à ce jour sous le Roi, il se rendit odieux à ces peuples, qu'il empêcha de lui rester fidèles. Dans ce temps-là, les enfants de la perversité étaient assis dans la chaire de la contagion, et commettaient sur la terre beaucoup d'attentats. Richer de L'Aigle réclama les biens que son père avait en Angleterre; mais le roi Henri les refusa positivement, en disant que Goisfred et Ingénulf ses frères servaient dans son armée, et attendaient avec confiance, par droit héréditaire, ces mêmes domaines. Ce jeune seigneur ayant souvent répété sa réclamation, et, par ses insolences redoublées, ayant perdu les bonnes grâces du Roi, ce prince, surchargé d'affaires, repoussa définitivement ses demandes, et l'accabla de propos déshonorants. En conséquence, ce jeune orgueilleux quitta plein de colère la cour de Normandie, et convint bientôt avec le roi de France que, si on ne lui rendait pas son patrimoine, il abandonnerait le parti du roi d'Angleterre. Le roi Louis promit à Richer que s'il se rangeait de son côté, il tiendrait continuellement dans le château de L'Aigle soixante chevaliers, et Amauri cinquante. D'après cette assurance, Richer retourna à la cour, réclama de nouveau son héritage auprès du Roi; mais il n'obtint rien, et se retira fort affligé. Le lendemain, le comte Rotrou son oncle parla au Roi de cette affaire, et lui donna de bons conseils pour empêcher que la sédition ne prît de nouvelles forces. Henri y obtempéra, et chargea Rotrou de dire à Richer qu'il lui rendrait tout ce qu'il avait demandé. Dès qu'il eut appris ces dispositions favorables, Richer fut comblé de joie, et alla au devant du roi Louis, qui s'avançait déjà avec une grande armée. «J'ai, lui dit-il, seigneur, traité récemment avec vous; mais je ne puis observer mes conditions, car le roi des Anglais, mon seigneur, m'a rendu tout ce que je lui demandais. C'est pourquoi il est juste que je lui garde une entière fidélité.» Louis lui répondit: «Allez! je ferai ce que je pourrai.» Aussitôt Richer retourna chez lui, et le Roi, le suivant pas à pas avec toute son armée, se présenta aux portes de L'Aigle. Comme la garnison voulait se défendre, Louis pressa la place; et le feu ayant été mis, on ne sait par qui, un grand vent entretint fortement l'incendie, et, secondée par son souffle, la flamme dévorante réduisit toute la place en cendres. Dans une telle calamité, Richer fut contraint d'aller trouver le Roi; et, faisant un traité, il rendit la place aux Français le 3 des nones de septembre (3 septembre). Le roi de France resta là trois jours avec ses troupes dans un grand dénûment; il se retira le quatrième après avoir laissé, pour la défense du château, le comte Amauri, Guillaume Crépin, et Hugues de Château-Neuf. Alors Guillaume de Rai, Sencion, Guillaume de Fontenelles et Isnard d'Ecublai se rendirent au Pont-Echenfrei, à cause de la fidélité qu'ils voulaient garder à Henri; et ayant abandonné tout ce qu'ils avaient possédé sous l'ennemi de la paix, ils s'attachèrent à Raoul-le-Roux pour combattre les ennemis de leur Roi. Les Français, voyant l'embrâsement de la ville, sans s'effrayer comme des lièvres prêts à fuir, mais courageux comme des lions, restèrent sur l'emplacement vide de maisons; et, disposés à se procurer par les armes les vivres dont ils avaient besoin, ils y établirent leurs tentes. Ces événements étant connus, le roi Henri accourut le lendemain avec une grande armée et s'empressa, au grand effroi de ceux qui y étaient renfermés, d'assiéger la ville de L'Aigle, qui était plongée dans une excessive désolation. Mais de tristes nouvelles l'arrêtèrent dans son entreprise: elles étaient apportées par Guillaume de Tancarville, pour lequel le Roi se montra trop crédule. Ce seigneur ayant atteint le Roi dans un village que l'on appelle Livet, lui dit: «Où. allez-vous, seigneur roi? Voilà que les Cauchois m'envoient vers vous, afin que vous vous hâtiez de retourner dans leur pays avec vos troupes. Hugues de Gournai et Etienne d'Aumale avec leurs adhérents se sont établis sur la montagne de Rouen, et essaient de bâtir un château dans le couvent de la Sainte-Trinité; ils y attendent votre neveu qui s'avance avec un grand nombre de Français, pour que la ville lui soit remise par les habitants.» A ces mots, aussitôt le Roi revint sur ses pas, et les troupes françaises se mirent à la poursuite de ceux qui se retiraient en divers lieux. Elles prirent environ quarante hommes de Moulins, et, chargées de beaucoup de butin, elles fortifièrent le château de L'Aigle, et s'y maintinrent courageusement pendant un an entier. Le roi Henri arriva promptement à Rouen; mais il n'y trouva pas les ennemis dont on lui avait parlé, trompé qu'il fut par son chambellan, qui l'avait engagé à quitter L'Aigle. En emmenant le Roi avec ses troupes sous le faux prétexte d'un autre événement, cet officier rendit un grand service aux Français qui, exposés aux injures de l'air, tremblaient de froid et de crainte. Henri fit ensuite, avec mille chevaliers, une autre expédition dans le pays de Brai, et commença le siége du château que l'on appelle La Ferté; mais il survint bientôt des pluies considérables qui occasionèrent des inondations. Enfin, le pays ayant été complètement dévasté, le Roi marcha contre Robert, qui s'était révolté, se rendit au Neubourg, l'attaqua et le brûla entièrement. Ce Robert était fils du comte Henri et de Marguerite: il était en procès contre Galeran, comte de Meulan, fils du comte Robert son oncle; mais, comme le Roi protégeait Galeran, il ne pouvait le poursuivre comme il l'aurait voulu. Séduit par les ennemis du bien public, il se révolta contre le Roi; puis, ayant perdu beaucoup de ses biens par le ravage et l'incendie, il ne recouvra rien de ce qu'il réclamait. Plus habile à parler qu'ardent à combattre, il eût tiré plus de parti de sa langue que de sa lance. A cette époque, le roi Henri ne voulait pas entreprendre de longs sièges, parce que, étant tout troublé comme il arrive dans les débats de famille, il n'avait pas de confiance dans les gens qu'il employait. Ceux même qui mangeaient à sa table favorisaient son neveu et ses autres ennemis, et, dévoilant ses secrets, s'efforçaient de leur rendre de grands services. Cette guerre était réellement plus que civile; la nécessité retenait divisés dans l'un et l'autre parti les frères, les amis et les païens: aussi nul ne cherchait à nuire à son adversaire. Alors en Normandie, un grand nombre de personnes imitaient Achitophel, Semeï et les autres factieux, et faisaient des entreprises semblables à celles des hommes qui, ayant abandonné le roi sacré par Samuel, s'unissaient au parricide Absalon. Ainsi faisaient ceux qui, délaissant le prince pacifique élu et béni par un pontife, et trahissant la foi qu'ils lui avaient jurée comme à leur seigneur, s'empressaient de suivre le parti d'un comte imberbe pour commettre le crime, non d'après leur devoir, mais d'après leur fantaisie. [12,3] CHAPITRE III. Dans la onzième indiction, le jour des nones d'octobre (7 octobre), il se réunit un concile à Rouen. Le roi Henri s'y occupa de la paix de son royaume avec Raoul, archevêque de Cantorbéry, et les autres barons qu'il convoqua. Là, Goisfred, archevêque de Rouen, exposa l'état de l'Eglise de Dieu, avec quatre de ses suffragants, Richard de Bayeux, Jean de Lisieux, Turgis d'Avranches, Roger de Coutances et beaucoup d'abbés, tels que Roger de Fécamp, Ours de Jumiège, Guillaume du Bec, Eudes de Caen, Richard de Préaux, André de Troarn, Guillaume de La Croix, Osbern de Tréport, et plusieurs autres qu'il n'est pas nécessaire de nommer. Conracius, clerc romain, légat du pape Gélase, se plaignit dans un discours éloquent, car il s'était dès l'enfance abreuvé aux sources de la latinité, de l'empereur Charles, qui détruisait méchamment les bonnes œuvres et les travaux du pape Pascal, et qui persécutait cruellement les catholiques. Il se plaignit en outre de l'anti-pape Burdin, intrus au siége apostolique, et de toutes les tribulations que l'Eglise endurait en Italie. Il parla de l'exil du pape Gélase, qui, poursuivi par les tempêtes, s'était retiré en deçà des Alpes; puis il demanda à l'Eglise de Normandie l'assistance de ses prières, et plus encore de son argent. Serlon, évêque de Séès, ne se trouva point à ce concile: son délégué assura que son absence provenait de ses infirmités et de sa vieillesse. Audin, évêque d'Evreux, fit dire par ses délégués qu'il n'assisterait pas au concile parce qu'il était obligé de défendre sa ville contre les ennemis publics. Mais si le Seigneur ne conserve pas les villes, celui qui les garde veille inutilement. En effet, le même jour, la tour d'Evreux fut livrée à Amauri. Guillaume Pointel, neveu de Raoul de Guitot, auquel le Roi avait confié la citadelle d'Evreux, se souvenant de l'ancienne liaison qu'il avait eue avec Amauri, à la cour du duc Guillaume, et pensant, d'après ses idées, que ce seigneur avait été injustement privé de l'héritage de ses pères, introduisit inopinément avec lui dans la tour de fidèles compagnons, et, comptant pour rien la tranquillité générale, quitta le Roi pour se livrer à Amauri. Bientôt Elinance d'Autheuil se réunit à lui avec plusieurs autres, et de grands troubles bouleversèrent tout le pays. Ceux qui avaient envahi la citadelle envahirent aussi l'évêché et la ville, pillèrent tout le mobilier de l'évèque, ainsi que ses livres et ses ornements, et soumirent par la force des armes tout le pays environnant. Cependant l'évèque Audin s'enfuit avec les gens de sa maison, de peur d'être tué; et, pendant un an, il erra de tous côtés en exil. Il ne rasa point sa barbe, et annonça, par son extérieur, quel était le deuil de l'Eglise. Ainsi Evreux fut affligé d'une grande tribulation; et, les clercs ayant été dispersés, l'office divin y cessa pendant une année. Dans la seconde semaine de novembre, le roi Henri s'approcha de L'Aigle avec une puissante armée de cavalerie et d'infanterie, et dévasta le pays d'alentour. Cependant la garnison, qui se glorifiait beaucoup de ses prouesses, fit une sortie et en vint vaillamment aux mains avec les troupes du Roi. Elle fît prisonnier le comte Thibaut, que son cheval avait jeté bas; mais le Roi et le comte Etienne la poursuivirent avec d'intrépides chevaliers, et arrachèrent noblement le comte des mains de ses ennemis. Alors l'engagement devint si vif et si violent, que le Roi lui-même fut frappé d'une pierre à la tète; mais son casque d'airain l'empêcha d'être blessé. Dans ce temps-là, les bourgeois d'Alençon se révoltèrent contre Henri: je dirai pourquoi ils l'offensèrent par un si grand attentat. Etienne, comte de Mortain, qui les gouvernait alors, était un jeune homme; il n'aimait pas ces bourgeois autant qu'il était convenable, et ne les traitait pas avec les égards qui leur étaient dus. Comme un autre Roboam, il cédait plutôt à la faveur des flatteurs qu'aux avis des vieillards, et s'imaginait que les gens d'Alençon étaient infidèles au Roi et à lui-même: aussi les accablait-il d'outrages et d'exactions extraordinaires, sans prévoir, autant qu'il l'eût fallu, ce qui pouvait s'en suivre. Enfin, il les réunit tous, et exigea d'eux qu'ils lui remissent leurs enfants en otage, ils obéirent à cet ordre, forcés et malgré eux; mais, pleins de malveillance, ils méditèrent de se venger. D'abord ils dissimulèrent habilement leur ressentiment, puis ne tardèrent pas à préparer une vengeance ouverte. Le comte reçut les otages, mais il ne les traita pas honorablement. Il fit garder dans une tour la fille de Payen de Chacei, chevalier distingué, devenue la femme d'un homme vaillant, et qui eut beaucoup à gémir d'avoir été confiée à la garde de mauvais débauchés. Amiot, son mari, violemment irrité, rougit de cet affront, et secrètement s'unit par serment à plusieurs personnes qui avaient à se plaindre. Ces imprudents craignirent de s'adresser au Roi, qui aimait la justice, de peur qu'il ne dédaignât d'entendre leurs plaintes contre son neveu. Dans ces dispositions, ils allèrent trouver Arnoul de Mont-Gomeri, frère de Robert de Bellême, et se servirent de lui pour appeler Foulques, comte d'Anjou, afin qu'ils vinssent se saisir d'Alençon qu'on était prêt à leur livrer, et qu'ils rendissent la liberté aux habitants après avoir chassé de la tour la garnison du comte de Mortain. Le comte d'Anjou reçut cette communication avec beaucoup de joie; il réunit ses chevaliers, ses archers et ses gens de pied, se rendit à Alençon, où il entra de nuit avec ses troupes, et, attaquant vivement ceux qui étaient dans la tour, il les assiégea. La renommée, que rien sur la terre ne surpasse en vitesse, répandit partout cet événement: le bruit en parvint aussitôt aux oreilles du Roi, fort occupé des affaires de son royaume. Dès que le magnanime Henri fut convaincu de la réalité de ces bruits, il réunit, en conséquence de son autorité royale, les Normands, les Anglais et beaucoup d'autres peuples; il appela aussi à son secours Thibaut, comte de Chartres, avec les siens. Enfin, au mois de décembre, se réunit autour d'Alençon une innombrable armée qui s'efforça de secourir efficacement les assiégés. En effet, Thibaut et Etienne, illustres frères, précédèrent le Roi, et voulurent, à force ouverte, faire entrer des vivres dans la place; mais ils ne purent y réussir, car le comte d'Anjou fit contre eux une sortie, rangea son armée en bataille, et en vint vaillamment aux mains avec eux. Il tua quelques hommes, fit quelques prisonniers, et, ayant mis le reste en fuite, rentra gaîment dans la place avec beaucoup de butin. Ensuite il pressa avec plus de sécurité les assiégés, et, au moyen de travaux souterrains, parvint, par des coupures cachées, à empêcher l'eau de leur arriver. Les habitants, en effet, connaissaient le conduit par lequel ceux qui avaient construit la citadelle avaient pratiqué un aqueduc qui partait de la Sarthe. Ceux qui étaient renfermés dans cette forteresse, voyant que les vivres leur manquaient, et qu'il ne leur venait aucun secours de nulle part, se rendirent; et, remettant la tour, ils sortirent sains et saufs avec leurs bagages. Ces calamités portèrent beaucoup de gens au brigandage, et un grand nombre de personnes violèrent l'observance de l'Avent du Seigneur. C'est ainsi que partout s'accroissaient les calamités qui en tous lieux souillaient la Neustrie de meurtres, de pillages et d'incendies; et, comme les enfants du scorpion déchirent pour sortir le sein de leur mère avant le temps établi pour leur naissance, de même les Normands, avant le terme légitime qui devait leur donner Guillaume pour prince, ensanglantaient leur patrie, et, par leurs entreprises criminelles, la livraient misérablement à toutes sortes de maux. Pendant que le peuple chrétien célébrait la solennité de la fête de l'apôtre Thomas, un ouragan causa les plus grands malheurs, et annonça pour l'avenir des guerres aux hommes, et des révolutions aux puissances. Peu de temps après, le monde éprouva d'affreuses tribulations, beaucoup de princes tombèrent du faîte du pouvoir, et, par les dispositions de Dieu, qui élève le pauvre de son fumier, quelques personnes furent promues à de grands honneurs. [12,4] CHAPITRE IV. L'an de l'incarnation du Seigneur 1119, le pape Gélase II mourut, et fut inhumé à Cluni, le 4 des calendes de février (29 janvier). Gui, archevêque de Vienne, fut élu pape sous le nom de Calixte, le 4 des nones de février (2 février). Là, se trouvèrent Lambert d'Ostie, Boson de Porto, Conon de Palestine, Jean de Crémone, et plusieurs autres clercs du sénat romain, qui jouissent de la prérogative spéciale d'élire et de consacrer les papes. En conséquence, Gui fut intronisé: il avait été chaste depuis son adolescence, pieux, libéral, plein d'ardeur dans l'œuvre de Dieu, et doué de beaucoup de vertus. Il était fils de Guillaume de Testardie, duc des Bourguignons, qui avait pour père le duc Rainauld, et pour mère Adelise, fille de Richard II, duc des Normands. Ce Gui était neveu du cruel Gui, qui avait tente d'obtenir le duché de Normandie, qui avait combattu au Val-des-Dunes contre Guillaume-le-Bâtard et Henri roi des Français, et défendu courageusement contre eux, pendant trois ans, les villes de Vernon et de Brionne. Ainsi, issu du sang royal, frère de ducs, cousin de rois et d'empereurs, imbu du nectar des bonnes mœurs, Gui fut promu au suprême pontificat. Il en jouit dignement pendant cinq ans, et fit dans la maison de Dieu beaucoup d'utiles établissements et de bonnes œuvres. Dans le cours de la même année, Eustache de Breteuil, gendre de Henri, fut engagé par ses compatriotes et ses parents à quitter le parti du Roi, si ce monarque ne lui rendait pas la tour d'Ivri qui avait appartenu à ses prédécesseurs. Le Roi différa de le satisfaire en cela pour le présent; mais il le lui promit pour l'avenir, et, par des paroles flatteuses, le retint à son service, et dans des dispositions pacifiques. Comme ce prince ne voulait pas être mal avec Eustache, parce que celui-ci était un des plus puissants seigneurs de la Normandie, avait beaucoup d'amis et de vassaux, et possédait des places très-fortes, il lui donna en otage, pour lui servir de garantie et se l'attacher plus fidèlement, le fils de Raoul-Harenc, qui gardait la tour d'ivri, et reçut de lui en échange ses deux filles, qui étaient les petites filles du Roi. Cependant Eustache ne se comporta pas bien à l'égard de l'otage qu'il avait reçu: car, par le conseil d'Amauri de Montfort, qui ourdissait adroitement des trames perverses, et qui avait fait à Eustache, sous la foi du serment, beaucoup de promesses qu'il ne remplit pas, il arracha les yeux au jeune homme, et les envoya à son père qui était un vaillant chevalier. Le père, irrité de cette action, alla trouver le Roi, et lui raconta les malheurs de son fils. Ce monarque en fut vivement affligé, et livra ses deux petites filles à Raoul pour qu'il se vengeât aussitôt de tant de déloyauté. Raoul-Harenc, avec la permission du Roi en courroux, prit les filles d'Eustache, et, pour venger son fils, leur arracha cruellement les yeux et leur coupa l'extrémité du nez. Ainsi, ô douleur! des enfants innocents expièrent misérablement le crime de leur père, et partout l'affection paternelle eut à gémir cruellement en voyant la difformité de ces enfants. Enfin Raoul, consolé par le Roi, honoré par des présents, retourna à la tour d'ivri pour la garder, et fit annoncer à Eustache de Breteuil le talion que la sévérité royale avait exercé sur ses filles. Quand ils eurent appris cette mutilation, le père et la mère s'affligèrent à l'excès. Eustache fortifia ses châteaux de Lire, de Glos, du Pont-Saint-Pierre et de Paci. Il en ferma soigneusement l'accès, afin que le Roi ou ses partisans n'y pussent pénétrer. Il envoya à Breteuil Juliane sa femme, qui était fille du Roi et d'une courtisane, et lui donna les troupes nécessaires pour garder cette place. Les bourgeois qui étaient fidèles au Roi, et ne voulaient l'offenser en rien, ayant compris que l'arrivée de Juliane pourrait être funeste à beaucoup de monde, mandèrent aussitôt à Henri de se rendre en toute hâle à Breteuil. Ce prince prudent se rappela ce mot dit à César par l'audacieux Curion: en fait d'affaires de guerre, "Tolle moras; semper nocuit differe paratis" (Lucain, La Pharsale, I, v. 281 : Quand tout est prêt, pourquoi différer ?). Et ayant reçu le message des gens de Breteuil, il arriva promptemcnt en ce lieu, dont les portes lui furent ouvertes avec joie, et où il entra. Il rendit grâce aux fidèles habitants pour leur dévouement, défendit à ses soldats de prendre aucune chose, et assiégea le fort dans lequel son insolente fille s'était renfermée. Alors elle éprouva de grandes inquiétudes de tous côtés, et ne sut ce qu'elle devait faire, voyant bien certainement que son père venait d'arriver fort irrité, et qu'il n'abandonnerait pas, avant d'avoir vaincu, le siége qu'il avait mis autour du château. Enfin, comme dit Salomon: «Il n'y a pas de méchanceté au-dessus de la méchanceté de la femme,» elle eut l'idée de mettre la main sur l'oint du Seigneur. En conséquence elle demanda fallacieusement un entretien avec son père. Le Roi, qui ne se doutait pas de tant de fourberie dans une femme, se rendit à l'entrevue où sa malheureuse fille voulait le faire périr. Elle tendit une baliste, et lança un trait vers son père, qui, par la protection de Dieu, ne fut point atteint. C'est pourquoi le Roi fit, à l'instant même, détruire le pont du château, afin d'intercepter toute communication. Juliane, voyant qu'elle était entourée de toutes parts et que personne ne la secourait, rendit le château à Henri; mais elle ne put obtenir de lui de sortir en liberté. D'après l'ordre du Roi, elle fut forcée de se laisser glisser du haut des murs sans pont et sans soutien, et descendit ainsi honteusement jusqu'au fond du fossé, en montrant ses fesses nues. Cet événement arriva au commencement du Carême, dans la troisième semaine de février, lorsque le fossé du château était rempli des eaux de la saison, et que la gelée, qui les glaçait, refroidissait justement, d'une manière cruelle, la chair délicate de la princesse, qui s'y plongea dans sa chute. Cette malheureuse guerrière se tira de là honteusement, et. comme elle put, rejoignit son mari qui demeurait à Paci, et lui raconta avec vérité ce triste événement. Le roi Henri convoqua les bourgeois, les loua beaucoup de la fidélité qu'ils lui avaient gardée, les honora par ses promesses et ses bienfaits, et, d'après leur conseil, remit la garde du château de Breteuil à Guillaume, fils de Raoul. Peu après, ce monarque rendit à Raoul de Guader, guerrier intrépide, et parce qu'il était neveu de Guillaume de Breteuil par sa sœur, tous les biens de ses ancêtres, excepté Paci, qui était entre les mains d'Eustache. Raoul garda soigneusement le château que le Roi lui avait donné: fidèle en toutes choses à ce prince, il mérita beaucoup d'éloges par ses nombreuses prouesses, et combattit courageusement de tous côtés les ennemis du bien public. Dans le même temps, les Exmois songèrent à se révolter. Les habitants de Courci et ceux d'autres places fortes dans le voisinage, apprenant que presque tous les Normands abandonnaient le Roi pour prendre le parti de son neveu, adoptèrent une semblable résolution. En conséquence, le premier de tous, Rainauld de Bailleul se rendit à Falaise, remit au Roi ses serments de fidélité, et refusa orgueilleusement de lui rendre sur sa demande une maison qui appartenait à ce prince dans la terre du Renouard. Alors le Roi lui dit: "Vous êtes venu à ma cour, je ne vous ferai point arrêter; mais vous vous repentirez d'avoir entrepris contre moi une méchante action.» Rainauld s'étant retiré aussitôt, le Roi rassembla son armée, et dès le soir arriva devant la place presque en même temps que lui. Alors ce seigneur voyant qu'il n'était pas assez fort pour supporter un si lourd fardeau, sortit le matin, et, implorant la clémence du Roi, lui remit sa forteresse. Aussitôt le Roi fit mettre le feu au château qui était en pierre, et dans lequel furent brûlées les provisions de vivres et tout ce qui s'y trouvait renfermé. En apprenant ces nouvelles, les garnisons de Courci, de Grandménil et de Mont-Pinçon, qui avaient essayé de se révolter, restèrent tranquilles, cessèrent aussitôt leurs tentatives malveillantes, de peur d'éprouver un pareil sort, et n'eurent plus désormais l'audace de se soulever contre leur maître. [12,5] CHAPITRE V. Goisfred, archevêque de Rouen, poursuivit en justice très-vivement Ascelin, fils d'André, et lui ayant enlevé ses biens injustement, à ce qu'il parut à quelques personnes, lui fit beaucoup de mal. Celui-ci, dans la fureur de son ressentiment, alla trouver le roi Louis à Pontoise, et lui promit de lui livrer Andeli, s'il venait s'y faire recevoir avec une armée. Les Français furent comblés de joie de cette proposition, et engagèrent le Roi à ne pas tarder. Une convention ayant été conclue de part et d'autre, Ascelin amena avec lui de vaillants soldats, et les introduisit de nuit dans sa grange, où il les cacha soigneusement sous de la paille. Cependant le Roi Louis, avec son armée, le suivit pied à pied. Le matin, à la vue du Roi, le peuple poussa de grands cris, et les habitants éprouvèrent aussitôt un trouble extrême dans cette catastrophe inattendue. Ceux qui étaient cachés sous la paille sortirent soudain de leur retraite, et, poussant avec le peuple le cri royal des Anglais, coururent à la citadelle. Dès qu'ils y furent entrés, ils crièrent au contraire: Mont-Joie! qui est le cri de guerre des Français. Après avoir chassé les habitants, les Français s'emparèrent de l'intérieur du château. Les troupes du Roi entrèrent de vive force par les portes et occupèrent toute la ville. Richard, fils du roi Henri, et d'autres personnes de la garnison, surpris ainsi par une attaque imprévue, et sans espoir de défense au dedans ni au dehors, se retirèrent dans l'église de la Sainte-Vierge Marie. Enfin, le roi Louis, s'étant rendu maître de la forteresse et de la ville, ordonna à Richard et à ses compagnons d'armes de se retirer où ils voudraient, par respect pour la Vierge mère qui a mis au jour le Sauveur du monde, et dont il implora l'assistance et visita la basilique avec une grande foi. Au départ du Roi, les Français gardèrent soigneusement la place qu'ils avaient prise dans le cœur du pays, et soumirent à leurs armes tout le pays circonvoisin sur le rivage de la Seine. Godefroi de Sérans, Enguerrand de Trie, Alberic de Bourit, Baudri de Brai et plusieurs autres illustres chevaliers français restèrent dans la place, et furent excommuniés par l'archevêque de Rouen, à cause des biens de l'Eglise qu'ils avaient usurpés; mais ils résistèrent quelque temps, favorisés par les circonstances et par la guerre qu'ils soutinrent avec opiniâtreté. Cependant le roi Henri éleva contre les Français un château très-fort à Noyon, et y plaça cent chevaliers sous la conduite de Guillaume, fils de Théodoric, et chef de l'armée. Richard-Frênel, qui s'enorgueillissait d'avoir huit fils, égaré par les futiles suggestions de sa femme Emma, se livra, déjà près de la mort, à la tyrannie, qu'il exerça, d'accord avec ses enfants, contre le bien du peuple. Il fit bâtir une forteresse avec l'argent du Roi sur le territoire d'Oncins, et ayant suivi Eustache son seigneur, il se mit à ravager les champs de ses voisins, et, tout vieux qu'il était, n'eut pas honte de se faire remarquer parmi les ennemis publics. A cette époque, l'observance du Carême fut damnablement violée par les enfant des hommes. Robert, fils d'Ascelin Goël, fut le premier des ennemis du Roi qui vint à résipiscence: repentant de s'être livré à la sédition, il implora l'amitié du prince, et, l'ayant obtenue, la conserva fidèlement et avantageusement jusqu'à sa mort, qui fut prochaine. Plusieurs personnes suivirent sagement cet exemple. Le Roi manda à Amauri de faire la paix avec lui, de lui remettre sa forteresse, et de jouir en paix du comté d'Evreux. Ce comte, qui était un homme turbulent, repoussa follement les offres que le Roi lui faisait avec tant de bonté. Comme il avait un grand motif de faire la guerre, à cause de l'héritage de ses pères qu'on lui avait ravi, souvent il courait, sans reprendre haleine, durant les nuits, de ville en ville, mettant un soin excessif à tenir tout le monde en agitation, encourageant ses alliés, et les engageant à conserver habilement leurs forteresses, à déjouer sans cesse l'habileté des espions, à parcourir prudemment et sans relâche tout le voisinage, à piller tout, excepté les églises, et à conquérir hardiment ce qui était à leur portée. Il supportait avec obstination les travaux de la guerre pour recouvrer le comté dont il était l'héritier, et dont le Roi le privait. Raoul-le-Roux lui opposait parfois un grand obstacle, et empêchait puissamment ses entreprises. C'était un chevalier courageux, habile dans l'art de la guerre, illustre et fameux par ses prouesses et son audace entreprenante. Pendant que l'armée de Louis faisait une expédition dans le Vexin, et que les Français, plus forts, mettaient leurs ennemis en fuite, comme il arrive à la guerre, le cheval de Richard, fils du Roi, fut tué sous lui, et le jeune prince sur le point d'être fait prisonnier. Raoul s'en étant aperçu, sauta aussitôt à bas de son cheval, et dit au fils du Roi: «Montez vite, et fuyez pour n'être pas pris.» A l'instant, Richard s'étant retiré, Raoul fut pris; mais il fut échangé au bout de quinze jours contre Galon de Trie. Ce dernier chevelier était frère d'Enguerrand de Trie: pris peu de temps auparavant, il gémissait douloureusement dans l'étroite prison du Roi. Il ne tarda pas à mourir des blessures et des coups qu'il avait reçus. Raoul, resté fidèle, fut honoré par le Roi, et compté parmi les principaux et les plus intimes amis de ce prince, qui lui promit de grandes faveurs s'il vivait quelque temps. Un jour, l'an de l'incarnation du Seigneur 1119, trois seigneurs châtelains, Eustache de Breteuil, Richer de L'Aigle et Guillaume de La Ferté-au-Perche se réunirent avec leurs troupes, firent une invasion en Normandie, parvinrent en pillant jusqu'à la fontaine de Ternant, et mirent le feu aux maisons de Verneuces, qui dépendent du domaine de Saint-Evroul. Raoul-le-Roux, qui s'était arrêté au Pont-Echenfrei, vit la fumée de l'incendie, et ayant rassemblé de tous côtés des chevaliers, il ne tarda pas à marcher à l'ennemi pour lui livrer bataille. Le Roi avait établi trente hommes d'armes au Sap et autant à Orbec, pour s'opposer aux incursions des brigands qui accouraient de toutes parts au pillage et au meurtre. Raoul ayant réuni tout son monde en un corps, attaqua avec sa petite troupe, au passage de la Charentonne, trois cents cavaliers auxquels il enleva le grand butin qu'ils emportaient, et qu'il poursuivit jusqu'à La Ferté-Frênel, après avoir fait quelques prisonniers. Si cette forteresse ne se fût pas trouvée à la proximité de l'ennemi, il eût éprouvé une plus grande perte. Peu de temps après, le courageux chevalier alla trouver le Roi avec amitié, et le pria humblement de se montrer seulement devant La Ferté-Frênel dont les habitants étaient aussi lâches qu'insolents. Enfin le Roi, après la Pentecôte, céda aux grandes prières de Raoul, et parut devant la place qui dévastait tout le pays d'Ouche. A l'arrivée du Roi, les gens de Frênel furent saisis d'effroi, et tout tremblants se consultèrent sur le parti qu'ils devaient prendre. Cependant, comme Raoul-le-Roux du Pont-Echenfrei commençait vaillamment à leur livrer l'assaut, ils remirent les clefs de leurs portes à Henri, et, ayant obtenu leur pardon pour la révolte qu'ils avaient commencée, ils se réconcilièrent avec le monarque. Vers la fin de juin, le vieux Richard vint à Ouche: étant malade, il prit l'habit monastique, puis mourut peu de temps après, au commencement de juillet, et repose enseveli dans le chapitre des moines. Il fit don à Saint-Evroul d'une portion de l'église de La Gonfrière et de la moitié de sa dîme, et obtint de Guillaume, son fils aîné, et de ses autres enfants, qu'ils confirmassent sa concession. Au milieu de tant et de si grandes tempêtes, qui exerçaient cruellement leurs fureurs, le roi Henri, rigide conservateur de ses droits, resta inébranlable, et se maintint dans la possession de toutes ses forteresses, où il avait placé habilement de fidèles garnisons, et dans lesquelles les ruses de ses ennemis ne purent faire prévaloir leurs manœuvres. En effet, Rouen, la métropole de la Normandie, Bayeux, Coutances, Avranches, Séès et Arques, Nonancourt et Illiers, Caen et Falaise, Exmes, Fécamp et Lillebonne, Vernon et Argentan, et les autres places fortes, qui étaient soumises à la puissance royale, ne souffraient pas que, par de fallacieuses paroles, on les détachât de sa juste domination. Les seigneurs loyaux, tels que Richard, comte de Chester, Raoul, de Bricasard, son cousin et son successeur, Raoul de Conches, Guillaume de Varenne, Guillaume de Roumare, Guillaume de Tancarville, Raoul de Saint-Victor, Gautier-Giffard, Néel d'Aubigni, Guillaume son frère, et plusieurs autres seigneurs de distinction étaient unis au Roi dans le malheur comme dans la prospérité, et dédaignaient d'obtenir les éloges de la honte, de la trahison et du parjure. Galeran et Robert, fils encore imberbes de Robert, comte de Meulan, tenaient au parti du Roi; leurs châtelains lui obéissaient en tout ainsi que leurs places fortes, et résistaient vigoureusement aux attaques de l'ennemi. Pont-Audemer,Beaumont, Brionne et Vatteville35 restaient fidèles à Henri, et les seigneurs du pays le servaient en combattant fidèlement pour lui avec leurs troupes. Au mois de mai, Guillaume Adelin, fils du Roi, passa d'Angleterre en Normandie. Son père, joyeux de son arrivée, lui fit bientôt connaître les secrets de son cœur. Il envoya des ambassadeurs de paix à Foulques, comte d'Anjou, et, ayant fait avec lui un traité avantageux, il l'invita gracieusement à se rendre à sa cour. Dans le courant de juin, Guillaume Adelin épousa à Lisieux la fille du comte d'Anjou, et cette généreuse union fit un grand plaisir aux amis de la tranquillité. Quoique, par un sort malheureux, le fil de la vie du jeune mari, brisé trop promptement dans les gouffres de la mer, n'ait eu qu'une courte durée, néanmoins ce mariage établit pour quelque temps une paix nécessaire entre les peuples divisés. Alors, à la prière du comte, le Roi reçut en grâce Guillaume Talvas, fils de Robert de Bellême, et lui rendit toutes les terres que son père avait possédées en Normandie. Il lui concéda Alençon, Almenêches et Vignats, ainsi que d'autres châteaux, à l'exception des donjons, où il mit des garnisons pour lui. A la prière du beau-père de son fils, Henri pardonna à son cousin Robert de Saint-Ceneri d'avoir récemment passé à l'ennemi contre la foi de ses sermens. Il lui rendit Montreuil et Echaufour. Il se réunit à Lisieux une nombreuse assemblée de prélats et de grands. On y apprit la mort prématurée de Baudouin, comte de Flandre, pour l'absolution et le repos de l'ame duquel le Roi ordonna au clergé de sonner les cloches et de faire des prières. En Normandie, les uns furent joyeux, les autres fâchés de ce que le comte de Flandre, le plus violent des ennemis de Henri, venait de mourir, et de ce que le comte d'Anjou, seigneur de trois villes importantes, s'était attaché en ami à ce puissant monarque. Pendant l'été, après une longue attente, et après avoir engagé de toutes manières les parjures à se rendre, le roi Henri fit une expédition terrible à travers la Normandie, et livra aux flammes le Pont-Saint-Pierre, ainsi que les autres châteaux et les fermes de ses ennemis, exerçant ainsi une sévère vengeance sur eux et sur leurs complices. [12,6] CHAPITRE VI. Sur ces entrefaites, le Seigneur tout-puissant fit éclater sur la terre de grands prodiges, par lesquels il voulut toucher le cœur des spectateurs, afin de les corriger de leur perversité. En effet, dans l'hiver précédent, il était tombé des pluies excessives, et l'inondation des rivières avait extraordinairement envahi les habitations des hommes. Il en résulta que les Rouennais et les Parisiens, ainsi que d'autres habitants des villes et des campagnes virent des gouffres énormes que les fureurs de la Seine débordée creusèrent dans leurs demeures et leurs moissons. Durant le Carême suivant, un ouragan souffla sur la Seine et la dessécha momentanément. D'une rive à l'autre, chacun eût pu passer, s'il eût osé se hasarder sur ce chemin nouveau. Paris fut témoin de ce spectacle, et en fut justement épouvanté. Au mois d'août, la lune, pendant son premier quartier, parut, le soir, rouge comme du sang, et son disque se montra aux regards des hommes, en France, aussi grand que le fond d'un tonneau. Ensuite elle fut coupée à son milieu par une couleur semblable à celle du saphir, et les spectateurs virent, entre les deux moitiés égales, un espace tel que si une chose semblable arrivait sur la terre, on croirait voir un sentier propre à la marche de l'homme. Au bout de l'intervalle d'une heure, la lune reparut dans son entier, et la couleur s'effaçant peu à peu, le croissant de la lune naissante brilla comme à l'ordinaire. Dans le même temps, une rougeur très-vive, passant de Poissy par Mantes, sembla parcourir la Normandie, et, pendant trois nuits, ce signe se manifesta dans l'air à beaucoup de Français. Ceux qui en furent témoins l'interprétèrent de differentes manières, et assurèrent à ceux qui les écoulaient que ce qu'ils voulaient aurait lieu selon leur fantaisie. En effet, la folie des orgueilleux se glorifie sottement des événements futurs comme de ceux qui sont passés: ils prétendaient insolemment que le roi Louis, qui était alors à Andeli avec les Français, détruirait les Normands comme la flamme, et soumettrait à son pouvoir tout le pays de la Normandie sous le tranchant de son glaive. La présomption des arrogants interprétait audacieusement le prodige selon ses desirs; mais l'événement fut bien différent de ce qu'ils pensaient. Je laisse ces choses de côté pour suivre le fil de ma narration. Le roi Henri, déterminé à ne plus épargner les rebelles, entra sur le territoire d'Evreux, et commença le siége de cette ville avec une puissante armée; mais il n'y put pénétrer à cause de la résistance vigoureuse que lui opposèrent la garnison et les habitants. Il avait avec lui Richard son fils, le comte Etienne son neveu, Raoul de Guader, et un grand nombre de Normands. Le Roi les ayant réunis, il dit à l'évêque Audin: «Vous voyez, seigneur prélat, que nous sommes repoussés par les ennemis, et que nous ne pourrons les soumettre que par l'incendie: or si nous mettons le feu, les églises seront brûlées, et les innocens éprouveront de grands dommages. Maintenant, pasteur de l'église, considérez avec soin et faites-nous connaître prudemment ce qui convient le mieux. Si l'incendie nous procure miraculeusement la victoire, avec l'aide de Dieu nous réparerons les pertes de l'église, en tirant volontiers de nos trésors les sommes qui seront nécessaires. Par là même, comme je le pense, la maison de Dieu serait embellie.» Le prélat inquiet hésita dans cette circonstance. Il ignorait ce qu'il devait prescrire de plus conforme à la volonté divine; il ne savait ce qu'il devait vouloir ou choisir de plus salutaire. Enfin, d'après l'avis des hommes sages, il ordonna de mettre le feu et de brûler la ville, afin qu'elle fût à la fois délivrée des traîtres frappés de l'anathême et restituée à ses légitimes possesseurs. En conséquence, Raoul de Guader le premier mit le feu du côté du nord; la flamme parcourut aussitôt la ville sans obstacle, et, comme cet automne était sec, tout fut embrasé. Alors furent brûlés la basilique du Saint-Sauveur qui appartenait à des religieuses, et le célèbre palais de la glorieuse Marie vierge et mère, qui était desservi par le prélat et son clergé, et dans lequel les fidèles paroissiens fréquentaient la cour du pontife. Le Roi et tous ses grands donnèrent humblement à l'évêque des gages pour l'incendie de ses églises, et lui promirent fermement de fortes sommes pour leur réparation. Le prudent Roi avait fait, comme nous l'avons dit, la paix avec Robert Goël. Il lui avait confié la citadelle d'Ivri pour gage de sa foi, et avait reçu de lui en otage ses frères comme une assurance suffisante. Raoul-le-Roux fut le prudent intermédiaire de ce traité de paix, parce qu'il était le beau-frère de Goël, et lié avec lui d'une étroite amitié. Avant de s'approcher d'Evreux, Henri ordonna à Robert d'attaquer Amauri et ses frères d'armes, et de manœuvrer près d'Ivri le long de la rivière d'Eure. Il fixa le jour où ces choses devaient avoir lieu: Raoul obéit en toutes choses au Roi, selon les desirs duquel les événemens se passèrent. Enfin Henri, voyant la ville totalement embrasée, envoya aussitôt un courrier à Robert Goël, et lui manda ce qui était arrivé. Aussitôt celui-ci s'écria dans le combat: «Seigneur Amauri, écoutez les nouvelles que je vais vous rapporter; vous n'en recueillerez que de la tristesse. Le Roi a brûlé aujourd'hui la ville d'Evreux, et la garnison de la citadelle a sujet de redouter une mort prochaîne.» Ce qu'entendant Amauri, il rassembla ses troupes, et retourna chez lui fort affligé de la désolation de sa ville. Philippe et Florus, fils de Philippe roi des Français, neveux d'Amauri par Bertrade sa sœur, Guillaume-Pointel, Richard d'Evreux, fils de Foulques le prévôt, et plusieurs autres vaillants chevaliers défendaient la citadelle. La ville ayant été brûlée, ils résistaient avec plus de sécurité et de joie, parce qu'après la fuite des habitants ils avaient moins de terrain à protéger. Les citoyens de la ville détruite se dispersèrent çà et là, et, ayant perdu tout ce qu'ils possédaient, furent forcés d'errer misérablement dans les chaumières de l'étranger. Le Roi, plein de modération, manda aux assiégés de lui rendre la citadelle, et, leur pardonnant les actions dans lesquelles ils avaient forfait, il leur fit beaucoup de promesses. Comme ils ne les acceptèrent pas, il se hâta d'aller s'occuper des autres affaires de ses Etats. Quelques jours après, il revint de nuit avec une armée nombreuse, et, avant l'aurore, fit soudain dresser son camp à la lueur des flambeaux, et le confia à d'intrépides guerriers. Il y établit pour chefs Raoul-le-Roux, Simon de Moulins, avec Gislebert d'Exmes, et plusieurs autres dont la valeur était éprouvée. Aussi le Roi avait en eux une grande confiance. Il les employa à contenir l'ennemi, et il reconquit le pays qui lui avait été enlevé. Amauri, Eustache, Odon de Gomer, Gui de Malvoisin, et quelques autres vaillants chevaliers se tenaient à Paci, venaient visiter leurs frères d'armes avec beaucoup d'audace et de bravoure, les encourageaient par leurs communications, et inquiétaient fréquemment par de rudes attaques les troupes du camp royal. Celles-ci, qui n'étaient jamais prises au dépourvu, parce qu'elles redoutaient continuellement les ruses de leurs ennemis, ne quittaient ni la cuirasse ni le casque, faisaient, comme des lions vaillants, face à toutes les attaques, et échangeaient de brillants coups de lance et d'épée. Comme personne ne voulait être vaincu par son adversaire, et que chacun desirait ardemment passer pour le plus brave, il succombait beaucoup de monde dans ces combats journaliers. Là, le chevalier Guillaume, fils de Roger de Saint-Laurent, fut tué, et son corps fut inhumé dans le cloître du martyr Saint-Victor. Sa famille descendait des plus illustres barons du pays de Caux, et sa bravoure célèbre avait souvent eu l'approbation des principaux chevaliers du Talou. C'est ainsi que le fréquent exercice du cruel Mars répand beaucoup de sang, et que tant de gens éprouvent une vive douleur en voyant arracher cruellement la vie à la fleur de la jeunesse. Le roi Louis assiégea le château de Dangu, et la valeur des Français pressa vivement Robert, qui le défendait. Enfin ce châtelain, par le conseil des amis qu'il avait parmi les assiégeants, mit le feu à la place, d'où il sortit en ne laissant à l'ennemi que des cendres. Dans la même semaine, Robert, à la tête des troupes de Gisors, fondit sur les Français, et leur enleva beaucoup de butin à Chaumont et dans les bourgs voisins. Cependant le roi de France se réjouit beaucoup de l'incendie du château de Dangu; il assiégea Château-Neuf, que Guillaume-le-Roux avait bâti à Fuscelmont-sur-l'Epte; mais il n'obtint pas tout le succès qu'il desirait. En effet, Gaultier-Riblard résista vigoureusement avec les troupes que Henri lui avait confiées, et fit, par des décharges de traits, de cruelles blessures aux assiégeans. Au bout de quinze jours, Amauri envoya au roi Louis un courrier pour lui apprendre l'incendie d'Evreux, ainsi que d'autres calamités, et pour lui demander instamment un prompt secours. Le Roi, ayant appris ces nouvelles, se retira en toute hâte, et, mettant le feu aux huttes des soldats, il excita la joie de ses ennemis. Là Enguerrand de Trie, preux chevalier, fut blessé au sourcil; et quelques jours après, ayant perdu la raison, il mourut misérablement. Sur ces entrefaites, le roi Louis effectua au plus vite sa retraite en France; il revint précipitamment d'Etampes en Normandie, et emmena avec lui quelques braves chevaliers. Le vingtième jour du mois d'août le roi Henri entendit la messe à Noyon-sur-Andelle, et marcha sur l'ennemi avec ses meilleures troupes pour faire une expédition, ignorant que le roi de France était alors arrivé à Andeli. Le roi d'Angleterre s'avança avec une brillante armée, fit couper les moissons autour d'Etrepagni par la main dévastatrice de ses hommes d'armes, et ordonna d'en transporter de grands paquets sur le dos des chevaux au château de Lions. Quatre chevaliers établis par le Roi sur la montagne de Verclive étaient en sentinelle pour parer aux obstacles qui pourraient survenir. Voyant des chevaliers couverts de casques qui marchaient avec des drapeaux vers Noyon, ils en prévinrent aussitôt Henri. [12,7] CHAPITRE VII. Le même jour, le roi Louis sortit d'Andeli avec les troupes françaises, et se plaignit plusieurs fois à ses chevaliers de ce qu'on ne pouvait rencontrer le roi d'Angleterre en pleine campagne. Ne sachant pas que ce monarque était si voisin, Louis marchait en hâte avec une brillante troupe sur Noyon, parce qu'il se flattait d'obtenir ce jour même le château, au moyen d'une trahison concertée; mais la chose tourna bien différemment: la victoire ne favorisa pas les orgueilleux qui desiraient la guerre; elle abattit et mit en fuite ceux qui se flattaient des pompes du triomphe. Bouchard de Montmorenci et quelques autres hommes prudents conseillèrent à Louis de ne pas faire la guerre en Normandie; mais les habitants de Chaumont le forcèrent avec fureur de livrer bataille. De son côté, Guillaume-le-Chambellan essaya de détourner Henri du combat; mais Guillaume de Varenne et Roger de Bienfait l'excitèrent virilement. Alors on entendit publiquement de la bouche des messagers qui couraient de tous côtés, et par les rapports que la renommée répandait partout, que les deux rois étaient sortis avec leurs troupes, et que, s'ils le voulaient, ils pourraient en venir aux mains. Déjà les Français s'étaient approchés de Noyon, et avaient brûlé le couvent des moines de Boucheron, ce dont les Anglais eurent la preuve par la fumée qui montait dans les airs. Près de la montagne que l'on appelle Verclive, le champ est libre et présente une vaste plaine, que les habitans du pays appellent Brenmule. Là, le roi Henri descendit avec cinq cents chevaliers anglais: ce belliqueux héros prit son armure, et rangea habilement ses bataillons couverts de fer. Là, se trouvèrent ses deux fils, Robert et Richard, illustres chevaliers, et trois comtes, Henri d'Eu, Guillaume de Varenne, et Gaultier-Giffard. Roger, fils de Richard, et Gaultier d'Aufai, son cousin, Guillaume de Tancarville, Guillaume de Roumare, Néel d'Aubigni, et plusieurs autres accompagnaient le Roi, tous comparables aux Scipion, aux Marius et aux Caton, censeurs de Rome, parce que, comme l'événement le prouva, ils étaient éminemment remarquables par leur prudence et leurs prouesses guerrières. Edouard de Salisbury porta l'étendard, vaillant guerrier dont la vigueur était célèbre par les preuves qu'il en avait données, et doué d une constance à persévérer jusqu'à la mort. Dès que le roi Louis vit ce qu'il avait si long-temps desiré, il manda quatre cents chevaliers qu'il pouvait à l'instant avoir à sa disposition; il leur ordonna de se battre bravement pour la défense de l'équité et pour l'indépendance du royaume, afin que la gloire des Français ne fût pas exposée à déchoir par leur faute. Là, Guillaume-Cliton, fils de Robert, duc des Normands, s'arma pour délivrer son père de sa longue captivité, et pour conquérir l'héritage de ses aïeux. Matthieu, comte de Beaumont, Gui de Clermont, Osmond de Chaumont, Guillaume de Garlande, chef de l'armée française, Pierre de Maulle, Philippe de Monbrai et Bouchard de Montmorenci se disposèrent au combat. Quelques Normands, entre autres Baldric de Brai et Guillaume Crépin, se réunirent aux Français. Tous, enflés d'orgueil, se rassemblèrent à Brenmule, et se disposèrent à livrer vaillamment bataille aux Normands. Les Français commencèrent dans cette bataille à porter vigoureusement les premiers coups; mais, comme ils s'avancèrent sans ordre, ils furent vaincus, et rompus promptement, ils tournèrent le dos. Richard, fils du roi Henri, et cent chevaliers bien montés, s'étaient disposés pour le combat. Le reste, composé de gens de pied, combattait avec le Roi dans la plaine. Sur le premier front, Guillaume Crépin et quatre-vingts cavaliers chargèrent les Normands; mais leurs chevaux ayant été tués aussitôt, ces guerriers furent enveloppés et faits prisonniers. Ensuite Godefroi de Sérans et les autres seigneurs du Vexin attaquèrent vaillamment, et forcèrent un moment tout le corps de bataille à reculer. Mais les guerriers de Henri, endurcis aux combats, reprirent force et courage; ils prirent Bouchard, Osmond, Albéric de Mareuil43, et plusieurs autres Français qui avaient été renversés de leurs chevaux. A cette vue, les Français dirent au Roi: «Quatre-vingts de nos chevaliers, qui nous ont précédés, ne reparaissent pas; les ennemis l'emportent sur nous en nombre et en force. Déjà Bouchard, Osmond et plusieurs autres braves guerriers sont prisonniers, et nos bataillons, rompus en grande partie, ont perdu beaucoup de monde. Faites donc retraite, nous vous en prions, seigneur, de peur qu'il ne nous arrive une perte irréparable.» A ces mots, Louis consentit à la retraite, et s'enfuit au galop avec Baldric-du-Bois. Cependant les vainqueurs prirent cent quarante chevaliers, et poursuivirent le reste jusqu'aux portes d'Andeli. Ceux qui étaient venus avec pompe par une seule route s'enfuirent avec confusion par plusieurs sentiers détournés. Guillaume Crépin entouré avec les siens, comme nous l'avons dit, ayant aperçu le roi Henri, qu'il haïssait violemment, courut à lui à travers la mêlée, et lui porta à la tête un cruel coup d'épée; mais la tête du prince fut préservée par le chevet de son haubert. Aussitôt, Roger, fils de Richard, atteignit le téméraire aggresseur, le renversa, le prit, et, le tenant sous lui, le défendit, pour l'empêcher d'être tué par les amis du Roi, qui l'entouraient et voulaient venger leur prince. Il fut assailli par beaucoup de gens, et ce ne fut pas sans peine que Roger le sauva. C'était une entreprise audacieuse et criminelle que de lever le bras et de frapper avec l'épée sur une tête qui avait été ointe du saint-chrême, par le ministère d'un pontife, et qui portait le royal diadème, à la grande satisfaction des peuples qui, dans leur reconnaissance, chantaient les louanges de Dieu. Dans ce combat de deux rois, où se trouvèrent près de neuf cents chevaliers, j'ai découvert qu'il n'y en eut que trois de tués. En effet, ils étaient complètement couverts de fer; ils s'épargnaient réciproquement, tant par la crainte de Dieu qu'à cause de la fraternité d'armes; et ils s'appliquaient bien moins à tuer les fuyards qu'à les prendre. Il est vrai que les guerriers chrétiens n'étaient pas altérés du sang de leurs frères, et qu'ils s'applaudissaient, dans un triomphe loyal, accordé par Dieu même, de combattre pour l'utilité de la sainte Eglise et le repos des fidèles. Là, furent pris, comme nous l'avons dit, le vaillant Gui, Osmond, Bouchard, Guillaume Crépin et plusieurs autres: le même jour, ils furent conduits à Noyon-sur-Andelle par les corps qui y retournèrent. Noyon est à trois lieues d'Andeli; et, dans ce temps-là, à cause de la fureur des guerres, toute cette contrée était déserte. Au milieu de cette plaine, les princes se réunirent tout à coup. On entendit retentir les cris affreux des combattants, résonner le choc éclatant des armes, et tomber horriblement les plus nobles barons. Le roi des Français, seul dans sa fuite, erra au milieu de la forêt, où un paysan qui ne le connaissait pas le rencontra par hasard. Le Roi le pria instamment, et sur la foi du serment lui fit de grandes promesses, pour qu'il lui enseignât le plus court chemin qui conduisait à Andeli, et lui offrit de grandes récompenses pour qu'il l'y accompagnât. Assuré d'une récompense considérable, le paysan y consentit. Il conduisit à Andeli le prince tout tremblant, qui craignait autant de rencontrer des voyageurs qui pouvaient le trahir, que d'être poursuivi par des ennemis qui l'eussent fait prisonnier. Enfin, le paysan voyant accourir d'Andeli, avec empressement, la garde du Roi au devant de ce prince, faisant peu de cas de la somme qu'on lui donna, et, maudissant sa sottise, s'affligea beaucoup, quand il connut combien il avait perdu pour avoir ignoré quel était celui qu'il conduisait. Le roi Henri acheta vingt marcs d'argent l'étendard du roi Louis, d'un soldat qui s'en était emparé, et le garda en témoignage de la victoire que le Ciel lui avait accordée. Le lendemain il renvoya au roi Louis son cheval avec sa selle et son frein, et tout son harnais, comme il convenait à un monarque. De son côté, Guillaume Adelin fit reconduire à Guillaume Cliton, son cousin, son palefroi, qu'il avait perdu la veille dans la bataille; et, d'après l'avis prudent de son père, il lui fit passer plusieurs autres présents nécessaires à un exilé. Cependant Henri dispersa les prisonniers dans différentes places; il fit grâce entière à Bouchard, à Hervei de Gisors et à quelques autres, parce qu'ils étaient vassaux des deux rois, et il leur rendit la liberté. L'illustre Gui de Clermont resta malade à Rouen, où il mourut au grand regret du Roi qui gardait en prison ce vaillant guerrier. Quant à Osmond, ce méchant vieillard fut relégué à Arques; et là, comme il le méritait, il fut jusqu'à la paix lié et enchaîné. On racontait son infamie jusqu'en illyrie, car il protégeait les voleurs et les brigands, pour qu'ils multipliassent leurs attentats. Il dépouillait les voyageurs et les pauvres, les veuves, les moines sans défense et les clercs, et il n'avait pas honte de les tourmenter de toutes manières. Pierre de Maulle et quelques autres fuyards jetèrent les marques qui pouvaient les faire reconnaître, et, se mêlant adroitement à ceux qui les poursuivaient, poussèrent avec eux des cris de victoire, et, dans de feintes louanges, célébrèrent la magnanimité de Henri et des siens. Le jeune Robert de Courci poursuivit les Français jusque dans Andeli, et fut fait prisonnier par ceux qui se trouvaient avec lui et qu'il croyait ses compagnons. Ce fut le seul Normand qui fut pris, et non comme un lâche; car, seul dans la ville de l'ennemi, il fut enveloppé par beaucoup de monde et renfermé dans une prison. Le bruit du malheur qui était arrivé en Normandie aux Français se répandit partout, et, dans toutes les provinces en deçà des Alpes, fut un sujet de tristesse ou de joie. Les orgueilleux en rougissaient; les braves qui s'étaient trouvés à la bataille cherchaient différents prétextes pour se défendre des railleurs, et, suivant les circonstances, proféraient divers mensonges pour excuser leur affront. [12,8] CHAPITRE VIII. Le roi Louis retourna à Paris, fort triste d'avoir perdu cent quarante chevaliers qu'il avait conduits si gaîment à Noyon. Amauri, qui n'avait pas assisté au combat, alla le visiter pour le consoler; et, comme le monarque se plaignait de la fuite ainsi que de la prise des siens, et qu'il racontait différentes choses, Amaury lui parla en ces termes: «Que mon seigneur ne s'afflige pas de cet événement malheureux; car telles sont les vicissitudes de la guerre, et elles ont souvent frappé les grands et les plus célèbres généraux. La fortune tourne comme une roue: celui qu'elle éleva subitement tombe en un instant, tandis qu'au contraire elle relève, par l'espérance et mieux qu'auparavant, celui qui fut renversé et foulé aux pieds. Maintenant donc, à la vue des richesses de la France, rassemblant vos forces immenses, levez-vous, et profitez du conseil salutaire que je vais vous donner pour réparer l'échec fait à notre gloire et à notre puissance. Que les évêques, les comtes et les autres seigneurs de vos Etats se réunissent autour de vous; que les prêtres avec tous leurs paroissiens vous accompagnent où vous l'ordonnerez, afin qu'une armée composée du commun peuple exerce une commune vengeance sur les ennemis publics. Quant à moi, qui n'ai point fait partie de votre dernière expédition, je me réunirai à vous avec mes vassaux; je vous fournirai mes conseils et l'assistance de toutes mes terres. Je possède une maison fortifiée à Cintrai, où m'attendent Gaulchelin du Thennei, ainsi que d'autres guerriers fidèles, qui défendent le pays voisin contre la garnison de Breteuil. C'est là que nous nous réunirons en sûreté, pour aller attaquer Breteuil dans le cœur de la Normandie. Si nous pouvons le prendre, nous le rendrons à Eustache qui, pour avoir défendu notre cause, en a été dépouillé. Raoul de Conches, mon neveu, se réunira à nous avec tous ses vassaux, et nous offrira ses forteresses. En effet, il possède les châteaux importants de Conches, de Toëni, de Portes et d'Aquigni; il a, sous sa main, de preux barons qui, par son seul concours, augmenteront considérablement le nombre de nos soldats. En ce moment il est resserré dans Breteuil, et, s'il ne vient pas à notre secours, c'est qu'il n'ose le faire, de peur que ses terres ne soient aussitôt dévastées.» A ces mots, le Roi, plein de joie, résolut de suivre les conseils que lui donnait le seigneur dont nous avons parlé. En conséquence, il expédia de rapides courriers, et fit passer son ordonnance aux évêques. Ceux-ci obéirent avec empressement, et frappèrent d'anathême les prêtres de leurs diocèses, ainsi que leurs paroissiens, s'ils ne s'empressaient pas, au temps prescrit, de suivre le Roi dans son expédition, et de réunir toutes leurs forces pour écraser les Normands rebelles. D'après ces mesures, les peuples de la Bourgogne et du Berri, de l'Auvergne et du Senonois, de l'Ile-de-France et d'Orléans, du Vermandois et du Beauvaisis, du Laonnois et du Gatinais, et plusieurs autres, accoururent avidement, comme des loups à la proie, et, à peine sortis de leurs demeures, ils se mirent à piller tout ce qu'ils purent dans leur pays même. Cette multitude sans frein aspirait insatiablement au brigandage, dépouillait sans respect sur sa route les églises, et traitait en ennemis les moines et les clercs du voisinage. La justice du prince était sans force contre ces scélérats; la rigueur des évêques était alors tout-à-fait engourdie, et chacun faisait impunément tout ce que par hasard ses caprices lui suggéraient. L'évêque de Noyon, celui de Laon, et plusieurs autres assistèrent à cette expédition, et, à cause de la haine qu'ils portaient aux Normands, ils permirent à leurs gens de commettre toutes sortes de forfaits. Ils semblèrent même employer l'autorité divine à permettre la violation des saints lieux, afin de grossir ainsi leurs troupes, qu'ils flattaient de toutes manières, et de les animer contre l'ennemi, en les autorisant à faire le bien comme le mal. Sur ces entrefaites, le roi Louis conduisit à Breteuil de nombreuses troupes venant de Péronne et de Nesle, de Noyon et de Lille, de Tournai et d'Arras, de Gournai et de Clermont, et de toutes les provinces de la France et de la Flandre, pour rendre à Eustache ce qu'il avait perdu, et rétablir dans leurs anciens biens les autres seigneurs qui partageaient l'exil de Guillaume-l'Exilé. Raoul-le-Breton alla hardiment avec ses troupes au devant de l'ennemi; il le reçut vaillamment en combattant, et lui fit beaucoup de mal en portant des coups cruels de lance et d'épée. Il fit ouvrir toutes les places du château; mais, malgré, cette facilité qu'il offrait, aucun ennemi ne fut assez hardi pour entrer, parce que l'étonnante valeur des assiégés le repoussa efficacement. On se battait avec opiniâtreté aux trois portes, et de part et d'autre tombaient fréquemment d'intrépides guerriers. Le roi des Anglais, ayant appris la nouvelle entrée des Français en Normandie, envoya au secours de Raoul de Guader son fils Richard, avec deux cents chevaliers, dont il fit éclairer la marche par Raoul-le-Roux et Rualod d'Avranches, guerriers habiles et vaillants. Pendant que l'on combattait vivement de part et d'autre, l'armée du Roi survint: à sa vue, le courage des Français, déjà fatigués, vint à manquer. L'illustre Raoul courait d'une porte à l'autre, et changeait souvent d'armure pour n'être pas reconnu; il renversa ce jour-là plusieurs guerriers fameux, et les ayant précipités de leurs chevaux, il donna généreusement leurs montures à ceux de ses compagnons qui en manquaient, et mérita ainsi par ses prouesses d'être loué dans tous les siècles parmi les plus vaillants chevaliers. Un Flamand, vaillant et beau, renversa Raoul-le-Roux, Luc de La Barre, et plusieurs autres vaillants chevaliers. Il emmena leurs chevaux avec toute l'arrogance de l'orgueil; mais il n'eut pas l'habileté de prévoir le triste sort qui l'attendait prochainement. Il attaqua l'invincible Breton sans beaucoup de précaution, comme s'il eût été un homme du commun; mais il fut aussitôt par lui blessé mortellement, tomba, fut pris en présence de beaucoup de monde, et, au bout de quinze jours, mourut dans les prisons de Breteuil. Le roi des Anglais suivit avec une grande armée son fils Richard et les autres guerriers qu'il avait envoyés en avant: il se disposa à combattre de nouveau contre plusieurs milliers de Français, s'il les rencontrait sur ses terres. Ceux-ci, qui s'étaient flattés d'emporter la place par un long siége, voyant ce même jour tromper l'espérance qui les avait amenés pleins d'orgueil, retournèrent en France, repoussés avec honte et dommage. Dieu, par un jugement équitable, chassa les prêtres honteusement, les accabla de terreur, de pertes, de deuil et de confusion, pour avoir impudemment livré à la profanation de brigands avides et immondes les lieux saints qu'ils devaient protéger par les censures ecclésiastiques. Alors Guillaume de Chaumont, gendre du Roi, et plusieurs autres jeunes orgueilleux, irrités de n'avoir rien gagné à Breteuil, se portèrent, au nombre de près de deux cents, au château de Tillières pour y trouver quelque butin ou y exécuter quelques beaux faits d'armes. Mais Gislebert, châtelain de Tillières, se tenait avec des soldats cachés en embuscade, et il surveillait tous les chemins, de peur que les brigands ne dévastassent ses terres. A l'arrivée des Français, il s'élança tout à coup de sa retraite, et fit prisonnier Guillaume, gendre du Roi, pour la rançon duquel il reçut deux cents marcs d'argent. Il prit aussi quelques gens de la suite de Guillaume, et mit le reste honteusement en déroute. La France eut beaucoup à gémir en voyant rabattre ainsi l'orgueil de ses enfants, en se rappelant tant d'événements malheureux qu'ils avaient soufferts récemment en Normandie, sujet fâcheux de reproches pour les contemporains et pour leur postérité. Le roi Henri, qui aimait la paix, fut comblé de bonheur; Dieu exauça avec clémence l'Eglise qui priait pour ce monarque, et lui accorda avec bonté de fréquentes victoires sur ses ennemis. La prospérité qui reparut, le favorisant agréablement, épouvanta vivement les brigands cruels, et imprima aux ennemis de la chose publique un amer repentir pour leurs séditions sans fruit. Le 15 des calendes d'octobre (17 septembre), Richer de L'Aigle enleva de Gisei Odon et tout le butin qu'il y trouva: c'était le même jour où le roi Louis s'était rendu devant Breteuil avec plusieurs milliers de soldats, et n'y avait trouvé que déshonneur et blessures. Ce jeune guerrier fit dans cette expédition une action digne d'une éternelle mémoire. Les paysans de Gacé et des villages circonvoisins s'étant mis à la poursuite des ravisseurs, cherchaient tous les moyens de reprendre ou de racheter leurs troupeaux; aussitôt les chevaliers firent vivement volte-face, tombèrent sur eux, et s'attachèrent à la poursuite de ces gens, qui s'empressèrent de fuir. Comme ces paysans étaient désarmés, et ne pouvaient se défendre contre des hommes couverts de fer, et que d'ailleurs il ne se trouvait à leur proximité aucun fort où ils pussent se retirer, ils découvrirent sur le bord du chemin une croix de bois, devant laquelle ils se prosternèrent tous en même temps. Richer les voyant dans cette attitude fut frappé de la crainte de Dieu, et, dans le tendre amour qu'il éprouvait pour le Sauveur, il respecta pieusement sa croix. C'est pourquoi il ordonna à sa troupe de ne faire aucun mal à tous ces malheureux effrayés, et de reprendre son chemin pour ne les gêner en rien. Ainsi ce noble personnage, par la crainte du Créateur, épargna près de cent villains, desquels il eût pu tirer une forte rançon, s'il avait eu la témérité de les prendre. Dans la même semaine, il se réconcilia avec le roi Henri, par l'entremise de son oncle Rotrou, et recouvra tous les biens de son père en Angleterre et en Normandie. Le roi Henri se rendit ensuite avec son armée dans le pays d'Ouche, et marcha vers ses ennemis qui occupaient Glos et Lire. Alors, Roger fils de Guillaume, qui avait pour père Barnon, siégeait au prétoire de Glos, et Rainauld du Bois était châtelain de Lire. Quand ils eurent vu que la valeur du Roi renversait tous les obstacles, et qu'Eustache ainsi qu'Amauri ne venaient point à leur secours, ils eurent un entretien avec Raoul, qui était leur voisin; par son entremise, ils firent une paix avantageuse avec Henri, et lui rendirent leurs châteaux, qu'ils avaient long-temps conservés avec fidélité. Le Roi les remit à Raoul de Guader; et, après avoir pacifié le pays d'Ouche, il retourna à Rouen où il rendit grâces à Dieu. Sur ces entrefaites, Guader, qui soupçonnait Raoul de Conches, et qui ne pouvait se rendre sur ses terres au-delà de la Seine sans passer par celles de ce comte, lui donna, de l'avis du Roi, le Pont-Saint-Pierre et toute la vallée de Pitres pour lui être fidèle, et défendre de tous ses efforts le duché contre les ennemis publics. Raoul-le-Roux obtint les revenus de Glos, resta attaché au Roi dans beaucoup de circonstances, et donna lieu de penser qu'il continuerait de l'être. [12,9] CHAPITRE IX. Au milieu d'octobre, le pape Calixte vint à Rheims avec les cardinaux; y étant resté quinze jours, il tint un concile, et s'occupa habilement des affaires de l'Eglise avec les pasteurs du troupeau de Jésus-Christ. Il s'y trouva quinze archevêques, plus de vingt évêques, avec beaucoup d'abbés et autres dignitaires ecclésiastiques. Par l'ordre du pape appelés de l'Italie et de l'Allemagne, de la France et de l'Espagne, de la Bretagne et de l'Angleterre, des îles de l'Océan et de toutes les contrées occidentales, ces prélats se réunirent pour l'amour du Sauveur, disposés à obéir de bonne grâce à ses commandements. L'archevêque de Mayence se rendit avec sept prélats au concile de Rheims, où une troupe de cinq cents chevaliers veilla à leur sûreté. A leur arrivée, le pape fut comblé de joie, et envoya amicalement au devant d eux Hugues, comte de Troyes, avec une troupe de chevaliers. Le roi des Anglais permit aux prélats de son royaume d'aller au concile; mais il leur défendit positivement d'élever aucune espèce de plainte. Voici le discours qu'il leur tint: «Je rendrai sur mes terres justice entière à qui me la demandera: je paie chaque année à l'Eglise romaine les tributs que mes ancêtres ont établis; mais en même temps je retiens les droits qui m'appartiennent depuis les temps anciens. Allez, saluez de ma part notre seigneur le pape; bornez-vous à écouter humblement les préceptes apostoliques; mais gardez-vous d'introduire dans mon royaume des innovations superflues.» Le concile fut tenu dans l'église métropolitaine. Là, le pape chanta la messe le 14 des calendes de novembre (19 octobre), et consacra Turstin de Bayeux, archevêque d'York; il lui donna le privilége de n'être attaché à la métropole de Cantorbéry que comme co-évêque, et non pas comme suffragant. Le dimanche suivant, il bénit Frédéric, frère d'Herman, comte de Namur, comme évêque de Liége: ce prélat mourut au bout de trois ans empoisonné par ses rivaux, et, dans ce moment, il jette heureusement un grand éclat par les miracles qui s'opèrent sur son tombeau. On plaça dans l'église Sainte-Marie, vis-à-vis du crucifix, le 12 des calendes de novembre (21 octobre), les chaires des évêques; et chaque métropolitain y prit place à son rang, selon que son siége avait été anciennement établi par le pontife romain. Raoul, surnommé le Vert, archevêque de Rheims, Leotheric de Bourges, Humbert de Lyon, Goisfred de Rouen, Turstin d'York, Daimbert de Sens et son successeur Hildebert du Mans, Baudri de Dol, et huit autres archevêques avec leurs suffragans et les députés des absents, ainsi qu'un grand nombre d'abbés, de moines et de clercs, donnèrent par avance une idée du jugement dernier, à propos duquel Isaïe, qui le voyait en esprit et le montrait comme du doigt, s'écrie avec crainte et joie: «Le Seigneur viendra juger avec les vieillards et les princes du peuple.» Au haut de l'assemblée était placé le siége apostolique en face des portes de l'église. Après la messe, le pape Calixte prit séance, et, en première ligne, devant lui se placèrent les cardinaux Conon, évêque de Palestrine, Boson de Porto, Lambert d'Ostie, Jean de Crémone, et Haton de Viviers. Ces cardinaux discutaient les questions plus habilement que qui que ce soit, et, pénétrés d'une admirable érudition, répondaient sans hésiter. Le diacre Chrysogon, revêtu d'une dalmatique, assistait le pape, portait à la main les saints canons, et était toujours disposé à expliquer les maximes authentiques des anciens, selon que le cas l'exigeait. Six autres ministres, portant des tuniques ou des dalmatiques, étaient debout autour du pape, et souvent faisaient faire silence, quand les discussions étaient trop tumultueuses. D'abord, après la procession et les oraisons à voix haute, le pape se mit à expliquer en latin simplement et saintement l'Evangile dans lequel Jésus ordonne à ses disciples de le précéder au-delà de la mer. Il développa éloquemment comment il s'éleva vers le soir un vent contraire, et comment le vaisseau de la sainte Eglise est exposé à de grands dangers sur les flots de ce monde, et se trouve agité par les tempêtes des tentations et des tribulations. Mais le souffle cruel des impies s'apaise soudain à la visite du Sauveur, et les enfants de la paix recouvrent la tranquillité qu'ils desirent. Quand le pape eut fini son sermon, le cardinal évêque Conon se leva, et entretint éloquemment les saints abbés sur les soins qu'ils doivent avoir de leur troupeau. Il tira du livre de la Genèse les paroles de Jacob qu'il cita de mémoire; il déclara que les prélats de l'Eglise devaient avoir spirituellement un soin pareil à celui que Jacob portait aux troupeaux de son oncle Laban. Le roi Louis entra au concile avec les principaux seigneurs de France. Il monta an consistoire, où le Pape, assis, était élevé au-dessus de toute l'assemblée, et exposa les motifs de sa plainte. Ce prince était éloquent, d'une grande taille, pâle et replet. «Je viens, dit-il, seigneur pape, à cette sainte réunion avec mes barons, pour vous demander un conseil; je vous prie, seigneur, de m'écouter. Le roi des Anglais, qui long-temps fut mon allié, m'a fait, ainsi qu'à mes sujets, beaucoup de vexations et d'injures. Il a envahi avec violence la Normandie qui relève de mon royaume; et il a traité détestablement, contre tout droit et justice, Robert duc des Normands. Ce prince, qui n'est pas seulement mon vassal, mais qui est son frère et son seigneur, il l'a vexé de toutes manières; il l'a enfin fait son prisonnicr, et l'a retenu jusqu'à ce jour dans une longue captivité. Voici qu'il a dépouillé et banni à jamais le fils du duc, Guillaume Cliton, qui se présente ici devant vous avec moi. J'ai réclamé, par l'entremise des évêques, des comtes et d'autres personnes notables, la remise du duc prisonnier; mais je n'ai pu rien obtenir de Henri à cet égard. Il a fait arrêter dans sa cour, fait charger de fers, et resserrer jusqu'à ce jour dans une cruelle prison, Robert de Bellême mon ambassadeur, qui lui portait mon message. Le comte Thibaut est mon vassal, et il s'est méchamment révolté contre moi par l'instigation de son oncle. Fier de ses richesses et de sa puissance, il a pris les armes contre moi; infidèle à ses obligations, il m'a fait une guerre atroce, et a troublé mon royaume au détriment général. Il a pris et retient jusqu'à ce jour dans ses prisons le bon et loyal Guillaume, comte de Nevers, que vous connaissez parfaitement, enlevé au moment où il revenait d'assiéger le château d'un voleur excommunié, qui en avait fait une caverne de brigands et la retraite du diable. Les pieux prélats s'étaient opposés avec raison aux entreprises de Thomas de Marle, auteur des séditions de toute la province. C'est pourquoi ils m'avaient engagé à assiéger cet ennemi public des voyageurs et des honnêtes gens; ils s'étaient réunis à moi et aux barons loyaux de la France pour réprimer les scélérats, et, pour la cause de Dieu, ils combattaient avec toute l'armée chrétienne. C'est en revenant de ce siége pacifiquement et avec ma permission, que le chevalier, dont il est question, a été fait prisonnier; et il se trouve retenu jusqu'à ce jour par le comte Thibaut, quoique, de ma part, beaucoup de seigneurs aient souvent demandé avec prières la liberté du comte de Nevers, et que toutes les terres de Thibaut aient été frappées d'anathême par les évêques.» Quand le Roi eut dit ces choses et d'autres semblables, et que les Français de l'assemblée eurent affirmé la vérité de son discours, Goisfred, archevêque de Rouen, se leva avec les évêques et les abbés ses suffragants, et se mit à répondre convenablement pour le roi des Anglais. Mais, ses adversaires ayant fait beaucoup de bruit, il ne put se faire entendre, parce qu'il y avait là un grand nombre d'ennemis auxquels déplaisait la défense du prince victorieux. Cependant Hildegarde, comtesse de Poitou, s'avança avec ses gens, et expliqua éloquemment, d'une voix élevée et sonore, les motifs de sa plainte, que tout le concile écouta avec attention. Elle dit qu'elle avait été délaissée par son mari, qui lui avait substitué au lit conjugal Malberge, femme du vicomte de Chatelleraut. Le pape ayant demandé si, d'après son ordonnance, le comte de Poitiers était arrivé au concile, Guillaume, évêque de Saintes, jeune prélat très-éloquent, et plusieurs évêques et abbés d'Aquitaine se levèrent, et excusèrent leur duc, assurant qu'il s'était mis en route pour s'y rendre, mais qu'il avait été retenu en chemin par la maladie. Pour cette cause, le pape admit l'excuse, accorda un délai, fixa un terme certain, afin que le comte vînt plaider à la cour du pape, et reprît sa femme légitime ou subît une sentence d'anathême pour l'avoir injustement répudiée. Ensuite, Audin-le-Barbu, évêque d'Evreux, fit une réclamation contre Amauri, pour l'avoir honteusement expulsé, et avoir abominablement incendié son évêché. Aussitôt le chapelain d'Amauri eut l'audace de se présenter pour répondre publiquement, et devant toute l'assemblée traita positivement l'évêque de menteur. «Ce n'est point Amauri, dit-il, mais votre méchanceté, qui vous a chassé de votre siège, et qui a brûlé l'évêché d'Evreux. En effet, l'homme que le roi Henri avait dépouillé pour satisfaire votre fallacieuse perversité, a recouvré le bien qui lui était dû, comme un vaillant chevalier fort de ses armes et de ses amis. A la vérité, ce monarque assiégea Evreux avec beaucoup de troupes: d'après vos ordres, il y mit le feu, et brûla toutes les églises et les maisons. Après avoir commis tant de dommages, il se retira sans avoir pu réduire la citadelle ni la ville. Que cette sainte assemblée voie et juge qui, d'Audin ou d'Amauri, est le plus coupable de l'incendie des églises.» Comme les Français protégeaient Amauri contre les Normands, il y eut de part et d'autre une vive altercation. Enfin, le silence s'étant rétabli, le pape parla en ces termes: «Mes très-chers frères, ne disputez pas ainsi, je vous prie, en multipliant les discours; mais, en vrais enfants de Dieu, cherchez la paix de tous vos efforts. Le Fils de Dieu n'est-il pas descendu du ciel pour nous donner la paix? Il a, dans sa clémence, pris un corps humain dans le sein immaculé de la Vierge-Marie, afin de calmer avec bonté la guerre mortelle qui provenait des crimes de notre premier père, afin de s'établir le médiateur de cette paix entre le Créateur et l'homme, et de réconcilier ensemble la nature angélique et la nature humaine. Nous tous, qui sommes ses vicaires parmi le peuple, nous devons l'imiter en toutes choses. Faisons tous nos efforts pour procurer la paix et le salut à ses membres, puisque nous sommes les ministres et les dispensateurs des ordres de Dieu. En effet, j'appelle membres du Christ les peuples chrétiens, qu'il a rachetés au prix de son sang. Placé dans les troubles du monde, au milieu du tumulte des guerres, qui peut dignement contempler les choses spirituelles, ou convenablement méditer la loi divine? Les séditions guerrières amènent l'agitation et la dissolution des peuples, et les forcent d'errer mortellement dans les voies du crime. Elles violent les églises, profanent les choses sacrées, et accumulent sans respect toutes sortes de forfaits: elles troublent violemment le clergé, et le distraient en toute manière de l'étude de la religion; elles effrayent ceux qui s'attachent au culte divin; elles leur causent criminellement des chagrins, et les découragent par la terreur, en ne leur permettant pas de savoir ce qu'ils doivent faire. Elles confondent et détruisent la discipline régulière, et précipitent dans toutes sortes de crimes ceux qui l'ont abandonnée. Aussi la sévérité ecclésiastique s'est relâchée, une dissolution mortelle est partout répandue, et la pudeur de la chasteté est déplorablement exposée. La fureur du mal étend partout ses abominations, et journellement des phalanges de méchants sont misérablement précipitées dans les enfers. Nous devons donc partout, et en toutes choses, embrasser avec ferveur la paix que nous voyons seule capable de protéger les gens de bien; nous devons la conserver sans cesse, la recommander à tous, et la prêcher autant par les paroles que par les exemples. Le Christ, lui-même, au moment de sa passion, la laissa à ses disciples, en leur disant: Je vous laisse la paix; je vous donne ma paix. Quand il ressuscita d'entre les morts, il la rappelait encore en disant: Que la paix soit avec vous! Aux lieux où elle règne, on trouve repos et sécurité, tandis que la douleur comme la tribulation écrase et tourmente ceux que la colère ronge et que la discorde aiguillonne. La paix est le doux et salutaire lien des hommes qui habitent ensemble; elle est un bien général pour toute créature raisonnable. Unis par elle indissolublement, les habitants des cieux se réjouissent, tandis que les mortels négligent constamment de s'unir par un semblable nœud. Sans elle, les méchants inspirent et ressentent la crainte, et, sans jamais éprouver de sécurité, sont troublés et s'affligent. Cette vertu donc, à laquelle j'aspire, dont je fais un grand éloge, d'après l'autorité des saintes Ecritures, et parce qu'elle tourne généralement à l'avantage public, je travaillerai à la chercher de tous mes efforts, et, avec l'aide du Créateur, à la propager dans toute son Eglise. Je prescris d'observer la trève de Dieu, de même que le pape Urbain, de sainte mémoire, l'établit au concile de Clermont; je confirme, en vertu de l'autorité de Dieu, de l'apôtre saint Pierre et de tous les saints, les autres décrets qui furent à ce sujet publiés par les Pères. L'empereur des Allemands m'a mandé de me rendre à Pont-à-Mousson, pour y faire la paix. avec lui, au plus grand avantage de l'Eglise notre sainte mère. J'irai donc pour m'occuper de la paix; j'emmenerai avec moi mes co-évêques de Rheims et de Rouen, et quelques autres de nos frères et de nos co-évêques que je crois plus propres que tous les autres à me servir dans cette discussion, J'ordonne aux autres prélats, tant évêques qu'abbés, de nous attendre ici jusqu'à notre retour avec l'aide de notre Créateur. Je recommande à tous de ne pas s'écarter, et je ne permets pas même à Goisfred, abbé de Saint-Thierri, de se retirer, quoique son monastère soit près d'ici. Priez pour nous, afin que Dieu, notre Seigneur, nous accorde un heureux voyage, et fasse, dans sa bonté, tourner tous nos efforts à la paix et à l'utilité de l'Eglise entière. A mon retour, j'examinerai soigneusement, et le plus justement que je pourrai, vos réclamations et vos raisons, afin qu'avec l'aide de Dieu les membres de cette assemblée puissent retourner chez eux en paix et en joie. Ensuite j'irai trouver le roi des Anglais, mon fils spirituel, et mon cousin par les liens de la parenté; par mes prières et mes discours je l'engagerai, ainsi que le comte Thibaut, son neveu, et les autres dissidents, à rendre justice à tout le monde, et à la recevoir de tous pour l'amour de Dieu; à mettre un terme, selon la loi divine, à tout le tumulte des guerres, et à se réjouir dans la sécurité du repos avec les peuples qui leur sont soumis. Quant à ceux qui ne voudront pas céder à nos invitations, et qui persévéreront avec insolence dans leurs entreprises contre le droit et le repos public, je les frapperai de la terrible sentence de l'anathême, s'ils ne viennent à résipiscence de leur méchanceté, et ne font une satisfaction canonique pour leurs crimes passés.» A ces mots, l'assemblée des fidèles fut dissoute. [12,10] CHAPITRE X. Le lendemain, jour du mercredi, le pape partit pour Pont-à-Mousson avec une grande escorte; mais le dimanche suivant il revint à Rheims, accablé et malade qu'il était de fatigue et de crainte. Cependant la multitude des magistrats attendit avec peine le retour du pape; car ceux qui, par son ordre, étaient venus des contrées éloignées, n'ayant rien à faire à Rheims, faisaient une dépense infructueuse, et négligeaient avec douleur le soin de leurs affaires. Enfin le pape, à son retour, tint le concile pendant quatre jours, et s'occupa de diverses affaires de l'Eglise. Le jour du lundi, le pape ayant pris séance, Jean de Crémone, prêtre savant et éloquent, se leva, et expliqua en détail les événements du voyage qu'il avait entrepris. «Votre Sainteté, dit-il, sait que nous sommes allés à Pont-à-Mousson; mais, par suite des malheurs que nous avons éprouvés, nous n'avons rien fait d'avantageux. Nous sommes partis en hâte, mais nous sommes revenus plus vite encore. En effet, l'Empereur s'est rendu au lieu indiqué avec une grande armée; et, comme s'il eût voulu combattre, il avait avec lui près de trente mille soldats. Aussi, dès que nous nous en sommes aperçus, nous avons renfermé notre seigneur le pape dans le château dont nous avons parlé, et qui appartient au domaine de l'archevêque de Rheims; puis, nous rendant de là à l'entrevue fixée, nous l'avons empêché de sortir plusieurs fois, nous avons cherché à nous entretenir secrètement avec l'Empereur; mais bientôt, pour nous séparer du peuple et nous forcer de marcher avec lui, d'innombrables soldats, complices de ses projets et de sa fraude, nous ont enveloppés, et, ne cessant d'agiter leurs lances et leurs glaives, ils nous ont causé une grande terreur, car nous n'étions point venus disposés à la guerre; nous cherchions au contraire, désarmés que nous étions, à procurer la paix à toute l'Eglise. L’Empereur fallacieux usait de détours et de sophismes, il nous entretenait avec perfidie; mais il desirait surtout la présence du pape pour en faire son prisonnier. Ainsi nous avons passé tout un jour inutilement; mais nous lui avons habilement soustrait le Père des pères, nous rappelant avec quelle perfidie ce prince entra dans Rome, et, devant l'autel même, dans la basilique de l'apôtre Saint-Pierre, fit saisir le pape Pascal. Enfin la nuit obscure nous sépara, et chacun regagna sa tente. Comme nous craignions qu'il ne nous arrivât de plus grands malheurs, nous résolûmes de nous retirer, et même de fuir au plus vite. Nous avons en outre craint beaucoup que ce formidable tyran ne nous poursuivît avec les nombreuses légions qu'il menait avec lui.» C'est assez parler de ces choses pour le présent. L'archevêque de Cologne envoya au pape des députés et des lettres; puis, ayant fait sa soumission, il conclut avec lui un traité de paix et d'amitié, et, pour gage de ces sentiments, il rendit gratuitement le fils de Pierre Léon qu'il avait en otage. En disant ces choses comme un grand motif de joie et d'admirable satisfaction, il montra du doigt un jeune homme noir et pâle, qui ressemblait plutôt à un Juif ou à un Sarrasin qu'à un Chrétien, vêtu d'ailleurs d'habillemens propres, mais hideux de corps. Les Français et plusieurs autres, le voyant placé près du pape, lui souhaitèrent toutes sortes d'affronts et une prompte ruine, à cause de la haine qu'ils portaient à son père, qu'ils regardaient comme un criminel usurier. Ensuite l'archevêque de Lyon se leva avec ses suffragants, et commença à parler en ces termes: «L'évêque de Mâcon se plaint au saint concile de ce que Pons de Cluni l'accable, lui et son église, de dommages et d'injures; de ce qu'il lui enlève violemment ses églises, ses dîmes et les redevances qui lui appartiennent; et de ce qu'il lui refuse les honneurs qui lui sont dus, et l'ordination de ses clercs.» Quand le primat de Lyon eut terminé sa plainte, beaucoup de prélats, de moines et de clercs le suivirent, et élevèrent de grandes réclamations pour les choses qu'on leur avait violemment enlevées, et pour les injustes usurpations qu'ils avaient eues à souffrir de la part de Cluni. Il y eut beaucoup de tumulte de la part de différentes personnes qui exprimèrent long-temps avec aigreur ce qu'elles avaient dans la pensée. Enfin le silence s'étant rétabli, l'abbé de Cluni se leva avec un grand nombre de moines; puis, dans une réponse concise, parlant d'une voix modeste et tranquille, il réfuta les plaintes de ses adversaires. C'était un illustre moine de Vallombreuse, fils du comte de Melgueil, filleul du pape Pascal, et élevé, par son ordre, parmi les religieux de Cluni. ll était jeune, d'une taille médiocre, mais docile depuis l'enfance, ferme dans la vertu, et affable à ceux qui vivaient avec lui. Sa figure annonçait la candeur; comme nous l'avons dit, il se distinguait par ses mœurs et sa famille; il tenait par le sang aux rois et aux empereurs; il avait de la piété et de l'instruction: aussi, jouissant des prérogatives de tant de grâces, il se tenait ferme et inflexible contre ses adversaires. Attaqué dans le concile par de grandes clameurs, comme nous l'avons rapporté, il fit cette réponse: «L'église de Cluni n'est soumise qu'à l'Eglise romaine, et ne dépend que du pape: depuis qu'elle a été fondée, elle a obtenu des souverains pontifes des priviléges que les réclamants s'efforcent d'abolir et d'anéantir par la violence. Apprenez tous, bienheureux pères qui êtes ici présents, que mes frères et moi ferons tous nos efforts pour conserver les biens du monastère que nous avons reçus à cet effet, et dans le même état où le vénérable Hugues et nos autres saints prédécesseurs les ont possédés. Nous n'avons fait tort ni injure à personne; nous n'avons point dérobé le bien d'autrui, et nous ne desirons en quoi que ce soit faire tort à personne. Parce que nous défendons avec fermeté ce qui, pour l'amour de Dieu, nous a été donné par les fidèles, on nous traite d'usurpateurs, et on nous expose à souffrir injustement beaucoup d'opprobres. Tant de soins pénibles sur cet objet ne me concernent pas: que mon seigneur le pape défende, s'il le veut, son église; qu'il protége et garde les églises, les dîmes et les autres biens qu'il m'a confiés.» Le pape ordonna d'ajourner au lendemain le jugement de tout ce qui avait été dit par les diverses parties. Le jour suivant, Jean de Crémone se leva et commença ainsi l'exorde de son discours: «Comme il est juste que notre seigneur le pape entende attentivement vos réclamations, et qu'il vous secoure sans feinte en toutes choses, ainsi qu'un père doit user à l'égard de ses enfants, et comme il doit, non pas une fois mais journellement, vous rendre de tels services, il convient et il est équitable aussi que lui-même possède quelques propriétés dans vos diocèses, et qu'il y ait soit une église, soit une maison, soit quelque autre possession, libres et franches, ou à son choix, ou provenant de l'offrande des fidèles.» Quand cette demande eut été accordée avec empressement par tout le monde, Jean poursuivit ainsi son discours: «Il y a deux cents ans et plus que le monastère de Cluni a été fondé; depuis le commencement de sa fondation, il fut donné au pape de Rome, qui, dans l'assemblée des cardinaux, en présence de beaucoup de juges de diverses dignités, lui accorda avec éclat d'utiles priviléges. On sait, et on le voit clairement dans les chartes, que Gérald d'Aquitaine bâtit sur son fief le monastère de Cluni, et que, se rendant à Rome, il le confia très-dévotement au pape, et qu'il ne voulut pas que cette démarche fût inutile, car il lui offrit alors même douze pièces d'or, et décida que désormais on lui en paierait autant chaque année. Cette église n'a jusqu'à ce jour été soumise à aucun prince ou prélat autre que le pape; grâces au secours libéral de Dieu, ce couvent s'est heureusement augmenté de terres et de religieux habitants: aussi la bonne odeur de leur louable réputation s'est-elle fait sentir au loin et au large dans l'univers, et l'exemple de leur sainte piété est devenu salutairement fécond pour ceux qui aspirent à une vie régulière. L'assemblée des moines élut un abbé selon la règle du saint père Benoît; elle envoya le nouvel élu, avec ses titres d'élection, au pape, qui, selon les lois ecclésiastiques, le consacra et le bénit. «Les fidèles croient et confessent que celui qui, a par l'ordre de Dieu, gouverne le siége apostolique, a le pouvoir de lier et de délier. En effet, il est le vicaire de Pierre, prince des apôtres, auquel Dieu a dit: Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle; et je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera également lié dans les cieux. Le siége apostolique est donc le gond et le chef de toutes les églises: il a donc été établi ainsi par le Seigneur et non par aucun autre. Comme la porte est gouvernée par le gond, de même, d'après les dispositions de Dieu, toutes les églises sont gouvernées par l'autorité du siége apostolique. Vous voyez que le fils de Dieu accorda au bienheureux Pierre de commander aux autres apôtres. C'est pourquoi il est appelé Cephas, parce qu'il est le chef et le premier de tous les apôtres, et qu'il convient que les membres suivent l'impulsion donnée par la tête. Qui peut résister à celui que le Seigneur a revêtu d'une si grande puissance? Qui ose délier celui que Pierre a lié, on lier celui qu'il a délié? En conséquence, puisque l'abbaye de Cluni n'est soumise qu'au pape, et que ce pontife qui, par l'ordre de Dieu, est supérieur à tous sur la terre, lui accorde sa protection, l'autorité romaine confirme les priviléges de ce monastère, et, au nom de Dieu, défend à tous les enfants de l'Eglise de le priver témérairement de son ancienne indépendance, de le dépouiller des propriétés qu'il a eues jusqu'à ce jour, et de l'accabler d'exactions extraordinaires. Qu'il possède en paix toutes ces choses, afin de pouvoir toujours tranquillement servir Dieu.» En entendant ce discours de Jean, plusieurs prélats et d'autres personnages voisins de Cluni se levèrent en tumulte, et ne consentirent pas à ce qui avait été dit avec fermeté par le cardinal, quoiqu'ils n'osassent toutefois s'opposer ouvertement aux ordres du pape. Pendant la discussion, jaillissaient en abondance des avis qui émanaient largement de la source d'une féconde sagesse: mais je ne puis rapporter en détail tout ce qui se passa dans le concile. D'habiles philosophes s'occupèrent avec un grand talent des diverses affaires de l'Eglise, et donnèrent librement de nombreuses instructions à leurs attentifs auditeurs. Là, Girard d'Angoulême, Haton de Viviers, Goisfred de Chartres et Guillaume de Châlons tonnèrent avec plus d'éloquence que qui que ce soit, et brillèrent, dignes d'envie, aux regards des plus habiles maîtres et des plus ardents sectateurs de la sagesse. On donna la nouvelle de la perte du cardinal-évêque de Frascati, mort récemment pendant son voyage, et on lut une lettre de Clémence, sœur du pape, en faveur de son fils Baudouin, comte de Flandre. Pour ces illustres défunts et pour tous les fidèles trépassés, le pape affligé pria Dieu de concert avec la vénérable assistance. Le dernier jour du concile, l'évêque de Barcelone, homme de petite taille et maigre, mais distingué par sa science, son éloquence et sa piété, prononça un élégant et docte sermon sur la dignité des rois et des prêtres: tous ceux qui purent l'entendre l'écoutèrent avec une grande avidité. Alors le pape avec douleur excommnia Charles Henri, empereur, ennemi de Dieu, et l'anti-pape Burdin, ainsi que leurs fauteurs; il leur associa d'autres scélérats qui, souvent repris en public, étaient restés sans s'amender; et, jusqu'à ce qu'ils fussent venus à résipiscence, il les frappa aussi de l'anathême. Enfin il ordonna de publier les décrets du concile de Rheims. Jean de Crémone, d'après la décision des cardinaux, les rédigea. Jean de Rouen, moine de Saint-Ouen, les écrivit, et Chrysogon, diacre de la sainte Eglise romaine, les lut à haute et intelligible voix. Voici le texte de ce décret: «D'après le jugement du Saint-Esprit, et en vertu de l'autorité du siége apostolique, nous confirmons ce qui a été statué par les décisions des saints Pères relativement au crime de la simonie. En conséquence, si quelqu'un vend ou achète, soit par lui-même, soit par une personne commise par lui, un évêché, une abbaye, un doyenné, un archidiaconat, une cure, une prévôté, une prébende, un autel, ou quelque autre bénéfice ecclésiastique, des promotions, des ordinations, des consëcrations, des dédicaces d'églises, la tonsure cléricale, un siége dans le chœur ou toute autre dignité ecclésiastique, il sera, tant le vendeur que l'acheteur, privé de sa dignité, de sa charge et de son bénéfice. S'il ne vient point à résipiscence, que, percé du glaive de l'anathême, il soit de toutes manières arraché de l'Eglise de Dieu qu'il a offensée. Nous prohibons absolument l'investiture des évêchés et des abbayes par des mains laïques. C'est pourquoi tout laïque, qui dorénavant se permettra de donner de telles investitures, sera soumis aux vengeances de l'anathême. Celui qui aura été investi sera entièrement privé, sans aucun espoir d'indemnité, de l'objet dont il aura reçu l'investiture. Nous décrétons que les possessions de toutes les églises, qui leur ont été données par la libéralité des rois, les largesses des princes ou les offrandes des fidèles, quels qu'ils soient, resteront à jamais inviolables et à l'abri de toute atteinte. Si quelqu'un les enlève, les usurpe, ou les retient tyranniquement en son pouvoir, qu'il soit frappé perpétuellement de l'anathème, selon la décision du bienheureux Symmaque; qu'aucun évêque, ni prêtre ni clerc, n'abandonne à qui que ce soit, comme héritage, les dignités ni les bénéfices ecclésiastiques. De plus, nous ordonnons qu'on n'exige absolument aucune rétribution pour les baptêmes, le saint-chrême, les sépultures, les visites des malades, ni l'extrême-onction. Nous interdisons entièrement aux prêtres, aux diacres et aux sous-diacres, toute cohabitation de concubines et d'épouses. Si quelques uns se trouvent dans ce cas, ils seront privés de leurs charges et de leurs bénéfices ecclésiastiques, et même, s'ils ne se corrigent pas de cette impureté, on leur interdira la communion chrétienne.» Le pape Calixte II, ainsi que tout le concile, adopta ces décisions le 3 des calendes de novembre (3o octobre), et il bénit tous ceux qui s'y étaient réunis, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ensuite le sacré collège se sépara, et chacun louant Dieu retourna chez soi. [12,11] CHAPITRE XI. Pendant ce temps-là, le roi Henri assiégea vivement Evreux, et Thibaut, comte palatin, son neveu, s'appliqua à ramener la paix entre les princes divisés. En conséquence, d'après de sages conseils et la confiance qu'il inspirait, il conduisit devant le Roi Amauri, qui, s'étant réconcilié aussitôt avec ce monarque, lui rendit volontiers sa forteresse, et reçut avec joie tout le comté de son oncle. Eustache et Juliane sa femme se réconcilièrent aussi avec le Roi ainsi que leurs partisans; d'après l'invitation de leurs amis, ils se hâtèrent de se rendre au siége, et là, entrant pieds nus dans la tente du Roi, ils se jetèrent à ses genoux. Henri leur dit aussitôt: «Pourquoi vous êtes-vous permis, sans mon sauf-conduit, de vous introduire auprès de moi, que vous avez aigri par tant et de si grands outrages?» Eustache fit cette réponse: «Vous êtes mon seigneur suzerain; c'est donc avec sécurité que je me présente à vous en cette qualité, disposé que je suis à vous rendre fidèlement mes services, et prêt à vous satisfaire en toutes choses pour mes fautes selon la décision de votre bonté.» Quelques amis intervinrent pour supplier le Roi en faveur de son gendre. Richard, fils de Henri, l'implora aussi pour sa sœur. La clémence amollit le cœur du monarque en faveur de son gendre et de sa fille, et le fléchit avec bonté. En conséquence, le beau-père adouci dit à son gendre: «Que Juliane retourne à Paci; vous viendrez à Rouen avec moi, et là vous entendrez ma décision.» L'ordre du Roi fut exécuté aussitôt; puis il parla à Eustache en ces termes: «Je vous donnerai en Angleterre trois cents marcs d'argent chaque année, pour vous dédommager du fief de Breteuil, dont j'ai fait don à Raoul-le-Breton votre parent, que j'ai toujours trouvé, à mon besoin, fidèle et brave contre mes ennemis.» Ensuite ce chevalier fortifia tranquillement Paci de retranchemens et de murs, et, comblé de richesses, vécut plus de vingt ans. Quant à Juliane, au bout de quelques années, elle renonça à la vie lascive qu'elle avait menée et changea de conduite; puis, devenue religieuse dans le nouveau couvent de Fontevrault, elle y servit Dieu. Hugues de Gournai, Robert du Neubourg et les autres rebelles, se voyant abandonnés des plus braves, considérant que le Roi l'emportait sur tous par son courage et sa prudence, et ayant appris la défection de leurs alliés, se repentirent de leurs actions passées; et, tant par eux-mêmes que par leurs amis, implorèrent la miséricorde du Roi. Aussitôt ce prince, qui craignait Dieu et qui aimait la paix et la justice, pardonna à ces barons qui demandaient grâce pour leurs erreurs, et, après leur avoir pardonné leurs fautes, il leur rendit avec bonté son amitié. Le Roi rassembla une armée contre Étienne, comte d'Aumale, qui seul résistait encore. Il commença la construction d'un château dans le lieu que l'on appelle le vieux Rouen, et, par mépris pour la comtesse Hedvise, il le nomma Mâte-Putain, c'est-à-dire, vainqueur de la courtisane. En effet, par l'inspiration de cette comtesse, Etienne s'était révolté contre Henri, son seigneur et son parent, et long-temps avait secondé Guillaume Cliton, ainsi que Baudouin de Flandre, qu'il avait reçus dans ses places. Ayant appris que le Roi marchait sur lui avec une armée, il lui fit, de l'avis prudent de ses amis, une humble satisfaction; et le prince, après avoir pardonné à tout le monde, triomphant pacifiquement, s'en retourna. Je dirai quelque chose, d'après ce qui est rapporté dans les anciennes histoires romaines, sur le vieux Rouen, dont je viens de faire mention. Caius Jules César assiégea Calet, d'où le pays de Caux a pris son nom et le conserve encore, et attaqua long-temps cette place de toutes ses forces. Comme il s'était réuni là, de toutes les Gaules, d'implacables ennemis qui offensaient ce Romain par le meurtre, l'incendie, ainsi que par de fréquents outrages, et qui l'irritaient d'une manière impardonnable, il pressa opiniâtrément la place, la prit ainsi que ses habitants, et la détruisit de fond en comble. Toutefois, pour que la province ne fut pas privée de défense, il construisit une forteresse que, du nom de sa fille Julie, il appela Julie-Bonne; mais, par une locution barbare, ce nom corrompu fut remplacé par celui d'Illebonne. De là, il traversa neuf fleuves, la Quiteflede, la Tale, que maintenant on appelle le Dun, la Saanne, la Vienne, la Seye, la Varenne, la Dieppe, et l'Eaulne; puis il parcourut le rivage de l'Océan jusqu'a la rivière d'Auc, que l'on appelle vulgairement Ou. L'habile capitaine romain, ayant reconnu l'avantage du pays, s'occupa des intérêts des siens, et résolut de bâtir une ville pour leur défense; et il l'appela Rodomus, comme pour désigner une habitation de Romains. En conséquence, ayant réuni des ouvriers, il mesura l'espace nécessaire, et partit après avoir mis à l'ouvrage des tailleurs de pierres et des maçons. Pendant ce temps-là Rutubus, tyran puissant et cruel, occupait, sur une montagne près de la Seine, une forteresse qu'il croyait imprenable, et au moyen de laquelle il opprimait le pays voisin, ainsi que les vaisseaux qui naviguaient sur le fleuve. César, ayant eu connaissance de ce tyran, marcha contre lui avec une armée, et prit son château, que l'on appelait le port de Rutubus. Les habitants du pays, quand ils ont quelque science, reconnaissent clairement les traces et les ruines de cette place. Alors César rappela les maçons et les autres ouvriers qu'il avait placés à Rodomus, fit bâtir sur la Seine la noble métropole de Rouen, et laissa le premier nom, qui s'est conservé jusqu'à ce jour, à la première de ces villes qui se trouve sur la rivière d'Auc. Pour l'instruction de la postérité, j'ai, d'après les relations des anciens, fait cette mention du vieux Rouen, où le roi Henri commença un château contre ses ennemis, mais qu'il abandonna aussitôt après s'être réconcilié avec eux. Maintenant je vais revenir aux événements récents dont j'ai commencé le récit; et, suivant les antiques écrivains autant qu'il est en mon pouvoir, j'offre mon travail aux âges futurs. Tous les Normands, qui, comme nous l'avons dit, s'étaient révoltés contre le Roi, le trouvèrent supérieur en toutes choses, et, se réglant d'après de meilleurs avis qu'auparavant, ils sollicitèrent leur pardon tant par eux-mêmes que par leurs amis; leurs prières furent bien accueillies par le Roi, qui leur pardonna leurs fautes. Ils abandonnèrent, malgré eux à la vérité, Guillaume Cliton et son gouverneur Hélie, qui restèrent en exil; mais ils ne purent à d'autres conditions faire la paix avec le puissant monarque d'Angleterre. [12,12] CHAPITRE XII. Au mois de novembre, le pape Calixte vint en Normandie, et eut à Gisors avec Henri une entrevue concernant la paix. Ce monarque magnifique reçut le pape avec une grande pompe, se prosterna à ses pieds, et honora respectueusement celui qu'il reconnaissait pour le pasteur de l'Église universelle, et qui lui était uni par les liens du sang. Le pape le releva avec bonté, le bénit au nom du Seigneur; et, lui ayant donné le baiser de paix, ils s'embrassèrent mutuellement. Ils se rendirent ensuite à l'entrevue au moment convenable, et tel fut le discours que le pape tint au roi: «Je me suis occupé du salut des fidèles au concile de Rheims, de concert avec de saints prélats, plusieurs autres grands et quelques enfants de l'Eglise de Dieu, qui, sur notre invitation, s'y étaient réunis avec plaisir; j'ai promis que j'emploierais tous mes efforts pour rétablir la paix générale. En conséquence je me hâte, mon glorieux fils, d'arriver dans ces contrées; j'implore la clémence du Dieu tout-puissant pour qu'il voie avec bonté nos efforts, et nous dirige salutairement vers le bien général de toute son Eglise. Je prie d'abord votre magnificence d'écouter nos avis avec piété, et, comme un digne héritier du véritable Salomon, de vous montrer pacifique envers vos ennemis qui, par notre bouche, vous demandent la paix.» Quand le Roi eut promis d'obtempérer de cœur à ce que le pape lui prescrirait, celui-ci continua ainsi son discours; «La loi de Dieu, qui pourvoit prudemment à toutes choses, ordonne que chacun possède légitimement son bien, mais ne desire pas celui d'autrui, et ne fasse pas aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît. C'est pourquoi le concile a décidé généralement et demande humblement, grand Roi, à votre sublimité, que vous mettiez en liberté votre frère Robert, que vous retenez en prison depuis long-temps, et que vous rendiez à lui et à son fils le duché de Normandie, que vous leur avez enlevé.» Le Roi répondit à ce discours: «Ainsi que je vous l'ai promis d'abord, révérend père, j'obéirai à vos ordres autant que la raison me l'indiquera. Maintenant je vous prie d'écouter attentivement ce que j'ai fait, et comment je me suis comporté. Je n'ai point privé mon frère du duché de Normandie; mais j'ai réclamé les armes à la main l'héritage de notre père, que ni mon frère ni mon neveu ne possédaient par eux-mêmes, car il était misérablement dévasté par de criminels brigands et de sacriléges scélérats. On ne rendait plus d'honneurs aux prêtres ni aux autres serviteurs de Dieu; les mœurs des Gentils avaient presque envahi toute la Normandie. Les monastères que nos ancêtres avaient fondés pour le salut de leurs âmes, étaient détruits, et les religieux étaient dispersés faute d'aliments. Les églises étaient dépouillées, la plupart étaient livrées aux flammes, et on en tirait avec violence ceux qui y cherchaient une retraite. Les habitants cruels s'entr'égorgeaient, et ceux qui survivaient au meurtre, privés de défenseurs, se lamentaient au milieu de tant de désolations. Telle fut, pendant près de sept ans, l'infortune qui affligea la Neustrie, et qui ne permit à personne de trouver au dedans ou au dehors ni liberté ni sécurité. Alors les prières réitérées des ministres de Dieu parvinrent jusqu'à moi, m'engagèrent à secourir, pour l'amour du Ciel, les peuples désolés, et m'invoquèrent instamment, pour que je ne souffrisse pas plus long-temps que des brigands criminels exerçassent sur l'innocence l'excès de leurs fureurs. Ainsi sollicité, je passai en Normandie, bien accueilli par deux illustres comtes, Guillaume d'Evreux et Robert de Meulan, ainsi que par d'autres seigneurs loyaux: je m'affligeai de voir la désolation du territoire de mes aïeux; mais je ne pus venir au secours des malheureux qu'en recourant à la voie des armes. Mon frère protégeait les fauteurs de toutes les perversités, et il suivait surtout les conseils de ceux qui l'avilissaient et le rendaient méprisable. C'est ainsi que Gunhier d'Aunai, Roger de Laci, Robert de Bellême, et quelques autres scélérats opprimaient les Normands, et, sous un fantôme de prince, commandaient aux prélats, à tout le clergé, au peuple sans défense. Ceux même que, pour leurs entreprises criminelles, j'avais chassés des contrées d'outremer, mon frère les choisit pour ses conseillers intimes, et leur remit le gouvernement des peuples innocents. On commettait partout des incendies, des meurtres sans nombre, et d'atroces forfaits, qu'à moins de les avoir vus, on regarderait comme incroyables. J'ai souvent mandé à mon frère de recourir à mes avis, et que je le seconderais de tous mes efforts; mais il m'a méprisé, et a dirigé contre moi mes ennemis. Voyant tant de crimes prévaloir, je n'ai pas voulu refuser mes services à l'Eglise notre sainte mère; mais je me suis appliqué à remplir salutairement, pour l'utilité générale, les devoirs que Dieu même m'a prescrits. Ainsi, combattant vaillamment avec le fer et le feu, j'ai enlevé Bayeux à Gunhier et Caen à Enguerrand, fils d'ilbert. En combattant les tyrans comprimés, j'ai conquis plusieurs autres places qui faisaient partie du domaine de mon père. Mon frère les avait livrées à de parjures adulateurs, et lui-même était resté tellement pauvre qu'il ne pouvait payer les salaires de ses domestiques. Enfin j'ai assiégé Tinchebrai, véritable caverne de démons, où Guillaume, comte de Mortain, amena mon frère contre moi avec une grande armée: au nom du Seigneur et pour la défense de la patrie, je leur livrai bataille. Là, avec l'aide de Dieu, qui connaît la pureté de mes entreprises, j'ai vaincu mes ennemis; j'ai fait prisonniers deux comtes, mon frère et mon cousin, avec plusieurs seigneurs qui m'avaient trahi, et, jusqu'à ce moment, je les ai soigneusement gardés en prison, de peur qu'ils ne suscitassent, soit à moi, soit à mes Etats, quelques malheurs. Ainsi j'ai recouvré l'héritage de mon père et tout son domaine, et je me suis appliqué à observer ses lois selon la volonté de Dieu, pour le repos de son peuple. Je n'ai point chargé de chaînes mon frère, comme un ennemi captif; je l'ai placé dans un château royal, comme un noble pélerin brisé par de longues infortunes, et lui ai largement fourni des aliments en abondance, toutes sortes de délices, et les divers objets qui pouvaient lui être agréables. J'ai confié son fils, âgé de cinq ans, à Hélie, gendre de mon frère, desirant le traiter en tout comme mon fils, en lui procurant la sagesse, la valeur et la puissance. Mais Hélie, poussé par ses complices, m'a ravi mon neveu, et, abandonnant le château de Saint-Saens qu'il possédait, il s'est enfui chez les étrangers; puis, autant qu'il l'a pu, il m'a chagriné par de nombreuses attaques. Toutefois, empêché par Dieu même, il n'a réussi en rien. Il a armé contre moi les Français, les Bourguignons et d'autres peuples; mais, si je ne me trompe, il s'est fait plus de mal qu'à moi. J'ai souvent réclamé mon neveu; je l'ai fait prier amicalement par plusieurs envoyés de venir avec sécurité à ma cour, et d'y partager avec mon fils les richesses royales. Je lui ai même offert trois comtés en Angleterre, pour qu'il en fût le prince; je l'ai engagé à venir s'instruire avantageusement au milieu de mes conseillers, pour apprendre combien il aura besoin par la suite de prudence et de sagesse envers les riches et les pauvres, comment il doit exercer avec sévérité la justice souveraine et maintenir la discipline militaire. Tout ce que je lui ai offert, il l'a repoussé, et il préfère l'exil du mendiant parmi les brigands de l'étranger au partage des délices de la cour. Les témoins des nombreuses calamités dont je vous ai entretenu, ce sont des champs incultes, des habitations incendiées, des villages dévastés, des églises démolies, et des peuples gémissant du massacre de leurs amis et du pillage de leurs biens. Seigneur pape, que votre sainteté examine sagement ces choses, et donne, dans sa sollicitude, une décision favorable à ceux qui commandent comme à ceux qui obéissent.» Après avoir entendu avec attention le discours du Roi, le pape fut plongé dans l'étonnement, et donna beaucoup d'éloges à la conduite qu'il avait tenue, et dont il lui avait fait part. «Maintenant, dit-il, nous en avons suffisamment appris sur ce qui concerne le duc Robert et son fils; ne nous en occupons plus, et parlons d'autres choses. Le Roi des Français se plaint de ce que vous avez injustement rompu le traité fait entre vous, et de ce que, par vos soldats, vous avez, avec iniquité, causé de grands dommages à ses Etats et à lui-même.» Le Roi répondit: «Louis a violé le premier le traité d'amitié qui nous liait. Il a en plusieurs manières prêté des forces à mes ennemis; il a engagé, à force de promesses et d'instigations, mes vassaux à se soulever. Toutefois, s'il veut réparer ses torts, et désormais observer inviolablement nos traités, je suis prêt à obéir en toutes choses à vos avis.» Le pape se réjouissant de ces dispositions, ajouta: «Le roi Louis se plaint en outre de l'injure qu'il a reçue du comte Thibaut, votre neveu, qui a fait prisonnier le comte de Nevers à son retour du siége que le Roi lui-même, avec les prélats de France, avait entrepris contre Thomas de Marie, pour l'empêcher de se livrer aux actes iniques qu'il commettait sur les innocents.» Le roi Henri reprit: «Je ne négligerai aucune occasion de céder à vos conseils paternels, pour parvenir à la paix et à la tranquillité; et, pour le bien, je soumettrai à vos ordres Thibaut, mon neveu, qui est un sincère observateur de la justice. J'avertis aussi Guillaume Cliton, mon autre neveu, de profiter de la paix, et je lui offre encore, par l'entremise de votre Sublimité, ce que je lui ai déjà souvent offert par d'autres personnes, parce que je desire que vous ayez satisfaction en toutes choses, et parce que je cherche la paix générale pour mon peuple, et le bonheur de mon neveu, comme s'il était mon fils,» Enfin, le pape envoya ses légats au roi des Français, ainsi qu'à ses seigneurs, et lui fit part des réponses du roi d'Angleterre, qui étaient favorables à la paix. En conséquence tout le monde fut comblé de joie. Il me paraît superflu de m'étendre en longs discours pour expliquer en beaucoup de mots quelle fut l'allégresse du peuple, que les guerres avaient désolé, quand il vit l'agréable sérénité d'une paix longtemps desirée succéder aux tempêtes des guerres enfin calmées. En conséquence, la concorde s'étant affermie entre les princes, les châteaux, qui avaient été pris par violence ou par ruse, furent restitués à leurs maîtres, et tous les guerriers, qui de part et d'autre avaient été faits prisonniers pendant la guerre, furent mis en liberté, et eurent la permission de quitter leur prison pour retourner chez eux en joie. [12,13] CHAPITRE XIII. Cependant le jaloux et séditieux Satan, qui, par l'entremise du serpent, trompa le premier homme, s'affligeant de voir les rois et les puissants guerriers ramenés à la paix par la grâce divine, sema la zizanie de discordes mortelles, parmi les prêtres, dans le temple de Dieu même. L'archevêque Goisfred, revenu du concile de Rheims à Rouen, tint un synode dans la troisième semaine de novembre, et, vivement pressé par les injonctions du pape, poursuivit rigoureusement les prêtres de son diocèse. En effet, entre autre décrets du concile qu'il fit connaître, il leur défendit absolument tout concubinage avec les femmes, et lança contre les transgresseurs la terrible sentence de l'anathême. Comme les prêtres répugnaient beaucoup à une si grave privation, et que, se plaignant entre eux de la difficulté d'accorder leur corps et leur âme, ils éclataient en murmures, l'archevêque fit saisir et jeter aussitôt dans le cachot de la prison un certain Albert, prêtre éloquent, qui avait commencé je ne sais quel discours. Ce prélat était un Breton indiscret, entêté, colère, sévère dans son air et son attitude, dur quand il blâmait, dépourvu de retenue, et grand parleur. Quand les autres prêtres eurent vu cette action extraordinaire, ils éprouvèrent un excessif étonnement; et, voyant que, sans accusation de crime, sans examen légal, on entraînait un prêtre, comme un voleur, du temple à la prison, effrayés outre mesure, ils ne savaient ce qu'ils avaient à faire, incertains qu'ils étaient s'ils devaient ou se défendre ou s'enfuir. Alors le prélat furibond se leva de son siége, sortit en courroux du concile, et appela ses satellites qu'il avait d'avance préparés à cet événement. Aussitôt ces hommes se précipitèrent dans l'église avec des armes et des bâtons, et, sans nul égard, se mirent à frapper sur l'assemblée des clercs, qui causaient entre eux. Quelques uns de ces ecclésiastiques, revêtus de leur soutane, coururent chez eux à travers les rues fangeuses de la ville; quelques autres saisissant des barreaux de fer ou des pierres, qui se trouvaient là par hasard, se mirent en disposition de résister, et poursuivirent sans répit les lâches satellites, qui s'enfuirent jusque dans les appartements. Les gens de l'archevêque rougirent d'avoir été vaincus par une faible troupe de tonsurés et d'avoir pris la fuite: ils rassemblèrent aussitôt, remplis d'indignation, les cuisiniers, les boulangers et les ouvriers du voisinage; puis, ils eurent la témérité de recommencer le combat dans les lieux les plus sacrés. Tous ceux qu'ils trouvèrent dans l'église ou le parvis, ils les frappèrent, innocents ou coupables, et les renversèrent ou les outragèrent de quelque manière que ce fût. Hugues de Longueville, Anschetil de Cropus, et quelques autres vieillards prudents et religieux, se trouvaient dans l'église, et s'entretenaient ensemble de la confession ou d'autres choses utiles, ou bien récitaient à la louange de Dieu, comme ils le devaient, leurs heures diurnales. Les lâches satellites de l'archevêque furent assez insensés pour se jeter sur eux; ils les accablèrent d'outrages, et peu s'en fallut qu'ils ne les égorgeassent, quoiqu'ils demandassent miséricorde, à genoux et les larmes aux yeux. Ces vieillards, relâchés avec ceux qui les avaient précédés, quittèrent Rouen au plus vite; ils n'attendirent ni l'autorisation ni la bénédiction du prélat; ils communiquèrent ces tristes nouvelles à leurs paroissiens et à leurs concubines; et, pour justifier leurs rapports, ils firent voir les blessures et les contusions livides qui couvraient leur corps. Les archidiacres, les chanoines, et les citoyens sages s'affligèrent de cet assassinat cruel; ils compatirent à la douleur des pasteurs divins qui avaient éprouvé ces affronts inouïs. Ainsi, dans le sein de la sainte mère Eglise, le sang des prêtres coula, et le saint concile dégénéra en un théâtre de moqueries et de fureurs. L'archevêque, troublé à l'excès, retiré dans sa chambre, s'y cacha; mais peu de temps après, quand la fureur, calmée par la fuite des clercs, ainsi que nous l'avons dit, eut fait place à la tranquillité, il se rendit à l'église, prit son étole, répandit de l'eau bénite, et, réuni à ses chanoines attristés, il réconcilia l'église qu'il avait souillée. Le bruit de cette exécrable sédition parvint jusqu'aux oreilles du prince; mais, occupé d'autres affaires, il différa de rendre justice à ceux qui étaient lésés. [12,14] CHAPITRE XIV. Le roi Henri, après tant de travaux, ayant parfaitement mis ordre à ses affaires en Normandie, résolut de repasser la mer, de récompenser libéralement les soldats et les principaux chevaliers qui avaient combattu péniblement et fidèlement, et de les élever en dignité en leur donnant de grands biens en Angleterre. En conséquence, il fit aussitôt préparer une flotte, et se fit accompagner par une nombreuse troupe de militaires de tout rang. Sur ces entrefaites, Raoul de Guader, craignant la perfidie des Normands, qu'il gouvernait malgré eux à cause de l'attachement qu'ils conservaient à Eustache, leur ancien seigneur, pensant d'ailleurs qu'il aurait de son patrimoine en Bretagne Guader, Montfort, d'autres places et de grandes terres, fiança sa fille à Richard, fils du Roi, par le conseil et de l'aveu de ce monarque, et lui donna pour dot Breteuil, Glos, Lire, et tout ce qui lui revenait en Normandie. Mais ce projet n'eut pas de suite, parce que Dieu, qui gouverne bien toutes choses, en ordonna autrement. En effet, cette jeune fille épousa par la suite Robert, comte de Leicester, et vécut avec lui plusieurs années. Une grande flotte ayant été équipée dans le port que l'on appelle Barfleur, et la noble élite des compagnons du Roi s'étant réunie le 7 des calendes de décembre (25 novembre), au commencement de la nuit, par un vent du sud, le Roi et sa suite s'embarquèrent; on livra aux vents, sur la mer, les voiles tendues, et le matin ceux à qui Dieu le permit embrassèrent la terre anglaise. Dans cette navigation, il arriva un cruel événement qui excita un grand deuil, et fit couler des larmes innombrables. Thomas, fils d'Etienne, alla trouver le Roi, et, lui offrant un marc d'or, lui dit: «Étienne, fils d'Airard, était mon père, et toute sa vie il servit le vôtre sur la mer. Ce fut lui qui, sur son vaisseau, le porta en Angleterre, quand il s'y rendit pour combattre Harold. Ce fut dans un tel emploi que, jusqu'à la mort, ses services furent agréables à Guillaume, et que, comblé de ses présents, il vécut avec magnificence parmi ses compatriotes. Seigneur Roi, je vous demande la même faveur: j'ai pour votre service royal un vaisseau parfaitement équipé, que l'on appelle la Blanche-Nef.» Le Roi lui fit cette réponse: «J'agrée votre demande. Toutefois j'ai choisi un navire qui me convient, je ne le changerai pas; mais je vous confie mes fils Guillaume et Richard, que j'aime comme moi-même, ainsi que beaucoup de nobles de mon royaume.» A ces mots, les matelots furent comblés de joie; et se rendant agréables aux fils du Roi, ils lui demandèrent du vin. Le prince leur en fit donner trois muids: quand ils les eurent reçus, ils burent, en firent part abondamment à leurs camarades, et, en usant à l'excès, ils s'enivrèrent. Par l'ordre du Roi, beaucoup de barons s'embarquèrent avec ses fils sur la Blanche-Nef; près de trois cents personnes, à ce que je pense, se trouvèrent réunies sur ce fatal bâtiment. Deux moines de Tyron, Étienne, comte de Mortain, avec deux chevaliers, Guillaume de Roumare, le chambellan Rabel, Édouard de Salisbury et plusieurs autres quittèrent le vaisseau, parce qu'ils remarquèrent qu'il contenait trop de jeunes gens étourdis et légers. On y comptait cinquante rameurs habiles, ainsi qu'un équipage arrogant, qui, s'emparant des siéges, encombrait le vaisseau, et, privé de raison par l'ivresse, n'avait plus d'égards pour personne. Hélas! combien ces ames étaient dénuées d'une pieuse dévotion envers Dieu, "Qui maris immodicas moderatur et aeris iras". Aussi ces passagers chassèrent-ils avec affront et par de grands éclats de rire les prêtres qui étaient venus pour les bénir, ainsi que les autres ministres qui apportaient de l'eau bénite; mais ils ne tardèrent pas à subir la peine de leurs moqueries. Les hommes seuls avec le trésor du Roi et les muids de vin remplissaient le vaisseau de Thomas, et le pressaient de suivre de près le navire du Roi, qui déjà sillonnait les flots. Thomas, que le vin avait privé de sa raison, se confiait dans son habileté et celle de ses gens, et promettait audacieusement qu'il dépasserait tous ceux qui le précédaient. Enfin, il donna le signal du départ. Aussitôt les matelots saisirent promptement leurs rames, et pleins de joie, dans l'ignorance où ils étaient du malheur qui était devant leurs yeux, ils disposèrent les agrès, et poussèrent le vaisseau avec une grande impétuosité sur les flots. Comme les rameurs, pleins de vin, déployaient toutes leurs forces, et que le malheureux pilote s'occupait mal de la direction du gouvernail, le flanc gauche de la Blanche-Nef toucha violemment sur un grand rocher que tous les jours le reflux met à nu, et qu'ensuite recouvre la marée montante. Deux planches ayant été enfoncées, le vaisseau fut, hélas! à l'improviste submergé. Dans un si grand danger, tout le monde ensemble poussa des cris affreux; mais l'eau ne tarda pas à leur remplir la bouche, et ils périrent tous également. Deux hommes seuls se saisirent de la vergue qui soutenait la voile, et, y restant suspendus une grande partie de la nuit, ils attendirent qu'il leur vînt un secours quel qu'il flût. L'un de ces hommes était un boucher de Rouen, nommé Bérold, et l'autre le noble jeune homme Goisfred, fils de Gislebert de L'Aigle. Alors la lune était à son dix-neuvième jour dans le signe du Taureau: pendant près de neuf heures, elle éclaira le monde de ses rayons, et rendit la mer brillante aux yeux des navigateurs. Le pilote Thomas, après avoir plongé dans les flots, reprit des forces; rendu à sa raison, il éleva la tête au-dessus de l'eau, et voyant ceux qui se tenaient attachés à la vergue, les interrogea en ces mots: «Qu'est devenu le fils du Roi?» Les deux naufragés lui ayant répondu qu'il avait péri, ainsi que tous ses compagnons, il reprit: «Désormais il m'est affreux de vivre.» A ces mots, dans l'excès de son désespoir, il aima mieux mourir en ce lieu, que de s'exposer à la fureur du monarque irrité de la perte de ses enfants, ou de subir les longues souffrances des fers. Suspendus sur les flots, Bérold et Goisfred invoquaient Dieu, s'encourageaient par de mutuelles exhortations, et, tremblants, attendaient la fin que Dieu leur destinait. Cette nuit fut froide et glacée: aussi le jeune Goisfred, après avoir beaucoup souffert de la rigueur du temps, recommandant à Dieu son compagnon, retomba dans les flots, et ne reparut plus. Quant à Bérold, qui était un pauvre homme, vêtu d'un habit de peaux de mouton, seul de tant de monde, il conserva la vie: le matin, ayant été recueilli par trois pêcheurs dans leur barque, il fut le seul qui gagna la terre. Ensuite, s'étant un peu remis, il raconta en détail ce triste événement aux curieux qui l'interrogèrent, et depuis vécut près de vingt ans en bonne santé. Roger, évêque de Coutances, avait conduit à la Blanche-Nef, condamné par un jugement de Dieu, son fils Guillaume, que le Roi avait nommé un de ses quatre principaux chapelains, son frère et trois neveux d'un rang distingué; et, quoiqu'il les estimât fort peu, il les avait bénis pontificalement eux et leurs compagnons. Ce prélat et beaucoup d'autres personnes, qui étaient encore réunis sur le rivage, le Roi lui-même et ses compagnons, qui étaient déjà loin en pleine mer, entendirent les horribles cris de détresse des naufragés; mais, ignorant la cause de ce bruit, ils restèrent dans l'inquiétude jusqu'au lendemain, et s'occupèrent entre eux de ce qui pouvait y donner lieu. Un bruit lugubre, répandu promptement parmi le peuple, courut sur le rivage de la mer: il parvint à la connaissance du comte Thibaut et des autres seigneurs de la cour; mais ce jour même personne n'osa en faire part au Roi, qui était fort inquiet, et qui faisait beaucoup de questions. Les grands versaient à l'écart des larmes abondantes; ils plaignaient, sans pouvoir les consoler, leurs parents et leurs amis; mais, en présence du Roi, de peur de déceler la cause de leur douleur, ils arrêtaient avec beaucoup de peine l'effusion de leurs pleurs. Enfin, le jour suivant, par l'entremise adroite du comte Thibaut, un enfant se jeta en pleurant aux pieds du Roi, et lui dit que la cause du deuil qu'il voyait provenait du naufrage de la Blanche-Nef. Dans l'excès des angoisses de son ame, Henri tomba par terre; mais, relevé par ses amis, il fut conduit dans son appartement, où il donna un libre cours à l'amertume de ses plaintes. Jacob ne fut pas plus triste de la perte de Joseph; David ne jeta pas de cris plus affreux pour le meurtre d'Amon ou d'Absalon. Aussi, en voyant couler les pleurs d'un si grand prince, tous les enfants du royaume ne dissimulèrent plus leurs douleurs, et ce deuil dura un grand nombre de jours. Tout le monde regrettait généralement Guillaume Adelin, que l'on avait considéré comme l'héritier légitime du royaume d'Angleterre, et qui était tombé si subitement avec la fleur de la plus haute noblesse. Ce prince n'avait pas encore dix-sept ans, et déjà il avait épousé la noble Mathilde, qui était presque de son âge; déjà, par l'ordre de son père, il avait reçu avec joie l'hommage de tous les grands du royaume. Objet de l'amour de son père, il était pour le peuple l'espoir de la sécurité. Le coupable aveuglement des pécheurs cherche en vain à découvrir et à pénétrer ce que la suprême et infaillible Majesté a décidé de son ouvrage; l'homme criminel est saisi comme le poisson par le hameçon, ou l'oiseau par le filet, et de toutes parts il se trouve sans ressources accablé de misère. Pendant qu'il se promet la vieillesse, le bonheur et l'élévation, il éprouve soudain une mort prématurée, la misère et l'abaissement: c'est ce dont nous pouvons trouver clairement la preuve manifeste, chez les modernes comme chez les anciens, dans les événements journaliers qui se sont passés depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours. Le Roi, dans sa douleur, regrettait ses enfants, une jeunesse d'élite, ses principaux barons, surtout Raoul-le-Roux et Gislebert d'Exmes; souvent, les larmes aux yeux, il recommençait le récit de leurs prouesses. Les grands, ainsi que les sujets, regrettaient leurs seigneurs, leurs supérieurs, leurs parents, leurs connaissances et leurs amis; les fiancées pleuraient ceux qui devaient recevoir leur main; les femmes chéries, leurs époux bien aimés. Je ne prendrai pas la peine de multiplier ces douloureux récits; je rapporterai ici seulement quelques vers d'un poète distingué: «L'heure fatale est arrivée. Le déplorable vaisseau de Thomas, gouverné par une main égarée, périt brisé sur un rocher. Evénement fatal, qui, dans une perte commune, plonge au fond des mers une noble jeunesse. Les fils des rois deviennent le jouet des flots, et, pleurés par les premiers de l'Etat, ils servent de pâture aux monstres de la mer. O douleur sans mesure! ni la noblesse, ni la fortune, ne peuvent rappeler à la vie ceux qui sont morts dans les flots de la mer. La pourpre et le lin vont pourrir dans le liquide abîme, et les poissons dévorent celui qui naquit du sang des rois. C'est ainsi que la fortune se joue de ceux qui se confient à ses faveurs: elle donne, elle ravit; elle élève, elle abaisse. A quoi te servent, ô Guillaume, et le nombre des seigneurs qui te servent, et les richesses et la gloire humaine, et la beauté dont tu fus pourvu! Cet éclat royal s'est flétri, et la mer engloutit à la fois ce que tu fus et ce que tu devais être. Une affligeante damnation poursuit ces malheureux dans les ondes, à moins que la bonté divine ne daigne leur pardonner. Si, au prix du naufrage des corps, les ames acquéraient le bien du salut, elles auraient sujet d'éloigner la tristesse. La certitude du salut des ames donne en effet véritablement lieu de se réjouir à ceux qui s'intéressent à leurs parents chéris, tandis que c'est pour l'ame humaine un grand motif de douleur que d'ignorer si le repos des justes est réservé à ceux que Thétis engloutit dans ses ondes.» Est-il quelqu'un qui puisse rapporter, comme il convient, quels furent les pleurs des mortels pour une si fatale catastrophe, ou quels biens furent privés de leurs héritiers naturels au détriment de tant de monde? En effet, comme nous l'avons dit, on vit périr Guillaume et Richard, fils du Roi, leur sœur Mathilde, femme de Rotrou, comte de Mortagne, le jeune Richard, comte de Chester, si digne d'éloges pour ses prouesses et sa bonté, et sa femme Mathilde, qui était sœur de Thibaut, comte palatin. Otver son frère, fils de Hugues, comte de Chester, gouverneur du prince royal, prit dans ses bras cet enfant, au moment où fut tout à coup submergée la Blanche-Nef, et où s'engloutirent à jamais tant de nobles personnages; il s'enfonça avec son élève au fond des mers d'où ils ne reparurent plus. Le jeune Thierri, neveu de Henri, empereur des Allemands; deux fils charmants d'Yves de Grandménil, et Guillaume de Rhuddlan, leur cousin, qui, par l'ordre du Roi, passaient la mer pour prendre en Angleterre possession des biens de leurs pères; Guillaume surnommé Bigod, avec Guillaume de Pirou, sénéchal du Roi, Goisfred-Ridel et Hugues de Moulins, Robert Mauconduit, le méchant Gisulfe secrétaire du Roi, et plusieurs autres personnages d'une grande distinction furent engloutis au fond des flots. Cette déplorable catastrophe excita la douleur de leurs parents, de leurs connaissances intimes et de leurs amis, qui, à cette occasion, répandirent la désolation et le dommage dans diverses contrées. On rapporte qu'il y périt dix-huit femmes qui avaient l'avantage d'être filles, ou sœurs, ou nièces, ou femmes de monarques et de comtes. Ce n'est que par commisération que je me détermine à raconter ces choses, et l'exactitude m'engage à en transmettre un récit fidèle à la postérité. En effet, l'horrible gouffre n'enleva personne de ma famille pour qui je doive répandre des larmes à cause des liens du sang, ému que je suis seulement par la pitié. Les habitants de la côte, ayant acquis la certitude de cet événement désastreux, traînèrent au rivage le vaisseau fracassé avec tout le trésor du Roi; tout ce qui était dans le bâtiment, à l'exception des hommes, fut trouvé en bon état. Ensuite, des hommes légers à la course, le 7 des calendes de décembre (25 novembre), pendant que le peuple chrétien célébrait la fête de sainte Catherine vierge et martyre, coururent avec empressement sur le rivage de la mer, pour y trouver les corps des naufragés; mais n'ayant rien découvert, ils furent trompés dans l'espoir qu'ils avaient d'être récompensés. Les seigneurs riches cherchaient partout d'habiles nageurs et des plongeurs renommés; ils leur promettaient de fortes sommes, s'ils pouvaient leur rendre les cadavres des personnes qui leur étaient chères, pour leur donner dignement les honneurs de la sépulture. Les habitants de Mortain, surtout, mirent beaucoup de zèle dans leurs recherches, parce que presque tous les barons de ce comté et ses personnages de distinction avaient péri sur la Blanche-Nef. Le seul comte de Mortain, comme nous l'avons dit, étant affligé de la diarrhée, avait quitté le bâtiment, ainsi que Robert de Sauqueville et Gaultier, par la permission de Dieu; tandis que les autres périssaient, ceux-ci, qui étaient restés, passèrent heureusement la mer sur un vaisseau du Roi. Plusieurs jours après le naufrage, on trouva loin de là le comte Richard et un petit nombre d'autres. Les flots journellement agités les poussèrent à la côte, et les personnes de leur connaissance les reconnurent aux divers vêtements qu'ils portaient. [12,15] CHAPITRE XV. L'an de l'incarnation du Seigneur 1120, le pape Calixte, ayant mis ordre aux affaires ecclésiastiques de France, retourna en Italie, emmenant avec lui une nombreuse compagnie de nobles de tout état, et, favorablement accueilli par les Romains, il occupa cinq ans le siége apostolique. Avec l'aide de Dieu, il fit beaucoup de bonnes œuvres, et, de nos temps, brilla comme le flambeau de l'Eglise suprême et le modèle de toutes les vertus. Il fit saisir l'anti-pape Burdin qui exerçait contre l'Eglise la tyrannie à Sutri. Il le fit enfermer dans Je couvent que l'on appelle Cavée, afin qu'il ne fît aucune mauvaise entreprise contre la paix chrétienne. Ce monastère est habité par des religieux, qui, conformément à leur règle, ont une grande abondance de mets et de toutes les choses dont a besoin la nature humaine. Ce lieu, au dehors est inaccessible, et personne n'y peut pénétrer que par un seul sentier. C'est pourquoi ce monastère a été appelé Cavée comme par pressentiment. En effet, comme les lions, les ours et les autres bêtes féroces sont renfermés dans une fosse, de peur que, laissés en liberté et courant à leur gré, ils n'attaquent cruellement les hommes ou les troupeaux, de même les hommes sauvages et sans discipline, qui, comme l'onagre, errent sans frein et de tous côtés selon leurs penchants, sont forcés de vivre régulièrement dans cette fosse scholastique, sous le joug de Dieu. Le roi Henri ayant perdu sa femme et son fils, résolut, d'après l'avis des sages, de contracter un nouveau mariage: il demanda une belle princesse nommée Adelide, fille de Godefroi, duc de Louvain. Revêtu des insignes de la royauté, il l'épousa avec les cérémonies chrétiennes; et la reine, consacrée par le ministère des prêtres, brilla quinze ans dans le royaume: mais, quoique favorisée en toute autre chose, elle n'a pas, jusqu'à ce jour, obtenu d'enfants comme elle le desirait. Le Roi distribua avec prudence les biens de ceux qui étaient morts dans le naufrage, à ceux qui leur survécurent. Il donna en mariage à de jeunes chevaliers, avec ces biens, les épouses, les filles ou les nièces des défunts; et, consolant ainsi beaucoup de personnes, il les éleva libéralement au delà de leurs espérances. Ranulfe de Bayeux obtint le comté de Chester avec tout le patrimoine du comte Richard, parce qu'il était son plus proche héritier, en qualité de neveu issu de Mathilde sœur du comte Hugues. Il épousa Lucie, veuve de Roger, fils de Gérold, de laquelle il eut Guillaume Ranulfe, auquel il laissa en mourant le comté de Chester, et tout son patrimoine des deux côtés de la mer. Foulques, comte d'Angers, avait fait la paix avec le Roi des Anglais; et ces princes ayant consolidé, comme nous l'avons dit, leur amitié par l'union de leurs enfants, le premier, inquiet de son salut, desira se réconcilier avec Dieu. En conséquence, il s'appliqua à faire pénitence des crimes qu'il avait commis, et, confiant son comté à sa femme et à ses jeunes enfants, Geoffroi et Hélie, il partit pour Jérusalem, où il resta quelque temps attaché aux chevaliers du Temple. Ensuite, retourné chez lui avec leur permission, il se fit volontairement leur tributaire, et chaque année leur paya trente livres angevines. C'est ainsi qu'en faveur de ces vénérables chevaliers, qui toute leur vie combattent pour Dieu de corps et d'ame, et se préparent journellement au martyre par le mépris de tous les biens du monde, le noble seigneur paya un tribut annuel, d'après l'inspiration divine, et détermina louablement, par son exemple, plusieurs autres seigneurs français à imiter sa générosité. Après le concile de Rheims, dont j'ai déjà écrit beaucoup de choses, l'archevêque de Lyon, l'évêque de Mâcon, et plusieurs autres évêques vexèrent beaucoup les moines de Cluni: car ils leur enlevèrent un grand nombre de domaines qui leur avaient été donnés par d'autres personnes, et fournirent aux clercs, qui sont toujours envieux des moines, toutes sortes de sujets de rébellion. Dans leur diocèse, ils les accablèrent d'outrages, et les opprimèrent cruellement tant par eux-mêmes que par leurs subordonnés. C'est pourquoi les frères, ne pouvant supporter tant de pertes et d'injures, furent contristés, et comme des brebis s'enfuirent loin de la gueule des loups vers le bercail du monastère. Mais même parmi eux il s'éleva une grande dissension dans la retraite du cloître; quelques moines se révoltèrent contre l'abbé Pons; ils l'accusèrent à Rome, auprès du pape Calixte, de ce que, dans sa conduite, il s'était montré violent et prodigue, et avait sans mesure dépensé les revenus de la maison pour des choses inutiles. Pons, apprenant ces choses, entra dans une excessive colère, et, déposant à la légère sa charge d'abbé entre les mains du pape, il partit pour les contrées étrangères. Il resta quelque temps à Jérusalem, sur le mont Thabor et dans d'autres lieux saints en Palestine, où le Seigneur Jésus avait habité corporellement avec les pauvres Nazaréens. Le pape, voyant Pons partir imprudemment sans permission et sans sa bénédiction, s'échauffa de colère, et ordonna aux moines de Cluni de se choisir un abbé convenable. Ils élurent Hugues, vieillard d'une vie sans tache, qui mourut au bout de trois mois, et qu'ils ensevelirent sous la muraille du nord de leur église. Sur son tombeau en pierre ils placèrent l'épitaphe suivante: «Ci-gît Hugues, second abbé de Cluni, dont le père était de Besançon et la mère de Lyon: éclatant en piété, vieillissant dans l'amour divin, toujours gai dans l'exercice du culte, il vous fut toujours attaché, souverain Créateur. Puisse-t-il vivre avec vous en repos, heureux pour l'éternité!» Ensuite les moines de Cluni élurent pour abbé Pierre, moine religieux, noble et savant, qui avait déjà été long-temps à leur tête. L'abbé Pons jouit d'une grande considération en Judée; la renommée de sa piété et de son élévation d'ame se répandit chez les peuples étrangers. Ensuite, comme se comporte l'humaine inconstance, il abandonna volontairement la terre des prophètes et des apôtres, et retourna en France, où son arrivée occasiona beaucoup de trouble dans les esprits. A son retour des contrées orientales, il se rendit à Cluni pour voir ses frères et ses amis. Alors, par l'inspiration de Satan, une hideuse dissension s'éleva parmi les moines. Ils avaient à cette époque pour prieur Bernard-le-Gros, qui passa pour être le boute-feu et le provocateur de la sédition. Il en résulta que quelques religieux résolurent de recevoir Pons avec de grands honneurs, comme leur abbé, tandis que d'autres, au contraire, le repoussaient avec opiniâtreté. Les chevaliers et les gens du pays, tant paysans que bourgeois, se réjouirent de son arrivée, parce qu'ils l'aimaient beaucoup à cause de son affabilité et de sa magnificence: ayant appris la division qui régnait parmi les moines, ils fondirent sur le couvent, où ils introduisirent violemment et malgré lui Pons et les siens. Quelle douleur! ces furibonds franchirent les murs du couvent, et, comme dans une ville conquise par les armes de l'ennemi, ils coururent de toutes leurs forces au butin, et pillèrent méchamment le mobilier et les utensiles des serviteurs de Dieu. Alors le dortoir, l'infirmerie et les autres appartements secrets des cénobites, qui, jusque-là avaient été interdits aux laïques, furent ouverts non seulement aux hommes et aux femmes honnêtes, mais encore aux bouffons et aux courtisanes. Le même jour, il arriva un terrible prodige. La grande nef de l'église, qui avait été bâtie depuis peu, s'écroula; mais, par la protection de Dieu, n'écrasa personne. Ainsi le Seigneur, dans sa bonté, épouvanta, par un désastre inattendu, tous ceux qui s'étaient rendus coupables de cette téméraire invasion: toutefois, dans son immense bonté, il sauva ce qui lui appartenait. Le peuple errait dans toute la maison, et se livrait impudemment au désordre. Cependant la main de Dieu le préserva intact de la mort qu'il eût reçue de cette affreuse catastrophe, et, sauvé par ce miracle, il eut la possibilité de se repentir par la suite. L'abbé Pierre était alors absent: il était parti pour les contrées lointaines, afin de servir le grand nombre de ses frères qui étaient confiés à ses soins. Les moines de son parti se rendirent en hâte auprès de lui, et lui racontèrent avec détail tous les accidents et les outrages que les serviteurs de Dieu avaient honteusement éprouvés. Sans perdre de temps, Pierre alla non à Cluni, mais à Rome, et fit clairement connaître au pape ce qui s'était passé, en s'appuyant du témoignage des moines qui en avaient été les victimes. Le pape, entendant ce récit, fut excessivement contristé, tant à cause des outrages dont les moines avaient été l'objet, qu'à cause des péchés du peuple qui avait prévariqué contre la loi de Dieu. Il manda promptement Pons, et lui ordonna de comparaître au jugement du siége apostolique, pour répondre aux accusations dirigées contre lui. Arrivé à Rome, Pons difïéra de se présenter au pape, et refusa, quoique sommé de le faire, de venir au tribunal le jour fixé. En conséquence le pontife romain envoya Pierre à Cluni avec des lettres apostoliques et les insignes de sa dignité, et manda aux moines d'obéir à cet abbé en toutes choses selon la règle du saint père Benoît. Ils exécutèrent les ordres du pape, et reçurent leur abbé triomphant de sa victoire; et, combattant louablement pour la loi divine, ils portent encore le joug de son pouvoir. Quelques jours après, le pape fit arrêter par ses soldats Pons, qui méprisait ses ordres, et il le fit mettre en prison. Celui-ci, peu de temps après, affecté d'un profond chagrin, tomba malade, et mourut dans les fers, au grand regret de beaucoup de gens. Aussi, comme dit un certain poète: "Principium fini solet impar saepe uideri". Chacun doit recommander Pons intérieurement par des prières et des vœux à Dieu, qui est le souverain bien, afin qu'il accomplisse en nous le bien comme il l'a commencé; qu'il le confirme, et qu'il le protège dans l'adversité comme dans le bonheur, jusqu'à ce que le fidèle champion entre heureusement dans le sentier de l'héritage céleste. [12,16] CHAPITRE XVI. Dans la treizième indiction, le 4 des calendes d'octobre (28 septembre), un jour de dimanche, vers tierce, pendant que l'on chantait la messe, l'Angleterre éprouva un grand tremblement de terre; les murs et les maçonneries des églises furent lézardés dans quatre comtés. En effet, Chester, Shrewsbury, Hereford, Glocester, et les provinces voisines le virent et le sentirent, et les habitants et les peuples pàlissants tremblèrent d'une excessive terreur. Par la suite, plusieurs dignitaires des églises passèrent en Angleterre ou en Neustrie, et, par la disposition de Dieu, remirent à d'autres le fardeau de la prélature qu'ils avaient porté avec ambition. Goisfred d'Orléans, abbé de Croyland, homme pieux et gracieux, partit le jour des nones de juin (5 juin): il eut pour successeur Guallève, frère de Gaïus, prince issu d'une noble famille anglaise. Albold de Jérusalem, moine du Bec, abbé de Saint-Edmond, vint à mourir subitement; après lui, Anselme, neveu de l'archevêque du même nom, gouverna long-temps l'abbaye. Robert deLyme, évêque des Merciens, étant mort, il fut remplacé par Robert, surnommé Peccatum, à la mort duquel Roger, neveu de Goisfred de Clinton, fut nommé abbé. Après le décès de Turold, l'illustre Mathias du Mont-Saint Michel devint abbé de Bury, et eut pour successeur Jean, moine de Saint-Martin de Séès, profondément instruit dans les lettres. A sa mort, le Roi confia Bury à Henri, son cousin, qui avait été abbé de Saint-Jean-d'Angeli, d'où il avait été expulsé par les moines et par Guillaume, comte de Poitiers. Après Fulchered, qui, premier abbé de Shrewsbury, avait réglé le culte divin dans ce monastère, Godefroi, moine de Séès, en prit le gouvernement: étant mort subitement peu de temps après, Herbert usurpa le gouvernail de cette abbaye naissante. Guntard, habile chef du couvent de Thorney, ayant cessé de vivre, Robert de Prunières lui fut subrogé, tiré qu'il fut du couvent d'Ouche pour gouverner cette église, parce qu'il était très-lettré, éloquent et de bonnes mœurs. Du temps du pape Pascal, Raoul, archevêque de Cantorbéry, alla trouver le Roi en Normandie, et de là partit pour Rome, quoiqu'il souffrît déjà de l'enflure des pieds. Ayant en route entendu parler de la mort du pape, il dépêcha des envoyés à Rome. Quant à lui, il retourna à Rouen, et passa près de trois ans en Normandie. Pendant son séjour, il arriva que, à la translation de Saint-Benoît, qui est fêtée par les moines, après la messe, pendant qu'il quittait ses vêtements pontificaux, il fut soudain frappé d'un mal aigu, perdit la parole, et, au bout de quelques jours, la recouvra en partie, grâces aux secours de toute espèce que lui procurèrent les médecins; mais il ne reprit jamais parfaitement, depuis cette époque, l'usage de sa langue. Ensuite il resta deux ans paralytique; puis, dans un chariot assez commode, il se fît transporter à son siége, où il garda le lit bien soigné par les siens. Enfin, l'an de l'incarnation du Seigneur 1123, l'archevêque Raoul mourut à Cantorbéry le 13 des calendes de novembre (le 20 octobre). Au bout de quelques années, il eut pour successeur Guillaume, chanoine régulier de Corbeil. Les antiques règles furent violées à cause de l'envie qui animait les clercs contre les moines. En effet, le moine Augustin, qui le premier prêcha le Christ en Angleterre, et convertit à la foi chrétienne le roi Edelbert et Sabert son neveu, avec les peuples de Kent et de Londres, fut établi, par ordre du pape Grégoire, primat métropolitain de toute la Grande-Bretagne. C'est pourquoi tous les archevêques de Cantorbéry, jusqu'à Raoul, à l'exception de Frigeard, d'Oda et de Stigand, appartinrent à l'ordre monastique. Frigeard, chapelain du roi Lothaire, fut élu à cet archevêché, et envoyé à Rome pour y être consacré par le pape Agathon. Là, ayant reçu du pape un délai de dix jours, il tomba malade en attendant la bénédiction, et rendit l'ame sans avoir reçu l'onction épiscopale. Quant à Oda, il fut tiré du clergé, à cause de sa noblesse et de la douceur de ses mœurs, et il fut consacré archevêque; mais, ayant appris ensuite que tous ses prédécesseurs avaient été moines, il changea d'habit volontiers et dévotement; puis, jusqu'à la mort, il combattit pour la cause de Dieu, et comme moine, et comme archevêque. Stigand, chapelain de la reine Emma, était tout mondain et ambitieux: il usurpa d'abord la chaire de Londres, puis ensuite celle de Cantorbéry; mais il ne reçut jamais le pallium du pape de Rome: au contraire, interdit par le pape Alexandre, il fit grand tort à Harold en le bénissant roi. Comme il s'enfla d'orgueil pour avoir été élevé par lui-même, de même il eut à gémir dans sa confusion, après avoir été humilié par la main de Dieu; car Guillaume Ier s'étant affermi sur le trône, Stigand fut déposé par jugement du concile à cause de l'évidence de ses fautes: aussi ne doit-il point être compté sur le catalogue des évêques. Les Anglais honoraient et chérissaient les moines, parce qu'ils leur devaient leur conversion au Christ; les clercs eux-mêmes se réjouissaient respectueusement et avec bienveillance de la préférence accordée aux cénobites. Maintenant, au contraire, les mœurs et les lois sont changées, et les clercs élèvent les leurs, afin de confondre et d'écraser les moines. Vers ce temps-là, Roger, abbé d'Ouche, brisé par l'âge et la maladie, perdit son ancienne vigueur, et desira vivement être débarrassé de la charge du soin pastoral. C'est pourquoi il envoya en Angleterre deux moines honorables, Ernauld du Tilleul et Gislebert des Essarts, et adressa par eux, au Roi, cette lettre, qu'il fit écrire par Raoul Laurent: «L'humble Roger, ministre indigne de l'abbaye d'Ouche, à son glorieux seigneur Henri, roi des Anglais, salut au nom de celui qui donne le salut aux rois. Comme il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu, selon ce que dit l'apôtre, toute puissance doit pourvoir avec soin à faire tourner à l'avantage de la maison du Seigneur les choses qui ont été par lui ordonnées. Moi donc, seigneur, qui, jusqu'à ce jour, tout indigne que j'en suis, mais par la providence de Dieu, ai rempli les fonctions d'abbé de mes frères de l'église d'Ouche, sous le noble gouvernement de votre puissance; moi qui, soutenu de votre assistance, pendant longtemps, dans l'adversité comme dans le bonheur, me suis acquitté de ces fonctions plus onéreuses qu'honorables, maintenant, accablé de vieillesse, faible de corps, craignant de nuire à l'Eglise plutôt que de lui être utile, et voyant changer les mœurs au milieu des vicissitudes des temps, d'après le conseil de mes pères spirituels, l'archevêque de Rouen et l'évêque de Lisieux, de plusieurs abbés, et de divers personnages de l'ordre ecclésiastique, j'implore humblement votre clémence afin qu'ayant pitié de moi, à qui vous avez prouvé jusqu'à ce jour quelque affection, vous me délivriez, moi désormais inutile et devenu moins capable, du poids d'un si lourd fardeau, et que vous donniez à la maison du Seigneur un pasteur habile et convenable, conformément à la sagesse qui vous a été départie par Dieu même. Toutefois, de peur que, sous le prétexte de telles choses, je ne paraisse vouloir me soustraire à la rage des furieux en ne m'occupant que de mon repos, je porte ici, en présence de Dieu, témoignage de leur charité, de leur obéissance et de leur simplicité, puisque, par les soins maternels de l'Eglise, nourris abondamment de lait et d'aliments solides, on les trouve dociles à tous les ordres de Dieu et de leurs pères spirituels auxquels ils obéissent en paix. Excellent monarque, d'après la déclaration que je vous fais de ma misère, et de l'impossibilité d'agir où me réduisent la faiblesse et la décrépitude, je vous prie de ne pas différer de me rendre ce bon office. Tout pécheur que je suis, je prie instamment le Roi des rois pour qu'il daigne coopérer avec vous au service que j'attends. Salut.» En conséquence, le Roi, plein de bienveillance, apprenant l'état d'affaiblissement du saint et religieux vieillard, compatit à son sort, et ordonna, par des lettres directes, aux moines d'Ouche d'élire un bon abbé qui pût lui convenir. Au retour des députés, soixante-six moines se réunirent, au nom de Dieu; ils écoutèrent attentivement la leçon du saint père Benoît sur l'ordination des abbés. Enfin le vénérable abbé Roger et ses fils spirituels s'occupèrent du salut des ames, et, au nom du Seigneur, chargèrent l'un d'eux des fonctions d'abbé. Ils nommèrent à cette place Guérin des Essarts, surnommé le Petit; et ils imitèrent en cela les apôtres qui, par l'inspiration divine, tirèrent au sort Mathias, le petit de Dieu, pour accomplir le nombre douze! Les deux vieillards dont nous avons parlé présentèrent, par l'ordre du couvent, le frère qui avait été élu, à Jean, évêque de Lisieux, et, avec sa permission, passèrent la mer au milieu du froid et des tempêtes de l'hiver; ils allèrent chercher le Roi, qui parcourait alors le Northumberland, voyagèrent dans des chemins longs et fangeux, et le trouvèrent à York le jour de la fête de Saint-Nicolas, évêque de Mire. L'illustre monarque, ayant appris ce qu'avaient fait les moines, approuva l'élection, et donna, par le conseil de Turstin, archevêque d'York, l'abbaye d'Ouche au frère élu: il eut pour témoin Etienne, abbé de Chartres, qui, par la suite, devint patriarche. Ensuite le Roi lui accorda tous les biens du couvent, les dignités et les priviléges que ses prédécesseurs avaient eus jusques alors; puis il donna la charte suivante, à laquelle il fit mettre le sceau royal pour la rendre authentique contre les envieux: «Henri, roi des Anglais, à Jean, évêque de Lisieux, à Etienne, comte de Mortain, à Robert de La Haye, à tous ses barons et sujets féaux de la Normandie, salut. Sachez que j'ai donné et concédé à l'abbé Guérin l'abbaye de Saint-Evroul, et que je veux et ordonne positivement qu'il la tienne convenablement, en paix, librement et honorablement. A York, en présence de Turstin, archevêque d'York, de Guillaume de Tancarville, et de Guillaume d'Aubigni.» En conséquence, Guérin, fort de la souveraine autorité du puissant monarque, revint en Normandie, accomplit, avec ses frères, l'observance du Carême; puis, le jour de l'Ascension du Seigneur, reçut la bénédiction de Jean, évêque de Lisieux, et apprit ensuite à supporter les travaux et les douleurs du soin pastoral. On doit surtout le louer pieusement d'avoir servi avec bonté le vénérable vieillard Roger; et, pendant les trois ans qu'il vécut encore, de lui avoir obéi en toutes choses, comme un fils à son père, comme un disciple à son maître. Le bon vieillard s'occupait dans sa chambre, comme il en avait eu autrefois l'habitude, de psaumes, d'oraisons et de pieux entretiens. Il avait avec lui un bon prêtre qui lui servait de chapelain et faisait la conversation; il entendait sa messe et l'office canonique dans l'oratoire de Saint-Martin, et traitait, soit par demandes, soit par réponses, des mystères de l'Ecriture et des fleurs des traités ascétiques. Comme il avait toujours jugé nuisible et insupportable le poids des affaires extérieures, maintenant, libre de soin, il rendait grâces à Dieu sagement et honorablement; et, non moins tranquille que libre, il attendait avec joie le terme du jour suprême. Enfin, l'an de l'incarnation du Seigneur 1126, ce pieux vieillard devint plus malade qu'à l'ordinaire; puis, oint de l'huile sainte, et ayant pleinement accompli les autres cérémonies qui conviennent à un serviteur de Dieu, il mourut le jour des ides de janvier (13 janvier). Le disciple et le successeur de ce maître, ainsi que ses compagnons, recommandèrent son ame à Dieu, et célébrèrent avec pompe de solennelles obsèques. Le lendemain son corps fut porté dans le chapitre, et inhumé avec respect à côté de l'abbé Osbern. J'ai composé sur lui envers hexamètres une inscription abrégée dans laquelle j'ai préféré m'attacher plutôt à la vérité qu'à l'élégance d'une poésie sonore. En priant ainsi le bon Sauveur, et en me rappelant par la grâce de Dieu le bien qu'il a fait, je me suis exprimé en ces termes: «O Christ! roi des rois! sauvez Roger, ce père doux et sincère, qui, pour vous, a supporté beaucoup de choses avec bonté. Il renonça pour la pauvreté à ses biens, à ses maisons et à sa volonté; il courut à perdre haleine par les sentiers de la vertu pour s'appliquer à vous suivre. Il eut pour père Gervais, et pour mère Emma, dans lesquels brillèrent l'éclat des mœurs et l'étendue des biens. Instruit par de saintes leçons, le prêtre Roger prit avec joie le joug monacal du bienheureux Benoît. Pendant sa longue carrière, il se distingua par l'honnêteté de ses mœurs, et mérita ainsi de devenir le guide et l'abbé de ses compagnons. En effet, Serlon étant devenu évêque de Séès, Roger prit le gouvernement du monastère de Saint-Evroul. Moine illustre pendant cinq fois onze années, il fut pasteur du bercail d'Ouche pendant trente-trois ans. Il admit au noviciat quatre-vingt-dix moines, et leur enseigna à se soumettre au joug rigide de la règle. Toujours simple, doux, et brillant du zèle de la bonté, ceux qu'il instruisit par ses discours, il les soutint par de bons exemples. Enfin, accablé par la vieillesse, il déposa ses membres dans la terre quand Janus eut terminé sa douzième journée. Monarque plein de bonté, effacez les fautes de Roger; donnez-lui les joies de la lumière; je vous prie que maintenant il repose en paix comme il en fut l'ami.» [12,17] CHAPITRE XVII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1122, l'esprit de perversité fit renaître la tempête des guerres, et le sang humain coula déplorablement dans des massacres insensés dignes des bêtes féroces. La criminelle Erynnis, ayant trouvé sa place dans les cœurs, déploya ses fureurs contagieuses, alluma les feux de la rage, et poussa les hommes à leur perte et à celle de leurs frères. Dans leur turbulence, les peuples s'affligèrent de la paix et du repos, et, tout en tâchant de renverser la puissance des autres, par un équitable jugement de Dieu, ils s'égorgèrent le plus souvent avec leurs propres armes. Véritablement, sans yeux et sans cœur sont ceux qui dans la paix desirent la guerre, qui dans le bonheur recherchent les calamités, comme la soif aspire au breuvage, et ne savent point apprécier le bien tant qu'ils le possèdent. Quand ils l'ont perdu, ils le réclament vivement; mais, affligés de misères, ils ne peuvent plus le retrouver malgré leurs recherches. Aussi, reconnaissant que leur perte est irréparable, ils s'affligent et pleurent inconsolables. Ce fut dans de telles dispositions que plusieurs personnes voyant que le légitime héritier du roi Henri était mort, et que le monarque, tournant à la vieillesse, manquait d'enfants légitimes, s'attachèrent de toute leur affection à son neveu Guillaume Cliton, et firent tous leurs efforts pour l'élever au pouvoir. Après la mort de leur père, le Roi éleva avec bonté comme ses propres enfants, et, quand ils furent parvenus à l'adolescence, arma chevaliers Galeran et Robert, tous deux fils de Robert, comte de Meulan, qu'il avait beaucoup aimé, et duquel, au commencement de son règne, il avait reçu beaucoup de secours et de consolations. Galeran posséda tout le patrimoine de son père en deçà de la mer, savoir, en France, le comté de Meulan; en Normandie, Beaumont et les terres adjacentes. Son frère Robert eut en Angleterre le comté de Leicester; le Roi lui donna en mariage Amicie, fille de Raoul de Guader, qui avait été fiancée à son fils Richard, et ajouta à ces dons Breteuil avec les terres qui en dépendent. Ce même monarque traita avec une grande douceur Mathilde sa bru, et la retint en Angleterre avec de grands honneurs tant qu'elle voulut y rester; mais, au bout de quelques années, desirant voir ses parents, elle se rendit à Angers, et y resta quelque temps fixée par l'amour du pays natal. Enfin, par l'inspiration de Goisfred, évêque de Chartres, elle quitta le siècle, et, devenue religieuse au couvent de Fontevrault, elle s'attacha en liberté à l'époux céleste, et elle le sert. Ainsi que je l'ai dit, je crois qu'elle avait douze ans quand elle épousa, dans l'été, le jeune Guillaume; et six mois n'étaient pas accomplis encore quand son époux imberbe périt dans le naufrage. Le Roi, plein de bonté, l'éleva comme sa propre fille, et la garda long-temps chez lui, afin de l'unir à un mari élevé et puissant, et de la porter au faîte des richesses et des honneurs au-dessus de tous ses parents; mais elle prit un meilleur parti, en s'unissant à l'époux céleste, fils de Dieu et d'une Vierge. Cette princesse était prudente et belle, éloquente et bien élevée, et distinguée convenablement par beaucoup de bonnes qualités. Puisse la bonne fin qu'elle a faite paraître desirable aux hommes et agréable à Dieu! Dans le même temps, Amauri, comte d'Evreux, portait dans le cœur beaucoup de ressentiment de voir les prévôts, et d'autres officiers du Roi, exercer leurs fureurs sur ses terres. Ils imposaient des exactions extraordinaires, et, selon leur fantaisie, détournaient le cours de la justice; ils faisaient supporter beaucoup de vexations aux grands et aux gens de moyen état, commettant ces indignités, non par leur propre puissance, mais par la crainte qu'inspirait le Roi et en abusant de son pouvoir. En effet, ce prince, ignorant ces désordres, restait en Angleterre. La terreur qu'il inspirait étouffait les entreprises guerrières; mais il était cruel de voir que les peuples fussent livrés à la cupidité excessive des intendants. Les mauvais officiers sont pires que des brigands. En effet les paysans peuvent éviter les voleurs par la fuite ou le déplacement; mais ils ne peuvent sans perte se soustraire aux atteintes des perfides sergents. L'emporté Amauri alla trouver Foulques, comte d'Anjou, son neveu; il l'engagea par des insinuations adroites à marier sa fille Sibylle à Guillaume, fils du duc Robert, dont la valeur, la bonté et la naissance illustre étaient dignes d'un empire. Foulques se rendit facilement aux insinuations de son oncle, et, ayant fait venir le jeune prince avec ses gouverneurs et ses domestiques, il lui accorda sa fille, et lui donna en dot le comté du Mans, jusqu'à ce qu'il obtînt son héritage. Ensuite Amauri attira dans son parti tous ceux qu'il put déterminer, et trouva beaucoup de personnes faciles, disposées à le seconder, conformément au caractère léger des Normands. Galeran comte de Meulan, Guillaume de Roumare, Hugues de Montfort, Hugues de Neuf-Châtel, Guillaume Louvel, Baudri de Brai, Païen de Gisors, et plusieurs autres qui murmuraient avec perfidie, se concertèrent d'abord en cachette; mais, peu de temps après, pour leur perte, ils firent éclater ouvertement leur révolte. Le comte Galeran desirait ardemment faire ses premières armes; mais, sans nul doute, il débuta follement en se révoltant contre son seigneur, qui l'avait nourri, et en levant d'abord contre lui une main cruelle pour seconder ses ennemis. Afin de leur procurer légitimement les douceurs du mariage et pour se fortifier en même temps contre tous ses voisins, il avait marié ses trois sœurs à trois châtelains illustres qui étaient puissants par leurs vassaux, leurs places fortes et leurs richesses. L'une d'elles épousa Hugues de Montfort, une autre Hugues de Neuf-Châtel, fils de Gervais, la troisième Guillaume Louvel, fils d'Ascelin, qui, après la mort de Robert-Goël son frère, acquit le château d'Ivri avec tout son patrimoine. Guillaume de Roumare réclama la terre de sa mère que Raoul de Bayeux, son beau-père, avait rendue au Roi pour le comté de Chester; il demanda en outre en Angleterre une autre terre nommée Corby. Le Roi ne lui accorda point sa demande, et lui répondit des choses outrageantes. Aussi ce jeune seigneur irrité passa soudain en Normandie, et, saisissant l'occasion favorable, quitta le parti du Roi, trouva beaucoup d'alliés, et, du sein de Neuf-Marché, fit cruellement la guerre aux Normands. Pendant deux ans, il fit éclater son ressentiment par le pillage, l'incendie et la prise des hommes; il ne cessa point ses entreprises jusqu'à ce que le Roi l'eût satisfait convenablement, et lui eût restitué une grande partie des biens qu'il avait demandés. Au mois de septembre, Amauri, Galeran et quelques autres dont j'ai parlé ci-dessus, se réunirent à la croix Saint-Leufroi, et y ourdirent une conspiration générale. Ces menées clandestines n'échappaient point au roi Henri. C'est pourquoi, dans le mois d'octobre, il rassembla une grande armée à Rouen; puis sortant de la ville le dimanche après son repas, comme tout le monde ignorait ses projets et l'objet de son voyage, il appela à lui Hugues de Montfort, qui se présenta aussitôt, et il lui ordonna de lui remettre son château. Ce seigneur, qui était un des conjurés, voyant sa perfidie découverte, éprouva une prompte anxiété, et, fort incertain de ce qu'il devait faire dans un si court espace de temps, il se décida à obéir aux ordres du Roi, car il craignait que son refus ne le fît aussitôt charger de fers. Alors le Roi envoya en avant, avec Hugues, des amis fidèles pour recevoir les clefs de la place. Dès qu'il se vit loin de la présence de Henri, il poussa à toute bride son rapide dextrier, et abandonna ses compagnons à l'entrée de la forêt; puis, prenant un chemin plus court qu'il connaissait parfaitement, il les prévint, et, sans descendre de cheval, il ordonna à son frère, à sa femme et à ses gens de garder soigneusement le château. Le Roi, dit-il, vient ici en force; tenez bon contre lui.» De là il courut en toute hâte à Brionne, et, ayant raconté ce qui se passait, il fit prendre les armes au comte Galeran pour en venir ouvertement au combat. Au retour de ses amis, qui se plaignaient d'avoir été trompés par la perfidie de Hugues, le Roi irrité fit armer aussitôt ses chevaliers et attaquer la garnison avant qu'elle fût préparée. Dans les deux premiers jours, toute la ville fut brûlée, et la place fut prise jusqu'au château. Alors Robert, fils du Roi, et Néel d'Aubigni, amenèrent beaucoup de troupes du Cotentin: c'est pourquoi Raoul de Guader et les autres assiégés eurent beaucoup à souffrir, en dedans, des assauts répétés qu'on leur livra. Enfin, se voyant privés de tout secours de la part des conjurés, et adoptant une meilleure résolution, avant un mois de siége, ils firent la paix, et, reçus en grâce par le Roi, ils lui remirent la tour. De là Henri se rendit à Pont-Audemer, dont il pressa vaillamment le château pendant six semaines. Le Roi donna une plaine terre à Adeline, qui était fille de Robert comte de Meulan, et à son fils Galeran, à condition que, si Hugues faisait la paix avec lui, Galeran serait désormais pour lui un ami intime et fidèle. Hugues, ayant appris cette proposition, eut la témérité de la mépriser, et préféra être privé de tous ses biens par la confiscation, que de s'attacher heureusement par la réconciliation au prince qui l'avait élevé et comblé d'honneurs. [12,18] CHAPITRE XVIII. Dans le même mois, le vénérable Serlon, après avoir gouverné trente-deux ans l'évêché de Séès, chanta une messe dans l'église de saint Thomas martyr, le 7 des calendes de novembre (26 octobre). Quand elle fut finie, il appela les clercs et les ministres de l'Eglise, et leur parla en ces termes: «Je suis brisé par l'âge et l'affaiblissement, et je m'aperçois que je touche de près au terme de ma carrière. Je vous recommande au Seigneur mon Dieu, qui m'a fait son vicaire auprès de vous, et je vous prie d'implorer dignement pour moi sa clémence. Maintenant il faut préparer le lieu de ma sépulture, parce que le temps de mon séjour parmi vous n'a plus qu'une courte durée.» Il se rendit ensuite avec le clergé à l'autel de Sainte-Marie mère de Dieu: c'est là que devant cet autel même il désigna avec sa crosse pastorale l'espace du tombeau; puis, ayant adressé au Seigneur ses prières, il sanctifia le sépulcre en l'aspergeant d'eau bénite. Aussitôt les ouvriers ouvrirent une fosse avec des pioches, et jetèrent la terre avec des pelles. Cependant les maçons et les tailleurs de pierre creusèrent un sarcophage avec leurs marteaux, pour ce prélat qui marchait et parlait encore, et ils disposèrent la tombe comme s'il eût été déjà étendu sans vie. Le lendemain, vendredi, Serlon se rendit à la basilique; il voulut célébrer la messe comme à son ordinaire, et, plus fort de courage que de corps, il passa l'amict au dessus de sa tête; mais, comme ses membres tremblaient, il craignit de ne pouvoir commencer un si saint office. Il ordonna au chapelain Guillaume de célébrer la messe. Quand il eut fini, il manda tous les chanoines et leur dit: «Réunissez-vous auprès de moi après le dîner, parce que je veux légalement employer, pour l'avantage de l'église, le trésor que j'ai amassé de ses revenus, pour des usages temporels. Je desire vivement, avec l'aide de la grâce de Dieu, éviter que des ennemis ne trouvent sur moi quelque chose qui puisse servir à m'accuser justement en présence du Seigneur. En effet, comme je suis entré nu dans ce monde, il convient que j'en sorte nu, afin de mériter de suivre librement les traces de l'agneau, pour l'amour duquel j'ai dès long-temps, avec joie, renoncé à toutes les choses mondaines.» A neuf heures, le prélat se mit à table; mais, aspirant déjà aux choses célestes, il ne mangea rien de ce qui était devant lui. Comme les convives mangeaient sans avidité, parce qu'ils étaient remplis d'une profonde tristesse, il les instruisit abondamment en les nourrissant du pain de la doctrine, et, comme il était éloquent et fécond, il leur distribua largement la semence de la parole divine. La Normandie, à ce que je crois, n'eut jamais d'enfant plus élégant et plus éloquent que Serlon. Il était d'une médiocre stature, agréable dans toutes ses manières, autant que l'exige l'humaine beauté, et qu'il convient à un mortel que tant de misères accablent. D'abord roux dans son adolescence, il blanchit promptement dès sa jeunesse, et, avant sa mort, pendant près de cinquante ans, il brilla de l'éclat de la neige. Très-instruit dans les lettres tant séculières que divines, il était toujours disposé à répondre à tout ce qu'on lui proposait. Ceux qui persistaient dans le mal le trouvaient très-sévère; mais il prodiguait la clémence à celui qui, les larmes aux yeux, faisait l'aveu de son crime, et il était pour lui rempli de douceur, comme un tendre père envers son fils malade. Je pourrais dire beaucoup de bien de lui; mais je ne saurais, par mes paroles, éloigner de lui la mort qui va le frapper. Dans la fatigue que j'éprouve, je me porte vers d'autres objets, et je m'attache à conduire à sa fin le livre que j'ai commencé. Comme on était prêt à quitter la table après le repas, il se présenta un domestique qui annonça la venue des cardinaux romains Pierre et Grégoire. On était alors à la veille de la fête des saints apôtres Simon et Jude. Aussitôt Serlon dit aux clercs et à ses principaux domestiques: «Allez promptement; servez avec soin les Romains, donnez-leur en abondance tout ce qui leur est nécessaire, parce qu'ils m'apportent un message de mon seigneur le pape, qui, après Dieu, est le père universel. Quels qu'ils soient, ils sont nos maîtres.» C'est ainsi que le vieillard attentif envoya ses gens à leur rencontre, et, comme il en avait l'usage, resta seul assis dans sa chaise, sans douleur et sans apparence de maladie. D'après ses ordres, tout le monde alla au devant des cardinaux; on leur offrit honorablement l'hospitalité, et on leur rendit tous les honneurs convenables, conformément au commandement du pontife. Cependant, comme on s'acquittait des devoirs que la circonstance exigeait, l'évêque, assis, mourut comme s'il se fût endormi. Les gens de Serlon, leur service terminé, retournèrent vers leur maître; mais l'ayant trouvé mort sur son siége, ils le plaignirent en pleurant amèrement. Le lendemain, son corps fut mis dans le tombeau, qui, comme je l'ai dit, était préparé depuis trois jours. Il reçut ce service de Jean, évêque de Lisieux, qu'à cet effet le Roi avait envoyé du siége de Pont-Audemer. A la mort de Serlon, le jeune Jean, fils de Hardouin et neveu de l'évêque de Lisieux, obtint l'évêché de Séès. Comme il était moins avancé en âge, il l'était moins aussi en érudition que son prédécesseur. L'an de l'incarnation du Seigneur 1124, il fut consacré après Pâques, et, par l'ordre de son oncle, il commença à célébrer les offices pontificaux dans l'évêché de Lisieux. En effet, il dédia, le 4 des nones de mai (4 mai), l'église de Saint-Aubin à Cisei, et de là se rendit le même jour à Ouche. Ensuite, le 3 des nones du même mois (5 mai), jour du lundi, il bénit le crucifix neuf, et dédia la chapelle et l'autel de Sainte-Marie-Madeleine, qu'Ernauld, noble et ancien cénobite, avait bâtie à ses frais et avec les largesses des fidèles. Les satellites du Roi, ayant appris la mort subite du prélat dont nous venons de parler, quittèrent la place qu'ils gardaient, et, comme des corbeaux, accoururent vers le cadavre. Ils transportèrent au trésor du Roi celui de l'évêque et tout ce qui se trouva à l'évêché, sans rien donner aux églises ni aux pauvres. Le Roi assiégeait alors une place ennemie; il soupçonnait plusieurs de ceux qui, admis dans son intimité, lui prodiguaient les flatteries, et connaissant leurs perfides manœuvres, il les regardait à bon droit comme des hommes sans loyauté. Louis de Senlis, Harcher, grand-queux de France et chevalier distingué, Simon Teruel de Poissy, Luc de La Barre et quelques autres guerriers intrépides étaient dans la place, et la défendaient de toutes manières contre les assiégeants. Le Roi brûla toute la ville, qui était très-grande et très-riche, et attaqua vigoureusement le château. Il pourvoyait à toutes choses avec habileté, courait partout comme un jeune chevalier, et, pressant vivement l'action, encourageait chacun de ses soldats. Il enseignait aux charpentiers à construire un beffroi; il reprenait par des railleries ceux qui manquaient au travail, et par des louanges engageait à mieux faire encore ceux qui déjà faisaient bien. Enfin on dressa les machines. On livra aux assiégés des assauts fréquents et funestes pour eux, et on les força de se rendre. Alors Louis, Raoul, fils de Durand, et leurs compagnons, firent la paix avec le vainqueur. Ayant rendu la place, ils eurent la permission de se retirer en sûreté avec leurs bagages. Quelques uns d'eux allèrent, avec les Français, à Beaumont, où se trouvait le comte Galeran. Simon de Péronne, Simon de Néaufle, Gui, surnommé Malvoisin, Pierre de Maulle son neveu, Guillaume L'Aiguillon, et près de deux cents autres chevaliers français combattaient pour le comte Galeran; d'après ses ordres ils faisaient des courses sur les terres du voisinage; et, par le pillage et l'incendie, occasionaient de grands dommages aux partisans du Roi. Le même jour où le château de Pont-Audemer se rendit, on fit connaître une action criminelle qui s'était passée ailleurs. Pendant que le Roi était retenu sur les bords de la Rîle par les occupations guerrières dont nous venons de parler, les parjures machinaient une sédition vers l'Epte. [12,19] CHAPITRE XIX. Le lundi, à l'heure du marché, on établit l'audience dans la maison de Païen de Gisors, et on y invita Robert de Chandos, gouverneur du donjon royal, afin de l'y faire tuer sans défense par des assassins armés perfidement, et pour s'emparer aussitôt de la place au moyen de troupes adroitement cachées. Ce même jour, des soldats entrèrent librement dans la ville en se mêlant aux paysans et aux femmes qui, des villages voisins, se rendaient au marché; ils furent logés simplement par les bourgeois qui les connaissaient depuis long-temps, et par leur nombre considérable remplirent la ville en grande partie. Enfin l'heure de la trahison étant venue, de fréquents courriers avertirent Robert de se hâter; mais la pieuse Isabelle sa femme le retint longtemps pour s'occuper avec lui d'affaires domestiques. Ce retard arriva par la permission de Dieu. En effet, Robert étant resté chez lui, Raoul se rendit le dernier à l'audience, et pendant que les autres attendaient encore en armes, en gardant le silence, il jeta le premier son manteau, et, se montrant couvert de sa cuirasse, il cria vivement: «Allons, chevaliers, faites ce qui convient, et comportez-vous vaillamment.» Aussitôt les gens de la place connurent la trahison, et une grande clameur s'étant élevée, Baudri s'empara de vive force de la porte la plus prochaine que lui remirent les gens de Païen. Robert étant monté à cheval, et s'étant rendu au marché sans avoir connaissance de la trahison, découvrit des brigands armés qui pillaient la ville, et entendit de toutes parts de terribles bruits de guerre: saisi de crainte, il se réfugia au plus vite dans la forteresse dont il était encore peu éloigné. Alors le comte Amauri et son neveu Guillaume Crépin, avec leurs troupes, parvinrent en armes au haut d'une montagne opposée au château, et entreprirent d'effrayer les assiégés, beaucoup plus par leurs menaces que par leurs actions. Ceux qui se firent remarquer dans cette entreprise furent considérés comme ennemis publics, et coupables de parjure envers le Roi. Robert s'étant convaincu qu'il ne pouvait avec ses forces chasser ses ennemis de la ville, qui était très-fortifiée, mit le feu aux plus proches maisons qu'il brûla, et, secondée par le vent, la flamme dévorante embrâsa toute la place. C'est ainsi que Robert expulsa l'ennemi de l'intérieur de la ville, et l'empêcha de défendre les murailles. Dans une si grande confusion, les riches et honnêtes bourgeois de Gisors firent de grandes pertes. L'incendie de leurs habitations et de leur mobilier les réduisit à l'indigence. L'église même de Saint-Gervais, qui, peu d'années auparavant, avait été dédiée par l'archevêque Goisfred, fut réduite en cendres. Le Roi ayant appris ces événements, partit en hâte avec son armée de Pont-Audemer pour Gisors, pressé d'en venir aux mains avec ceux qui le trahissaient, s'il pouvait les rencontrer. Quand ceux-ci apprirent que le triomphateur, qu'ils croyaient encore occupé du siége, s'avançait vers eux, ils s'enfuirent avec beaucoup de crainte, de peine et de honte. Les officiers de justice du Roi se saisirent du comté d'Evreux et de toutes les terres des traîtres; ils les réunirent au domaine du Roi. Hugues, fils de Païen, était alors avec Etienne, comte de Mortain; il ignorait les attentats de son père, et servait le Roi. Ce monarque lui accorda les biens paternels, et dépouilla totalement le vieillard parjure ainsi que son fils Hervey. Ainsi le traité que, trois jours auparavant, le pape avait conclu entre les deux rois, fut rompu, et une nouvelle guerre se ralluma de toutes parts avec une ardeur cruelle. L'hiver était alors très-pluvieux. Dans cette circonstance, le Roi eut égard aux peines et aux inquiétudes des peuples; il les épargna, de peur qu'excédés de fatigue ils ne succombassent, ainsi que des bêtes de somme, à des travaux au-dessus de leurs forces. En conséquence, après s'être emparé des deux plus fortes places, Pont-Audemer et Montfort, avec les terres environnantes, le Roi fit reposer ses peuples en paix à l'époque de l'Avent. Ensuite il établit ses troupes avec les principaux chefs dans divers châteaux, et leur confia la défense du pays contre les brigands. Il plaça Raoul de Bayeux dans la tour d'Evreux, Henri, fils de Goislen du Pommeret, à Pont-Autou, Odon, surnommé Borleng, à la garde de Bernai, et plusieurs autres vaillants guerriers dans d'autres lieux pour mettre la contrée à l'abri des incursions de l'ennemi. Guillaume, fils de Robert de Harcourt, attaché au Roi, le servait fidèlement. Pendant le Carême suivant, le comte Galeran réunit ses alliés, et, dans la nuit de l'Annonciation, il alla fortifier la tour de Vatteville. Il avait avec lui ses trois beaux-frères, Hugues de Neufchâtel, fils de Gervais, Hugues de Montfort, et Guillaume Louvel, fils d'Ascelin Goël. Le comte Amauri l'emportait sur eux tous. Conduite par ces chefs, une troupe de soldats ravitailla la place assiégée, et attaqua à l'improviste de grand matin les retranchements que le Roi avait fait faire pour la serrer de près. Comme Gautier, fils de Guillaume de Valliquerville, que le Roi avait mis à la tête des gardes, couvert de sa cuirasse et debout sur le retranchement, défendait vivement les palissades du camp, une main artificielle le saisit de ses crochets de fer, l'attira sans pitié, et l'amena prisonnier. Le comte Galeran avait remis la garde de cette tour à deux frères en qui il avait beaucoup de confiance, Herbert de Lisieux et Roger, avec huit autres de ses vassaux. Il dévasta les champs des environs, enleva des maisons et des églises toutes les subsistances qu'il y trouva, et les fit entrer dans la tour pour approvisionner la garnison. Le même jour, ce comte, furieux comme un sanglier écumant, entra dans la forêt de Brotone; il y trouva des paysans qui coupaient du bois, il en prit plusieurs, il les estropia en leur faisant couper les pieds, et viola ainsi avec témérité, mais non impunément, l'honneur de la sainte fête de l'Annonciation. Cependant Raoul de Bayeux, qui était gouverneur du château d'Evreux, et qui apprit par ses espions qu'il était entré de nuit beaucoup d'ennemis dans la tour de Vatteville, alla sans tarder trouver ses amis Henri de Pommeret, Odon Borleng et Guillaume de Tancarville; il leur fit connaître le passage de l'ennemi, et mit beaucoup de zèle à leur persuader de s'opposer à son retour, en défendant le fer à la main la route royale. Ils acceptèrent avec empressement cette proposition avec les troupes dont ils disposaient; puis, bien armés, se rendirent avec trois cents chevaliers auprès de Bourgtheroulde, et, le 7 des calendes d'avril (26 mars), attendirent les ennemis en plein champ comme ils débouchaient de la forêt de Brotone pour regagner Beaumont. Quand les troupes royales découvrirent ces gens qu'elles crurent supérieurs à elles, elles commencèrent à redouter des hommes d'une si grande bravoure; quelques uns entreprirent de les rassurer; et Odon Borleng parla en ces termes: «Voici les ennemis du Roi qui exercent leurs fureurs sur ses terres; ils marchent avec sécurité, et emmènent prisonnier un des seigneurs auxquels il a confié la défense de son royaume. Que ferons-nous? Est-ce que nous leur permettrons de ravager impunément tout le pays? Il faut qu'une partie des nôtres descende pour livrer bataille et s'efforce de combattre à pied, tandis qu'une autre partie gardera ses chevaux pour marcher au combat. Que la troupe des archers occupe la première ligne et tâche d'arrêter le corps ennemi en tirant sur ses chevaux. La valeur et la vigueur de chaque combattant paraîtra à découvert aujourd'hui dans cette plaine. Si, engourdis par la lâcheté, nous laissons sans coup férir l'ennemi entraîner prisonnier un baron du Roi, comment oserons-nous soutenir les regards de ce monarque? Nous perdrons à bon droit notre solde et notre gloire, et je juge que nous ne devrons plus dorénavant manger le pain du Roi.» Tous les compagnons d'Odon encouragés par les exhortations de cet illustre chevalier, consentirent à mettre pied à terre avec les leurs, pourvu qu'il fût de la partie; il ne s'y refusa pas, et attendit gaîment à pied et en armes le moment de combattre, de concert avec ses gens dont il était vivement aimé. Le jeune Galeran, avide de gloire, en voyant l'ennemi, se livra à une joie puérile, comme s'il l'eût déjà vaincu. Mais Amauri, d'un âge et d'un sens plus mûrs, voulut engager les autres, moins prudents que lui, à éviter le combat. «Par toutes gens! dit Amauri, qui jurait ainsi, j'approuve fort que nous évitions d'en venir aux mains; car si nous avons l'audace, faibles que nous sommes, de combattre contre des forces supérieures, je crains que nous n'encourions bien des affronts et des pertes. Voici Odon Borleng qui descend avec les siens; sachez qu'il s'efforcera opiniâtrément de vaincre. Ce belliqueux chevalier, quoique devenu fantassin avec les siens, ne prendra pas la fuite, mais voudra vaincre ou mourir.» Ses compagnons répliquèrent: «Est-ce que depuis long-temps nous n'avons pas desiré nous trouver en présence des Anglais dans la plaine? Les voici devant nous. Combattons de peur qu'une honteuse fuite ne soit un sujet de reproche pour nous et pour nos descendants. Voici la fleur des chevaliers de toute la France et de la Normandie: qui pourrait nous résister? Loin de nous l'idée de craindre assez ces paysans et ces simples soldats pour qu'ils nous forcent à nous écarter de notre chemin, et pour que nous évitions le combat.» En conséquence ils se rangèrent en bataille. D'abord le comte Galeran voulut marcher à l'ennemi avec quarante chevaliers; mais son cheval, blessé par les archers, s'abattit sous lui. Sur la première ligne, les archers tuèrent plusieurs chevaux, et beaucoup de combattants furent renversés avant de pouvoir se servir de leurs armes. Ainsi, le parti des comtes fut promptement écrasé. Chacun tourna le dos, jeta ses armes et tout ce qui le chargeait, et, autant qu'il put, chercha son salut dans la fuite. Là, le comte Galeran, les deux Hugues ses beaux-frères, et près de quatre-vingts chevaliers furent faits prisonniers, puis étroitement enchaînés ils expièrent longtemps, les larmes aux yeux, dans la prison du Roi, la témérité dont ils s'étaient rendus coupables. Guillaume de Grandcour, fils de Guillaume, comte d'Eu, preux chevalier des troupes royales, se trouva à ce combat et prit Amauri qui fuyait; mais, touché de commisération, il plaignit un homme d'une si grande bravoure, sachant très-bien que, s'il était fait prisonnier, il ne sortirait qu'avec peine, et peut-être jamais, des prisons de Henri. C'est pourquoi il aima mieux abandonner le Roi ainsi que ses propres terres et s'exiler, que de jeter dans des chaînes éternelles un comte si distingué. En conséquence il le conduisit jusqu'à Beaumont, et, se bannissant volontairement avec lui, il alla comme son sauveur vivre honorablement en France. Guillaume Louvel fut fait prisonnier par un paysan; il lui donna ses armes pour sa rançon, et, s'étant fait tondre par lui comme un écuyer, il gagna la Seine en portant un bâton à la main. Arrivé inconnu au passage du fleuve, il donna ses bottines au batelier pour la traversée, et regagna pieds nus sa maison, se réjouissant d'avoir échappé, de quelque manière que ce fût, aux mains de ses ennemis. Le roi Henri fit, après Pâques, juger à Rouen les criminels qui avaient été pris; il y fit arracher les yeux à Goisfred de Tourville et à Odard Du Pin, coupables de parjure. Il fit aussi arracher les yeux à Luc de La Barre, qui avait l'ait contre lui des chansons insultantes et tenté de téméraires entreprises. Alors Charles, comte de Flandre, qui avait succédé au jeune Baudouin, assista à la cour du Roi avec beaucoup de nobles personnages. Il s'affligea avec bonté de la condamnation de ces malheureux, et, plus hardi que les autres, il exprima sa pensée en ces termes: «Seigneur Roi, vous faites une chose inusitée chez nous, en punissant par la mutilation des chevaliers pris à la guerre au service de leur maître.» Le Roi lui fit cette réponse: «Seigneur comte, mon action est juste, et je vais vous le prouver clairement. En effet, Goisfred et Odard, du consentement de leurs seigneurs, sont devenus mes légitimes vassaux; en commettant volontairement le crime du parjure, ils ont trahi leur serment. C'est pourquoi ils ont mérité d'être punis de mort ou de mutilation. Pour conserver la foi qu'ils m'avaient jurée, ils eussent dû plutôt abandonner tout ce qu'ils avaient au monde que de s'attacher aucunement, contre le droit, à qui que ce fût, et de rompre leur engagement avec leur légitime seigneur, en trahissant méchamment leur foi. A la vérité Luc ne m'a jamais fait hommage; mais dernièrement il a combattu contre moi au siège de Pont-Audemer; la paix étant faite, je lui ai pardonné tous ses forfaits, et lui ai permis de se retirer en liberté avec ses chevaux et ses bagages. Aussitôt il s'est attaché à mes ennemis, et, réuni à eux, il a rallumé contre moi l'ardeur de la haine, et ajouté à ses crimes passes des crimes plus grands encore. De plus, ce chansonnier, qui fait le plaisant, a composé contre moi d'indécentes chansons qu'il chante publiquement pour m'outrager, et il fait souvent ainsi rire à mes dépens mes malveillants ennemis. En ce moment, Dieu lui-même me l'a livré pour que je le châtie, pour que je le force de renoncer à ses œuvres criminelles, et pour que son exemple serve d'utile correction à ceux qui apprendront la punition de ses téméraires entreprises.» A ces mots, le comte de Flandre se tut, parce qu'il n'avait aucune objection raisonnable à faire. Ainsi les bourreaux exécutèrent les ordres qu'ils avaient reçus. Luc, ayant appris qu'il était condamné à vivre dans d'éternelles ténèbres, aima mieux mourir misérablement que de vivre aveugle: il résista tant qu'il put aux efforts des bourreaux. Enfin, étant entre leurs mains, il se frappa la tête comme un fou contre les murailles et les pierres; et ainsi, au grand regret de beaucoup de personnes qui connaissaient ses prouesses et son enjoûment, il rendit l'ame d'une manière déplorable. Cependant Morin Du Pin, sénéchal du comte de Meulan, fortifia ses châteaux, et, plein d'ardeur, engagea tous ceux qu'il put à résister opiniâtrément au Roi. Ce vaillant monarque, ayant rassemblé une grande armée, assiégea Brionne au mois d'avril; il y bâtit aussitôt deux châteaux au moyen desquels il força les ennemis à se rendre peu de temps après. La violence des insensés ne permit pas que cette paix se fît sans un grand préjudice pour les innocents, car toute la ville fut d'abord brûlée avec ses églises. Cependant ceux qui étaient enfermés dans la tour de Vatteville se réconcilièrent avec le Roi en rendant la place, que peu de temps après, par une mesure politique, il fit raser de fond en comble. Enfin le roi Henri ayant soumis toutes les places du comte, à l'exception de Beaumont, fit connaître à ce seigneur, qui était dans les fers, quel était le résultat de ses victoires, et lui fit mander, par les mêmes porteurs de nouvelles, d'ordonner qu'on lui rendît Beaumont sans coup férir. Celui-ci, voyant qu'il avait été déçu par les frivoles espérances d'une jeunesse inconsidérée, et que ses mauvaises actions l'avaient précipité du faîte de son ancienne puissance, craignant d'ailleurs de s'exposer de nouveau à des malheurs plus rudes s'il offensait son magnanime ennemi par quelque acte d'opiniâtreté, envoya de fidèles délégués pour ordonner positivement à Morin, qui était chargé de ses affaires, de remettre sans délai le château de Beaumont au Roi victorieux. Alors Morin, quoiqu'il fût tard, remplit les ordres de son seigneur; mais il ne put en aucune manière obtenir les bonnes grâces de Henri. En effet, ce prince l'avait chargé de l'éducation du jeune comte, auquel il avait suggéré le pernicieux conseil de se révolter. Morin perdit les biens dont il s'était trop énorgueilli en Normandie, où, s'élevant au-dessus de son état, et portant l'ambition plus loin qu'il ne convenait, il avait eu l'insolence d'exciter des troubles funestes à beaucoup d'innocents. En conséquence, par décision du Roi, il fut chassé de la terre paternelle, et, jusqu'à la mort, resta en exil dans les contrées étrangères. C'est ainsi que le Roi obtint toutes les possessions que ce riche comte avait dans la Normandie, et qu'il le retint avec ses deux beaux-frères dans une étroite prison. Ensuite ils furent, quelque temps après, envoyés en Angleterre, où le comte et Hugues, fils de Gervais, restèrent prisonniers pendant cinq ans. Quant à Hugues de Montfort, il gémit enchaîné depuis treize années, et aucun des amis du Roi n'ose solliciter en sa faveur, parce qu'il avait, sans motif, offensé gravement ce monarque. Béni soit Dieu, qui dispose bien toutes choses, qui dirige la carrière des mortels plus sagement qu'ils ne le desirent eux-mêmes, et qui manifesta aux regards des hommes pieux le jugement de son équité dans le territoire de Rouge-Moutier! En effet, l'an de l'incarnation du Seigneur 1124, Dieu donna la victoire aux amis de la paix, confondit les téméraires perturbateurs de toute la province, et, par une prompte répression, anéantit les coupables efforts des séditieux. Dans la même semaine, les châtelains de sept places fortes, situées dans le Lieuvin et le pays d'Ouche, par conséquent dans le voisinage des rebelles, avaient résolu de se joindre à eux pour la perte commune. Déjà Hugues du Plessis avait surpris le Pont-Echenfrei, et attendait avec confiance le secours de ses alliés. Les châtelains du Sap, de Bienfaite, d'Orbec et de plusieurs autres places avaient, par crainte, fait alliance avec eux, parce qu'ils n'avaient pas la force ou le courage de se défendre contre leur grande puissance. Les têtes de la révolte ayant été écrasées, comme nous l'avons dit, les conspirateurs gardèrent le silence, et redoutèrent vivement que les justiciers et les jurisconsultes ne découvrissent leur perfide conspiration. Cette année était bissextile, et, comme nous l'avons entendu dire vulgairement, le bissexte tomba en effet sur les traîtres. Peu à peu voyant leurs forces s'affaiblir, Amauri et Louvel, ainsi que les autres rebelles, firent la paix avec le Roi, et, malgré eux, abandonnèrent dans son exil Guillaume-Cliton, qu'ils ne pouvaient plus secourir. Enfin ils satisfirent humblement au Roi, recouvrèrent son amitié avec le pardon de leurs fautes passées, et rentrèrent dans leurs anciens biens. Ces choses terminées, le traité de Guillaume-Cliton avec les Angevins fut rompu: il alla errer dans la crainte et l'indigence au sein des chaumières étrangères avec Hélie son gouverneur et Tyrrel de Mainières. Il avait à redouter la longueur et la force des bras de son oncle, dont la puissance, les richesses et la renommée s'étendaient partout, de l'Occident jusques en Orient. Ce jeune prince était né pour le malheur, dont il ne fut jamais complètement affranchi tant qu'il vécut. Il était vaillant et fier, beau et trop disposé aux entreprises guerrières, et il se recommandait plus aux peuples par des espérances illusoires que par un mérite certain. Par ses prodigalités, tout exilé qu'il était, il était plus à charge qu'il ne procurait d'honneur aux couvents de moines ainsi qu'aux clercs chez lesquels il avait coutume de loger, et, par sa nombreuse suite, il leur occasionait plus de misère que de sûreté. Beaucoup de gens étaient dans l'erreur sur son compte, ainsi que le Ciel le manifesta par la suite avec évidence, et que je le dirai avec véracité à la fin de ce livre. [12,20] CHAPITRE XX. A cette époque, il se fit beaucoup de changements parmi les grands personnages, qui furent remplacés par d'autres plus jeunes. Raoul surnommé Le Vert, archevêque de Rheims, distingué au premier rang des docteurs, louablement attaché aux bonnes études, père et instituteur des moines et des clercs, patron et défenseur des pauvres, ainsi que de tous ses subordonnés, mourut dans une heureuse vieillesse après beaucoup d'œuvres dignes d'éloges. Rainauld, évêque d'Angers, lui succéda, et se montra en beaucoup de choses différent de son prédécesseur. Ulger prit le gouvernement de l'église d'Angers; sa vie fut brillante de religion et de science; il fournit à ses peuples la lumière de la vérité. L'an de l'incarnation du Seigneur 1125, le pape Calixte mourut, et Lambert, évêque d Ostie, lui succéda sous le nom d'Honorius. C'était un vieillard très-savant, plein de ferveur dans l'observation de la sainte loi: il gouverna l'Eglise romaine pendant six années. Dans la même semaine où le pape Calixte quitta la vie, Gislebert, archevêque de Tours, qui, pour les affaires ecclésiastiques, s'était rendu à Rome, y mourut. Les habitants de Tours ayant appris cet événement appelèrent à eux lldebert, évêque distingué du Mans, et, avec la permission du pape Honorius, ils le transférèrent avec joie sur le siége de leur métropole. Il y vécut honorablement pendant près de sept ans, rendit de grands services aux fidèles, et consacra le Breton Guiomar, évêque du Mans. La même année, dans la semaine de la Pentecôte, l'empereur Charles-Henri V mourut, et fut inhumé à Spire, métropole de l'Allemagne. Ce prince remit, on mourant, sa couronne à l'impératrice Mathilde. Comme il n'eut point de postérité, Lothaire, duc des Saxons, porté au trône par un décret général du peuple, fut son successeur. L'archevêque de Mayence, qui excellait en puissance et en habileté, craignant avec prudence qu'il ne s'opérât un schisme ou une usurpation de l'Empire, convoqua les évêques et les grands de toute l'Allemagne avec leurs armées, et, quand il les eut réunis, il s'occupa avec eux de la nomination d'un empereur. L'impératrice lui avait fait passer les insignes impériaux avant qu'il osât parler d'une si grande affaire. «Très-excellents barons, dit-il, qui vous trouvez dans cette plaine, écoutez-moi avec attention, je vous prie, et conformez-vous avec prudence à ce que je vais vous dire. Je travaille pour l'avantage de vous tous et de beaucoup d'autres qui sont absents; nuit et jour j'y songe avec inquiétude. Il n'est pas ici besoin de beaucoup de discours. Vous le savez parfaitement, notre empereur est mort sans postérité: nous devons avec sagesse lui chercher un successeur qui soit fidèle et dévot à Dieu, et qui puisse rendre de très-grands services aux enfants de l'Eglise. Que quarante chevaliers prudents et loyaux soient élus entre vous; qu'ils se retirent en particulier, et que, selon leur foi et leur conscience, ils nomment empereur le plus digne, qui, par le mérite de ses vertus, sera élevé au trône, et protégera de tous ses efforts les peuples qui lui seront soumis.» Tout le monde se rangea à cet avis. Il se trouvait là plus de cinquante mille combattants qui, dans des vues différentes, attendaient le résultat de l'événement. Enfin ces sages distingués, qui avaient été choisis parmi tant de milliers d'hommes, revinrent après un long entretien, et parlèrent en ces termes: «Nous n'avons que du bien à dire de Frédéric duc des Allemands, de Henri duc des Lorrains, et de Lothaire duc des Saxons. Nous les déclarons des personnages honorables et dignes de l'empire. Ce que nous en disons ici ne nous est certainement point dicté par une faveur particulière, mais nous l'affirmons en considérant le salut général autant qu'il nous a paru évident. Choisissez, au nom du Seigneur, celui de ces trois princes que vous voudrez, parce que tous, comme on l'a dès long-temps éprouvé, sont des hommes dignes d'éloges, et, à ce que nous croyons, propres à être offerts aux regards de tout le monde à cause de leur grand mérite.» Après ce discours, l'archevêque parla ainsi: «Glorieux princes, vous qui venez d'être nommés, allez sans retard choisir l'un de vous trois. Quel que soit celui que vous élirez, nous lui serons soumis au nom du Dieu tout-puissant. Si quelqu'un de vous n'adopte pas la décision commune, qu'il ait aussitôt la tête tranchée, afin que la résistance d'un seul ne trouble pas cette sainte réunion de chrétiens.» La rigoureuse proposition du prélat effraya tout le monde, et, dans une si grande multitude, personne n'osa murmurer contre lui. En conséquence, les trois ducs dont nous venons de parler se retirèrent à part, et s'arrêtèrent au milieu de l'armée dont les légions firent cercle autour d'eux; puis, s'entre-regardant, ils observèrent quelque temps le silence. Enfin, pendant que deux se taisaient, Henri, le premier, parla en ces termes: «Que faisons-nous ici, seigneurs? Est-ce que nous sommes envoyés ici pour rester silencieux? Une grande affaire nous est confiée. Nous nous réunissons, non pour nous taire, mais pour parler du bien général. J'ai déjà assez long-temps attendu que vous parliez. Resterons-nous muets toute la journée? Songez à ce qui nous est enjoint, et faites connaître ce qui vous plaira.» Ses deux collègues, consentant à ce que Henri, qui était le plus âgé, fît connaître ce qui lui convenait, il reprit en ces termes: «Il importe que notre décision soit sage, parce que toute la Chrétienté soupire après son résultat. Prions donc le Seigneur, qui mit Moïse à la tête des Hébreux, et lui fit connaître que Josué serait son victorieux successeur, afin que dans sa clémence il daigne nous seconder, comme il assista Samuel quand il donna à David l'onction royale.» A ces mots, il élut son gendre Lothaire. Le troisième craignit de s'y opposer, parce qu'il redoutait la sentence que l'archevêque avait rendue. Ils revinrent ensuite à l'assemblée. Henri, jetant les yeux sur tout le monde, s'exprima ainsi: «Nous faisons choix de Lothaire, duc actuel des Saxons, orné de beaucoup de vertus, éprouvé dès longtemps par les armes et par la justice dans le rang élevé de prince, pour être roi des Allemands, des Lorrains, des Teutons, des Bohémiens, des Lombards et de tous les peuples d'Italie, et pour être empereur des Romains.» Tout le monde entendit cette décision, et la plupart l'approuvèrent. Le primat et l'auteur de cette réunion était, comme je l'ai dit, l'archevêque de Mayence. Il ordonna aussitôt que tous les princes, avant de quitter le champ d'élection, rendissent, en présence de tout le monde, foi et hommage à Lothaire. A l'instant, Henri plein de joie, Frédéric affligé, et après eux tous les principaux seigneurs, fléchirent le genou devant Lothaire, lui firent hommage, et le constituèrent roi et empereur. L'assemblée s'étant dissoute, l'armée de Frédéric chargea Lothaire, le blessa lui-même, ainsi que plusieurs de son parti, et les mit en déroute. Frédéric avait amené avec lui près de trente mille hommes, parce qu'il se flattait d'obtenir la couronne, soit par la crainte, soit par la faveur; mais comme il ne put accomplir son dessein, parce qu'il fut prévenu par l'habileté du sage prélat, ainsi que nous l'avons dit, il engagea son frère Conrad à faire une guerre sanglante. Cependant, avec l'aide de Dieu, Lothaire l'emporta, et, méritant beaucoup d'éloges à cause de sa capacité et de sa piété, il régna pendant dix ans. L'an de l'incarnation du Seigneur 1126, la basilique pontificale de Saint-Gervais de Milan, martyr, fut dédiée à Séès, le 12 des calendes d'avril (21 mars), par le seigneur Goisfred, archevêque de Rouen, et par cinq autres prélats. Henri, roi des Anglais, s'y trouva avec sa cour, et donna a cette église pour sa dot un revenu annuel de dix livres. Les évêques Girard d'Angoulême, légat du Saint-Siége, Jean de Lisieux, Jean de Séès, Goisfred de Chartres et Ulger d'Angers assistèrent à cette cérémonie. Au mois d'octobre, on dédia, dans un faubourg de Rouen, la basilique de l'apôtre saint Pierre, dans laquelle on renferma honorablement le corps de saint Ouen, archevêque et confesseur. La même année, Guillaume de Poitiers mourut. Guillaume, duc de la Pouille, fils de Roger-la-Bourse, mourut sans enfants, et le pape Honorius chercha à réunir le duché au domaine du siége apostolique. Mais le jeune Roger, comte de Sicile, s'arma contre cette prétention, et livra plusieurs batailles aux troupes du pape. Il réclama à main armée la principauté de son cousin, et, ayant fait hommage au pape, il l'a possédée jusqu'à ce jour. Il était fils du vieux Roger, qui avait pour père Tancrède de Hauteville, et l'illustre Adélaïde, fille de Boniface, puissant marquis de Ligurie, laquelle, après la mort de son premier mari, qui était frère de Guiscard, épousa Baudouin Ier, roi de Jérusalem. [12,21] CHAPITRE XXI. L'an de l'incarnation du Seigneur 1127, Louis, roi des Français, eut un parlement le jour de Noël avec les grands de sa cour, et les pria vivement de compatir au sort de Guillaume Cliton, et de le secourir. C'était un jeune homme distingué, beau, brave et entreprenant, mais, depuis sa naissance, accablé de toutes sortes d'infortunes. A l'époque de sa première enfance, sa mère Sibylle, princesse de la Pouille, mourut empoisonnée; son père Robert, duc des Normands, fut fait prisonnier à la bataille de Tinchebrai, où Henri, roi d'Angleterre, frère de Robert, conquit le duché de Normandie. Lui-même, jeune enfant, fut confié par l'ordre du Roi à Hélie de Saint-Saens, son beau-frère, pour qu'il prit soin de son éducation. Celui-ci, par crainte du roi Henri et de ses partisans, emmena son élève en France, où il l'éleva parmi les étrangers dans une grande indigence, et non sans beaucoup de crainte. Le jeune prince fut cherché par beaucoup d'ennemis, et de différentes manières, pour être mis à mort, tandis que beaucoup d'autres l'engageaient à réclamer l'héritage paternel. Les tentatives humaines échouèrent dans cette entreprise, que la Providence avait autrement disposée. Le roi Louis et les principaux seigneurs du royaume de France, Baudouin, jeune seigneur, plein d'ardeur, Charles, comte comme le précédent, avec les grands de la Flandre, Amauri de Montfort, comte d'Evreux, Etienne, comte d'Aumale, Henri, comte d'Eu, Galeran, comte de Meulan, Hugues de Neuf-Châtel, Hugues de Montfort, Hugues de Gournai, Guillaume de Roumare, Baudri du Bois, Richer de L'Aigle, Eustache de Breteuil et beaucoup d'autres, tant normands que bretons, Robert de Bellême aussi, avec les troupes de l'Anjou et du Maine, essayèrent de seconder Guillaume-Cliton; mais, comme Dieu s'opposa à leur entreprise, ils ne réussirent pas, parce qu'il permit que le roi Henri l'emportât sur tous ces seigneurs en profondeur, en sagesse, en valeur guerrière, en richesses et en amis. Un grand nombre de ces seigneurs furent pris, dépouillés ou tués par suite de leurs attentats. C'est pour cette cause que beaucoup de révoltes eurent lieu contre le roi Henri, et que beaucoup de châteaux et de campagnes furent livrés aux flammes. C'est ce qu'attestent la ville d'Evreux, la cathédrale de Sainte-Marie, une abbaye de religieuses, Brionne, Montfort, Pont-Audemer, Bellême, et plusieurs autres places qui périrent dévorées par l'incendie. Enfin, Guillaume Cliton étant parvenu à l'âge de vingt-six ans, et personne n'ayant pu le secourir assez efficacement contre son oncle pour lui faire recouvrer son héritage, la reine Adèle lui donna en mariage sa sœur utérine, qui était fille du marquis Rainier. Le roi Louis lui céda Pontoise, Chaumont, Nantes et tout le Vexin. Cet événement eut lieu au mois de janvier, et, peu de temps après, avant le Carême, Guillaume vint à Gisors avec une armée réclamer la Normandie: les Normands le respectèrent comme leur prince légitime. Le jour des calendes de mars (Ier mars) Charles, duc de Flandre, fils de Canut, roi des Danois, se rendit, avec Tesnard, châtelain de Bourbourg, et vingt chevaliers, à l'église de Bruges, pour y entendre la messe. Là, pendant qu'il se prosternait à terre pour prier Dieu, il fut tué par Bouchard de Lille, secondé de trente-deux autres chevaliers, et presque tous ceux qui l'accompagnaient furent cruellement mis à mort. Guillaume d'Ypres, ayant appris ce grand attentat, ne tarda pas à mettre le siége devant le château de Bruges, et enveloppa de toutes parts les féroces assassins, jusqu'à ce que Louis, roi de France, arriva avec Guillaume-le-Normand, resserra dans la place pendant un mois ces bourreaux cruels, les prit, et les précipita du haut de la tour la plus élevée. Il donna ensuite le duché de Flandre à Guillaume, et reprit le Vexin avec les places qu'il lui avait données; mais ce prince gouverna avec de grandes peines, et seulement pendant seize mois, le duché qu'il tenait du don du Roi, et non par droit héréditaire. Guillaume s'arma d'abord contre ceux qui avaient trahi le duc Charles; il les rechercha de tous ses efforts, et il n'épargna personne pour aucune cause, ni de noblesse, ni de puissance, ni d'ordre, ni de repentir. Il en condamna environ cent-onze qui furent précipités, ou punis cruellement par d'autres genres de mort. Les parents des suppliciés furent profondément affligés, et conspirèrent la ruine et la mort du prince. Il donna le château de Montreuil à Hélie de Saint-Saens, qui pour lui souffrit long-temps l'exil et l'exhérédation avec Tyrrel de Mainières. Au mois d'août, il marcha contre Etienne, comte de Boulogne, et, pour le soumettre à sa puissance, il se mit à dévaster cruellement son territoire par le fer et par le feu. Enfin on envoya de fidèles messagers de paix; et, comme les deux princes étaient cousins, ils se donnèrent la main, et conclurent une trève de trois années. Sur ces entrefaites, pendant que le duc Guillaume était occupé de cette expédition, et que la fortune lui amenait, dans ses vicissitudes, des événements quelquefois heureux, et plus souvent tristes, Euven de Gand et Daniel de Dendermonde, neveux de Baudouin de Gand, cherchèrent adroitement à faire concourir leurs amis à la vengeance, et firent tous leurs efforts pour consommer l'attentat qu'ils avaient conçu, au grand regret de beaucoup de personnes. Ils allèrent trouver Thierri, comte d'Alsace, lui reprochèrent de négliger son droit héréditaire, de le perdre sans l'avoir revendiqué, et lui promirent de le seconder et de lui procurer beaucoup d'auxiliaires, s'il voulait prendre les armes. En conséquence, Thierri et Lambert, comte des Ardennes, se rendirent en Flandre, et, de l'aveu des peuples, occupèrent une très-forte place que l'on appelle Lille, Fûrnes, Gand et plusieurs autres. Cependant Guillaume, ayant appris cet événement, accorda une trève au comte Etienne, et combattit jusqu'à la mort ses ennemis intérieurs. Ils étaient puissants, nobles, et renommés par leur valeur et par beaucoup de prouesses, autant que formidables par leurs richesses, leurs amis, leurs places et l'attachement de leurs compatriotes. Au mois de juillet, le duc Guillaume ayant rassemblé une armée, mit le siége devant le château d'Alost, et, de concert avec Godefroi, duc de Louvain, il le pressa pendant quelques jours. Il lui arriva beaucoup de monde de Normandie. En effet, beaucoup de gens l'aimaient, et, trompés par de fausses espérances, avaient en lui tant de confiance qu'ils abandonnaient volontiers leur pays natal, ainsi que leurs maîtres naturels, leurs parents et leurs amis. Quelques exilés, coupables de parjures ou de meurtres, venaient aussi s'attacher à lui. Guillaume d'Ypres, fils de Robert, comte de Flandre, lui résista d'abord; mais la fortune l'ayant trahi, il tomba aux mains de son ennemi auprès de Trie, château du Vexin, et fut aussitôt confié à la garde d'Amauri de Montfort. Enfin, peu de temps après, le duc Guillaume, par l'entremise de quelques amis, le reçut en grâce, et le mit en liberté. Il y avait à Ypres trois châteaux dont un appartenait au duc, un autre à Guillaume, et le troisième à Daniel ainsi qu'à Euven. Là, les ennemis du duc conspirèrent sa mort, résolurent de pénétrer de nuit dans la forteresse, et placèrent au dehors quatre troupes d'hommes armés, pour qu'il ne pût se soustraire à son sort. Cependant le duc, qui ignorait les cruelles embûches qu'on lui tendait, alla trouver une jeune fille qu'il aimait. Suivant son usage, elle lui lava la tête, et, comme elle connaissait la conspiration, elle se mit à pleurer. Le jeune prince demanda à son amie la cause de ses larmes; à force de prières et de menaces, il la contraignit adroitement à lui découvrir tous les détails qu'elle avait appris de ses ennemis relativement à sa mort. Aussitôt, avant d'achever de peigner ses cheveux, il saisit ses armes; et, pour la soustraire à tout danger, il emmena la jeune fille avec lui; il la fit conduire par un certain abbé chez Guillaume, duc de Poitiers, son contemporain et son compagnon d'armes, et le pria de marier honorablement sa libératrice comme si elle était sa sœur. C'est ce qui eut lieu. Alors Guillaume triompha sans danger de toutes les embûches, et, dans son ressentiment, frappa les ennemis publics. Ensuite ce vaillant jeune homme rassembla des forces de toutes parts, assiégea le château d'Alost, l'attaqua vivement, et s'appliqua à redoubler de vigueur pour forcer la garnison à se rendre. Lui-même faisait souvent l'office de chef et de soldat: ce qui lui attirait des reproches de la part de ses chers gouverneurs qui craignaient pour ses jours. Souvent il rassemblait ses bataillons qu'il commandait comme un chef intrépide, et plus souvent il combattait comme un brave soldat. Un certain jour, un corps ennemi s'approcha d'un gué et chercha à secourir les assiégés. Le duc Guillaume dirigea contre eux trois cents chevaliers; mais comme le combat se prolongeait trop long-temps, que l'ennemi recevait des renforts, les troupes du duc commencèrent à mollir et à s'ébranler. A cet aspect, le prince frémit, vola à leur secours, combattit vaillamment, ranima ainsi les siens, et mit l'ennemi en déroute. A son retour, il fondit aussitôt vers les postes de la place assiégée; un corps de soldats qui en était sorti se dispersa, prit la fuite, et une partie sauta par-dessus les retranchements. Le duc, témoin de ce mouvement, saisit la lance d'un fantassin qui se trouvait devant lui, et, par accident, se piqua dangereusement l'artère du bras avec le fer qu'il s'efforça de prendre de la main dont il blessa la partie charnue qui est entre le pouce et la paume. Ainsi blessé grièvement il se retira, montra sa blessure à ses amis, se plaignit de ce qu'il souffrait jusqu'au cœur, et peu après fut forcé de se mettre au lit. Le feu, que l'on appelle sacré, se mêla à sa plaie, et tout son bras jusqu'au coude devint noir comme du charbon. Il fut malade pendant cinq jours; repentant de ses crimes, il demanda l'habit monastique, et, muni du corps du Sauveur ainsi que de la confession, il mourut. Hélie, Tyrrel et les autres personnes de la maison du duc Guillaume, qui lui avaient toujours été fidèles, cachèrent aux Flamands et à tous les étrangers la blessure mortelle qu'avait reçue leur jeune maître, et, par la vigueur de leurs attaques, forcèrent la garnison à se rendre. Euven, qui commandait la place, entra en négociation, et, donnant des otages et signant la paix, devint l'ami des assiégeants. Alors les Normands le conduisirent dans la tente du duc, et lui montrèrent fort affligés leur maître mort étendu dans le cercueil: «Vous pouvez voir, dirent-ils, ce que vous avez fait. Vous avez tué votre maître, et causé la douleur d'innombrables milliers d'hommes.» Ce que voyant Euven se mit à trembler, et, dans sa vive douleur, versa des torrens de larmes. Hélie ajouta: «Cessez, je vous en prie, désormais vos pleurs sont inutiles..... Allez prendre les armes pour nous secourir; faites armer vos chevaliers, et faites conduire honorablement le corps de votre duc à Saint-Berlin.» C'est ce qui fut ainsi exécuté en peu de temps. Les moines en corps vinrent processionnellement au-devant, et reçurent le corps dans l'église. Il fut inhumé à côté du comte Robert, et l'on grava l'épitaphe suivante sur le tombeau de pierre qui le couvrit: «Ci-gît Guillaume, illustre chevalier, homme généreux, comte de Flandre, devenu moine de Sithieu. Il eut pour père Robert, et pour mère Sibylle, qui gouvernèrent la nation normande. Le cinquième jour des calendes d'août était de retour quand ce guerrier, blessé par le fer devant Alost, termina sa carrière.» Jean, fils d'Odon, évêque de Bayeux, alla le premier trouver le roi Henri, lui annonça la mort de son neveu, et lui remit humblement de sa part des lettres scellées. Le jeune prince mourant y demandait pardon à son oncle des maux qu'il lui avait faits, et le priait de bien accueillir, s'ils retournaient en Angleterre, ceux qui l'avaient suivi dans son exil. Après la lecture de ces dépêches, le Roi y consentit: il reçut en grâce plusieurs exilés qui se rendirent auprès de lui, tandis que plusieurs autres, désolés de la mort de leur maître, prirent la croix, et, pour le Christ renoncant à leur patrie, allèrent à Jérusalem visiter son tombeau. Thierri d'Alsace devint duc des Flamands, et se lia secrètement avec Louis, roi des Français, et avec Henri, roi des Anglais. Ce dernier monarque soumit à Thierri, en vertu de ses droits de justice souveraine, Etienne, comte de Boulogne, et les autres Normands qui avaient des terres en Flandre. Au bout de quelques années, Thierri perdit sa femme, qui était très-belle, et, par le conseil du roi d'Angleterre, épousa Sibylle d'Anjou, veuve de son prédécesseur. [12,22] CHAPITRE XXII. Fort de l'assistance du suprême dispensateur, le roi Henri resta ferme au faîte de la puissance au milieu de tant d'adversités, fit grâce aux rebelles, qui renoncèrent à leurs téméraires entreprises et se présentèrent à lui en suppliants, et consentit à se réconcilier avec eux avec autant de prudence que de bonté. Le premier de tous, comme nous l'avons dit ci-dessus, Guillaume de Roumare fit une paix honorable avec le Roi, et devint depuis son convive et son ami intime. Ce prince lui donna en mariage la noble Mathilde, fille de Richard de Reviers, dont il eut un fils fort remarquable nommé Guillaume Hélie. Guillaume de Roumare fut dans sa jeunesse très-libertin et trop adonné à ses passions; mais frappé par la main de Dieu, il éprouva une maladie très-grave. Dans cette position, il eut un entretien avec l'archevêque Goisfred, et consacra à Dieu sa vie devenue meilleure. Ensuite, étant retourné au Neuf-Marché après son rétablissement, il établit sept moines dans l'église de l'apôtre saint Pierre, où le service était fait précédemment par quatre chanoines séculiers, et ajouta volontiers, en faveur de ces moines, plusieurs biens à ceux que Hugues de Grandménil avait donnés en ce lieu aux religieux de Saint-Evroul. Il dicta la charte de confirmation des choses qu'il avait données, et fit rebâtir les balustrades de l'église ainsi que les cellules monacales. C'est ainsi que dans l'an 28 du règne du roi Henri, le jeune Guillaume, comte de Flandre, vint à mourir, et entraîna dans sa chute la puissance et l'audace de ceux qui le servaient contre son oncle. La témérité de ces arrogants ne trouva plus où s'attacher, quand ils eurent perdu le jeune chef pour lequel ils avaient ravagé les campagnes de la Normandie par la flamme et par les armes. Alors le duc Robert, qui était renfermé en prison à Devizes, vit en songe une lance qui le frappait au bras droit, et qui bientôt lui en ôta l'usage. S'étant réveillé le matin, il dit à ceux qui l'entouraient: «Hélas! mon fils est mort!» Cette nouvelle n'avait point encore été apportée en ce lieu par aucuns messagers, quand Robert, instruit par ce songe, en faisait part à ceux qui se trouvaient avec lui. Au bout de six ans, il mourut à Cardiff, et alors, tiré de prison, il fut inhumé à Glocester. Voici la prophétie d'Ambroise Merlin, qu'il fit du temps de Wortigern, roi de la Grande-Bretagne, et qui s'accomplit évidemment en beaucoup de choses pendant six cents ans. C'est pourquoi je crois convenable d'en insérer, dans cet ouvrage, quelques passages qui paraissent se rapporter à notre époque. Merlin fut contemporain du bienheureux Germain, évêque d'Auxerre. Du temps de l'empereur Valentinien, il passa deux fois en Bretagne, y disputa contre Pélage et ses sectateurs, qui blasphémaient contre la grâce de Dieu, et confondit les hérétiques par plusieurs miracles qu'il opéra au nom du Seigneur. Ensuite, après avoir célébré les fêtes pascales avec dévotion, il fit la guerre aux Anglo-Saxons, qui, païens alors, étaient en opposition avec les Bretons chrétiens. Plus fort par la prière que par les armes, il mit en déroute l'armée païenne en chantant Alleluia! avec une troupe de nouveaux baptisés. Si quelqu'un desire connaître plus amplement ces choses et d'autres, qui concernent l'histoire de la Bretagne, il doit lire les livres de Gildas, historiographe breton, et de l'Anglais Bède. Là, brille pour les lecteurs une éclatante narration sur Wortemir ainsi que ses frères, et sur le brave Arthur, qui fit douze fois la guerre contre les Anglais. On rapporte que Merlin fit voir à Wortigern un étang au milieu du pavé, et dans cet étang deux vases, et dans ces vases une tente pliée, et dans cette tente deux vers dont l'un était blanc et l'autre rouge. Aussitôt ils prirent un grand accroissement, et, devenus des dragons, ils se livrèrent une guerre cruelle. Enfin, le rouge triompha, et mit le blanc en fuite jusqu'au bord de l'étang. Pendant que le Roi considérait ces choses avec les Bretons, Merlin attristé versa des larmes. Le prophète, interrogé par les spectateurs émerveillés, expliqua, dans un esprit prophétique, que l'étang au milieu du pavé figurait le monde; les deux vases, les îles de l'Océan; la tente, les villes et les bourgs de la Bretagne, dans lesquels se trouvent les habitations de l'homme; les deux vers désignaient les deux peuples breton et anglais qui auront, dit-il, beaucoup à souffrir des combats sanglants qu'ils se livreront jusqu'à ce que les sanguinaires Saxons, qui sont pronostiqués par le dragon rouge, mettent en fuite, jusqu'en Cornouailles et sur les rives de l'Océan, les Bretons qui sont représentés par le ver blanc, parce qu'ils ont été blanchis dans la fontaine du baptême du temps du roi Lucius et du pape Eleuthère. Le prophète dont nous avons parlé prédit avec beaucoup d'ordre tout ce qui devait se passer dans les îles du septentrion, et mit par écrit ses prédictions en langage allégorique. Ensuite, après avoir parlé du ver germanique et de la décimation de la Neustrie, qui eut lieu sous Alfred, frère d'Edouard, fils du roi Egelred, et sous ses compagnons, à Guelgheford, il prophétisa ainsi qu'il suit sur les révolutions du temps présent, et sur les troubles qui devaient amener de grands changements. «Un peuple arrivera dans du bois et des tuniques de fer; il tirera vengeance de la perversité. Il rendra aux anciens habitants leurs demeures, et la ruine des étrangers s'opérera évidemment. Leur germe sera arraché de nos jardins, et les restes de leur race seront décimés. Ils porteront le joug d'une éternelle servitude, et frapperont leur mère avec la pioche et la charrue. Il surviendra deux dragons dont l'un sera tué par les traits de l'envie, et l'autre périra sous l'ombre de son nom. Alors paraîtra un lion de justice, au rugissement duquel trembleront et les châteaux français et les dragons insulaires. Dans ces jours, l'or sera exprimé du lis et de l'ortie; l'argent coulera du pied des animaux qui mugissent; les élégants se couvriront de diverses toisons, et l'extérieur de leur habit indiquera leur intérieur. On coupera les pattes des animaux qui aboient; les bêtes sauvages auront la paix. L'humanité s'affligera d'être livrée au supplice; la forme du commerce sera fendue, et la moitié sera ronde. La rapacité des milans périra, et les dents des loups seront émoussées; les lionceaux seront transformés en poissons de mer, et l'aigle fera son nid sur les montagnes d'Araun. Venedocia sera rougie du sang maternel, et la famille de Corinné massacrera six frères; l'île sera baignée de larmes nocturnes, et en conséquence chacun sera porté à toutes sortes d'entreprises. Nos descendants s'efforceront de s'envoler dans les airs, et les nouveautés favorisées seront élevées. La piété de la part des impies nuira à qui possède, jusqu'à ce qu'il ait revêtu la paternité; armé en conséquence des dents du sanglier, il traversera le sommet des monts et l'ombre de celui qui porte un casque. L'Albanie s'indignera, et, convoquant ses voisins, elle s'occupera de verser le sang. On mettra aux mâchoires un frein qui sera fabriqué dans la mer d'Armorique. L'aigle rompant le traité dévorera ce frein, et se réjouira en faisant son nid pour la troisième fois. Les enfants du lion rugissant se réveilleront, et, dédaignant les forêts, chasseront dans les murailles des cités; ils feront un grand carnage de ceux qu'ils rencontreront, et couperont les langues des taureaux; ils chargeront de chaînes le cou des rugissants et ramèneront les temps anciens. Ensuite le pouce sera baigné dans l'huile, du premier au quatrième, du quatrième au troisième. Le sixième renversera les murs de l'Hibernie et changera les forêts en plaines; il réduira diverses portions en une; il se couronnera de la tête du lion; son commencement succombera sous une vague affection, mais sa fin volera aux cieux. En effet il renouvellera les siéges des bienheureux dans divers pays, et placera les pasteurs dans des lieux convenables. Il couvrira de manteaux deux cités, et fera aux vierges un présent virginal: c'est ce qui lui méritera les faveurs du maître du tonnerre, et il sera couronné parmi les bienheureux. Il sortira de lui une contagion qui pénétrera partout, et qui menacera de ruine sa propre nation. Cette contagion fera perdre à la Neustrie ses deux îles, et elle sera dépouillée de son ancienne dignité. Ensuite les citoyens retourneront dans l'île.» J'ai tiré du livre de Merlin cette petite leçon, et j'en offre quelques faibles passages aux personnes studieuses qui ne le connaissent pas: j'en ai reconnu une certaine partie dans les événemens qui se sont passés. La postérité, si je ne me trompe, en verra se vérifier une autre, tantôt avec tristesse, tantôt avec joie. Les personnes qui connaissent l'histoire pourront facilement comprendre les paroles de Merlin, si elles savent ce qui s'est passé sous Hengist et Caligirn, Pascent et Arthur, Edelbert et Edwin, Oswald et Oswin, Gedwal et Elfred, et les autres princes, tant anglais que bretons, jusqu'au temps de Henri et de Gritfrid, qui, dans l'incertitude de leur sort, attendent encore ce qui leur est réservé dans l'ordre qui a été établi par la divine Providence. En effet, pour qui en fait la recherche, il est clair comme le jour que Merlin a parlé des deux fils de Guillaume quand il a dit: «Il surviendra deux dragons (c'est-à-dire deux princes libertins et féroces), dont l'un sera tué par les traits de la haine (Guillaume-le-Roux, tué d'un coup de flèche à la chasse), et l'autre (le duc Robert) périra sous l'ombre de son nom (c'est-à-dire périra dans l'ombre d'une prison, en portant l'éclat de son ancien nom, son titre de duc). Il paraîtra un lion de justice (ceci se rapporte à à Henri). A ses rugissements, les châteaux français et les dragons insulaires trembleront (parce qu'il surpassera en richesses et en puissance tous ceux qui avant lui ont régné en Angleterre).» C'est ainsi que les philosophes expliqueront clairement le reste. Je pourrais m'étendre beaucoup dans mes explications, si j'entreprenais de faire, comme je le sais, un commentaire sur Merlin. Laissant ces choses de côté, je reprends l'ordre de ma narration, et je continee avec véracité l'histoire de notre temps. [12,23] CHAPITRE XXIII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1128, Germond, patriarche de Jérusalem, cessa de vivre. Après lui, Etienne de Chartres gouverna pendant deux ans la sainte Sion. A sa mort, il eut pour successeur Guillaume de Flandre. Dans la septième indiction, Goisfred, archevêque de Rouen, tomba malade, et, après une longue maladie, dépouilla l'humanité le 6 des calendes de décembre (26 novembre). Pendant que ce prélat gardait le lit, et, dans l'inquiétude du salut de son âme, donnant prudemment tout ce qu'il avait, Mathieu, moine de Cluni, évêque d'Albe, légat de l'Église romaine, alla trouver à Rouen le roi Henri, et s'occupa avec lui de ce qui était utile aux prêtres. En conséquence, par l'ordre du Roi, les évêques et les abbés de la Normandie furent convoqués, et, en sa présence, entendirent les décisions que le légat du pape Honorius publia ainsi qu'il suit: «Nul prêtre n'aura de femme. Celui qui ne voudra pas s'abstenir de courtisanes ne gouvernera point d'église, n'obtiendra aucune part dans les bénéfices ecclésiastiques, et aucun fidèle n'entendra sa messe. Un seul prêtre ne desservira pas deux églises. Nul clerc ne pourra, dans deux églises à la fois, posséder de prébende; il combattra pour le service de Dieu dans l'église dont il a les bénéfices, et il y priera journellement pour ses bienfaiteurs. Les moines ni les abbés ne recevront de la main des laïques, ni églises, ni dîmes; les laïques, qui les auraient usurpées, les rendront à l'évêque duquel les moines recevront ce qui est offert d'après le vœu des possesseurs. Toutefois ils posséderont sans trouble, et grâce à l'indulgence du pape, ce qu'ils auront obtenu antérieurement de quelque manière que ce soit. Mais à l'avenir ils ne se permettront d'usurper rien de ce genre sans la permission du prélat dans le diocèse duquel les biens seraient situés.» Alors le légat romain donna à chacun l'absolution de ses prévarications passées. Le mois suivant, comme nous l'avons dit, l'archevêque mourut. Il se trouva à ce concile avec le légat plusieurs prélats, tels que Goisfred, évêque de Chartres, Goislen-le-Roux, évêque de Soissons, et tous les évêques de Normandie, savoir: Richard de Bayeux, Turgis d'Avranches, Jean de Lisieux, Richard de Coutances et Jean de Séès, ainsi que plusieurs abbés, comme Roger de Fécamp, Guillaume de Jumiège, Ragemfred de Saint-Ouen, Guérin de Saint-Evroul, Philippe de Saint-Taurin, Alain, abbé élu de Saint-Wandrille, et plusieurs autres que le roi Henri protégea, et auxquels il ne permit pas que les évêques imposassent aucune peine. L'an de l'incarnation du Seigneur 1129, le jeune Philippe fut choisi par le roi Louis son père, et le jour de Pâques couronné à Rheims par l'archevêque Rainauld II; mais, au bout de deux ans, étant tombé de cheval, il se fracassa misérablement, et mourut à Paris. La même année, le roi Henri maria sa fille Mathilde à Geoffroi, comte d'Anjou, auquel le vieux Turgis, évêque d'Avranches, donna pontificalement la bénédiction nuptiale. Après la célébration légitime de ces noces , le comte Foulques se rendit de nouveau à Jérusalem, y épousa la fille de Baudouin, second roi de cette ville, et posséda sans débat le royaume de Jérusalem et la principauté d'Antioche, dont la conquête avait coûté tant de peines aux plus fameux guerriers. Le beau-père, avancé en âge, offrit le diadême à Foulques, qui, plus jeune, refusa de le recevoir du vivant de Baudouin. Toutefois il exerça le pouvoir dans ses Etats, et comme gendre et comme héritier, pendant un an que vécut encore le vieillard. D'abord il prévit l'avenir moins habilement qu'il ne convenait; et, trop prompt dans ses mesures, il changea sans raison les prévôtés, et d'autres dignités. Le nouveau prince éloigna de son intimité les principaux seigneurs, qui, dès le commencement, avaient combattu constamment contre les Turcs, et, sous Godefroi comme sous les deux Baudouin, avaient péniblement conquis les villes et les places fortes; il prêta une oreille trop facile aux étrangers venus d'Anjou, qu'il leur avait substitués, et aux autres gens sans expérience qui étaient nouvellement arrivés. C'est ainsi qu'en éloignant les anciens titulaires, il confia aux nouveaux flatteurs les délibérations du conseil et la garde des places. Il en résulta un profond ressentiment, et la fierté des grands se souleva d'une manière condamnable contre le novateur inexpérimenté. Animés d'un esprit pervers, ils s'occupèrent long-temps de tourner contre l'Eglise sainte le zèle belliqueux qu'ils eussent dû unanimement employer contre les Païens. Ils s'unirent contre eux-mêmes, et de toutes parts à leurs ennemis. Il en résulta la perte de plusieurs milliers d'hommes et de quelques places fortes. L'an de l'incarnation du Seigneur 1130, Baudouin II, roi de Jérusalem, mourut le 18 des calendes de septembre (15 août), et Foulques d'Anjou possède le trône depuis six ans. La même année, Hugues d'Amiens, moine de Cluni, abbé de Reading, devint archevêque de Rouen. L'an de l'incarnation du Seigneur 1131, le pape Honorius mourut à Rome, et bientôt il s'éleva un schisme affreux dans l'église de Dieu: car le diacre Grégoire fut élu pape par quelques personnes, et nommé Innocent II, tandis que d'autres consacrèrent Pierre Anaclet.