[11,0] LIVRE ONZIÈME. [11,1] CHAPITRE I. PROLOGUE. Bienfaisant Dieu Sabaoth, roi puissant, qui gouvernez tout, et régnez pendant tous les siècles, sauvez votre ouvrage., anéantissez le pouvoir de Satan, qui constamment exerce ses fureurs contre vous en cherchant partout à tourmenter vos serviteurs. Bienveillant Créateur du monde, exaucez, je vous prie, les vœux que je vous adresse. Je vous adore, je vous recherche, et je m'applique avec raison à vous plaire. Maintenant, parvenu à la vieillesse, j'esquisse l'histoire des pontifes et des rois: sexagénaire, j'offre mes travaux à la jeunesse. Pour une telle peine, je ne lui demande aucun salaire; je lui présente ceci gratuitement, satisfait que je suis de l'amour de mes frères. Si de nos jours de nouveaux miracles s'opéraient avec évidence, je tâcherais de les publier avec véracité. Je crois que racontés d'une manière concise, ils en seraient plus agréables à mes contemporains et à la postérité, que moi-même j'en tirerais plus d'avantage, et qu'ils plairaient beaucoup plus aux autres que si je recherchais vainement et donnais avec détail les événements mondains et ce qui concerne les honneurs périssables. J'aspire aux choses glorieuses, je voudrais écrire des merveilles, et me lancer, au nom du Christ, au milieu des prodiges. J'aime à louer celui qui commande à tout l'univers, et qui peut facilement nous guérir de nos maux. Mais nous sommes forcés de parler des choses affreuses que nous voyons ou dont nous avons à souffrir; nous racontons, sans stabilité, des événements inconstants. En effet, un attrait mondain emporte le troupeau des hommes loin de l'équité, et ne les défend pas des ordures de la rouille du péché. Enclins au mal, ils ne songent qu'aux choses terrestres, ils méprisent celles qui sont célestes, et sont même trop courbés vers la terre pour contempler les deux. Voyez ces pécheurs chargés d'un poids mortel: aussi c'est justement que cessent d'éclater les miracles des saints. Prévaricateurs qui transgressent la loi, ce ne sont pas des miracles que méritent les pécheurs, mais bien les peines du céleste courroux. On peut s'étendre sur les procès et les guerres que leur suscite à l'excès l'avidité cruelle d'acquérir. Si les doctes hommes daignaient rapporter tant de turpitudes, ils pourraient faire mention de meurtres, d'incestes et de mille attentats coupables. L'insensé est vainement frappé et perd le temps de son loisir, tandis que le sage le met à profit. En effet, c'est perdre son temps que de faire des vers inutiles, et c'est un travail périssable que celui qui ne rapporte aucun avantage. Les élus pleins de ferveur courent au bien, et, dans leur vigilance, s'occupent avidement de louables études. On ne doit point réprimander ceux qui se chargent volontairement d'un fardeau, qui saisissent les gerbes et les portent au grenier. L'éperon est inutile au coursier qui de lui-même marche avec assez de rapidité; il suffit de le gouverner modérément pour qu'il ne s'abatte pas. Le cavalier presse de l'éperon acéré sa monture inactive, et la frappe à coups redoublés pour la forcer à courir. Telle est la loi de l'Eglise enseignée par de savants docteurs: par leurs avis, ils stimulent la lenteur et calment l'emportement. La bête perverse aux dix cornes triomphe déjà, et partout une populace cruelle est souillée de la lèpre du crime. Le Seigneur montra allégoriquement Behemoth à son ami Job, et ce démon insidieux exerce ses fureurs sur un monde livré à l'iniquité. Erynnis parcourt avec rage cet univers, et journellement précipite au fond des enfers ceux qui lui sont dévoués: cette hideuse furie se joue des mortels abusés, auxquels ses tromperies ravissent la félicité du paradis. Hélas! le mortel serpent leur verse son affreux poison qui leur fait perdre la raison et les dispose à s'entre-égorger. Les insensés et les hommes iniques sont en proie à toutes les maladies, et par leurs vices attirent sur eux toutes sortes de calamités. Nous voyons des chutes humaines et de misérables ruines dont un auteur habile peut remplir ses livres; s'il veut faire des discours oiseux sur ces événements divers, il ne manque pas de sujets au milieu de tant d'accidents cruels. Le jaloux ennemi du genre humain porte beaucoup de noms dans les écrits inspirés par le Ciel. En effet, c'est un lion, un loup, un dragon, une perdrix, un basilic, un milan, un sanglier, un renard, un chien, un ours, une sangsue, un céraste et une couleuvre cruelle, qui tous nous tendent des pièges, et s'occupent de nuire aux insensés par ruse ou par violence. Mille autres noms encore n'échapperont pas aux lecteurs ingénieux, car ils proviennent des divers artifices qu'emploie cet ennemi des hommes. Il en corrompt et en tue des quantités innombrables. Quelle douleur! le plus souvent on les voit périr en nombreuses phalanges. Roi saint, bon Jésus, suprême pontife, préservez-nous d'être, avec les damnés, atteints par l'antique serpent; tirez-nous, au contraire, pur de vice, du milieu des tempêtes de ce monde, et, par votre clémence, réunissez-nous aux saints dans votre cour céleste. Ainsi soit-il! [11,2] CHAPITRE II. L'an de l'incarnation du Seigneur 1102, Henri, roi des Anglais, ayant fait la paix avec son frère Robert, se trouva plus affermi sur son trône, et s'employa à se venger peu à peu des traîtres qui avaient abandonné son parti au moment où il avait besoin d'eux. Il appela en jugement Robert, surnommé Malet, Yves de Grandménil, Robert de Pontefract, fils d'Ilbert de Lasci, Robert de Bellême, plus puissant qu'eux tous, et plusieurs autres seigneurs: il ne les assigna pas ensemble, mais séparément, en divers temps et par plusieurs accusations de trahison. Il en condamna à de fortes sommes quelques-uns qui ne purent se justifier du crime dont ils étaient accusés; il en bannit quelques autres qui lui étaient plus suspects, après les avoir dépouillés de leurs biens sans leur laisser aucun espoir de les recouvrer. L'année suivante, Guillaume de Varenne, fort triste, alla trouver Robert, duc de Normandie, et lui rapporta qu'il avait éprouvé à cause de lui un grand dommage, puisqu'il avait perdu le comté de Surrey qui lui rapportait annuellement mille livres d'argent; en conséquence, il assura qu'il méritait de rentrer en grâce, par son entremise, avec le Roi son frère, et de recouvrer, par son intervention, ses anciens biens. Le duc se rendit facilement à cette proposition, et passa en Angleterre. Le Roi ayant entendu la demande de Robert, entra en courroux, et parla ainsi à ceux qui l'entouraient et à ses conseillers: «Que dois-je faire de mes ennemis, qui ont osé fondre sur moi sans mon autorisation et envahir les frontières de mon royaume?» Chacun fit au Roi une réponse à sa manière. Henri envoya au devant de son frère sa propre garde pour lui faire connaître clairement sa volonté. Alors le duc mal avisé apprit, par des rapports clandestins, qu'il s'était hasardé mal à propos à pénétrer en Angleterre, et qu'à moins qu'il ne reçût prudemment de sages conseils, il ne pourrait retourner à son gré dans ses Etats, renfermé qu'il était dans une sorte d'enclos insulaire. Pendant ce temps-là, d'après les ordres du rusé monarque, il fut conduit honorablement à la cour avec ses compagnons d'armes, et on le priva de leurs utiles conseils, de peur que les étrangers ne semassent l'aigreur entre les frères. Le duc, effrayé, dissimula ses craintes sous l'apparence de la gaîté; et le Roi, de son côté, cacha sa fureur profonde sous un visage serein. Entre autres choses, le Roi blâma le duc d'avoir violé le traité, puisqu'il n'avait encore tiré aucune vengeance des traîtres publics, puisqu'il ne se servait pas de son autorité pour punir rigoureusement les révoltés, puisque, dans la même année, il avait reçu amicalement en Normandie Robert de Bellême, et lui avait donné des domaines qui appartenaient au roi leur père, savoir, le château d'Argentan, l'évêché de Séès et la forêt de Gouffern. Alors ce brigand avait passé en Normandie, et avait acquis le comté de Ponthieu au droit de Guillaume Talvas, parce que Gui, comte d'Abbeville, son beau-père, était venu à mourir. Enfin le duc, effrayé de ces reproches, promit humblement de réparer ses torts. Il remit aussi à la Reine, qui l'en pria adroitement, le tribut de trois mille livres qui avait été convenu. En conséquence, le Roi apaisé fit la paix avec son frère, renouvela l'ancien traité, et rendit à Guillaume de Varenne le comté de Surrey. Ce comte ayant recouvré les biens de son père, qu'il avait formellement perdus, bien corrigé pour son avantage, s'attacha fidèlement au Roi pendant les trente-trois ans qu'ils vécurent ensemble, et jouit d'une grande considération parmi les principaux et les plus intimes amis de ce prince. Ensuite le duc Robert retourna en Normandie, et devint pour ses sujets plus méprisable encore qu'il ne l'avait été auparavant. En effet, de ce voyage il n'avait retiré que de la crainte, de la peine et de la honte; le roi, au contraire, heureux en toutes choses, s'éleva de plus en plus, et fut célébré parmi les plus grands potentats, dans les quatre climats du monde, par l'effet de sa renommée qui s'étendit partout. Nul monarque n'avait été plus puissant que lui sur le trône d'Angleterre, ni plus riche en possessions au-delà de son île, ni plus heureux par l'abondance de tout ce qui est utile aux mortels. C'est ce que par la suite, avec l'aide de Dieu, si nous vivons, notre récit fera connaître évidemment. Il soumit tous ses ennemis par sa sagesse ou sa valeur; il récompensa par des richesses ou par des titres ceux qui le servirent; il précipita du faîte de la puissance, à cause de leur témérité, plusieurs personnages illustres, et les condamna à la perte éternelle de leurs droits héréditaires. Par une disposition contraire, il accorda la faveur de l'anoblissement à certaines personnes qui le servirent; il les tira pour ainsi dire de la poussière, et, leur ayant donné de grands biens, les éleva au-dessus des comtes et des châtelains illustres. C'est ce que prouvent Goisfred de Clinton, Raoul Basset, Hugues de Bouchelande, Guillegrip et Rainier de Bath, Guillaume Troussebot, Haimon de Falaise, Guigan-Algazon, Robert de Bostare et plusieurs autres. Ayant acquis des richesses et bâti des maisons, ils se trouvèrent bien au-dessus de ce qu'étaient leurs pères, et se vengèrent de ceux qui les avaient opprimés par de fausses et injustes accusations. Ainsi le Roi tira de la dernière classe, pour les anoblir, ces gens-là, et plusieurs autres qu'il serait ennuyeux de nommer en détail; par son autorité royale, il les fit sortir de la bassesse, les établit au faîte de la puissauce, et les rendit redoutables même aux plus grands seigneurs de ses Etats. Comme Henri récompensait magnifiquement ceux qui lui étaient fidèles, de même il était pour les perfides un ennemi implacable; et il ne laissait aucun crime avéré sans en punir l'auteur, soit dans son corps, soit par la privation de ses dignités, soit par des amendes. C'est ce qu'éprouvérent misérablement plusieurs criminels, qui moururent dans les fers dont ils ne purent être délivrés, ni en considération de leurs familles, ni à cause de la noblesse de leur extraction, ni par le paiement de sommes d'argent. Il appela en justice Robert de Ponte-Fract et Robert Mallet, et les bannit après les avoir dépouillés de leurs terres. Yves, qui avait entrepris de faire la guerre en Angleterre, et qui avait ravagé par l'incendie les champs de ses voisins (ce qui est dans ce pays un crime inouï qu'on ne saurait expier sans de grandes punitions), accusé par le prince rigoureux, auprès duquel il ne put se justifier, fut condamné par lui à une forte amende, et affligé de la tribulation de plusieurs peines. C'est ce qui détermina ce chevalier à réclamer l'assistance de Robert, comte de Meulan, qui était un des principaux conseillers du Roi: contraint par plusieurs causes d'infortune, il se confia à sa protection. Il était surtout honteux des reproches moqueurs qu'on lui faisait de ce qu'il était sorti d'Antioche comme un danseur de corde en descendant du haut des murs. Plein de crainte, il était convaincu, en y réfléchissant beaucoup, qu'il recouvrerait à grand'peine, ou même jamais, l'amitié du Roi, qu'il avait perdue. C'est pourquoi il résolut de faire un nouveau pélerinage. En conséquence il fut convenu que le comte le remettrait en grâce avec le Roi; qu'il lui donnerait cinq cents marcs d'argent pour faire son voyage; qu'il retiendrait en gage toutes ses terres pendant quinze ans; que, ces conditions remplies, il donnerait au jeune Yves en mariage la fille de Henri comte de Warwick, son frère, et lui rendrait l'héritage paternel. Ce traité fut garanti par serment, et fortifié de la concession royale. Yves partit avec sa femme pour les contrées étrangères; il mourut pendant le voyage, et ses biens passèrent à des étrangers. La ville de Leicester avait quatre maîtres, savoir: le Roi, l'évêque de Lincoln, le comte Simon, et Yves, fils de Hugues. Le comte de Meulan eut l'adresse de prendre le parti d'Yves, qui était bourgeois, vicomte et fermier du Roi, à l'aide duquel, et par sa propre habileté, il devint possesseur de toute la ville; ensuite, fait comte en Angleterre, il surpassa en richesse et en puissance tous les grands du royaume, et l'emporta sur presque tous ses parens. Il épousa Isabelle, princesse d'une grande beauté, et nièce du roi de France, de laquelle il eut deux jumeaux, Galeran et Robert, puis Hugues, surnommé le Pauvre, et cinq filles. L'ame aveuglée par tant de richesses, il manqua au serment qu'il avait fait au fils d'Yves, puisqu'au temps prescrit il ne donna pas à ce jeune homme la femme qu'il lui avait promise, et ne lui rendit pas son patrimoine. [11,3] CHAPITRE III. L'an de l'incarnation du Seigneur 1102, le roi Henri appela à sa cour le puissant comte Robert de Bellême, l'accusa de quarante-cinq crimes qu'il avait commis en actions ou en paroles, tant contre lui que contre son frère, le duc de Normandie, et lui ordonna de répondre en public sur chaque imputation. Pendant une année, le Roi l'avait fait diligemment espionner, avait fait ainsi rechercher avec soin ses actions répréhensibles, et les avait fait écrire avec exactitude. Robert ayant, suivant l'usage, demandé la faculté de se présenter au conseil avec les siens, sortit après l'avoir reçue, et reconnut qu'il ne pourrait se justifier des imputations qui lui étaient faites; aussitôt, tremblant et hors de lui-même, il monta à cheval, et s'enfuit dans ses châteaux. Comme Henri attendait avec ses barons la réponse de Robert, un officier de ce monarque rapporta aussitôt que le comte s'était enfui. Le Roi fut fâché d'avoir été pris pour dupe: il attendit, avec certitude de le trouver, le temps de la vengeance. Il déclara tout haut que Robert était coupable pour ne s'être pas légalement justifié après avoir été cité juridiquement; il le désigna comme un ennemi public, s'il ne revenait pas promptement se présenter en jugement. Il fit de nouveau sommer le rebelle; mais celui- ci refusa absolument de se présenter; au contraire il fortifia ses châteaux de retranchemens et de murailles, et demanda des secours à ses parents en Normandie, aux étrangers du pays de Galles et à tous ses voisins. Cependant le Roi rassembla l'armée anglaise; il mit le siége devant le château d'Arundel, qui est situé près du rivage de la mer; il bâtit des forts devant la place, et y laissa pendant trois mois des officiers avec des troupes. Sur ces entrefaites, les assiégés demandèrent humblement au Roi une trève pour solliciter de leur maître, ou du secours pour se défendre, ou la permission de se rendre à composition. Ce monarque y ayant consenti, des courriers allèrent chercher Robert dans le pays des Merciens; et l'y ayant trouvé, ils lui exposèrent, dans leurs anxiétés, de quels intolérables malheurs ils étaient menacés. Le comte était dans cette contrée occupé à bâtir Bridge, château très-fort sur la Saverne, et cherchait, mais en vain, des auxiliaires pour résister de toutes ses forces. Il gémit de voir l'abattement de ses partisans, et, comme il ne pouvait les secourir, il les dégagea de leurs promesses, en même temps que, profondément affligé, il leur donna la faculté de traiter avec Henri. Au retour des délégués, la garnison, pleine de joie, rendit le château au Roi, qui la reçut avec bonté, et la combla de présens. De là, le monarque fit avancer son armée au château de Blithe, qui avait appartenu autrefois à Roger de Buthley. La garnison vint au devant de lui avec joie, et, le reconnaissant pour son seigneur légitime, le reçut avec satisfaction. Après ces événemens, le roi Henri donna un peu de repos à ses peuples, et rendit sa prudence et son courage redoutables à la plupart des grands. Pendant ce temps-là, Henri envoya des députés en Normandie, et par des dépêches véridiques fit connaître au duc comment Robert de Bellême avait forfait à leur égard, et s'était furtivement enfui de la cour. Ensuite il l'engagea, d'après les conventions qu'ils avaient faites en Angleterre, à punir le traître d'une manière exemplaire. En conséquence le duc réunit l'armée normande, et assiégea le château de Vignats, dont la garde était confiée à Girard de Saint-Hilaire. La garnison desirait l'assaut, parce qu'elle était disposée à rendre la place si l'attaque était vive; car ils n'osaient capituler sans coup férir, de peur de passer à bon droit pour des déserteurs déloyaux. Comme le duc était nonchalant et livré à la mollesse, et qu'il manquait de la fermeté qui convient aux princes, Robert de Montfort et les autres complices de sa révolte, qui n'étaient point d'accord entre eux, mirent eux-mêmes le feu à leurs tentes, jetèrent le désordre dans toute l'armée, prirent la fuite sans être poursuivis, et déterminèrent à fuir honteusement les autres corps qui cherchaient à faire détester le duc Robert. La garnison, voyant le désordre qui arrivait dans l'armée normande, se mit à jeter de grands cris après les fuyards, dont elle se moqua; et, reprenant courage, fit une guerre cruelle dans l'Exmois. Robert de Grand-Ménil, Hugues de Montpinçon, Robert de Courci et leurs vassaux résistèrent autant qu'ils purent à ces brigands cruels, et firent tous leurs efforts pour bien défendre leur patrie; mais les ennemis du bien public, excités par l'amour du pillage, attaquèrent avec un grand acharnement, fiers de posséder Château-Gonthier, Fourches et Argentan. Ils entrèrent dans un grand courroux de ce que quelques-uns de leurs voisins osaient, sans avoir le duc à leur tête, se permettre de les menacer. Ils dépouillaient tous les paysans de la province, et livraient aux flammes leurs maisons, après les avoir pillées. Cependant le roi des Anglais, qui ne restait pas comme son frère engourdi dans l'oisiveté, réunit pendant l'automne toutes les légions anglaises, les conduisit dans le pays des Merciens, et y assiégea Bridge pendant trois semaines. Robert de Bellême s'était retiré à Shrewsbury, et avait confié la garde de la place à Roger fils de Corbat, à Robert de Neuville et à Ulger le veneur, auxquels il avait réuni quatre-vingts chevaliers qu'il avait pris à sa solde. Il avait en même temps conclu la paix avec les Gallois, et s'était attaché leurs rois Caducan et Gervat, tous deux fils de Résus, qu'il envoyait souvent harceler l'armée royale avec leurs troupes. Il avait dépouillé de ses biens Guillaume Pantoul, vaillant et preux chevalier, et l'avait même repoussé positivement lorsqu'il lui offrait ses services dans une urgente nécessité. Dédaigné par Robert, celui-ci se retourna vers le Roi: ce monarque, qui connaissait tout le mérite de Pantoul, l'embrassa en le félicitant de sa détermination. Aussitôt il lui confia deux cents chevaliers et l'envoya garder le château de Stafford, qui était dans le voisinage. Ce chevalier nuisit plus à Robert que qui que ce soit, et le poursuivit opiniâtrément par ses conseils et par ses armes jusqu'à ce qu'il l'eût renversé. Dans cette circonstance, les comtes et les grands du royaume se réunirent, et s'occupèrent surtout de rétablir la paix entre le révolté et son Roi. Ils disaient entre eux: «Si le Roi soumet par la force cet illustre comte, et parvient, comme il le cherche, à le dépouiller avec une excessive opiniâtreté, il nous traitera désormais comme de faibles servantes. Il faut donc essayer de ramener la paix entre eux, afin de servir loyalement notre maître et notre pair; et ainsi calmant le trouble, ils nous auront l'un et l'autre de grandes obligations.» En conséquence ils allèrent un jour trouver le Roi tous ensemble: ils lui parlèrent, au milieu du camp, de la nécessité de la paix, et tâchèrent de tempérer la sévérité du Roi par de bonnes raisons. Alors, sur une colline voisine, se trouvaient trois mille chevaliers du pays, qui, se doutant bien des tentatives de ces seigneurs, criaient au Roi de toutes leurs forces: «Seigneur Henri, ne croyez pas ces traîtres; ils font tous leurs efforts pour vous tromper, et pour désarmer la rigueur de la justice royale. Pourquoi prêtez-vous l'oreille à ceux qui vous pressent d'épargner un traître et de laisser impunie une conjuration ourdie contre vos jours? Nous voici prêts à vous servir fidèlement, et à vous obéir en toutes choses. Attaquez vivement cette place, resserrez le traître de tous côtés, et ne faites pas la paix avec lui jusqu'à ce que vous le teniez dans vos mains, mort ou vif.» Quand il eut entendu ce discours, Henri reprit sa colère, et, revenant bientôt sur ses pas, il anéantit les efforts des factieux. Ensuite il chargea Guillaume Pantoul d'aller trouver les rois de Galles, et de les détacher adroitement du parti de son ennemi, à force de présens et de promesses: il les fit ainsi entrer dans ses intérêts avec leurs troupes. Il fit venir les trois principaux de la garnison, et leur jura publiquement que si, dans trois jours, ils ne rendaient la place, il ferait pendre tous ceux qu'il pourrait attraper. Les assiégés, effrayés de la violence du Roi, prirent conseil sur ce qu'ils avaient à faire, et disposés à accueillir ce que Guillaume Pantoul, qui était leur voisin, leur conseillerait, ils s'adressèrent à lui. Celui-ci, s'établissant médiateur entre eux et le Roi, alla les trouver, et, par un discours persuasif, les engagea à rendre la place à leur roi légitime, de la part duquel il leur promit par serment que leurs biens seraient augmentés d'une terre de cent livres. Les assiégés, trouvant dans cette proposition leur commun avantage, y consentirent, et cédèrent à la volonté de la majesté royale, de peur que leur résistance ne les exposât à beaucoup de dangers. Enfin, avec la permission de Henri, ils envoyèrent à Robert de Bellême, leur seigneur, un député pour lui faire connaître qu'ils ne pouvaient plus long-temps tenir contre les violentes attaques de ce prince invincible. Quant aux chevaliers soldés, ils ignorèrent le traité que la garnison et les bourgeois, peu disposés à périr, avaient conclu sans les consulter; mais lorsqu'ils découvrirent cette chose inattendue, ils en furent indignés, et ayant pris les armes s'efforcèrent d'empêcher qu'elle n'eût d'exécution. La garnison les renferma de force dans une partie du château, et, à la satisfaction du plus grand nombre, les soldats de Henri furent reçus avec le drapeau royal. Ensuite le Roi accorda une libre sortie, avec leurs armes et leurs chevaux, à ces chevaliers qui restaient fidèles à leur seigneur, comme il était convenable. A leur sortie, au milieu des troupes des assiégeans, ils versaient des larmes; ils se plaignaient ouvertement d'avoir été indignement trahis par la perfidie des gens du fort et de leurs chefs, et, en présence de toute l'armée, découvraient la fraude de leurs camarades, de peur qu'un tel événement ne fût un sujet de honte pour les autres soldats. Aussitôt que Robert de Bellême eut appris que le château très-fort de Bridge, sur la défense duquel il se confiait principalement, s'était soumis au Roi, il gémit avec inquiétude, et tombant presque en démence, il ne sut quel parti prendre. Cependant le Roi fit passer son armée à travers Havel-Hegen, et assiéger la ville de Shrewsbury, située sur une montagne, et qui, de trois côtés, est environnée par la Saverne. Les Anglais appellent certaines traversées de forêts Huvel-Hegen: c'est ce qu'en latin on peut nommer "malus callis uel uicus" (sentier impraticable ou mauvaise route). En effet, cette route, dans une longueur de mille pas, était creuse, hérissée de grands rochers, et tellement étroite qu'elle pouvait à peine contenir deux cavaliers de front. Elle était de tous côtés couverte de bois épais, dans lesquels des archers se cachaient et frappaient à l'improviste les passants à coups de traits ou de flèches. L'expédition se composait alors de plus de soixante mille hommes de pied, auxquels le Roi ordonna de couper la forêt et de construire une grande route pour lui et pour tous ceux qui y passeraient à l'avenir. L'ordre du Roi fut promptement exécuté, et le bois ayant été abattu, la multitude aplanit un vaste chemin. Quand il connut ces événements, Robert, excessivement effrayé, et se voyant de toutes parts enveloppé par l'infortune, s'humilia, et fut forcé d'implorer la clémence de l'invincible monarque. Mais le Roi, sévère et n'oubliant pas les injures qu'il avait reçues, prit le parti d'attaquer son ennemi avec une vaillante armée, et de ne lui faire grâce que lorsqu'il se serait rendu à discrétion. Enfin Robert, désespéré de sa déplorable position, alla, d'après le conseil de ses amis, se présenter au-devant du Roi qui s'approchait de la ville, faire l'aveu du crime de sa trahison, et remettre au vainqueur les clefs de la place. Ainsi Henri eut en ses mains tous les biens de Robert et des vassaux qui s'étaient révoltés avec lui; il lui permit de se retirer sain et sauf avec ses chevaux et ses armes, et le fit conduire en sûreté à travers l'Angleterre, jusqu'à la la mer. En voyant exiler le cruel tyran, toute l'Angleterre se livra à une grande joie, et plusieurs, pour féliciter le roi Henri en le flattant, lui dirent: «Roi Henri, réjouissez-vous, rendez grâce au Seigneur votre Dieu de ce que vous avez commencé à régner en liberté depuis que vous avez vaincu Robert de Bellême, et que vous l'avez expulsé des terres de votre royaume.» [11,4] CHAPITRE IV. Robert ainsi mis en fuite, le royaume d'Albion jouit de toute la tranquillité de la paix; Henri régna heureusement pendant trente-trois ans, durant lesquels personne n'osa plus en Angleterre se révolter, ni tenir aucune place contre lui. Au comble de la colère et de la douleur, Robert de Bellême passa en Normandie, attaqua cruellement ceux de ses compatriotes qui avaient tenté de secourir leur duc efféminé, et leur fit sentir violemment toutes les calamités du fer et de l'incendie. En effet, comme ce dragon dont parle Jean dans l'Apocalypse, qui, jeté du ciel sur la terre, y exerça cruellement sa rage contre les mortels, de même le cruel bourreau qui avait été chassé de l'Angleterre, fondit furieux sur les Normands. Il livra leurs terres aux flammes après les avoir pillées; il faisait souffrir des tourments, jusqu'à la mort ou à la perte des membres, aux chevaliers ou aux autres personnes qu'il pouvait prendre. Il était en cette circonstance si barbare qu'il aimait mieux livrer ses prisonniers aux tortures que de s'enrichir de leurs fortes rançons. Roger de Poitiers et Arnoul, frères de Robert, possédaient de riches comtés en Angleterre, et grâces aux soins du comte Roger de Mont-Gomeri leur père, ils avaient été comblés de grandes faveurs. En effet, Arnoul avait épousé la fille du Roi d'Irlande nommé Lafracoth, au moyen de laquelle il eut le desir de s'emparer du royaume de son beau-père. La cupidité sans frein cherche plus qu'elle ne doit: aussi fait-t-elle perdre subitement à la plupart des hommes ce qu'ils ont justement acquis. Le courageux roi des Anglais eut en haine tous les enfants et toute la famille de Robert, à cause de sa perversité, et résolut de les extirper de son royaume jusqu'à la dernière racine. En conséquence il chercha contre les deux frères une occasion favorable; quand il l'eut trouvée, il la saisit vivement, et les chassa de l'Angleterre après les avoir dépouillés. Impatient de se venger, il enleva sans pitié, à un couvent de filles, la terre que le vieux comte Roger avait donnée aux religieuses d'Almenêches, parce que leur abbesse Emma était sœur de ces comtes, et il donna cette propriété à Savari, fils de Chama, pour récompense de ses services militaires. Cette famille ayant été expulsée de l'Angleterre, un violent accès de perversité se développa en Normandie, et, pendant trois ans, y fit éclater d'innombrables attentats. En conséquence plusieurs villes furent dépeuplées, on brûla plusieurs églises avec les personnes qui s'y étaient réfugiées, comme des enfants dans le sein de leurs mères. Presque toute la Normandie s'était révoltée contre le comte Robert, et, d'accord dans les conspirations, les conjurés lui résistaient; mais leurs tentatives furent vaines, puisqu'on manquait d'un bon chef contre un si grand brigand. Ses forces et les ressources de son esprit étaient grandes; et il avait placé la masse de richesses qu'il avait autrefois recueillies dans quarante-quatre châteaux forts construits pour soutenir sa révolte. Il possédait à lui seul presque tout l'héritage de son père, dont il ne cédait rien à ses frères, qui pourtant avaient été dépouillés à cause de lui. C'est pourquoi Roger se retira au château de Charost, qu'il tenait du patrimoine de sa femme. Il y resta jusqu'à la vieillesse; et y ayant terminé sa carrière, il laissa pour successeurs des fils d'un grand mérite. Quant à Arnoul, il se rendit indigné auprès du duc de Normandie. Après plusieurs malheurs qu'il avait endurés en pure perte pour son frère Robert, il livra au duc le château d'Almenêches, dont il s'était emparé par surprise, et emmena avec lui plusieurs des partisans de son frère. Il y eut alors des troubles très-violents dans le territoire de Séès. Beaucoup de gens du pays, se liant à Arnoul, abandonnèrent Robert de Bellême, et remirent leurs places fortes aux partisans du duc. Robert, qui se trouvait abandonné par son propre frère, éprouvait de tous côtés de telles craintes qu'il ne se fiait à personne; et comme il était redouté de presque tout le monde, il soupçonnait la fidélité de ceux mêmes qui lui étaient encore attachés. Au mois de juin, l'armée du duc se réunit à l'abbaye d'Almenêches, et, disposée à ravager le pays, elle fit des saints lieux des écuries pour ses chevaux. Dès qu'il le sut, Robert de Bellème y vola, et mit le feu au monastère. Il prit Olivier de Frênai et plusieurs autres, dont il condamna les uns aux afflictions misérables d'une longue et dure prison, et les autres à la mort ou à la mutilation. Le duc Robert se rendit avec une armée à Exmes pour protéger ses partisans. Alors Roger de Lasci commandait cette armée: il confia la garde de cette place forte à Mauger, surnommé Malherbe. Beaucoup de personnes se réjouirent des calamités qui menaçaient l'odieux tyran, et se réunirent avec empressement pour fondre sur lui. Guillaume, comte d'Evreux, Rotrou, comte de Mortagne, Gislebert de L'Aigle, et les Exmois tous ensemble conspirèrent contre lui; mais ils ne pouvaient à leur gré lui faire payer, par un juste talion, tout le mal qu'il leur avait fréquemment causé. Cependant Robert de Saint-Ceneri, Burchard son sénéchal, et Hugues de Nonant lui résistèrent long-temps, et plus que tous les autres Normands, lui firent essuyer des dommages et des affronts. A l'arrivée du duc avec une armée, Robert disposa ses troupes, fit plusieurs fausses attaques contre son maître nonchalant; et l'ayant chargé hardiment à Chailloué, il le mit en fuite, et prit Guillaume de Conversano, frère de la duchesse Sibylle, et plusieurs autres personnages. Les courageux Normands ressentirent une grande honte de ce que, vainqueurs éclatants des nations étrangères dans les contrées barbares, ils se trouvaient, au sein de leur propre pays, vaincus et mis en fuite par un de ses enfants. Robert de Bellême, enflé d'un excessif orgueil pour cette victoire, se montra plus fier que jamais, et, méprisant le duc à cause de cet événement, essaya de faire la conquête de toute la Normandie. Les habitants manquant de guide, et ne pouvant d'ailleurs supporter la dure tyrannie du comte, se virent, quoique malgré eux, forcés de fléchir la tête sous son joug, et prirent entièrement parti pour lui bien moins par amour que par terreur; soutenus de son pouvoir, ils firent une guerre cruelle à leurs rivaux. C'est ainsi que les forces du duc s'étant affaiblies, Robert de Bellême s'éleva plus redoutable, et que les seigneurs d'alentour ayant quitté le duc pour lui, il s'empara de la place d'Exmes et soumit à son pouvoir Château-Gonthier, et plusieurs autres forteresses des environs. Le monastère des religieuses d'Almenêches ayant été brûlé, comme nous l'avons dit, la faible troupe des vierges fut misérablement dispersée. Chacune d'elles, selon que le hasard lui en fournit les moyens, se retira chez des parents ou des amis. L'abbesse Emma, avec trois religieuses, s'enfuit à Ouche, et demeura six mois dans la chapelle, où le saint père Evroul, appliqué aux célestes contemplations, menait une vie solitaire. L'année suivante, elle retourna à son église, et, avec l'aide de Dieu et des fidèles, elle travailla à rebâtir ce qui avait été détruit. Elle y vécut encore près de dix ans, pendant lesquels elle ériga avec célérité l'église de la Vierge-Mère, avec les édifices propres à l'observation des règles, et rappela avec soin dans le cloître les religieuses dispersées. A sa mort, Mathilde, fille de son frère Philippe, lui succéda, et répara avec beaucoup de peine le couvent et les autres édifices qui avaient été de nouveau la proie d'un incendie imprévu. Dans le même temps, plusieurs seigneurs illustres de la Normandie, Gaultier-Giffard, Guillaume de Breteuil et Raoul de Conches vinrent à mourir, et eurent pour successeurs des jeunes gens. Gaultier-Giffard, comte de Buckingham, mourut en Angleterre, d'où son corps fut, comme il l'avait ordonné, transporté en Normandie. Il fut inhumé à Longueville, à l'entrée de l'église de la bienheureuse Vierge-Marie. On écrivit l'épitaphe suivante qui le concerne sur la muraille que l'on décora de peintures: «Gaultier, l'honneur des illustres Giffard, occupe ici, mort, la brillante tombe qu'il mérita vivant. Il fonda et bâtit ce temple dans lequel il repose comme en son propre tombeau. Il se montra magnifique et ami de sa patrie, ce duc puissant par la valeur et resplendissant par la piété; il se signala surtout par sa tendresse respectueuse pour les moines, et servit l'Eglise de toutes les manières.» Les moines de Cluni rendirent de grands honneurs à ce vaillant baron; par des prières assidues ils recommandèrent son âme à Dieu, reconnaissants qu'ils étaient des biens qu'il leur avait prodigués à Longueville. Agnès sa femme était sœur d'Anselme de Ribemont. Au bout de quinze ans de mariage, elle donna à son mari un fils nommé Gaultier, qu'après la mort de son père elle éleva avec beaucoup de soin pendant sa jeunesse, et qui gouverna sagement un grand nombre d'années son héritage paternel. Cette femme, trop enflammée de l'ambition de son sexe, aima le duc Robert, et se l'attacha d'une manière illicite, en l'enchaînant dans les filets insidieux de l'amour. Elle lui promit de grands secours contre tous ses ennemis, et par elle-même, et par sa puissante famille: ce qui ne tarda pas à séduire ce prince indolent, à tel point que lorsque la mort lui eut enlevé sa femme, il épousa Agnès et lui confia la régence de toute la Normandie. Peu de temps après sa liaison avec Agnès, la duchesse Sibylle, attaquée par le poison, tomba malade, et, à la grande douleur de tout le monde, mourut pendant le Carême. Guillaume, archevêque de Rouen, célébra ses funérailles et l'inhuma honorablement en présence du clergé et du peuple dans la basilique métropolitaine de Sainte-Marie mère de Dieu. Une table polie de pierre blanche couvre son tombeau, dans la nef de cette église, où l'épitaphe suivante se présente aux regards gravée avec éclat: «La noblesse, la beauté, les éloges, la gloire ni la grande puissance ne font vivre l'homme éternellement; car tout illustre, puissante et riche qu'était la duchesse Sybille, elle repose en ce tombeau, convertie en une simple cendre. Sa main libérale, son esprit prudent, sa vie pudique eussent été utiles à son pays, si elle eût vécu plus longtemps. Les Normands pleurent en elle une maîtresse, et les Apuliens une élève tombée avec une grande gloire. Comme le soleil entrait dans la constellation de la Toison d'or, Sibylle succomba sous les souffrances de la mort. Que Dieu soit pour elle la vie!» Après ces événements, le fracas des guerres, depuis long-temps commencées, s'accrut soudain effroyablement par toute la Normandie, à la suite de certaines causes qui alors prirent naissance. Pendant leurs mortelles fureurs, le duc ne put se marier, et Agnès restée veuve desira vainement monter au lit du prince. Alors s'éleva une grande guerre entre les peuples de Breteuil et d'Evreux, et d'autres lieux voisins. Guillaume de Breteuil avait épousé Adeline, fille de Hugues de Montfort; mais il n'avait point d'enfants de ce mariage légitime. Ce seigneur mourut au Bec le 2 des ides de janvier (12 janvier); il fut inhumé dans le couvent de Lire, que son père avait bâti sur ses propres terres. Ses neveux, Guillaume de Guader et Rainauld de Draci, eurent la prétention de lui succéder; mais les Normands préférèrent Eustache, que Guillaume de Breteuil avait eu d'une concubine, parce qu'ils aimèrent mieux obéir à un bâtard, qui était leur compatriote, qu'à un Breton ou à un Bourguignon, tout légitimes qu'ils étaient. En conséquence il s'éleva une guerre violente entre les partis ennemis, et la désolation du pays s'en accrut grandement. Guillaume de Guader étant accouru promptement, Rainauld prit les armes, et fut secouru par Guillaume, comte d'Evreux, et par plusieurs autres seigneurs. En effet, Raoul de Conches, fils d'Isabelle, Ascelin Goël, et Amauri de Montfort se réunirent avec leurs forces; puis, favorables à Rainauld, ils firent méchamment beaucoup de mal à leurs voisins, ravagèrent leur patrie, et servirent de peu à celui qu'ils voulaient seconder; car Eustache ayant avec lui Guillaume Alis, Raoul-le-Roux, Thibauld et d'autres barons de sa dépendance, résista courageusement: de leur avis, il rechercha l'assistance du roi des Anglais contre tant d'adversaires. Le Roi lui donna pour femme sa fille Julienne, et lui promit un secours efficace contre Goël et tous ses autres ennemis, en même temps qu'il maria à Rotrou, comte de Mortagne, son autre fille, qui donna à son mari une fille nommée Philippine. [11,5] CHAPITRE V. L'an de l'incarnation du Seigneur 1103, le pape Pascal vint en France, et, reçu par les Français avec de grands honneurs, célébra pieusement le service divin. Alors le vénérable Yves, évêque de la ville de Chartres, florissait parmi les principaux docteurs de la France par son érudition dans les lettres, tant divines que séculières. Invité par ce prélat, le pape célébra à Chartres la solennité de Pâques. La comtesse Adèle offrit au pontife, pour son service, de grandes sommes d'argent, et mérita du siége apostolique une éternelle bénédiction pour elle et sa maison. Cette princesse, digne d'éloges, gouverna honorablement le comté de Chartres après le départ de son mari pour la Terre-Sainte, et éleva habilement ses jeunes enfants dont elle fit des protecteurs à la sainte Eglise. Guillaume, qui était leur aîné, épousa la fille de Gilon de Sully, et ayant obtenu la possession des héritages de son beau-père, il vécut long-temps en paix et devint le père d'Odon et de Rahier, tous deux dignes d'éloges. Thibault, comte palatin, se distingua dans la carrière militaire: ami de la paix, il se montra très-équitable, et brilla au premier rang des principaux seigneurs de France par ses richesses et son courage. Il épousa Mathilde, fille du duc Ingelbert, et, après la mort du roi Henri son oncle, il obtint le duché de Normandie, et réprima les fureurs de la discorde en frappant les rebelles de la verge d'une rigueur nécessaire. Quant à Etienne, troisième fils d'Etienne de Blois, il reçut du Roi son oncle l'armure de chevalier; et ayant devant Tinchebrai fait prisonnier Guillaume, comte de Mortain, il obtint son comté de la munificence royale. Il épousa Mathilde, fille d'Eustache, comte de Boulogne, et dont la mère s'appelait Marie: il posséda son comté par droit héréditaire. Enfin le roi Henri étant mort le 4 des nones de décembre (2 décembre), au château de Lions, Etienne passa la mer, et prit le sceptre d'Angleterre au commencement de l'an 1136 de l'incarnation du Seigneur. Ensuite Henri, le plus jeune des enfants d'Etienne, devenu dès son enfance moine de Cluni, fut, en Angleterre, à l'époque de son adolescence, élevé à la dignité d'abbé de Glaston, et depuis succéda à Guillaume Giffard sur le siége épiscopal de Winchester. Enfin la mère de cette noble lignée, ayant médité au fond de son cœur sur les sombres approches des ténèbres de la mort, après avoir joui de grandes richesses et des délices dans lesquelles la foule des pécheurs souille et perd son ame, abandonna volontairement les biens périssables du siècle et l'orgueil de ses pompes; elle se fit religieuse à Macilli, et combattit pour le roi Sabaoth sous le poids des règles de Cluni. Nous avons donné par anticipation ces détails sur cette noble mère et ses enfants dont l'histoire douteuse m'est encore peu connue. Maintenant je crois qu'il est à propos de ramener ma plume à la suite de la narration dont je me suis un peu écarté. Le roi des Anglais envoya Robert, comte de Meulan, en Normandie, pour y apaiser la guerre intestine, et manda au duc Robert et aux autres seigneurs de favoriser son gendre et de combattre ses ennemis, sinon de s'attendre à encourir son inimitié royale. En conséquence, connaissant la bienveillance du roi Henri pour Eustache, plusieurs seigneurs restèrent tranquilles, et ceux qui auparavant lui étaient opposés s'appliquèrent de tous leurs efforts à le seconder. Cependant Rainauld de Draci, Goël et quelques autres téméraires persistèrent opiniâtrément dans leur méchanceté; sans égard pour l'invitation du Roi, ils continuèrent de poursuivre son gendre, et, dans l'impudence de leurs attentats, commirent des meurtres et des incendies. Et effet, entre autres crimes que Rainauld consomma cruellement, il attaqua vigoureusement une place de ses ennemis, la prit, et, saisissant tous ceux qui étaient dedans à mesure qu'ils sortaient, il leur plongea sans pitié sa propre épée dans le corps, et les égorgea comme de vils animaux. Il se rendit, surtout par cette action, odieux à tout le monde, et fut chassé de la Normandie, lorsqu'Eustache eut repris brillamment des forces, et obtenu tout l'héritage de son frère. Retourné chez lui, Rainauld tendit des piéges à Guillaume de Guader son frère aîné; mais, par un équitable jugement de Dieu, il tomba aux mains de ce frère au milieu des entreprises qu'il tramait, et fut puni par la prison, comme il le méritait pour ses criminels attentats. A cette même époque, Goël guetta Jean, fils d'Etienne, bourgeois de Meulan, le fit prisonnier à son retour d'une entrevue avec le comte son seigneur, qui était alors à Beaumont, en Normandie, et pendant près de quatre mois retint en prison cet avare usurier. Le comte dont il s'agit travailla de toutes ses forces à délivrer son bourgeois, qui était très-riche; mais il ne put le tirer de la gueule du loup sans apaiser d'abord beaucoup de seigneurs. En conséquence, l'adroit comte Robert fit la paix avec Guillaume comte d'Evreux, et promit à son neveu Amauri sa fille, qui n'était encore âgée que d'un an. Dans ce traité, il réunit Raoul de Conches, Eustache, Goël et quelques autres seigneurs belligérants. La paix ainsi faite, Jean fut rendu à la liberté, et plusieurs autres recouvrèrent la sécurité et la sérénité de la paix. L'année suivante, Isabelle, femme du comte de Meulan, mit au monde deux jumeaux, Galeran et Robert; et quelques causes d'empêchement étant survenues, Amauri ne put épouser l'enfant qui lui avait été fiancée. Quand le duc, engourdi dans la mollesse, vit l'excès de la désolation où se trouvait sa patrie, et qu'il ne pouvait défendre ses Etats contre Robert de Bellême, il viola le traité qu'il avait fait avec le Roi, et, sans sa permission, fit alliance avec Robert, auquel il remit le patrimoine de son père, c'est-à-dire, l'évêché de Séès, et les autres terres dont nous avons parlé plus haut. Le vénérable Serlon, évêque de Séès, crut indigne de lui de supporter la tyrannie du comte de Bellême. Il aima mieux quitter son évêché que de demeurer sous ses lois. Ayant abandonné son siége, il erra dans les pays étrangers, et, frappant de l'anathême Robert et ses adhérents, il le dévoua à l'exécration. Ce comte tourmenta de plusieurs manières Raoul, abbé de Séès, homme gai, enjoué et aimable; il opprima par des exactions injustes les vassaux du saint prélat Martin, et força Raoul de prendre la fuite à la vue des afflictions auxquelles ses hommes étaient indûment exposés. Ainsi l'évêque et l'abbé, fatigués du joug du tyran, se retirèrent en Angleterre, et y furent bien reçus par le roi Henri, qui les réconforta. A cette époque, le vénérable Gondulfe, évêque de Rochester, quitta la vie: l'abbé Raoul lui fut substitué par élection ecclésiastique, et consacré évêque de Rochester par le révérend Anselme, archevêque de Cantorbéry, auquel, quelques années après, il succéda. [11,6] CHAPITRE VI. Dans ce temps-là, Magnus, puissant roi des Norvégiens, fit le tour des îles Britanniques, et aborda avec une grande flotte dans celles qui étaient désertes, même en Irlande. Il y établit habilement des colonies, et y fit bâtir, à la manière des autres nations, des places fortes et des villages. C'est ce qui fit que les Irlandais conçurent contre lui une excessive jalousie, employèrent tous leurs efforts pour lui nuire, et tentèrent de perdre leurs ennemis, soit par la ruse, soit par la force. Le magnanime roi de Norwège attaqua les Irlandais, et vint avec sa flotte débarquer sur leurs rivages. Ceux-ci, qu'effrayait un roi si puissant, s'adressèrent aux Normands: Arnoul et ses auxiliaires volèrent à leur secours. Toutefois, s'étant réunis, ils redoutèrent le formidable Magnus, et n'osèrent entreprendre de le combattre de près; ils préférèrent employer contre lui une criminelle trahison. Quelques hommes enjoués et éloquents allèrent perfidement trouver ce prince, le trompèrent par de vaines promesses, et lui persuadèrent de descendre de ses vaisseaux avec un cortége peu nombreux pour visiter la province et la recevoir à composition. Ce monarque, trop confiant dans ces hommes perfides, laissa sur le rivage ses bataillons armés, et, suivant ses ennemis jusqu'à deux milles dans les terres, marcha de lui-même à sa perte. En effet, il se trouva au milieu des corps nombreux de ses ennemis, qui s'élancèrent de leurs embuscades: l'intrépide Norvégien, dédaignant de fuir, se mit à combattre vaillamment. Une poignée d'hommes ne put résister à d'innombrables assaillants. Le roi Magnus leur fit face en s'adossant à un arbre, et, couvert de son bouclier, en blessa plusieurs avec les traits qu'il leur lança; mais, accablé par le nombre, il tomba mort misérablement. Un riche habitant de Lincoln gardait le trésor du roi Magnus, et lui fournissait les ornements, les vases, les armes, les meubles et les autres objets nécessaires à la maison du prince. Quand cet homme connut la mort de Magnus, il se rendit en toute hâte chez lui, et s'emparant du trésor royal, il devint extrêmement riche. Cependant le roi des Anglais, ayant appris la mort du roi de Norwège, fut comblé de joie, comme s'il eût été délivré d'un énorme fardeau: quelque temps après, il réclama le trésor de ce monarque auprès de l'habitant de Lincoln. Cet homme commença par nier le dépôt: ce qui détermina le Roi à le faire arrêter aussitôt après l'avoir convaincu de mensonge, et il lui enleva, dit-on, plus de vingt mille livres d'argent. Les Irlandais ayant goûté du sang du roi Magnus et de ses compagnons, devinrent plus cruels, et se tournèrent à l'improviste vers les Normands pour les égorger. Le roi d'Irlande enleva à Arnoul sa fille, et maria illégitimement cette princesse à un de ses cousins. Il résolut de faire tuer Arnoul pour le récompenser de son alliance; mais celui-ci, découvrant l'exécrable perfidie de ce peuple barbare, s'enfuit vers ses compatriotes, et vécut ensuite pendant près de vingt années sans avoir d'asile certain. Enfin, devenu vieux, il se réconcilia avec le Roi, pour la forme seulement, se maria, et, après les noces, le lendemain il s'endormit à la suite du repas; puis, terminant sa carrière, laissa à l'assemblée de lugubres cantiques à chanter au lieu de chansons joyeuses. Le roi Henri triompha de ses ennemis, accablés de toutes parts par divers accidents; il fut surtout fort rassuré par la mort du roi Magnus, et eut sujet de s'en féliciter, car il s'enrichit de grandes sommes d'argent. [11,7] CHAPITRE VII. Dans le même temps, le jeune Louis passa en Angleterre de l'aveu de son père avec un petit nombre de personnes sages, et se rendit à la cour du roi Henri, pour le servir en débutant brillamment dans la carrière militaire. Ce jeune prince fut reçu honorablement comme fils de roi par Henri, et fut par lui traité avec bonté dans toutes les circonstances. Cependant un courrier de Bertrade, belle-mère de Louis, le suivit à la piste, et remit au Roi des dépêches signées du sceau de Philippe, roi des Français. Henri, qui était lettré, en prit lecture; puis convoqua son conseil, et s'y occupa long-temps de cette affaire avec beaucoup de soin. En effet, il avait lu que le roi de France lui mandait de faire arrêter son fils Louis, qui s'était rendu à la cour d'Angleterre, et de le garder en prison toute sa vie. Le sage Henri discuta habilement avec ses fidèles barons tout ce qu'il y avait d'absurde et d'inconvenant dans la lettre que le roi des Français lui adressait à l'instigation d'une femme insolente, et repoussa bien loin de lui et de tous les siens une action si criminelle à tous égards. Guillaume de Buschelei, chevalier prudent qui accompagnait Louis, découvrit la chose qui était encore secrète. En conséquence, comme par plaisanterie, il se présenta, sans y être appelé, au milieu du conseil. Aussitôt le roi Henri le chargea d'engager Louis tout doucement à se retirer en paix, et le fit reconduire en France, lui et sa suite, après les avoir honorés de grands présents. Louis, ayant ainsi découvert la perfidie de sa belle-mère, se rendit en courroux auprès de son père, et lui rapporta les choses cruelles qu'il avait découvertes dans le pays étranger par ses dépêches. Le Roi, ignorant cette criminelle trahison, nia toute cette affaire, et le jeune prince enflammé de colère conçut le desir de tuer Bertrade; mais elle s'occupa par divers moyens à le prévenir dans cette tentative. Ayant fait venir trois sorciers qui appartenaient au clergé, elle leur donna une grande récompense pour qu'ils fissent périr le prince. Ils commencèrent à se livrer pendant quelques jours à des maléfices secrets, et promirent à cette adultère cruelle la mort de son ennemi, s'ils pouvaient terminer leurs coupables opérations d'ici à la neuvième journée. Sur ces entrefaites, l'un d'eux révéla les maléfices de ses complices: tous deux furent arrêtés, et, par la volonté de Dieu, leur manœuvre imparfaite avorta. Ensuite l'audacieuse marâtre employa des empoisonneurs, les tenta par la promesse de grandes récompenses, et fit donner du poison au fils du Roi. Il en résulta que l'illustre jeune homme tomba malade, et pendant quelques jours, ne put ni manger ni dormir. Presque tous les Français étaient désolés du danger que courait l'héritier naturel de leur Roi. Enfin les médecins de la France ayant épuisé leurs talents, un certain homme, à demi sauvage, se présenta, et se mit à exercer, sur le malade désespéré, tous les moyens de son habileté médicale: avec la permission de Dieu, il réussit malgré la jalousie des médecins du pays. Cet homme avait demeuré long-temps parmi les Païens; il y avait subtilement appris les profonds secrets de la physique de quelques maîtres qu'une longue étude de la philosophie avait élevés, dans la connaissance des choses, au-dessus de tous les sophistes barbares. Enfin le fils du Roi se rétablit; mais il resta pâle tout le reste de sa vie. La marâtre gémit beaucoup de voir la convalescence de son beau-fils: la crainte qu'elle éprouvait à cause des maux qu'elle lui avait autrefois suscités, excitait sa haine, qui chaque jour s'aigrissait davantage. C'est pourquoi elle avait vivement travaillé à la perte du prince, et s'en était occupée avec une grande ardeur, en employant plusieurs complices de son iniquité, afin que, délivrée de la crainte de celui qu'elle avait trop offensé, elle triomphât sur le trône, et s'occupât, s'il venait à mourir, à y placer avec plus de sécurité ses fils Philippe et Florus. Le Roi suppliant implora son fils en faveur de Bertrade, lui demanda le pardon des crimes commis par cette coupable marâtre, promit qu'elle se corrigerait, et pour gage de la réconciliation lui céda Pontoise et tout le Vexin. D'après l'avis des prélats et des barons qu'il reconnut assez lui être favorables, et par respect pour la majesté paternelle, Louis accorda le pardon. Bertrade, voyant ainsi son crime découvert, trembla d'effroi; couverte de honte et se soumettant comme une servante, elle obtint son pardon, et bien malgré elle cessa de nuire au prince, auquel elle avait suscité tant de maux. Au bout de cinq ans, Philippe étant mort, Louis monta sur le trône de France, et régna vingt-sept ans. Il aima toujours Henri, roi des Anglais, dans lequel, comme nous l'avons dit, il avait trouvé beaucoup de bonne foi; et il n'eut jamais de querelles avec lui que contre son gré, et par la suggestion de traîtres calomniateurs. Raoul de Conches, après la mort de son père, passa en Angleterre, et, bien accueilli par le Roi, obtint l'héritage paternel; puis il épousa Adelise, fille du comte Guallève et de Judith, cousine de ce monarque, de laquelle il eut Roger, Hugues et plusieurs filles. C'est ainsi que plusieurs autres seigneurs, pleins de cœur, abandonnèrent leur duc qui en manquait, se rendirent sagement auprès d'un monarque prudent, et le prièrent, les larmes aux yeux, de venir au secours de l'Eglise de Dieu qui souffrait, et du pays qui était malheureux. Henri fut donc invité par un grand nombre de Normands, et prié instamment par les plus honorables personnages, tant du clergé que de l'ordre laïque, de venir visiter l'héritage de ses pères, qui était misérablement ravagé, d'accorder la satisfaction de sa présence à cette province qui manquait de guide, et de la recevoir pour la défendre avec la verge de l'équité contre de profanes brigands. L'an de l'incarnation du Seigneur 1104, Henri, roi des Anglais, passa en Normandie avec une flotte considérable, et visita en grande pompe Domfront et les autres places qui lui appartenaient. Reçu avec de grands honneurs par les seigneurs de la contrée, il fut comblé de magnifiques présents, comme on en use avec les rois. Robert, comte de Meulan, Richard, comte de Chester, Etienne, comte d'Aumale, Henri, comte d'Eu, Rotrou, comte de Mortagne, Eustache, comte de Breteuil, Raoul de Conches, Robert, fils d'Haimon, Robert de Montfort, Raoul de Mortemer, et plusieurs autres, tenaient de lui des terres considérables en Angleterre; ils avaient, avec leurs vassaux, embrassé son parti en Normandie, et ils étaient tous prêts à combattre sous lui avec ardeur contre tous les habitants. Quelques jours après, le roi appela son frère à une entrevue; il s'aboucha avec lui en présence de ses parasites; il le blâma d'avoir rendu inutile le traité qu'ils avaient conclu en Angleterre, puisqu'il avait, sans son avis, fait la paix avec Robert de Bellême, qui les trahissait tous deux; de lui avoir donné les domaines de leur père, contre le droit et les lois; de s'abandonner, engourdi de mollesse, aux brigands, aux ravisseurs, et aux autres bandits; de laisser impunément toute la Normandie sous la main des libertins dont il était l'esclave; d'occuper inutilement la place de pasteur et de prince, puisqu'il ne gouvernait pas pour l'avantage de l'Église de Dieu et du peuple désarmé, qu'il laissait persécuter sans mesure, comme les brebis livrées à la dent des loups. Le Roi s'expliqua dans un discours plein de raison et de sagesse: il dit que le duc avait violé le traité fraternel par des infractions graves et nombreuses qu'il ne pouvait nier, et dont il ne pouvait se justifier par ses méprisables associés. En effet, le duc était privé de raison et d'amis, parce qu'il faisait peu de cas de la société des gens de bien et de l'avis des sages, et recherchait follement ce qui lui était contraire, au grand détriment de ses intérêts et de ceux de beaucoup de personnes. Le duc, embarrassé dans ses affaires, prit conseil de ses amis, et, comme il convenait au plus faible, implora l'amitié du plus puissant: il lui céda Guillaume, comte d'Evreux, avec son comté et tous ses vassaux. Il y fut déterminé, parce qu'il craignait, ainsi que ses adhérents, d'être vaincu, à force ouverte, de se voir justement dépouillé du duché qu'il ne gouvernait que de nom, et d'avoir à soutenir une formidable guerre contre les armes de son frère, qui l'anéantiraient d'une manière irréparable. L'illustre comte, entendant qu'on le donnait comme un cheval ou comme un bœuf, voulant rester fidèle à ses vertus et à sa parole, dit publiquement: «J'ai toute ma vie servi fidèlement votre père; je n'ai jamais, en quoi que ce soit, violé la foi que je lui ai jurée; je l'ai aussi conservée jusqu'à ce jour à son héritier, et j'ai résolu d'y tenir toujours de tous mes efforts. Ainsi que Dieu le déclare dans l'Evangile, et que je l'ai souvent entendu dire aux gens sages, comme il est impossible de bien servir deux maîtres qui ne sont point d'accord, je veux ne me soumettre qu'à une puissance, de peur qu'occupé d'une double obéissance, je ne puisse plaire à aucune des deux. J'aime le roi et le duc, car tous deux sont fils du Roi mon maître; je desire leur témoigner mon respect à l'un et à l'autre, mais je ne rendrai hommage qu'à un seul, et je n'obéirai loyalement qu'à lui comme à mon seigneur.» Ce discours d'un homme généreux convint à tout le monde. Alors le duc Robert présenta le comte par la main au Roi; et la paix étant conclue entre les deux frères, Henri repassa en Angleterre avant l'hiver. Bientôt des brigands insensés recommencèrent la guerre, et contrevinrent témérairement à tout ce que le Roi et les grands avaient fait pour le salut commun du pays. En effet, Robert de Bellême, portant une excessive envie aux avantages qu'avait obtenus le Roi, qu'il haïssait violemment, en éprouva une grande affliction, et, de concert avec Guillaume son neveu, comte de Mortain, et tous ceux qu'il put séduire, s'efforça de faire la guerre avec acharnement aux partisans du Roi. Alors les mauvais sujets du pays se portèrent à des excès plus grands qu'on ne peut dire: bientôt ils souillèrent le pays de meurtres et de brigandages, et livrèrent partout les habitations à l'incendie, après les avoir pillées et avoir massacré les habitants. Les cultivateurs s'enfuirent en France avec leurs femmes et leurs enfants, et souffrirent de grandes peines pendant cet exil. C'est ainsi que les Normands, qui se glorifiaient d'avoir vaincu les Anglais et les Apuliens dans leur propre pays, maintenant attristés et malheureux, travaillaient et gémissaient dans les campagnes de la France. Dans leurs jardins, qui, faute de culture, étaient réduits en déserts, les chardons et les orties, ainsi que les autres plantes sans utilité, couvraient le sol et se multipliaient à l'excès. [11,8] CHAPITRE VIII. Au milieu de ces calamités, la sainte Eglise était violemment opprimée, et, contemplant fréquemment la mort des enfants innocents et la perte irréparable des âmes, élevant vers le Ciel un cœur et des mains pures, elle invoquait l'assistance de son époux, qui préside au firmament. Les pleurs et les gémissements de la Normandie en deuil passèrent le détroit, et le roi des Anglais se rendit aux plaintes de tant de malheureux désolés. Gunhier d'Aunai, qui avait la garde de Bayeux, Rainauld de Varenne, qui tenait au parti du duc, et les autres satellites de ce prince rompirent le traité de paix, prirent Robert, fils d'Aimon, et quelques autres des gens du Roi, qu'ils gardèrent longtemps en prison, autant pour le desir de la rançon que par mépris et par haine pour le Roi leur maître. Aussitôt que ce monarque vigilant eut appris ces choses, il fit équiper une flotte; au printemps, il passa en Normandie, et, dans la dernière semaine du Carême, aborda au port que l'on appelle Barfleur: le samedi de Pâques, il prit ses logements, et se reposa dans un bourg que l'on nomme Carentan, sur les gués de la Vire. Alors le vénérable Serlon, évêque de Séès, arriva en ce lieu. Il accourut le premier de tous les Normands offrir ses services à Henri, et célébra, pour le Roi des rois, les solennités pascales. Comme il entrait dans l'église, revêtu de ses habits pontificaux, qu'il se trouvait auprès du Roi, et voulait commencer l'office, en attendant patiemment la réunion du peuple et des gens du prince, le prélat s'aperçut que l'église était encombrée des meubles des paysans, de divers ustensiles, et de toutes sortes d'effets. Alors poussant avec douleur de longs soupirs, il dit au roi Henri, qui était assis avec quelques grands dans un endroit peu convenable, au milieu des paniers de ces laboureurs: «Les cœurs de tous les fidèles ont bien raison de s'affliger de voir l'avilissement de l'Eglise leur sainte mère, et l'abattement de ce peuple affligé. Il est assez évident ici que le Cotentin est misérablement dévasté, et que même toute la Normandie, subjuguée par des brigands profanes, est privée d'un chef habile. La maison de la prière était autrefois appelée la basilique de Dieu, et vous la pouvez voir aujourd'hui honteusement remplie de cet immonde attirail; les édifices dans lesquels on ne doit célébrer que les divins sacrements sont devenus les magasins du peuple privé d'un juste défenseur. Les assistants ne peuvent fléchir le genou devant l'autel, ni se présenter devant la majesté divine avec la satisfaction et la dévotion convenables, à cause de cet encombrement d'objets de toute espèce que le peuple sans défense apporte dans la maison de Dieu, pour les soustraire aux scélérats qui le remplissent d'effroi. Ainsi l'Eglise est devenue la sauvegarde du peuple, quoiqu'elle-même ne goûte pas une sécurité parfaite. Dans cette année même, Robert de Bellême a brûlé dans mon diocèse l'église de Tournai, et il y a fait périr quarante-cinq personnes des deux sexes. C'est en gémissant que je rapporte ces détails en présence de Dieu. Seigneur Roi, je fais parvenir ces choses à votre oreille, afin que votre esprit s'enflamme du zèle de Dieu et s'efforce d'imiter Phinée, Matthathias et ses fils. Levez-vous avec ardeur au nom du Seigneur; faites, avec le glaive de la justice, l'acquisition de l'héritage paternel; arrachez de la main des méchants les possessions de vos aïeux et le peuple de Dieu. En effet, votre frère ne possède pas la Normandie; il ne commande pas comme doit le faire un duc à son peuple, qu'il devrait conduire par les sentiers de l'équité; il est engourdi dans la nonchalance, et subjugué par Guillaume de Conversano, par Hugues de Nonant, qui gouverne Rouen, par Gunhier, neveu de Hugues, et par d'autres indignes personnages. Quelle douleur! comme il dissipe en bagatelles et en frivolités les richesses de son puissant duché! il est souvent, faute de pain, obligé de jeûner jusqu'à nones. La plupart du temps il n'ose se lever de son lit, et, faute de vêtements, il ne peut aller à l'église, parce qu'il manque de culottes, de bottines et de souliers. Les bouffons et les courtisanes qui l'accompagnent fréquemment, lui dérobent la nuit ses vêtements pendant qu'il dort cuvant son vin, et se font gloire en riant d'avoir dépouillé le duc. C'est ainsi que quand la tête souffre, tout le corps est malade: sous un prince insensé, tout le pays est en péril, et le peuple, en son malheur, est désolé de toutes manières. Depuis le temps de Rollon, qui le premier des Normands commanda à la Neustrie, et dont vous tirez votre origine, jusqu'à ce prince vicieux, la Normandie a toujours eu des chefs courageux. Dans cette grande affliction du sol natal, généreux monarque, livrez-vous à un utile courroux, et, comme le roi prophête David nous le dit, ne péchez pas, et prenez les armes pour la défense de la patrie, et non pour l'ambition d'accroître votre puissance terrestre.» A ce discours de l'évêque, le Roi fut enflammé d'ardeur, et ayant pris conseil des grands qui l'entouraient, il parla en ces termes: «Au nom du Seigneur, je m'exposerai aux fatigues pour obtenir la paix, et, avec votre aide, je chercherai soigneusement les moyens de rendre le repos à l'Eglise de Dieu.» Le comte de Meulan appuya cette détermination, et aucun des autres seigneurs présents ne fut d'un avis différent: au contraire, ils exhortèrent vivement et engagèrent le père commun à faire pour l'avantage général de la Normandie une guerre vigoureuse a ceux qui dévoraient le peuple. L'éloquent prélat reprit sa sainte prédication, et, se souvenant sagement de ses devoirs, il ajouta: «Nous devons tous les jours chercher la bonne route de la vie et obéir en toutes choses à la loi divine, qui est infaillible. Quoique nous ne puissions prévenir tout ce qui se fait de coupable en secret, du moins, pour ce qui se fait contre Dieu en public, il convient de le frapper du glaive de l'esprit, et de le retrancher de nous par tous les moyens, selon les préceptes divins et les institutions des saints Pères. Tous, comme les femmes, vous portez de longs cheveux; c'est ce qui ne peut vous convenir à vous qui êtes faits à la ressemblance de Dieu, et devez jouir d'une force virile. L'apôtre Paul, ce vase d'élection, ce docteur des nations, fait voir ainsi aux Corinthiens combien il est inconvenant et détestable que les hommes portent de longs cheveux. L'homme ne doit pas voiler sa tête, parce qu'il est l'image et la gloire de Dieu; quant à la femme, elle est la gloire de l'homme.» Il ajoute un peu après: «Si l'homme entretient sa chevelure, c'est une honte pour lui; tandis que si la femme prend soin de ses cheveux, c'est un honneur pour elle, puisqu'ils lui ont été donnés pour lui servir de voile. Ce n'est pas pour leur ornement ou leur plaisir que l'on ordonne aux pénitents de ne pas se raser la barbe, et de ne pas couper leurs cheveux. En effet, comme ils se montrent devant Dieu les cheveux hérissés et l'intérieur négligé, de même ils marchent devant les hommes dans cet état extérieur, et manifestent par l'ignominie du dehors la difformité du dedans. Par leur longue barbe, ils ressemblent à des boucs dont les libertins et les courtisanes imitent honteusement l'infâme lubricité; et les honnêtes gens les regardent à bon droit comme abominables à cause de la détestable odeur de leurs débauches. Quant à ceux qui soignent leur chevelure, ils se font imitateurs des femmes dont la mollesse les conduit au crime en les éloignant de la force virile, et souvent les précipite misérablement dans une exécrable apostasie. Quelle douleur! Voici; l'heureux remède que les docteurs de l'Eglise, qui sont les médecins spirituels, ont dès long-temps établi avec prudence d'après l'inspiration de Dieu pour le salut des âmes, les enfants de la perdition, à l'instigation de Satan, s'en sont servi pour mettre le comble à leur damnation, et, par un long usage, l'ont changé en habitude. Les pontifes romains et les autres prêtres se sont opposés à cette téméraire usurpation, et l'ont condamnée dans leurs conciles d'après l'autorité divine; mais les prévaricateurs endurcis persistent follement et opposent opiniâtrément le bouclier de la malice aux traits de la sainte prédication. ils évitent de se raser de peur que leur barbe coupée ne blesse les maîtresses auxquelles ils donnent des baisers, et, couverts de soie, ils imitent beaucoup plus les Sarrasins que les Chrétiens. Voilà qu'ils ont tourné l'extérieur négligé du pénitent en appareil de luxure. En effet, ces fils obstinés de Bélial se couvrent la tête de la chevelure des femmes, tandis qu'ils portent au bout de leurs pieds des queues de scorpion, se montrant ainsi femmes par la mollesse, et serpens par l'aiguillon. Cette espèce d'hommes a été désignée sous la forme de sauterelles, il y a mille ans, par Jean dans l'Apocalypse qu'il publia à Patmos, et dans laquelle il nous donne à cet égard des détails évidens. Beaucoup de personnes suivent l'habitude d'une si grande perversité, ignorant combien est criminelle la chevelure dont ils se parent. C'est pourquoi, glorieux monarque, je vous prie de donner à vos sujets un louable exemple; que surtout ils voient par vous-même comment ils doivent se coiffer.» A ces mots, le Roi et tous les grands obéirent avec joie, et l'expéditif prélat tira aussitôt de sa manche des ciseaux, et tondit de ses propres mains d'abord le Roi, puis le comte de Meulan, et plusieurs autres seigneurs. Toute la suite du Roi et les assistants se firent de tous côtés tondre à l'envi, et, craignant les édits du prince, coupèrent leurs cheveux, qui leur semblaient si précieux naguères, puis foulèrent aux pieds comme de viles ordures cette chevelure qu'ils avaient chérie long-temps. Après avoir célébré les fêtes de Pâques, le roi des Anglais envoya des ambassadeurs à Philippe, roi des Français; il manda Geoffroi-Martel, comte des Angevins, et déploya virilement sa vengeance contre les ennemis de Dieu. [11,9] CHAPITRE IX. L'an de l'incarnation du Seigneur 1106, il se fit dans l'univers plusieurs changements de princes, et il arriva en divers lieux plusieurs événements mémorables. Dans la dernière semaine de février, une merveilleuse comète parut du côté de l'Hespérie, et, projetant sa longue chevelure vers les contrées orientales, épouvanta le cœur d'un grand nombre de mortels; et, durant trois semaines, brillant le soir avec un vif éclat, força les hommes à révéler beaucoup de secrets. Au mois de mars, le duc Boémond, ainsi qu'il l'avait promis au Seigneur dans les prisons de Daliman, se rendit en France, et accomplit son vœu dans le Limousin, au célèbre tombeau du saint confesseur Léonard. Avant d'entrer en France, il avait envoyé des ambassadeurs en Angleterre; il y avait mandé au roi Henri la cause de son arrivée en Italie, et lui avait fait entendre qu'il avait le projet de passer la mer pour se rendre à sa cour. Le prudent monarque, craignant que Boémond ne parvînt à enlever de ses Etats ses chevaliers d'élite, l'engagea à ne pas s'exposer aux dangers de la navigation pendant l'hiver, surtout ayant le projet, avant la célébration de la Pâque, de passer en Normandie, où ils pourraient avoir ensemble une entrevue convenable. C'est ce qui eut lieu. En conséquence, quand Boémond eut quitté Saint-Léonard-le-Noblet, où se trouve le tombeau du pieux confesseur, et qu'il y eut terminé ses prières, il parcourut pendant le Carême les villes et places fortes de France, et partout accueilli avec vénération, tant par le clergé que par le peuple, il racontait les divers événements auxquels il avait assisté. Il offrit respectueusement aux saints autels des reliques, des manteaux de pure soie ainsi que d'autres objets précieux; il eut même sujet de se réjouir beaucoup dans les monastères et les évêchés, où il fut reçu avec empressement, et rendit grâces à Dieu de la bienveillance des Occidentaux. Il était accompagné du fils de l'empereur Diogène, ainsi que de plusieurs autres personnages illustres de la Grèce et de la Thrace: leurs plaintes contre l'empereur Alexis, qui, par trahison, les avait privés de la couronne de leurs ancêtres, disposaient les Français naturellement fiers a l'irritation contre ce prince. Beaucoup de nobles personnages venaient le trouver, et lui présentaient leurs enfants qu'il tenait de bon cœur sur les fonts baptismaux, et auxquels même il donnait son nom. En effet, il avait été appelé Marc au baptême; mais son père ayant entendu raconter dans une conversation enjouée le conte du géant Boémond, donna ce nom par plaisanterie à son fils. Ce nom retentit ensuite par tout le monde, et fut honorablement connu par d'innombrables personnes dans les trois climats du monde; il devint célèbre en France après avoir été presque inconnu à tous les Occidentaux. Le héros dont nous venons de parler eut une entrevue avec le roi Philippe, et lui demanda en mariage sa fille Constance. Il épousa cette princesse après Pâques, à Chartres, où la comtesse Adèle donna un magnifique banquet à toute l'assistance. Là, le roi des Français se trouva avec une grande multitude de ses officiers; il y présenta à Boémond sa fille, que je ne sais pour quelle cause il avait enlevée à Hugues, comte de Troyes. Alors le duc d'Antioche, remarquable parmi les plus illustres, se rendit à l'église, et là, devant l'autel de la Vierge-Mère, il monta sur les gradins, et raconta à l'assemblée nombreuse qui s'y était réunie ses aventures et ses exploits; il fit approcher tous ceux qui prenaient les armes contre l'Empereur, et promit à ces preux chevaliers d'élite des villes et des places d'une grande richesse. Il en résulta que beaucoup de personnes s'enflammèrent d'une vive ardeur, prirent la croix du Seigneur, abandonnèrent tous leurs biens, et, courant comme au festin, prirent le chemin de Jérusalem. Ainsi partirent Raoul-du-Pont-Echenfrei, surnommé le Roux, Gauscelin son frère, Simon d'Anet, Robert de Maulle, Hugues-Sans-Avoir son cousin, et plusieurs autres dont je ne puis mettre par écrit tous les noms en particulier. La même année, les événements suivants se passèrent en Normandie. Robert d'Estouteville, homme brave et puissant, tenait fortement au parti du duc Robert, et veillait dans le pays de Caux au bon état de ses troupes et de ses places fortes. Il arriva que le jour de Pâques, lorsque le chapelain faisait communier ce seigneur et ses gens, et qu'un chevalier s'avançait suivant l'usage vers l'autel pour y recevoir l'Eucharistie, le prêtre prit le pain céleste, voulut le mettre dans la bouche ouverte du communiant, mais ne put en aucune manière lever la main de dessus l'autel. Dans un tel embarras, l'un et l'autre furent grandement effrayés. Enfin le prêtre dit à ce chevalier: «Prenez, si vous pouvez; car je ne saurais nullement remuer la main ni vous offrir le corps du Seigneur.» Cet homme avança la tête vers l'autel, s'approcha avec peine du calice, et de sa bouche ouverte prit l'hostie de la main du prêtre. Cet événement extraordinaire fit rougir le chevalier; ne sachant ce que présageait l'avenir, il redouta de grands malheurs: c'est ce qui le détermina à distribuer au clergé et aux pauvres une partie de ses vêtements et de ses autres effets. Ensuite il fut tué à Marrone, dans le voisinage de Rouen, au premier combat qui eut lieu après Pâques. Le chapelain nommé Robert m'a raconté ce qui lui était arrivé, comme nous l'avons dit, à lui et à l'infortuné chevalier, pendant la célébration des mystères vivifiants. Alors Foulques, abbé de Saint-Pierre-sur-Dive, mourut en Angleterre à Winchester le 3 des nones d'avril (3 avril); et un certain Robert, homme de rien, ayant donné au duc cent quarante marcs d'argent, lui succéda par intrusion. Il avait fait sa profession à Saint-Denis: au lieu d'être le pasteur du troupeau du Seigneur, il le dispersa, et se rendit nuisible à beaucoup de personnes, comme un vrai sectateur de Simon-le-Magicien. Aussi les moines s'enfuirent-ils loin de ce loup dévorant, et se dispersèrent pour trouver le salut de leur ame dans d'autres monastères. Il bâtit sur le bord de la Dive une forteresse dans le couvent même; il y réunit une troupe de soldats, et fit du temple de Dieu une caverne de brigands. Il vendit les ornements ecclésiastiques que les fidèles avaient mis beaucoup de soin à procurer à l'Eglise, et ce châtelain simoniaque en employa le prix à soudoyer ses satellites. Au mois de mai, un fléau pestilentiel ravagea tout l'Occident; et la fluxion faisant des progrès très-graves, tous les yeux se remplirent de larmes, et dans toute la France, où je me trouvais alors, on voyait toutes les joues mouillées de pleurs. L'été, par la violence de ses chaleurs, accéléra la maturité des moissons, et à l'été succéda sans relâche une automne semblable. La fièvre ardente, d'autres fièvres et différentes infirmités affligèrent cruellement les mortels, et en força beaucoup de s'aliter. Dans le même mois, Geoffroi-Martel, comte des Angevins, assiégea, sur Normand de Montrevaud, le château de Condé, qu'il attaqua vigoureusement. Ce prince était vaillant et ferme dans son équité, et il frappait sévèrement de la verge de la discipline la tête des voleurs et des brigands que son père avait eu long-temps l'habitude d'épargner, parce qu'il se réjouissait avec eux d'un butin et d'un pillage dont il avait fréquemment sa part. Quand Geoffroi fut parvenu à l'adolescence, et qu'il vit l'Anjou en proie à l'effervescence d'une grande iniquité, à cause de la détestable négligence de son père, animé du zèle de Dieu, il eut pitié de son misérable pays, qui eût été dans l'abondance de toutes choses s'il eût joui de la paix. Par l'ordre de Geoffroi son oncle, Foulques, qui était son héritier légitime, mais qui se montra parjure, avait enlevé le comté à son frère, et l'avait tenu prisonnier pendant près de trente ans dans le château de Chinon, d'où, en présence et par l'ordre du vénérable pape Urbain, il était sorti à grand'peine. Avec le consentement de son père, Geoffroi-Martel prit le gouvernement du comté d'Anjou, se donna beaucoup de peine pour rendre la justice aux simples et aux pauvres, et conserva louablement une paix solide à l'Eglise de Dieu. Avec l'aide du Seigneur, il ne tarda pas à pacifier toute sa province, surpassa glorieusement presque tous ses prédécesseurs en courage et en équité; mais terminant promptement sa carrière, il fit beaucoup en peu de temps. Trois ans après son avénement, Geoffroi-Martel assiégea Condé, comme nous l'avons dit ci-dessus, et pressa vivement, avec un grand courage, les rebelles qui y étaient renfermés. Les principaux des assiégés étant sortis pour se présenter à lui, traiter de la paix et rendre la place pour le lendemain, aussitôt un balistier, inspiré par le diable, tira du haut des murs un trait, frappa le jeune guerrier qui discutait cette affaire avec ses principaux officiers, et blessa mortellement au bras ce vertueux prince. Le lendemain, ce légitime défenseur de la patrie mourut, et, au milieu du deuil général, fut inhumé dans l'église du couvent de Saint-Nicolas, évêque de Myre. A sa mort, Philippe, roi des Français, confirma le comté d'Anjou à Foulques son beau-fils, et, comme il était encore fort jeune, il le confia à Guillaume, duc de Poitiers, qui se trouvait alors par hasard à la cour, afin qu'il le protégeât pendant la route, et le remît sain et sauf à son père. Ce duc conduisit l'enfant qui lui était confié jusqu'aux limites de ses terres; et là, manquant à la loyauté, et sans prévoir les suites de cette infraction aux traités, il se saisit de Foulques et le retint plus d'un an en prison. Cependant le roi de France, qui était très-replet, ayant appris cet événement, fut profondément affligé, et employa les prières et les menaces pour tâcher de délivrer l'enfant, parce que Bertrade sa femme était la mère du jeune prince, qu'elle l'excitait fortement, et qu'elle pressait tout le monde de secourir le prisonnier. Enfin le Roi, aiguillonné par de fréquentes instances, résolut de punir un si grand crime par la terreur des menaces; mais le duc orgueilleux, faisant peu de cas d'un roi peu dispos à cause de sa corpulence, retint l'enfant en prison pendant long-temps jusqu'à ce que, pour sa rançon, il eût obtenu du père les places qui se trouvaient sur les confins de l'Anjou et du Poitou. Peu de temps après, Guillaume, qui était avancé en âge, vint à mourir, et le jeune comte épousa Eremburge, fille d'Hélie, comte du Maine, de laquelle il eut une généreuse lignée de l'un et de l'autre sexe. La même année, comme nous l'avons dit, le roi Henri vint au printemps en Normandie, et réclama l'héritage paternel que des parjures, des brigands et des hommes sans aveu opprimaient outre mesure. Il conduisit avec lui le comte Hélie avec ses troupes, et assiégea la ville de Bayeux, qui était gardée par Gunhier d'Aunai. Ce Gunhier sortit pour aller au devant du Roi, et, par égard pour ce monarque, lui rendit Robert, fils d'Haimon, qu'il avait autrefois fait prisonnier; mais il refusa de lui remettre la place malgré l'ordre qu'il en recevait. En conséquence, sans nul retard, le Roi attaqua cette ville, et, y ayant jeté des feux, il la brûla de fond en comble, et prit Gunhier avec ses gens et ses soldats. Ayant appris la destruction de cette importante cité, les autres garnisons furent saisies d'effroi, et craignirent de résister insolemment à un prince si actif et si opiniâtre. Aussi les gens de Caen, connaissant le désastre de ceux de Bayeux, et craignant d'avoir à souffrir une pareille calamité, députèrent vers le Roi, qui déjà marchait sur eux en toute hâte et avec un grand courroux, et se rendirent à discrétion. En conséquence, ils chassèrent aussitôt le châtelain Engerran, fils d'Ilbert, et remirent la place entre les mains du Roi. Ce prince fit don, aux quatre principaux habitans de Caen, de Darlington, en Angleterre, qui rapporte quatre-vingts livres de revenu annuel, et qui, jusqu'à ce jour, a porté le nom de faille des Traîtres, quoiqu'elle ne leur ait pas été soumise. De là Henri marcha sur Falaise; mais il ne l'attaqua pas, parce que le comte Hélie, d'après l'invitation des Normands, se retira. Il y eut toutefois là un engagement militaire dans lequel Roger de Glocester, vaillant chevalier, perdit la vie. Les deux frères, Henri et Robert, se réunirent dans la semaine de la Pentecôte à Cintheaux, et pendant deux jours s'y entretinrent de la paix; mais, comme des séditieux turbulents y mirent obstacle, les princes se séparèrent après avoir rompu toute négociation. Ils se remirent à faire la guerre de toutes leurs forces; les grands et les jeunes chevaliers choisirent le parti auquel ils voulaient s'attacher; et, de la Pentecôte à la fête Saint-Michel, ils brûlèrent et pillèrent le pays. Alors Henri, empereur des Allemands, mourut le 7 des ides d'août (7 août); mais, comme il n'avait point satisfait à l'Eglise, en présence de Dieu, pour ses crimes nombreux, il n'eut point de tombeau et n'obtint pas les honneurs de la sépulture pendant un grand nombre d'années. Henri V, son fils, régna après lui, et, au bout de trois années, épousa Mathilde, fille de Henri Ier roi des Anglais, de laquelle il n'eut point d'enfans. [11,10] CHAPITRE X. Robert, abbé intrus de Saint-Pierre-sur-Dive, joignit aux autres crimes dont il était coupable l'attentat pervers de Simon Judas. Il convint à Falaise, avec le duc Robert et ses seigneurs, qu'il leur amènerait bientôt le roi Henri avec un petit nombre des siens, et dit qu'il fallait se tenir prêt à le recevoir. Ayant ainsi disposé sa trahison, l'abbé Robert se rendit à Caen, alla trouver le Roi, et lui dit avec les apparences de l'amitié: «Si vous voulez venir avec moi, je vous rends la place que je possède sur la Dive.» Le Roi ayant accepté sa proposition avec plaisir, il ajouta: «Il n'est pas nécessaire de mener avec vous une grande armée, de crainte que l'on n'entende le bruit de la multitude, et qu'on ne mette des obstacles à notre entreprise. J'ai dans la place un petit nombre de vassaux qui me sont entièrement dévoués.» Le Roi se leva donc nuitamment avec sept cents chevaliers, courut à cheval toute la nuit, et, dès l'aube du jour, se trouva près de Saint-Pierre-sur-Dive. Sur ces entrefaites, Rainauld de Varenne et le jeune Robert d'Estouteville, fils de Robert, dont nous venons de parler, s'étaient d'avance établis dans la place avec cent quarante chevaliers; au lever de l'aurore, ils accueillirent, avec des moqueries et des injures, le Roi qui s'approchait. Beaucoup d'autres chevaliers les suivirent de Falaise et d'autres places des environs, pour se mesurer de près avec le Roi et ses partisans. Henri, voyant le piége, ordonna, dans son courroux, de livrer aussitôt l'assaut à la garnison. Les chevaliers du Roi firent à l'instant même une attaque vigoureuse, et ayant lancé du feu, brûlèrent le château et le couvent. Alors Rainauld et Robert, jeunes chevaliers pleins de bravoure, et plusieurs autres guerriers furent faits prisonniers. Beaucoup d'autres, qui s'étaient réfugiés dans la tour de l'église, y furent brûlés. Leurs partisans, qui se hâtaient de venir les secourir, voyant ce vaste incendie, s'enfuirent au plus vite à Falaise. Le Roi, vainqueur, s'attacha à leur poursuite; mais aucun d'eux n'osa sortir de cette ville contre lui. C'est à bon droit qu'il arriva malheur à ces perfides, selon les paroles de l'apôtre: «Si quelqu'un viole le temple de Dieu, Dieu le fera périr.» Voilà que ces gens avaient fait témérairement de la maison divine une caverne de voleurs, et l'avaient souillée, sans respect, des infâmes ordures des hommes et des chevaux. Ils méritèrent de périr par le fer ou les flammes dévorantes. Alors on prit le traître abbé Robert, et l'ayant, comme un sac, jeté en travers sur un cheval, on le conduisit en présence de Henri. Ce monarque lui parla en ces termes: «Perfide, quittez mes terres. Si je ne respectais l'ordre sacré dont vous portez l'habit extérieur, je vous ferais à l'instant même déchirer par morceaux.» Cet apostat ayant été relâché, s'enfuit honteusement aussitôt en France, d'où il était originaire, et obtint d'être prévôt d'Argenteuil, parce qu'il ne pouvait supporter dans le cloître la pauvreté ni le repos monastique. La même année, cet homme ayant poursuivi en jugement un certain Jean, et ayant exigé de lui violemment je ne sais quelle contribution, fut frappé à mort par ce paysan. Ainsi le malheureux fut tué sans avoir fait pénitence pour ses péchés, qui en avaient grand besoin. L'automne de cette année fut signalé en Normandie par les tempêtes de la foudre, de la pluie et des guerres; et le foyer des combats, favorisé par beaucoup de causes, s'enflamma avec éclat. En effet, Robert de Bellême, Guillaume, comte de Mortain, et plusieurs antres seigneurs tenaient opiniâtrement au parti du duc Robert, et, comme ils redoutaient le Roi, ils refusaient absolument de se soumettre à son joug, et lui résistaient de tous leurs efforts. C'est pourquoi le roi Henri, ayant réuni un grand nombre de ses partisans, fit construire un château devant Tinchebrai; il y plaça, pour contenir les assiégés, Thomas de Saint-Jean, avec beaucoup de chevaliers et d'hommes de pied. Cependant Guillaume, comte de Mortain, dont on assiégeait la place, ayant eu connaissance de cette construction, réunit une noble troupe de chevaliers, conduisit à Tinchebrai un convoi considérable de subsistances et de tout ce qu'il savait manquer aux assiégés, et l'introduisit dans la place à la vue des troupes royales, qui en furent fort affligées. Il fit couper dans les champs les moissons vertes encore, et les procura à la garnison pour le fourrage des chevaux. Ce jeune guerrier était si habile, et avait un si grand fond de valeur, que les troupes du Roi n'osaient devant lui sortir de leurs retranchements, ni s'avancer contre lui pour lui interdire l'entrée de la place. Le Roi ayant appris ces choses, éprouva un violent courroux, et fit tous ses efforts pour attaquer plus vivement ses ennemis. En effet, ayant réuni son armée, il se rendit devant Tinchebrai, et en pressa le siége pendant quelque temps. Dans ces conjonctures, Guillaume, comte de Mortain, réclama l'assistance du duc Robert, de Robert de Bellême, ainsi que de ses autres amis, et se procura ainsi, avec beaucoup de zèle, des forces contre le Roi. Le duc, ayant donc réuni son armée, ordonna à son frère de lever le siége qu'il avait mis devant une place qui lui appartenait, et lui déclara que, faute de se retirer, il l'appelait au combat. Henri persista dans son entreprise avec opiniâtreté, et pour obtenir une paix future, accepta la guerre plus que civile où il se trouvait engagé. Il avait avec lui quatre comtes, Hélie du Mans, Guillaume d'Evreux, Robert de Meulan, Guillaume de Varenne, ainsi que quelques autres illustres barons, tels que Ranulfe de Bayeux, Raoul de Conches, Robert de Montfort, Robert de Grand-Ménil, et plusieurs autres avec leurs vassaux. Dans l'autre armée, le duc Robert avait avec lui Robert de Bellême, et son neveu Guillaume de Mortain, Robert d'Estouteville, Guillaume de Ferrières, et plusieurs autres seigneurs avec leurs troupes. Toutefois il n'avait pas, comme le Roi, beaucoup de chevaliers de marque avec lui; mais il avait une plus nombreuse troupe d'hommes de pied. Dans les armées qui étaient en présence se trouvaient des frères et des parents dont quelques-uns se disposaient à se frapper mutuellement. Quelques déserteurs fallacieux étaient sous les armes; mais ce n'était pas d'un cœur courageux qu'ils s'attachaient à leur duc, et, dans leur malveillance, ils aspiraient plutôt à fuir qu'à combattre. Plusieurs religieux essayèrent de prévenir un si grand attentat, et craignirent beaucoup de voir l'effusion du sang fraternel. C'est ainsi que l'ermite Vital, qui était alors au premier rang parmi les personnages vénérables, plus ardent que les autres à s'interposer comme arbitre entre les frères divisés, leur défendit hardiment d'en venir aux mains, de peur que l'on ne vît reproduire le forfait détestable des enfants d'OEdipe, et que les combattants n'éprouvassent à bon droit l'horrible et criminelle destinée d'Etéocle et de Polynice. Enfin le Roi considéra avec habileté la complication de ces événements, et, ayant recueilli dans son esprit les avis des sages, pesa habilement leurs diverses propositions. En conséquence il adressa à son frère le message suivant: «Mon frère, dit-il, ce n'est point par cupidité des biens terrestres que je suis venu en ces lieux, et je n'ai point résolu de vous ravir les droits de votre duché; mais, appelé par les plaintes et les larmes des pauvres, je desire secourir l'Eglise de Dieu, qui est comme un vaisseau sans pilote, courant les plus grands dangers au milieu des tempêtes de la mer. Quant à vous, vous n'occupez la terre que comme un arbre stérile, et vous n'offrez en sacrifice à notre Créateur aucun fruit d'équité. A la vérité, vous portez le nom de duc; mais vous êtes ouvertement l'objet des railleries de vos sujets, et vous ne vengez pas l'affront des mépris auxquels vous êtes en butte. Aussi les cruels enfants de l'iniquité oppriment méchamment, à l'ombre de votre nom, le peuple chrétien; ils ont déjà dépeuplé en Normandie plusieurs paroisses. A l'aspect de ces calamités, je ressens l'ardeur du zèle du Dieu qui nous gouverne, et je demande à exposer ma vie pour le salut de mes frères, d'une nation que j'aime, et de ma patrie. En considération de ces choses, profitez, je vous prie, de mes conseils, et vous éprouverez avec évidence que ce n'est point par ambition que j'agis ainsi, mais bien avec de bonnes intentions. Abandonnez-moi toutes vos places fortes, toute la justice du pays, le gouvernement de la Normandie et la moitié du duché, et possédez sans soin et sans travaux l'autre moitié: je vous paierai sur le trésor de mon royaume chaque année le revenu de l'autre année. Ensuite vous pourrez, en toute sûreté, vous livrer aux banquets, aux jeux et à tous les plaisirs. Quant à moi, pour le maintien de la paix, je supporterai le pénible fardeau qui me menace, je m'acquitterai sans faute envers vous de mes promesses pendant que vous goûterez le repos; et je contiendrai justement, avec l'aide de Dieu, la rage des méchants, pour les empêcher d'opprimer son peuple.» D'après ce message, le duc convoqua ses conseillers, et leur fit part de ce que le Roi lui mandait. Ils manifestèrent aussitôt leur horreur pour de pareilles propositions, et détournèrent par des discours violents le duc Robert d'accepter ces conditions de paix. Les ambassadeurs de Henri lui ayant annoncé que le duc et ses partisans ne voulaient nullement de la paix, et qu'ils préféraient la guerre, le Roi, se recommandant à Dieu, s'écria: «Le Seigneur tout-puissant, en qui je crois, sait que je ne marche au combat que pour secourir ce peuple désolé. J'implore du fond du cœur ce Créateur de toutes choses, pour que, dans la bataille d'aujourd'hui, il donne la victoire à celui par lequel il a résolu de procurer à son peuple la protection et le repos.» A ces mots, il réunit les officiers de ses troupes; il leur donna ses ordres pour le combat, et les harangua en peu de mots selon les convenances des lieux et des temps. Il rendit la liberté à Rainauld de Varenne et à tous ceux qu'il avait pris dans l'église de Saint-Pierre-sur-Dive, et fit vœu de rebâtir cette basilique, qui avait été brûlée. On mit ensuite en bataille les corps d'armée qui s'avancèrent rangés en ordre. Le commandement du premier corps fut donné à Ranulfe de Bayeux; le second, à Robert, comte de Meulan; et le troisième, à Guillaume de Varenne. Ce dernier était surtout satisfait de la mise en liberté de son frère, et il engagea hardiment tous ses compagnons à combattre vaillamment. Le Roi garda avec lui l'infanterie anglaise et normande; puis plaça à l'écart dans la campagne les Manceaux et les Bretons sous les ordres du comte Hélie. Dans l'armée opposée, Guillaume de Mortain commanda le premier corps, et Robert de Bellême le dernier. Quand les deux armées furent en présence, comme les troupes du comte Guillaume pressaient vivement le corps de Ranulfe, il se fit une si épaisse mêlée, et les soldats étaient tellement confondus, qu'ils ne pouvaient se frapper les uns les autres, et que chacun rendait sans effet les coups de son adversaire. Pendant que, de part et d'autre, on poussait des cris et des hurlements affreux, le comte Hélie chargea soudain avec ses troupes, prit en flanc la cavalerie à découvert du duc Robert, et lui tua bientôt deux cent vingt-cinq hommes. A la vue de cet échec, Robert de Bellême prit la fuite, et abandonna aux coups des vainqueurs les troupes en déroute de son prince. Alors Gauldri se saisit de la personne du duc, et le livra aux gardes du Roi. Ce Gauldri était chapelain de Henri; réuni à quelques chevaliers, il se trouva à la bataille; peu après, il fut fait évèque de Laon, et vexa beaucoup ses diocésains. Aussi un vendredi, veille d'une fête, fut-il tué par eux dans un verger avec sept des principaux ministres de son église. Les Bretons, de leur côté, prirent Guillaume, comte de Mortain. Le Roi et ses amis eurent beaucoup de peine à l'arracher de leurs mains. Robert d'Estouteville, Guillaume de Ferrières, et plusieurs autres furent pris aussi; quelques-uns d'eux, mis en liberté par ordre du Roi, éprouvèrent une grande joie; tandis que d'autres, à cause des crimes qu'ils avaient commis, furent condamnés à une prison perpétuelle. Le Roi, triomphant ainsi, rassembla avec joie son armée, mit prudemment ordre à ses affaires, et confia à des mains sûres les ennemis qu'il avait faits prisonniers. Le duc Robert lui parla en ces termes: «Quelques traîtres normands m'ont égaré par leurs perfidies, et m'ont empêché de profiter, mon cher frère, de vos avis, qui m'eussent été bien salutaires si je les avais suivis. J'ai conjuré les gens de Falaise, en les quittant, de ne rendre la place à personne qu'à moi ou à Guillaume de Ferrières, dont j'ai toujours éprouvé la fidélité en toutes choses. Maintenant, mon frère, ne perdez pas de temps; envoyez Guillaume pour qu'on lui remette cette place, de peur que Robert de Bellême ne vous prévienne par quelque ruse, et, s'emparant de cette place très-forte, ne vous y résiste quelque temps.» Le Roi emmena avec lui son frère, d'une manière amicale, mais avec précaution; et envoya promptement Guillaume de Ferrières pour se faire remettre Falaise. Il le suivit aussitôt, se rendit en cette ville sans tarder, et, par l'ordre du duc même, reçut la place et la foi des bourgeois. Alors on amena au Roi le jeune Guillaume, que l'on élevait dans cette ville. Le Roi regarda cet enfant, qui tremblait de peur, et consola par de douces promesses celui qui, dans un âge si tendre, était déjà en butte aux coups de l'infortune. Ensuite, de crainte qu'il ne se présentât quelque motif de calomnie, si l'enfant venait à éprouver quelque malheur dans ses mains, Henri ne voulut pas le retenir sous sa garde particulière; il confia son éducation à Hélie de Saint-Saens. Le duc Robert avait depuis long-temps marié à ce chevalier une fille qu'il avait eue d'une courtisane, et, lui donnant le comté d'Arques, il l'avait élevé au premier rang des barons de la Normandie. Le bruit de la victoire du Roi s'étant répandu, tous les religieux furent comblés de joie. Les hommes sans loyauté, et les partisans du crime, gémirent attristés, parce qu'ils s'aperçurent bien que Dieu permettait enfin qu'un joug fût imposé sur leur front indompté. En effet, les brigands séditieux voyant que le Roi, qu'ils avaient jadis trouvé courageux justicier, était, avec l'aide de Dieu, vainqueur de ses ennemis dans les batailles, et ne pouvant douter des vertus de ce grand homme, s'enfuirent aussitôt en divers lieux, et, par la seule crainte de sa puissance, s'abstinrent des forfaits qui leur étaient ordinaires. Ainsi, les attroupements criminels ayant été dispersés çà et là, les brigands changèrent d'habits, parce qu'ils craignirent grandement d'être rencontrés et reconnus par les malheureux qu'ils avaient opprimés. Le Roi se rendit à Rouen avec le duc son frère; il y fut favorablement accueilli par les citoyens; il renouvela les lois de Guillaume-le-Conquérant, son père, et rendit à la ville ses anciennes prérogatives. Par l'ordre du duc, Hugues de Nonant remit au Roi la citadelle de Rouen; il recouvra, grâce à l'autorité royale, ses propres fiefs que le comte de Bellême son seigneur lui avait enlevés, et les posséda tranquillement toute sa vie. D'autres châtelains furent aussi déliés de leur serment par le duc dans toute la Normandie; et, d'après son consentement, remettant leurs places, se réconcilièrent avec le vainqueur. Au milieu d'octobre, le Roi vint à Lisieux, convoqua tous les grands de la Normandie, et tint un concile très-avantageux à l'Eglise de Dieu. Il y décida, de son autorité royale, que la paix serait immuablement observée dans toutes les terres du duché; que, le brigandage étant comprimé, les églises, ainsi que tous les autres propriétaires légitimes, auraient la possession de tous leurs biens comme ils les tenaient le jour de la mort de Guillaume son père. Il rattacha à ses domaines ceux dont son père avait été le maître; et, de l'avis des sages, annula les donations que son frère Robert avait faites par imprudence, et tout ce que, malgré lui, par faiblesse, il avait promis ou permis. Le Roi envoya en Angleterre les ennemis qu'il avait pris pendant la guerre, et condamna à une prison perpétuelle Guillaume de Mortain, Robert d'Estouteville et quelques autres. Il resta inflexible à leur égard, et, quoique pressé par les prières, les promesses et les présents de plusieurs personnes, il ne voulut jamais se laisser attendrir. [11,11] CHAPITRE XI. Robert de Bellême, voyant ses espérances déçues contre son sentiment, gémit à l'excès, et, tentant encore le sort des combats contre le roi Henri, alla trouver Hélie comte du Mans. «Seigneur comte, dit-il, secourez-moi, je vous prie, puisque je suis votre vassal, et que j'ai une grande confiance en vous. Voilà que maintenant j'ai besoin de votre assistance, car une excessive confusion règne dans les affaires de ce monde. Vous voyez un jeune frère s'armer contre son aîné, le serviteur vaincre son maître et le jeter dans les fers. Il lui enlève l'héritage de ses aïeux, et par ce parjure usurpe les droits de son seigneur. Quant à moi, j'ai gardé ma foi à mon seigneur naturel; je lui ai obéi fidèlement comme à un père, et toute ma vie j'obéirai à ses enfants. Je ne souffrirai jamais, tant que je vivrai, que celui qui enchaîne dans une prison mon seigneur, et même le sien, exerce en Normandie une domination tranquille. Je possède encore trente-quatre places très-fortes, d'où je pourrai, certes, causer à l'usurpateur de très-fâcheux dommages. Je vous demande votre assistance seulement pour pouvoir, avec votre aide, secourir mon seigneur prisonnier, et lui restituer, à lui-même ou à son héritier, le duché de Normandie.» A un tel discours, Hélie répondit ainsi: «Tout homme prudent doit en toutes choses regarder au commencement, afin de ne pas entreprendre ce qu'il ne pourrait ou ne devrait pas accomplir. Il doit en outre chercher à ne vouloir élever plus qu'il ne convient aucun personnage indigne ni procurer d'autres honneurs à celui qui ne sait pas se gouverner lui-même; car, comme dit le proverbe vulgaire: «Qui cherche à soutenir un insensé dans l'élévation s'expose à combattre contre son maître.» J'ai fait alliance avec le roi Henri, et je ne saurais trouver dans sa conduite aucun motif de me séparer de lui. Je ne veux pas offenser follement un si grand prince; et, dans une telle affaire, je ne saurais prêter l'oreille ni à vous, ni à qui que ce soit. Ce monarque n'est pas moins remarquable par la prudence que par la puissance et les richesses, et personne, je pense, ne peut l'égaler en Occident. Si, comme vous le prétendez, il a combattu contre son frère aîné, qui était en même temps son seigneur, il y a été forcé par une impérieuse nécessité, et excité par les prières des hommes consacrés à Dieu, qui étaient misérablement opprimés par des scélérats dignes de mourir de mort violente. Au reste, comme le peuple le dit journellement, le mal doit se faire pour faire cesser un plus grand mal. Je ne dis cela que d'après l'expression vulgaire, et je ne m'appuie pas sur une autorité divine. Dans cette circonstance, deux frères ont combattu une fois l'un contre l'autre, pour que désormais cessent les batailles qui journellement enivraient la terre du sang de ses enfants. En effet, depuis que le duc est de retour de Jérusalem, et qu'il a pris le gouvernement du duché de Normandie, il s'est livré à la nonchalance et à l'engourdissement. Aussi, encouragés à tous les crimes par tant de mollesse, les ennemis de la loi ont jusqu'ici, en cachette et ouvertement, exercé en Normandie d'intolérables fureurs; et la sainte mère Eglise a été durant six ans vexée par l'incendie et le brigandage. Des troupes d'hommes réduits à l'indigence ont été forcées de s'exiler dans les pays étrangers, et les couvents des moines ont été dépouillés des effets et des terres que de pieux barons leur avaient donnés. La violence des méchants ne faisait grâce à personne: tout était rempli de terreur et de deuil. Comme l'iniquité des pervers s'accroissait journellement de toutes manières, il ne subsistait presque plus de respect pour le culte divin. Il serait superflu d'énumérer les longs malheurs qui en ont résulté. Ne voyons-nous pas les églises brûlées sur plusieurs points de la Normandie, les diocèses vides de fidèles, et les villes ainsi que les campagnes remplies partout de méchancetés et d'infortunes? Vous aussi, ainsi que vos complices, vous avez infesté cette noble province, et excité contre vous-même la colère de Dieu. C'est par un juste jugement de Dieu même qu'il est arrivé que la victoire a été miraculeusement accordée à l'ami de la paix et de la justice, et que ses adversaires ont été entièrement détruits. Je ne chercherai donc point à m'armer contre Henri, de peur qu'offensant Dieu, qui est son protecteur, je ne paraisse le provoquer contre moi; mais si vous renoncez aux tentatives de la méchanceté et à l'astuce malveillante, et que vous cherchiez à vous concilier l'amitié de ce puissant monarque, vous pourrez me considérer dans cette occasion comme disposé à vous seconder auprès de lui.» Robert de Bellême ayant trouvé Hélie invinciblement opposé à de criminelles factions, et sentant combien ses avis étaient prudents et judicieux, ce rusé personnage, comme totalement changé, rendit grâce au sage conseiller, et le pria de le réconcilier avec le Roi. Comme il existait une intime familiarité entre le Roi et le comte du Maine, Robert obtint Argentan, restitua tout ce qu'il avait pris sur le domaine du prince, et fut réintégré aussi dans la vicomté de Falaise et dans les autres biens qui avaient appartenu à son père. Ainsi, avec l'aide de Dieu, le roi Henri humilia tous ses ennemis, et fit raser les châteaux que Robert et d'autres séditieux avaient illégalement bâtis. De peur que les factieux, sous prétexte de secourir le duc Robert, ne portassent au désordre les hommes simples et ne troublassent les personnes tranquilles, le roi envoya ce prince en Angleterre, le retint en prison pendant vingt-sept ans, et lui procura abondamment toutes sortes de délices. Ce monarque gouverna parfaitement le duché de Normandie ainsi que le royaume d'Angleterre, chercha toujours à maintenir la paix, et, jouissant comme il le voulut du bonheur de sa position, il ne s'écarta jamais de son ancienne fermeté ni de la sévérité de la justice. Pour prévenir les révoltes, il contint adroitement les comtes les plus puissants, les châtelains et les tyrans audacieux; en tous temps il soutint avec clémence et protégea les gens tranquilles, les religieux et le bas peuple. Des deux côtés du détroit, affermi au faîte du pouvoir, dans la huitième année de son règne, Henri s'occupa toujours de procurer la paix à ses sujets, et punit rigoureusement, par des lois sévères, les transgresseurs des lois. Au milieu de l'abondance, des richesses et des délices, il fut trop livré à ses passions. Criminellement subjugué par le libertinage depuis sa jeunesse jusqu'à ses dernières années, il eut de diverses courtisanes plusieurs enfants de l'un et l'autre sexe. Dans sa rigoureuse habileté, il augmenta beaucoup les revenus du fisc et amassa de grands trésors d'objets mondains. Il s'attribua à lui seul la totalité des chasses de l'Angleterre entière, alla même jusqu'à faire couper une patte aux chiens qui se trouvaient dans le voisinage des forêts, et n'accorda le privilége de chasser dans ses bois qu'à un très-petit nombre de nobles et d'amis. Curieux de son naturel, il étendait ses recherches à tout, et conservait dans sa mémoire ce qu'il avait appris; il voulait savoir à fond quelles étaient les affaires des ministres et des magistrats, et, s'établissant juge avec habileté, il réglait ce qui concernait l'Angleterre ou la Normandie; il connaissait même les choses cachées et tout ce qui se faisait secrètement, et causait ainsi l'étonnement de ceux qui ne concevaient pas comment ce prince pouvait parvenir à la connaissance de leurs secrets. Après avoir exactement consulté les anciennes histoires, je puis avancer avec assurance qu'aucun roi en Angleterre, pour ce qui concerne le gouvernement séculier, n'a été plus riche et plus puissant que Henri. [11,12] CHAPITRE XII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1107, le roi Henri convoqua les grands et appela en jugement Robert de Montfort, comme ayant violé sa foi. Ce comte, qui se sentait coupable, obtint la faculté d'aller à Jérusalem, et abandonna toutes ses terres au Roi; ensuite il partit avec quelques compagnons. Il trouva Boémond dans la Pouille, et y reconnut avec joie plusieurs de ses compatriotes: Hugues du Puiset, Simon d'Anet, Raoul du Pont-Echenfrei, Joscelin son frère et plusieurs autres Cisalpins se trouvaient avec Boémond. Quelques autres chevaliers de différentes nations attendaient le moment favorable pour passer la mer, desirant tous, sous les ordres de ce duc, combattre contre l'Empereur. Dans cette attente, ils vivaient, eux et leurs chevaux, aux frais de Boémond. Ce duc nourrit tant de troupes pendant deux ans, qu'il épuisa presque tout son trésor, et fournit à tous de bon cœur des vaisseaux de transport sans leur faire payer le passage. Il accueillit avec de grands honneurs Robert de Montfort; et ne sachant pour quelle cause il avait quitté sa patrie, il le plaça dans un poste élevé, parce qu'il avait été maréchal héréditaire de la Normandie. Boémond avait long-temps retenu dans ses ports les vaisseaux et les étrangers auxquels il avait fourni une abondante subsistance à ses frais, et il avait mis beaucoup de soin à équiper contre l'Empereur une flotte montée d'hommes vaillants. Enfin, l'armée du Christ, favorisée par les vents, passa en Thessalie, et assiégea long-temps la ville de Durazzo. Le magnanime duc s'efforçait de toutes manières d'emporter la place; mais ceux qui auraient dû le seconder le mieux mettaient obstacle à ses desseins. En effet, Gui, son frère, et Robert de Montfort, dans lesquels il avait le plus de confiance, avaient eu la perfidie de se tourner du parti de l'Empereur; et, séduits par ce prince, qui leur avait énvoyé en présent de grandes sommes d'argent, ils déjouaient les efforts de leur chef. Tandis qu'il disposait ses machines de guerre et fixait un jour pour l'assaut, ces perfides, prétextant frauduleusement quelques motifs, demandaient un délai, ou faisaient secrètement informer l'ennemi de la manière dont le danger le menaçait. C'est ainsi que, par la trahison des siens, Boémond fut long-temps trompé comme ses troupes, et que l'armée du Christ, faute de vivres, fut anéantie dans les contrées étrangères. Enfin, ne pouvant plus supporter les calamités de la famine, les soldats désertèrent peu à peu; et, dispersés en Macédoine, traitèrent avec l'Empereur, qui, les ayant reçus à composition, leur donna la libre faculté de rester avec lui ou bien d'aller où ils voudraient. Plusieurs même reçurent de lui beaucoup de présents, et lui rendirent grâces de ses largesses et de l'abondance qui avait succédé à leur grande misère. Boémond, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de ses vastes entreprises, s'affligea beaucoup, et résista long-temps à l'invitation que lui faisaient ses compagnons d'armes de rechercher les faveurs de l'Empereur. Ils disaient: «Nous portons la peine de notre témérité pour avoir tenté des entreprises orgueilleuses au-delà de nos forces et loin de notre pays natal, et pour avoir eu l'audace de lever la main contre le saint Empire. Nous n'avons point été déterminés à ces grandes entreprises par des droits héréditaires; aucun prophète ne nous a été envoyé de Dieu pour nous faire connaître les célestes oracles: c'est le desir d'envahir le bien d'autrui qui vous a engagé dans cette pénible carrière; et, de notre côté, l'amour de l'argent nous a conduits à supporter l'intolérable poids des fatigues et des batailles. Comme Dieu ne souffre pas qu'on se joue de lui, qu'il ne casse pas ses jugements, et ne renverse point ce qui est équitable, il a exaucé avec bonté les prières des justes qui, dans la Grèce, élèvent leurs voix vers lui contre nous. il a dispersé nos bataillons en les affaiblissant, bien moins par la guerre que par la famine; et, sans effusion de sang, il a détruit nos forces. Faites donc, nous vous en prions, la paix avec l'Empereur avant que vous ne tombiez entre ses mains, avant que vous ne soyiez condamné à mort, et que, par votre chute, tous ceux qui vous appartiennent ne soient plongés dans d'irréparables malheurs.» A ces mots, le vaillant duc vit bien que la défection de ses troupes était assurée; et, de peur d'encourir avec perte un incurable affront, il céda malgré lui, fit la paix avec l'Empereur, et retourna fort triste dans la Pouille. Il eut beaucoup à rougir devant les Français, auxquels il avait promis de grands royaumes, et leur laissa honteusement la liberté de continuer leur voyage. Alors Raoul du Pont-Echenfrei, Hugues du Puiset, avec Joscelin son frère, et plusieurs autres, se rendirent à Constantinople, où ils furent comblés d'honorables présens par l'Empereur Alexis, et d'où ils partirent pour Jérusalem. La femme de Raoul, qui était fille de Goislin de Lieux, mourut dans la ville royale, et y fut honorablement ensevelie. Quelques-uns, après avoir fait leurs prières, regagnèrent le sol natal, et terminèrent leur carrière par divers accidents. Gui tomba malade peu de temps après, et reconnut ouvertement la trahison dont il était coupable; mais il ne put jamais obtenir de son frère le pardon de son crime. Robert, complice de la même trahison, vint à mourir, et personne ne fit l'éloge de son mérite. L'an de l'incarnation du Seigneur 1111, Marc Boémond mourut à Antioche, après beaucoup de combats et de triomphes au nom de Jésus-Christ: Tancrède, chevalier digne d'éloges, lui succéda pendant quelques années, à la grande confusion des Païens. A sa mort, Roger, fils de Richard, cousin des princes dont nous venons de parler, obtint la principauté d'Antioche; mais, accablé par l'infortune, il la conserva peu de temps. Tout le monde retentit du bruit de la mort de ces princes invincibles: il en résulta un grand deuil pour les Chrétiens, et pour les Païens une grande allégresse. En conséquence Amirgazis, neveu du Soudan, prince des Perses, déclara la guerre aux Chrétiens, et assiégea avec une nombreuse armée Sardanas, place forte des Chrétiens, et qui est à dix lieues d'Antioche. Cependant Roger, fils de Richard, prince d'Antioche, marcha au combat, malgré le patriarche Bernard, et ne voulut pas attendre Baudouin, roi de Jérusalem, dont ils avaient imploré l'assistance. Roger était un chevalier hardi et actif, mais inférieur à ses deux prédécesseurs, parce qu'il était méchant, obstiné et téméraire. Ce pontife, plein de sollicitude pour son peuple, comme l'est un bon père, dit au duc qui montrait trop de précipitation: «Vaillant duc, modérez prudemment votre valeur, attendez l'arrivée du roi Baudouin, de Joscelin, et de quelques autres seigneurs fidèles, qui s'occupent avec grand zèle de vous secourir. La précipitation nuit excessivement à la plupart des hommes, et a même enlevé la vie et la victoire aux plus grands princes. Parcourez l'histoire ancienne et moderne, et considérez attentivement le résultat des choses merveilleuses. Rappelez-vous Saül, Josias et Judas Macchabée, ainsi que les Romains vaincus à Cannes par Annibal, et prenez les plus grands soins pour ne pas vous précipiter avec vos sujets dans une ruine pareille. Attendez vos respectables compagnons d'armes qui sont distingués par leur foi et par toutes sortes de mérites: fort de la vertu du Tout- Puissant, combattez avec eux contre les Païens, et, avec l'aide de Dieu, vous jouirez de la victoire que vous desirez.» Le sage prélat dit ces choses et beaucoup d'autres semblables; mais l'orgueilleux prince, méprisant ses avis, se mit en marche, et alla camper avec sept mille hommes dans la plaine de Sarmatam. Alors Amirgazis et ses nombreux bataillons de Païens levèrent promptement le siége, descendirent des montagnes voisines dans la campagne, et, comme des sauterelles, couvrirent de leur multitude la surface de la terre; puis, volant aux tentes des Chrétiens, qui ne les attendaient pas, ils les chargèrent avec fureur et tuèrent dans les champs de Sarmatam le prince Roger avec sept mille hommes. Cependant Robert de Vieux-Pont, ainsi que d'autres chevaliers ou écuyers, qui dès le matin étaient allés au fourrage ou à la chasse aux oiseaux, ou bien étaient sortis des tentes pour d'autres causes, voyant cette attaque imprévue, prirent la fuite vers la ville pendant sept lieues, et engagèrent à la défense de la patrie les citoyens qu'ils agitèrent par de tristes rapports. Près de cent quarante hommes étaient sortis des tentes, et, sauvés par la main de Dieu, furent conservés pour les fidèles. Ayant appris ces choses, le patriarche Bernard, avec tous les clercs et les laïcs qu'il put trouver, se disposa virilement à défendre la ville. Cécile, fille de Philippe, roi des Français, veuve de Tancrède, arma chevalier Gervais-le-Breton, fils d'Haimon, vicomte de Dol, et conféra le même grade à plusieurs autres écuyers, pour qu'ils combattissent les Païens. Ces barbares, fiers du grand carnage qu'ils avaient fait des Chrétiens, volèrent pêle-mêle devant Antioche, où ils essayèrent d'entrer à l'improviste après l'avoir privée de ses défenseurs; mais, grâce à Dieu, la main d'un petit nombre de fidèles suffit pour les repousser entièrement loin des retranchements de la place. Au bout de quinze jours, le roi de Jérusalem et Pons, comte de Tripoli, se réunirent avec leurs troupes au château de Harenc, et ayant engagé le combat au nom du bon Jésus, victorieux, ils taillèrent en pièces les troupes païennes. Là, le jeune Gervais tua Amirgazis, neveu du soudan, et la valeur chrétienne anéantit les forces des barbares. En conséquence, les Chrétiens s'enrichirent des dépouilles des Gentils, et de bon cœur rendirent grâces à Dieu. Alors le roi Baudouin, à défaut d'héritier de la race de Tancrède, prit possession d'Antioche, et la défendit quelques années contre les Païens. Enfin le jeune Boémond arriva de la Pouille en Syrie, et, accueilli avec une grande joie par tout le monde, épousa la fille du Roi. Il recouvra tous les Etats de son père, dont il suivit les traces pendant près de quatre ans, florissant avec éclat; mais comme une belle fleur, il se flétrit promptement. [11,13] CHAPITRE XIII. Sur ces entrefaites, Balad Sathanas, c'est-à-dire le vicomte Baldac, qui avait épousé la fille de Roduan roi d'Alep, et qui régnait avec elle, combattit longtemps et avec vigueur contre les Chrétiens. Ce vieux guerrier étant occupé au siége de la ville de Monbec, et songeant en outre à la perte des fidèles, apprit que le roi Baudouin, Joscelin et plusieurs autres voulaient se rendre à Ragès, et avaient résolu d'y célébrer les solennités de Pâques. C'est pourquoi, dans la dernière semaine du Carême, il quitta secrètement le siége avec quarante mille hommes, et le jeudi de la Cène du Seigneur, il fit prisonniers Joscelin de Torvescel et Galeran du Puiset qui marchaient en avant. Ensuite il se cacha avec les siens comme un loup au sein d'un bois épais d'oliviers, et, dans cette embuscade, le samedi de Pâques, il attendit au pont de Toreis sur l'Euphrate le roi Baudouin, qui ignorait ce qui était arrivé aux guerriers qu'il avait envoyés en avant. Le rusé espion vit venir des chapelains et des gens de peu de conséquence qui étaient sans armes; mais comme il desirait évidemment une meilleure proie, il les laissa passer impunément. Enfin il s'empara du Roi, qui suivait avec sécurité ses gens, n'ayant avec lui que trente-cinq chevaliers; puis il envoya toutes ses troupes comme des tigres enragés après les malheureux qui venaient de passer, et ordonna de les massacrer tous jusqu'au dernier. C'est ce qui eut lieu; car tous les chapelains du Roi et les hommes sans armes qui l'avaient précédé furent égorgés comme des moutons le samedi de Pâques. Alors Balad, fier de tant de prospérité, triompha de joie, et emmena le Roi et les chevaliers enchaînés à Charran, et ensuite à Carpetra. Il y a là une tour très-grande, riche et très-forte, et l'une des principales parmi celles qui servent de rempart aux tyrans du monde. C'est là que le roi Baudouin, Joscelin, Galeran, le vicomte Pons, le jeune Gervais, le breton Guiumar, fils du comte Alain, et trente-deux chevaliers furent ensemble mis aux fers pendant un an, avec quarante Chrétiens d'Arménie et de Syrie, qu'ils y trouvèrent, et qui depuis longtemps y étaient enfermés. Balad confia à trois cent cinquante chevaliers la garde de la tour et des prisonniers, fit condamner le Roi au jeûne, jusqu'à ce qu'il eût rendu ses forteresses que le barbare desirait par-dessus tout, et assujétit les autres dans la prison à divers emplois et à des travaux journaliers. Enfin, il réunit une grande armée, marcha en hâte contre les Chrétiens qu'il croyait sans chef, et pressa par un long siége le château de Sardanas, qui est voisin d'Antioche; mais, comme le puissant roi Sabaoth fortifia les assiégés, Balad ne put emporter la place. Pendant ces événements, les prisonniers servaient les satellites des Païens et obéissaient à leurs ordres, enchaînés par un pied. Tous les jours ils apportaient de l'eau de l'Euphrate pendant un mille de chemin, et faisaient gaîment les autres travaux qui leur étaient ordonnés: aussi les Païens les aimaient comme de bonnes bêtes de somme; ils les traitaient avec affabilité, et les nourrissaient abondamment comme de bons employés et de bons ouvriers, de peur qu'ils ne vinssent à succomber. Le roi Baudouin et Joscelin étaient seuls livrés au repos; mais on les gardait avec un grand soin. Par l'ordre de Balad, le Roi ne mangeait chaque semaine que le dimanche et le jeudi, tandis qu'il fournissait une nourriture suffisante aux trois cent cinquante chevaliers préposés à sa garde. Il payait aussi, tant par un effet de sa munificence royale que pour se concilier la faveur de ses gardiens, la subsistance abondante qu'il faisait donner à tous ses compagnons, et aux quarante captifs qu'il avait trouvés en prison. Cette générosité lui devint très-avantageuse: car les soldats païens lui rendaient beaucoup d'honneurs en le gardant, et, contre l'ordre de Balad, lui fournissaient secrètement des mets en abondance. L'émir de Caloiambar, oncle de sa femme, venait à son secours en lui envoyant toutes les semaines cent besans. L'astuce des Païens était quelquefois favorable aux Chrétiens; mais périsse à jamais leur foi canine! En effet, dans les solennités de leurs fêtes, deux fois ils tirèrent au sort les chevaliers chrétiens: ils en enchaînèrent un à un pieu pour le percer de flèches, et le tuèrent avec d'amères moqueries. A cette vue, les captifs furent profondément attristés, et desirèrent mourir noblement plutôt que de vivre si misérablement. En conséquence, au bout d'un an, les Chrétiens s'animèrent d'un courage viril, et un certain dimanche ils enivrèrent leurs gardes, que le Roi avait copieusement rassasiés. Pendant que les Païens étaient endormis, les Français se saisirent de leurs armes, et, s'étant réunis aux quarante Chrétiens d'Arménie et de Syrie qui depuis long-temps étaient prisonniers, ils massacrèrent tous les Turcs, et ayant mis à mort les portiers, ils se rendirent maîtres de toute la forteresse. Le lendemain, ils firent une sortie vigoureuse dans la ville, tuèrent plusieurs milliers de Païens, et, ayant enlevé du butin, gardèrent pendant près de huit mois cette place très-forte. Alors ils firent sortir Joscelin et Goisfred-le-Grêle, et les chargèrent d'aller demander l'assistance de tous les Chrétiens. Vers ce même temps, la reine de Jérusalem, qui était originaire d'Arménie, envoya au secours de son mari cent Arméniens fidèles, portant les armes et l'habillement des Turcs. Arrivés à Carpetra, ils entrèrent dans la tour, et, habiles dans la langue et les manières turques, ils rendirent de grands services aux Français. Joscelin et Goisfred, s'étant engagés dans un chemin qu'ils ne connaissaient pas, et dans cette barbare contrée redoutant tous ceux qu'ils rencontraient comme s'ils eussent été leurs ennemis, se réunirent à un paysan qui, monté sur un âne avec sa femme, allait de Mésopotamie en Syrie. Comme ils voyageaient et causaient ensemble, le paysan reconnut aussitôt le vaillant Joscelin qui trembla à la voix du barbare, et lui dit qu'il se trompait. Le paysan lui répondit: «Ne niez pas qui vous êtes, bon et vaillant chevalier Joscelin, je vous connais pour mon maître. Je vous ai plusieurs fois servi dans votre maison, et je me suis réjoui tant que j'ai pu rendre des services au moindre de vos gens. J'ai porté l'eau, j'ai allumé le feu, et j'ai obtenu de votre largesse la nourriture et l'habillement parmi vos domestiques. Au bout de quelques années, je suis retourné chez mes parens qui sont Turcs, et que j'abandonne de nouveau à cause de leur religion; je reviens chez les Chrétiens parmi lesquels j'ai demeuré avec plus de bonheur que parmi mes parents et mes compatriotes. Braves chevaliers, j'ai entendu parler de vos infortunes, et j'ai été naguère fort affligé du malheur qui vous est arrivé ainsi qu'aux vôtres. Maintenant que vous êtes libres de vos fers et que vous retournez chez vous, je continuerai de vous accompagner fidèlement, et je vous guiderai jusqu'à Antioche.» Le païen dit ces choses et beaucoup d'autres semblables; Joscelin et son compagnon furent comblés de joie. Aussitôt ils échangèrent leurs vêtements. Le barbare les précédait comme s'il eût été leur maître, et s'entretenait avec ceux qu'il rencontrait. Les deux seigneurs chrétiens suivaient comme de vils esclaves, et priaient tout bas le roi Sabaoth pour qu'il les sauvât. Ils portaient avec joie dans leurs bras, alternativement, la fille du Sarrasin, âgée de six ans, et passaient sans être connus dans les places fortes et les villes. Apprenez maintenant ce qui arriva à ceux qui étaient réduits à toute extrémité à Carpetra. Trois des femmes de Balad étaient dans la forteresse où, pendant quinze jours, les Chrétiens ne soupçonnèrent pas leur existence. Fatumie, fille d'Ali roi des Mèdes, se distinguait par sa beauté et sa puissance; l'autre était fille de Roduan d'Alep, et la troisième de l'émir de Caloiambar. La fille de Roduan écrivit une lettre, qu'elle envoya de sa tour par le moyen d'un pigeon au cou duquel elle l'attacha, à son mari qui assiégeait Sardanas avec cent mille hommes: elle y racontait clairement tout ce qui concernait la prise de la forteresse, le massacre des gardiens et le ravage du pays. Aussitôt Balad effrayé leva le siége, et se hâta de regagner Carpetra, que pendant huit mois il assiégea avec toutes ses forces. Ce fut alors que Joscelin avec ses compagnons de route passa sans être reconnu au milieu des armées de Balad, et, parvenu dans ses foyers, récompensa dignement son guide. Il fit régénérer par le baptême cette famille, et donna des biens considérables au mari ainsi qu'à la femme. Il maria avec de grands avantages, à un chevalier chrétien, la jeune fille qu'il avait portée en traversant inconnu les contrées païennes. Balad assiégea long-temps Carpetra avec une nombreuse armée; mais Baudouin et les siens firent une brillante résistance. Il y avait dans cette citadelle plusieurs appartements beaux et spacieux, et des chambres fermées dans l'intérieur des principales murailles où se trouvaient de grands trésors, c'est-à-dire beaucoup d'or et d'argent, des pierres précieuses, de la pourpre et de la soie, et toutes sortes de richesses en abondance. Un ruisseau considérable y venait de l'Euphrate, conduit admirablement par un canal souterrain, et servait largement à l'usage des assiégés. La provision de pain, de vin et de viandes, tant fraîches que salées, eût suffi pour dix ans à mille chevaliers. Aussi les courageux Français pouvaient-ils en toute confiance attendre que Joscelin revînt avec un renfort de Chrétiens. En conséquence, Balad, fort inquiet, s'adressa souvent au roi Beaudouin au moyen d'habiles ambassadeurs. Il fit beaucoup de promesses, et parfois de sévères reproches. «O roi, dit-il, vous commettez un honteux attentat, qui, maintenant et chez les nations futures, attirera le mépris sur votre mérite. Quelle honte pour vous! vous affligez cruellement de nobles dames. Vous les opprimez d'une manière inconvenante, ce qui est contraire à la générosité royale et à la religion chrétienne. Pourquoi retenez-vous enchaînées en prison, comme des captives, mes femmes qui sont sans défense, et qui jamais ne vous ont offensé en rien? Pourquoi chargez-vous de fers, comme des voleurs ou des traîtres, des Reines issues du sang royal? Ce que vous faites attire un grand déshonneur sur votre nation; et dans tous les siècles sera imputé à votre religion comme un forfait exécrable. Je vous en prie, amollissez votre cœur de fer; ayez pitié de ma vieillesse, faites grâce à la fragilité féminine. Rendez-moi mes femmes, je vous en supplie, et je vous donnerai à vous et aux vôtres toute garantie, sous la foi du serment, de ne vous attaquer en aucune manière d'ici à un an, jusqu'au retour de Joscelin, votre député, et jusqu'à ce qu'il vous amène le secours dont vous avez besoin. En attendant, si vous m'accordez la douceur de me rendre mes femmes que je desire obtenir, je me retirerai d'ici pour me livrer aux affaires de mes Etats, et jusqu'au temps prescrit vous serez en paix avec moi. Jouissez dans tous mes Etats de la faculté de vous approvisionner, et dépensez librement tout ce que vous voudrez de mon grand trésor dont vous vous êtes peut-être emparé.» Gazis, Bursethin, et plusieurs autres personnages illustres furent porteurs de ce message, et exhortèrent éloquemment le roi Baudouin à satisfaire le roi Balad. Baudouin convoqua tous ceux qui étaient dans la citadelle; il leur fit connaître les dépêches de Balad, et leur demanda leur avis. Comme chacun était partagé à cet égard, et qu'on hésitait, dans cette affaire difficile, à manifester une opinion positive, la reine Fatumie s'exprima ainsi: «Je vois, vaillants hommes, que vous hésitez sur la réponse que vous devez faire aux propositions de mon seigneur. Je vous en prie, daignez m'écouter. Faites peu de cas de tout ce qu'il vous dit, parce qu'il n'y a rien de vrai dans ses discours. Tout ce qu'il vous promet est faux; il cherche ainsi à vous tromper. Tant que vous tiendrez bon dans cette citadelle qui est imprenable, et que vous m'y garderez ainsi que mes compagnes, Balad vous craindra sans nul doute, et n'osera vous livrer aucun assaut. En effet, il considère sagement, et le dit souvent en présence de ses amis intimes, dans leurs réunions, que, si vous nous faites mourir pour vous venger des maux que vous endurez, il ne cessera jamais d'être en guerre; car toute notre famille, qui possède la plus grande partie de l'Orient, le combattra à mort. Ainsi, attendez avec confiance le secours du Ciel et de vos fidèles amis, et défendez-vous avec prudence des piéges funestes de votre fallacieux ennemi. Vous occupez un point élevé, et vous pouvez repousser les assaillants avec des traits et des pierres. Que vous manque-t-il, si vous êtes magnanimes? Vous avez des armes et des vivres en abondance; cette inexpugnable forteresse renferme du pain, de l'eau, du vin et de la viande. Rappelez vous le siége de Troie qui dura dix ans, et songez aux merveilleux exploits des héros que vos histrions vous représentent journellement; que ces récits vous rendent la force et fortifient votre courage. Combattez vaillamment comme font les Français; persévérez jusqu'à ce que vous ayez remporté la victoire, de peur que dans tout l'univers on ne chante sur votre compte d'offensantes chansons, Jusqu'à ce jour, le monde a retenti des louanges glorieuses données aux prouesses occidentales, et la réputation des Français a pénétré jusqu'au royaume de Perse. Nous ne sommes pas fâchées d'être enfermées avec vous, quoique le roi Balad considère notre captivité comme un malheur. Nous supportons plus volontiers cet emprisonnement que le culte du démon avec les idolâtres. Nous embrassons en effet vos usages qui nous semblent bons; nous applaudissons à votre foi et à votre religion, et nous desirons, si par la grâce de Dieu nous pouvons sortir d'ici saines et sauves avec vous, recevoir de cœur les sacrements célestes des Chrétiens.» [11,14] CHAPITRE XIV. Les autres Reines approuvèrent de bon cœur le discours de Fatumie. Les Chrétiens furent très-satisfaits de ces exhortations données par des femmes étrangères; animés par elles, ils résistèrent plusieurs jours, et se maintinrent dans la forteresse. Enfin le roi Baudouin, cédant aux demandes et aux grandes promesses de Balad, accéda à ses propositions, lui rendit ses trois femmes malgré elles, et les lui fit remettre par cinq braves chevaliers. Aussitôt qu'ils les lui eurent remises avec de décentes parures, les chevaliers voulurent retourner à la citadelle vers leurs compagnons; mais, à la grande douleur de beaucoup de monde, ils furent retenus par le tyran. Ainsi le breton Guiumar, Gervais de Dol, Robert de Caen, Musched du Mans et Rivallon de Dinan furent pris par le perfide Balad, qui les donna en présent à Ali, roi des Mèdes. C'était un prince très-puissant: après avoir gardé les Français honorablement pendant neuf mois, il les donna au calife de Baldac. Le lendemain, le Soudan les reçut de ce calife, les rendit à la liberté, et les combla de présents. Là, les quatre héros se donnèrent pour chef Guiumar, fils du compte Alain, et restèrent trois ans et demi avec de grands honneurs sous les lois du Soudan. La quatrième année, ils retournèren tà Antioche. Le Dieu des Chrétiens ne priva pas de son assistance ses enfants exilés: en effet, les cinq chevaliers, dont nous venons de parler, et qui furent si loin conduits en captivité, furent traités avec de grands égards chez les barbares. Le roi des Mèdes les recommanda au gouverneur de la ville, et leur enjoignit de se trouver tous les jours auprès de lui vêtus à la française. Ils étaient habillés de vêtements de soie et d'or: ils avaient des chevaux, des armes, toutes sortes d'effets, et tout ce qu'ils demandaient soit au roi, soit au gouverneur. Les Perses les trouvaient admirables, et les Mèdes, qui aimaient les manières des Français, en faisaient l'éloge. Les filles des Rois aimaient leur beauté, et souriaient à leurs plaisanteries. De leur côté, les Rois et les princes desiraient posséder de petits enfants issus de ces chevaliers; mais personne ne put leur faire quitter le culte du Christ ni les détourner de leur religion. On rapporte des choses merveilleuses des richesses du soudan, et des curiosités inconnues que l'on voit en Orient. Ce mot de soudan signifie maître unique, parce qu'il commande à tous les princes de l'Orient. Au bout de quatre ans, il leur accorda la permission de se retirer, et leur remit une flèche dorée, qui désignait leur mise en liberté par le prince. Il leur offrit, s'ils voulaient rester avec lui, les filles de ses seigneurs les plus puissants, de grands trésors et des terres. Enfin, comme ils voulurent le quitter, il leur fit voir son trésor qui était considérable, et toutes ses richesses. Comblés de présents de différentes espèces, ils saluèrent les personnes de leur connaissance et leur bienfaiteur; sous la conduite de David, roi de Georgie, et de Turold-des-Montagnes, ils retournèrent à Antioche, où ils racontèrent joyeusement à leurs amis comment ils étaient restés à Ninive, à Baldac et à Babylone, et parlèrent de beaucoup de choses qui nous sont inconnues, et qu'ils avaient vues dans les contrées orientales. Ils apprirent à Antioche que Balad assiégeait Monbec, et qu'il retenait dans une étroite prison le roi Baudouin, après avoir tué ses compagnons. Car Joscelin, qui était sorti de Carpetra, et avait envoyé de fidèles ambassadeurs à l'empereur Jean, aux Grecs et aux Arméniens, revint au bout de huit mois avec une grande armée au secours du Roi, qu'il avait laissé assiégé, comme nous l'avons dit, dans la tour de Carpetra. Pendant ce temps-là, Balad assiégea la forteresse, envoya souvent auprès du roi Gazis, son neveu, et le jeune Bursechin son premier général, et lui promit avec serment que, s'il voulait rendre sans coup férir la citadelle, il lui donnerait la liberté de se retirer où il voudrait avec les siens, et d'emporter avec lui tout ce qu'il demanderait. Fatigué de la longueur de son séjour dans la tour, le roi Baudouin, se confiant mal à propos à l'astucieux païen, rendit la citadelle, au grand scandale des Chrétiens, et à la grande joie de leurs ennemis. En conséquence, le Roi étant sorti de la place, Balad lui fit extraire quatre dents; il fit arracher l'œil gauche à Galeran du Puiset, lui fit couper les veines du bras droit, afin qu'il ne lui fût plus possible de porter la lance, et ordonna de trancher la tête à tous leurs compagnons. C'est ce qui fut exécuté. Galeran mourut des suites de l'opération. Le Roi fut remis en prison, et, durant quatre années, souffrit des maux plus cruels que les premiers. On mit à mort, en leur coupant la tête, vingt-quatre chevaliers et cent quarante Syriens et Arméniens. Qu'ils vivent avec le Christ, qu'ils ont confessé et qu'ils servirent de leur vivant! Joscelin ayant appris en route le malheur du Roi et le meurtre de ses compagnons, s'arrêta en gémissant avec toute l'armée chrétienne. Ayant tenu conseil en ce lieu, chacun retourna chez soi. Cette catastrophe se répandit par tout le monde, et la douleur des fidèles combla de joie les Païens. Balad, voyant donc que ses vœux étaient comblés dans les choses dont nous avons parlé, et que les Chrétiens résistaient vaillamment dans toute la Syrie et la Palestine, sans plus penser à leur Roi, envoya des courriers dans tous les pays aux Rois et aux émirs. Les ayant réunis avec leurs légions, il assiégea de nouveau la ville de Monbec. Joscelin et tous les Chrétiens, apprenant cet événement, s'en réjouirent, et marchèrent gaîment contre eux pour les combattre. Alors, par la volonté de notre bon Sauveur, les cinq illustres chevaliers, dont nous avons parlé, se présentèrent, après être dans la même semaine revenus de leur captivité chez les barbares. Entre Monbec et le château de Trehaled, il y eut un grand combat au milieu d'une vaste plaine. Balad avait avec lui Masci, Héron son frère, et plusieurs autres émirs qui combattirent, et tâchèrent de toutes leurs forces de tailler en pièces les Chrétiens. Là, Balad pria, par une dépèche, Goisfred-le-Moine, comte de Marash, de recevoir de lui deux ânes chargés d'or, et de se retirer seul du champ de bataille, de peur qu'ils ne vinssent à y périr le même jour; car sa sœur, qui était une très-habile sorcière, avait lu ce jour même dans les constellations que Goisfred et Balad mourraient des coups mutuels qu'ils se porteraient, et elle avait en pleurant fait connaître ces choses à son frère, pour qu'il prît ses précautions. Le moine-comte méprisa les présents du tyran, comme du fumier, et s'offrit gaîment en sacrifice dans la confession de Dieu: vengeur du sang de tant de saints, il tua Balad, et lui-même, combattant dévotement pour le Christ, succomba avec gloire. On trouva sa bannière sur le corps de Balad, dont la mort retira de la tête des Chrétiens un cruel et pesant fardeau. Là, neuf cents chevaliers chrétiens combattirent contre trois cent mille Païens et les vainquirent, puissamment secondés par le grand dieu d'Israël. Six chevaliers et onze hommes de pied périrent du côté des Chrétiens; mais les Païens eurent treize mille hommes taillés en pièces, dont on trouva les noms écrits sur le contrôle de Balad. Le tout-puissant Emmanuel, fils de la Vierge Immaculée, fortifia heureusement ses Israélites; il les combla de joie, en immolant leurs ennemis, dont il s'était servi comme du marteau ou de la verge de sa fureur pour châtier les coupables; et, après les tempêtes des tribulations, il leur procura le calme de la prospérité. Ainsi, sous la foudre divine, les bataillons des Gentils furent rompus, et les Chrétiens, chantant les louanges de l'invincible roi Sabaoth, levèrent fièrement la tête. L'émir Gazis, neveu et héritier de Balad, roi d'Alep, lui succéda. Mais les événements récens et la diminution de ses trésors ne lui permirent pas de tenter de grandes entreprises, et de soutenir les affaires difficiles où son prédécesseur, exercé par une longue habitude, s'était engagé, propre qu'il était, par les ressources de son esprit, à supporter et à faire de grandes choses. C'est pourquoi Gazis mit en liberté le roi Baudouin moyennant une rançon de cent cinquante mille besans, reçut quarante otages pris parmi les principaux enfants de Jérusalem et de la province circonvoisine, et réclama la mise en liberté de tous les Païens que les Chrétiens retenaient en captivité. D'après cette convention, Gazis laissa partir le Roi, et attendit le temps déterminé auprès du château de Gis, dans le pays de Césarée de Philippe. Alors les Chrétiens arrivèrent avec l'or qu'ils avaient promis pour la rançon de leur Roi, et, au nom du Christ, ayant vigoureusement chargé l'ennemi, prirent l'émir, le château, ainsi que leurs otages, et, rendant joyeusement grâces à Dieu, ils retournèrent à Jérusalem. Quant à Gazis, il se racheta moyennant cent mille besans d'or, fit une paix durable avec les Chrétiens, mais resta peu de temps dans sa principauté. Pendant que le roi Baudouin était, ainsi que nous l'avons dit, retenu en prison, et que tout espoir de sa sortie était presque entièrement enlevé aux Chrétiens, l'évêque de Jérusalem engagea le clergé et le peuple à ne pas chanceler dans leurs tribulations, à se confier au Christ pour résister courageusement aux Païens, et à reculer à main armée leurs frontières pour la gloire du Créateur. En conséquence, ayant envoyé des délégués en Italie, on appela le duc de Venise avec une grande flotte; on assiégea la ville de Tyr, si fameuse dans les livres tant divins que profanes; on la resserra par mer et par terre jusqu'à ce qu'elle se fût rendue. Enfin, cette ville étant soumise, on ordonna pour évêque un certain clerc né en Angleterre. On bâtit hors la ville une église en l'honneur du saint Sauveur, dans le lieu où le seigneur Jésus prêcha aux peuples la parole de l'éternel salut, et on fit un autel de la grande pierre sur laquelle il s'était assis pour parler. Il n'avait pas voulu aller dans cette ville d'incirconcis, de peur de paraître donner aux Juifs un motif de scandale, si, étant Hébreu, il entrait dans une ville occupée par les Gentils, et avait avec eux quelque communication. Les fidèles rassemblèrent les fragments que les tailleurs avaient, avec leurs marteaux, détachés de cette pierre informe; ils les emportèrent dans tous les climats du monde, par respect pour le lieu où s'était assis le Seigneur, et on les plaça dans les temples sacrés, parmi les saintes reliques. [11,15] CHAPITRE XV. Un certain Grec, du nom de Ravendinos, se rendit à Antioche, et remit un message de l'empereur Alexis au prince Roger dont nous avons parlé plus haut. Cette dépêche avait pour objet de lui demander en mariage sa fille pour Jean, fils de l'Empereur. Son long courroux s'était un peu calmé, parce que, doué d'une grande sagesse, il avait vu clairement que le sort commun des hommes avait enlevé Boémond, Tancrède et d'autres rebelles, et qu'il craignait beaucoup qu'une pareille destinée ne lui fût réservée prochainement. C'est pourquoi il résolut d'unir son sang à celui d'une race belliqueuse, afin que son héritier obtînt au moins la principauté d'Antioche par l'alliance du mariage, puisqu'il n'espérait guère la recouvrer les armes à la main. Alexis envoya donc vers les Normands le Grec dont nous avons parlé, qui éprouva un grand malheur en attendant la réponse à son message. En effet, pendant que ce guerrier restait à Antioche, dans l'attente d'une honorable réponse d'après la délibération générale, comme le Perse Amirgazis faisait, ainsi que je l'ai rapporté, une violente irruption sur les terres des Chrétiens, le Grec marchant à l'ennemi avec Roger fut fait prisonnier, et se racheta au prix de quinze mille besans. Comme il était Grec, il ne reçut aucune offense des Turcs; ils l'épargnèrent autant parce qu'ils connaissaient sa nation, qui était voisine, que par égard pour l'Empereur. Quand ils eurent reçu sa rançon, ils le renvoyèrent sain et sauf. Cet ambassadeur, voyant que Roger avait succombé avec toute sa puissance, et que le roi Baudouin avait réuni la principauté d'Antioche au royaume de Jérusalem, l'alla trouver de la part de l'Empereur, et lui demanda sa fille en mariage pour le prince Jean. Baudouin accueillit avec joie ce message, accorda la demande, envoya l'ambassadeur à Jérusalem pour voir sa fille, et le chargea de dépêches secrètes qui ne devaient être remises qu'à la Reine. Ravendinos se rendit en conséquence à Jérusalem: la Reine, ainsi que sa fille, le reçut avec joie, et obéit aux ordres de son mari. La belle princesse, paraissant en public, plut beaucoup à tout le monde; et, entendant parler d'une chose qu'elle desirait, elle éprouva une vaine satisfaction. En effet, rien n'est stable, excepté ce que le Créateur de toutes choses a disposé. L'ambassadeur de l'Empereur, avec sa suite et ses compagnons de voyage, s'embarqua pour l'île de Chypre, dont le duc résolut d'aller avec lui dans quinze jours à Constantinople, et fit donner une honorable hospitalité à tout le cortège jusqu'à la Pentecôte. En conséquence, ils furent logés à la cour avec de grands honneurs, loin du palais; et, dans l'attente du temps prescrit, ils furent bien traités par le duc. Sur ces entrefaites, par suite d'une conspiration générale, le duc fut tué dans ses appartements, et on enleva une planche de chacun des vaisseaux qui étaient à l'ancre dans le port. Les cruels conjurés fixèrent même le jour de la mort de l'ambassadeur et des voyageurs; mais elle fut adroitement empêchée et plusieurs fois ajournée par un homme sage qui assistait à leurs conciliabules. Il leur disait: «Je vous prie, ô mes frères, ô mes amis, d'épargner ces hommes pour votre salut, et de ne pas plonger vos mains dans le sang de ceux qui ne vous ont jamais fait aucun tort. Modérez vos actions par le frein de la discrétion et la balance de l'équité, de peur que l'énormité de vos forfaits n'attire sur vous la colère de Dieu et des hommes, et ne vous fasse encourir de toutes parts la vengeance des plus grands princes. Voilà que vous avez déjà commis une abominable offense contre l'Empereur, en égorgeant au milieu de la nuit son cousin, l'un des ducs de l'empire de Constantinople. Toutefois vous pouvez encore recourir contre sa vengeance au prince de Jérusalem, que vous n'avez pas encore offensé; mais si vous irritez le roi de Jérusalem, qui est un Français magnanime, et que vous vous attiriez des ennemis de toutes parts, que ferez-vous? Où fuirez-vous?» Par ces paroles et quelques autres, ce sage chevalier calma les féroces assassins, détourna avec peine leurs mains sanglantes de la gorge des innocents, et, non sans difficulté, leur obtint la liberté de partir vers la fête de Saint-Jean. Enfin on leur permit de monter sur deux vieux vaisseaux. Avec de grandes difficultés, ils mirent beaucoup de temps pour aborder en Illyrie; puis ils se rendirent en sûreté à Constantinople, en traversant plusieurs villes célèbres dans les compositions des poètes, savoir: Athènes, la mère de l'éloquence et des arts libéraux, et Thèbes, la nourrice des tyrans qui n'aspiraient qu'à la guerre civile. L'ambassadeur rapporta à ses maîtres, qui l'avaient envoyé, de fâcheuses nouvelles du résultat de sa mission, et apprit en même temps qu'il était survenu dans son pays plusieurs révolutions. Effectivement, dans ces conjonclures, comme je l'ai amplement rapporté plus haut, le roi Baudouin fut pris par Balad. L'empereur Alexis étant mort en peu de temps, Jean monta sur le trône impérial. Dans de tels changements, les projets du mariage dont nous avons parlé furent entièrement anéantis. La généreuse fille de Philippe, roi des Français, Constance, donna à Boémond un fils qu'elle éleva avec soin en Italie dans la ville de Tarente, et que, jusqu'à la puberté, elle garda convenablement sous ses yeux. Le jeune Boémond, doué d'un heureux naturel, grandit heureusement; et, dès qu'il eut atteint l'âge de l'adolescence, il reçut, à la satisfaction générale, les armes de chevalier. Emule de son père, il s'attacha à imiter son courage et sa conduite, et donna lieu, à ceux qui le considéraient, d'attendre de lui toute l'élévation des prouesses et l'éclat des vertus. Les habitants d'Antioche, ayant entendu parler du jeune prince pendant que le roi Baudouin fut, durant près de six ans, prisonnier de Balad à Carpetra, envoyèrent plusieurs députés pour réclamer l'héritier naturel de leur souverain, le faire passer avec sûreté en Syrie, et lui remettre les droits de la principauté de son père avec l'affection de ses sujets. Mais sa mère, peu rassurée, le retint auprès d'elle, jusqu'à ce que, comme nous l'avons dit, le Roi sortît de prison. Enfin, dès que Baudouin connut le desir des habitants d'Antioche, il crut servir l'intérêt des peuples en offrant au jeune prince sa fille, de l'avis des grands, et en lui mandant de venir promptement occuper le duché de son père. En conséquence cet aimable jeune homme, secondé par le vœu général qui implorait Dieu pour lui, monta sur un vaisseau, s'embarqua pour Antioche, occupa la principauté de son père avec l'assentiment général, et devint l'époux de la fille du Roi, de laquelle il eut une fille. Etabli prince, il gouverna avec douceur ses sujets; mais il entreprit la guerre contre les Païens, et par malheur n'eut qu'une bien courte vie. Il régna près de trois ans, et mourut tout à coup, à la grande douleur et au dommage de beaucoup de monde. Quelques différents s'étant élevés entre les princes chrétiens, Boémond et Léon d'Arménie, cette damnable querelle, qui fit couler le sang des fidèles, donna aux Païens la satisfaction de la victoire. Ce Léon était fils de Turold-des-Montagnes et oncle de la femme de Boémond. Ce fut contre lui que ce jeune prince rassembla une armée, pour l'attaquer hostilement. Parvenu aux bords de l'Euphrate, et y ayant assis son camp, il apprit d'un Arménien qu'Amir-Sanguin s'approchait avec une grande armée de Turcs, et se disposait à faire une irruption sur les terres des Chrétiens. Ne croyant pas d'abord à cette nouvelle, il chercha à la vérifier, et, non moins incrédule aux autres rapports qu'on lui fit, il abandonna son armée; puis, marchant à la découverte avec deux cents jeunes gens, il gagna le sommet d'une haute montagne. Il aperçut de là sept détachements de fourrageurs qui allaient en avant: comme il en fit peu de cas, il marcha à eux, les attaqua vigoureusement, et les tua presque tous; mais il perdit son monde, à l'exception de vingt chevaliers. Cependant s'approchait l'innombrable armée de l'émir: quand le reste des compagnons de Boémond virent avancer cette énorme quantité de troupes, ils prièrent ce jeune prince sans prudence, et que l'étonnement et la douleur accablaient, en lui disant: «Regagnez en toute hâte votre armée, rangez-en les corps en bataille, attaquez l'ennemi, défendez brillamment votre pays.» Il ne les écouta pas, et préféra, après avoir perdu ses compagnons d'armes, le trépas à la fuite. Ainsi ce jeune homme imberbe leva le bras contre d'innombrables ennemis, et, combattant au nom du Christ, termina sa carrière. Le petit nombre de Chrétiens qui purent échapper, ayant passé l'Euphrate à gué, regagnèrent leurs compagnons, et firent avec tristesse le cruel récit de la mort de leur duc. Tous s'enfuirent aussitôt pêle-mêle dans les châteaux, et fortifièrent avec activité tout le pays contre les Païens. Cependant Baudouin, roi de Jérusalem, ayant appris la mort de son gendre, marcha en toute hâte avec ses troupes contre les infidèles. Bien accueilli en ce pays par les Chrétiens, il le défendit contre l'ennemi, et posséda long-temps la principauté d'Antioche, jusqu'à ce qu'il la cédât à Foulques d'Angers, qu'il avait fait son héritier, et qui fut son successeur. J'ai appris ces événements concernant les fidèles qui, pour Jésus-Christ, se sont exilés en Orient; pour l'instruction de la postérité, je les ai mis par écrit avec une plume véridique, et simplement comme je les ai appris des personnes qui en furent témoins. [11,16] CHAPITRE XVI. Maintenant je reviens à ce que je dois dire de nos affaires en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre et en Flandre. L'an de l'incarnation du Seigneur 1107, Henri, roi des Anglais, ayant soumis la Normandie les armes à la main, appelait souvent à sa cour les magistrats du peuple; il leur inspirait prudemment de la douceur, parce qu'ils étaient depuis long-temps accoutumés aux séditions et aux guerres; et il les engageait tous, soit par prières, soit par menaces, à ne pas s'écarter des voies de l'équité. Au mois de janvier, il y eut à Falaise, en présence du Roi, une assemblée des grands de la province. Là, Robert, abbé de Caen, frappé d'une maladie subite, dépouilla l'homme mortel; et pendant plusieurs lustres Eudes, moine du même couvent, remplit ses fonctions. Au mois de mars, le Roi tint aussi une assemblée à Lisieux; de l'avis des grands, il rendit prudemment quelques lois nécessaires à ses sujets, et ayant calmé les tempêtes des guerres, il soumit avantageusement la Normandie à la puissance royale. A son retour de cette réunion, Guillaume de Ros, troisième abbé de Fécamp, tomba malade, et mourut heureusement avant la fin de ce mois. Cet homme vénérable, doué d'une grande piété, vécut louablement. Il excella, depuis son enfance, en toutes sortes de vertus dont il avait savouré le nectar; et comme clerc et comme moine, il resplendit devant le monde comme un miroir de bonnes œuvres. Simple néophyte, sous l'habit monacal, il fut mis à la tête de l'abbaye de Fécamp, la gouverna pendant près de vingt-sept ans, et y fit beaucoup d'améliorations au dedans comme à l'extérieur. En effet, il renversa les barreaux du chœur de l'ancienne église, que le duc Richard avait construite, les remplaça avantageusement par un travail d'une grande beauté, et les agrandit comme il convenait en longueur et en largeur. Il augmenta élégamment l'étendue de la nef de l'église où se trouve l'oratoire de Saint-Fromond; et, quand le travail fut enfin terminé, il le fit consacrer, le 17 des calendes de juillet (15 juin), par l'archevêque Guillaume et par quatre autres prélats. Etant venu à mourir, il fut inhumé devant l'autel de la glorieuse Vierge-Marie, dans la nouvelle construction qu'il avait fait exécuter. Beaucoup de personnages illustres et sages, attirés par l'amour qu'inspirait cet abbé plein de douceur, accoururent à Fécamp; et, dans l'école du culte divin, servirent avec respect sous lui la souveraine et indivisible Trinité. Ses disciples, amis fidèles, écrivirent sur lui beaucoup de compositions, soit en prose, soit en vers. On fit choix de l'épitaphe remarquable que composa Hildebert, évêque du Mans, et on la grava ainsi en lettres d'or sur le tombeau: «Riche pour les pauvres, abbé dont le nom reste sacré, Guillaume ne fut attaché à la terre que par son corps: à son retour d'Egypte il quitta librement le désert, et se rendit à Jérusalem vainqueur et triomphant. Déclarant la guerre aux vices, il fit un traité d'amitié durable avec les bonnes mœurs, toujours ferme dans l'une et l'autre résolution. A l'instant trop fatal qui précéda de six jours le mois d'avril, Guillaume rendit son ame au Ciel, et ses os à la terre.» Adelelme, moine de Flavigni, qui resta long-temps à Fécamp, où il se fit respecter, et qui était profondément instruit dans la double science des dogmes divins et humains, fut attaché jusqu'à la mort à Guillaume de Ros, par les liens d'une ardente amitié, comme on le voit dans les profonds écrits qu'il a publiés. Il a écrit éloquemment des détails sur sa vie dans les registres de Fécamp; il a tiré des saintes Ecritures, pour orner cette vie vénérable, de brillantes fleurs, dont la vue excite une douce pitié et tire beaucoup de larmes des yeux des lecteurs. Dans cet ouvrage, ce n'est pas tant l'esprit humain, comme je le pense, qui se manifeste heureusement, que la grâce céleste qui fait voir aux lecteurs les faveurs dont elle a glorieusement décoré, pour l'utilité commune, le fidèle protecteur de l'épouse du Christ, comment elle a permis que cette éclatante lumière brillât sur le chandelier dans ce monde. Beaucoup de ces lecteurs répandirent de pieuses larmes sur ce registre, et, admirant les dons des grâces suprêmes, offrirent à Dieu pour cette âme fidèle leurs pleurs et leurs prières. Hildebert composa, à cet égard, trois distiques élégiaques que j'insère ici avec plaisir pour honorer la mémoire d'un serviteur du Tout-Puissant: «Guillaume, le trésor et l'honneur du clergé, brilla dans Bayeux par une triple splendeur. Ayant disposé de ses richesses, il se rendit à Caen. En le tirant de là, Fécamp l'a rendu célèbre, comme lui-même a rendu célèbre Fécamp. Le sixième jour qui précéda le mois d'avril, son existence finit, ses récompenses commencèrent.» Enfin, après la mort de cet abbé, Boger de Bayeux fut élu; le vieux métropolitain Guillaume le consacra le 12 des calendes de janvier (21 décembre). Cet abbé fut ainsi le quatrième qui gouverna l'église de Fécamp. En effet, le premier fut Guillaume de Dijon, qui organisa ce monastère avec habileté et dévotion sous le duc Bichard, et qui eut pour successeur, pendant soixante-un ans, Jean l'Italien. Le troisième abbé fut Guillaume de Bayeux, qu'à cause de sa pudeur on surnomma la Pucelle. Il avait revêtu de l'habit monacal son successeur, qui apprit de lui ce qu'il devait enseigner. Alors le jour de la fête de l'apôtre saint Thomas, le vieux prélat ordonna Roger, ainsi que cent-vingt autres prêtres, et le lendemain, il lui donna à Rouen sa bénédiction d'abbé. En conséquence, le nouveau prêtre, qui était aussi nouvel abbé, retourna à Fécamp pour y célébrer Noël; et, pendant trente-deux années, y tint le gouvernail qu'il avait reçu. J'ai parlé sciemment de cette ordination, parce que j'y assistai, et que, par l'ordre de dom Roger, mon abbé, j'y reçus le poids du sacerdoce, tout indigne que j'en étais. Alors il se trouvait à Rouen une grande multitude de prêtres; et, ce même jour, la milice du Christ s'accrut heureusement de près de sept cents clercs, qui reçurent différents ordres. Alors rempli du feu de la jeunesse, je m'occupais de vers hexamètres, dans lesquels je fis entrer ainsi en peu de mots l'énumération de ces prêtres et de ces diacres: «Le Seigneur me fit avoir cent vingt compagnons pour recevoir les honneurs du sacerdoce; tandis que l'ordre des lévites orna d'étoles deux cent quarante-quatre ministres, pour offrir des sacrifices au Christ.» Au milieu de la tempête et des tribulations que la Normandie, privée d'un digne chef, eut à souffrir, l'évêché de Lisieux, après la mort de Gislebert Maminot, son prélat, resta long-temps dans la désolation, fut plutôt occupé par des loups que par des pasteurs, et, dans son deuil, fut misérablement soumis, au lieu de défenseurs, à des brigands. Cependant le roi Henri ayant remporté la victoire devant Tinchebrai, Raoul Flambard, son ennemi, qui occupait la ville de Lisieux comme seigneur, ayant cherché par quelle ruse, selon les circonstances, il pourrait se tirer d'affaire, dépêcha en toute hâte des députés vers le Roi, tout joyeux d'un triomphe récent, lui demanda humblement la paix, et offrit, s'il pouvait l'obtenir, la ville qu'il tenait. Le sage monarque, préférant la paix à la guerre, qui amène ordinairement des calamités, pardonna au prélat pacifique ses fautes passées, reçut promptement la remise de Lisieux, et rendit à Flambard, avec lequel il se réconcilia, l'évêché de Durham. Il confia celui de Lisieux à Jean, archidiacre de Séès, et ayant prudemment réglé les affaires de la Normandie, il passa en Angleterre pour s'y occuper de celles du royaume. Cet archidiacre était fils d'un doyen normand; il avait dès son enfance été élevé dans l'église de Séès, et s'était formé dans la société de Robert, de Gérard et de Serlon, tous trois évêques du même siége. Il excella en toutes sortes de sciences, tant séculières qu'ecclésiastiques. Comme il brillait beaucoup par la sagesse et l'éloquence, il fut promu par ces prélats aux fonctions de l'archidiaconat; il prit place au premier rang des juges équitables, et s'occupa long-temps avec prudence des affaires ecclésiastiques. Enfin la fureur de Robert de Bellême se souleva contre l'évêque Serlon: il détestait l'archidiacre Jean, parce que celui-ci secondait énergiquement son prélat, et se mit à le persécuter par de cruelles menaces et de mauvais procédés. Comme Robert était en ce temps-là armé d'une grande puissance, et que presque personne en Normandie n'osait lui faire la guerre, l'archidiacre Jean, effrayé et sans défense, se réfugia en Angleterre, et, reçu honorablement par le Roi, dont il était depuis long-temps connu, y demeura long-temps en exil. Placé au nombre des principaux chapelains du Roi, il fut souvent appelé à son conseil parmi ses plus intimes. Enfin, comme on l'a dit plus haut, le Roi l'aima beaucoup à cause des vertus dont il était orné, et lui accorda le siége épiscopal de Lisieux. Au mois de septembre, Serlon, pontife de Séès, ordonna prêtre le diacre Jean, qui fut peu de temps après consacré évêque par l'archevêque Guillaume. Pendant près de trente-quatre ans, Jean gouverna habilement l'évêché dont il s'était chargé, et réforma en beaucoup de choses l'Eglise, le clergé et le peuple de Dieu. Dans le même temps, Maurice, évêque de Londres, homme bon et religieux, vint à mourir. De son temps, la basilique de l'apôtre Saint-Paul fut brûlée avec une grande partie de la ville. Cependant Richard de Beaumais, vicomte de Shrewsbury, succéda à Maurice, s'occupa beaucoup de la reconstruction de l'église de Saint-Paul, que son prédécesseur avait commencée, et termina en grande partie cet ouvrage. Alors plusieurs grands seigneurs d'Angleterre, Richard de Reviers et Roger, surnommé Bigod, moururent, et furent inhumés dans des couvents qu'ils avaient fondés sur leurs propres terres. Roger fut enseveli à Tetford, en Angleterre, et Richard à Montibourg en Normandie. Les moines de Cluni firent cette épitaphe à Roger: «Roger Bigod, vous êtes renfermé dans ce sépulcre étroit, et il ne vous reste qu'une faible portion de vos biens. Les richesses, la noblesse, l'éloquence, la faveur des rois, tout passe, et personne ne peut tromper la mort. L'opulence corrompt les âmes. Que la piété, la vertu et le zèle de Dieu vous élèvent vers les cieux! Depuis vingt-quatre nuits, la Vierge s'était unie au Soleil, quand, par votre trépas, vous payâtes votre dette à la mort.» Guillaume, comte d'Evreux, déjà avancé en âge, craignant à bon droit les approches d'une fin inévitable, inspiré par Helvise sa femme, résolut de bâtir à Dieu, sur ses terres, un temple dans lequel des moines choisis pussent combattre convenablement, avec les armes de la vraie religion, en faveur du Roi des rois. Sur ce projet, le mari et la femme demandèrent avis et assistance à Roger, abbé de Saint-Evroul, et sollicitèrent nominativement douze moines pour bâtir un couvent à Noyon. Là, se réunirent en conséquence, le 3 des ides d'octobre (13 octobre 1107), les douze frères demandés, avec l'abbé Roger, et là, dans un désert que les habitants appellent Boucheron, ils commencèrent à vivre régulièrement près de la chapelle de l'archevêque saint Martin. Plusieurs personnes de différents âges venant à se convertir y furent bien reçues, et on leur montra de bon cœur le chemin de la vie éternelle, selon la règle de saint Benoît. Au reste, de même que les blés ont beaucoup de périls à subir depuis les semailles jusqu'à la moisson, et que tous les grains ne profitent pas avec un égal succès, soit qu'ils périssent dans un même désastre, soit qu'ils croissent avec ditficulté sous les pluies de l'hiver et sous les ardeurs de l'été, ainsi les hommes, dans tous les ordres ou congrégations, sont exposés à diverses calamités, et n'ont pas tous le bonheur de jouir d'une égale prospérité, ni ne sont atteints des mêmes infortunes. [11,17] CHAPITRE XVII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1108, le comte d'Evreux et sa femme commencèrent à bâtir une grande église en l'honneur de Sainte-Marie mère de Dieu, et employèrent beaucoup d'argent pour terminer l'ouvrage; mais, tristement empêchés par les calamités du monde, ils n'en purent venir à bout. En effet, le comte avait l'esprit un peu altéré naturellement et par la vieillesse: aussi sa femme, qui avait plus de confiance qu'il ne convenait dans son habileté, gouvernait tout le comté. Elle était, à la vérité, belle et éloquente; elle surpassait en grandeur de taille presque toutes les femmes du comté d'Evreux, et sa naissance était fort illustre, puisqu'elle était fille du célèbre Guillaume, comte de Nevers. Négligeant les conseils des barons de son mari, elle préférait son propre sentiment; le plus souvent dans les affaires du monde elle prenait la voie la plus difficile, et s'empressait de tenter des choses peu raisonnables. Aussi son étourderie l'avait-elle rendue odieuse à Robert, comte de Meulan et à d'autres Normands, dont la malveillance la desservait auprès du Roi, et par de mordantes imputations la lui faisait haïr. Enfin le comte Guillaume et la comtesse Helvise détruisirent de fond en comble un donjon du Roi, près d'Evreux, et offensèrent le monarque dans quelques antres circonstances où ils n'observèrent pas bien la fidélité due au prince: ce qui les fit dépouiller et exiler deux fois en Anjou. Ces contre-temps apportèrent de grands obstacles à la construction du monastère. Bientôt après, la mort de Guillaume et d'Helvise vint désoler beaucoup de monde. La comtesse, qui la première cessa de vivre, fut inhumée à Noyon; le comte fut ensuite frappé d'apoplexie; il mourut sans viatique, et son cadavre pourrit à Fontenelle avec celui de son père. Comme ce seigneur ne laissa pas d'enfants, et qu'Amauri son neveu fut disgracié auprès du Roi à cause de sa témérité, Henri réunit à son domaine le comté d'Evreux; c'est ce qui fut cause, comme je le dirai par la suite, qu'il s'éleva de grands désordres, et que la ville d'Evreux, avec tout le pays circonvoisin, fut exposée au brigandage et à l'incendie. Le couvent que Guillaume avait commencé à Noyon est resté imparfait jusqu'à ce jour sous les prieurs Robert, Roger et Raoul. Le premier de ces prieurs, Robert de Prunières était fils d'Haimon de Prunerei, loyal écuyer: il brilla, par sa grande érudition littéraire, parmi les philosophes éloquents, dans les écoles des grammairiens et des dialecticiens. Tiré de son prieuré par le Roi, il passa en Angleterre, fut chargé du gouvernement de l'abbaye de Thorney après l'abbé Gontier, et la dirigea habilement pendant vingt ans. Thorney est appelée en anglais l'Ile des Epines, parce que ses bois, peuplés de diverses espèces d'arbres, sont partout entourés de vastes gouffres remplis d'eau. Là, se trouve un couvent de moines bâti en l'honneur de Sainte-Marie mère de Dieu, lequel est célèbre par la pureté du culte qu'y reçoit la suprême Divinité, et est éloigné de toute habitation séculière. Le vénérable Adelwold, évêque de Winchester, bâtit cette maison du temps du roi Edelred, et, après le massacre fait par les Danois, dans lequel le bienheureux Edmond, roi des Anglais, souffrit le martyre dans la confession du Christ, il y transféra le corps de saint Botulfe, abbé d'Ichenton, avec beaucoup d'autres saintes reliques. Les moines habitent seuls avec leurs domestiques dans l'obscur asyle de Thorney, et, bien en sûreté dans cette retraite, y combattent fidèlement pour la cause de Dieu. Aucune femme n'entre dans l'île, si ce n'est pour la prière; elle n'y peut demeurer pour quelque cause que ce soit; et toute habitation où se trouvent des femmes a été éloignée, par le zèle des religieux, à une distance de neuf milles. Quand la valeur normande eut dompté l'Angleterre, et que le roi Guillaume l'eut soumise glorieusement à ses lois, il mit à la tête de Thorney Fulcard, moine de Saint-Bertin de Sithiu, homme très-instruit, qui, pendant près de seize ans, fit les fonctions d'abbé sans avoir reçu la bénédiction. Il était affable, agréable, charitable, et fort instruit dans la grammaire et la musique. Il laissa en Angleterre, pour les générations futures, de précieux monuments de ses talents. Il publia plusieurs ouvrages dignes de mémoire, et composa agréablement de belles histoires, propres à être chantées, de saint Oswald, évêque de Worcester et d'autres saints d'Angleterre. Quelques difficultés s'étant ensuite élevées entre lui et l'évêque de Lincoln, il se retira, et eut pour successeur Gontier du Mans, moine de La Bataille, qui avait été archidiacre de Salisbury. Celui-ci donna au couvent de Thorney les règles de Marmoutier; il construisit de fond en comble une très-belle église ainsi que des cellules de moines; et il y fut inhumé par ses fidèles disciples. L'épitaphe suivante, composée d'un petit nombre de vers, fait connaître en peu de mots au lecteur ce que fut ce personnage: «L'illustre fondateur de cette église de Thorney, Gontier, célèbre abbé, repose sous ce tombeau. Il la gouverna pendant vingt-six ans, et rendit à cette maison des services de toute espèce. Il soumit au culte des vertus tous ceux qu'il put convaincre, espérant ainsi parvenir au royaume des cieux. Enfin, le 15 des calendes d'août (18 juillet), il mourut saintement. Bon Jésus, accordez-lui un doux repos!» Robert, son successeur, le surpassa dans la science des lettres, et brilla parmi les principaux prélats de toute l'Angleterre par sa grande constance et son éloquence. Quant à Roger, qui lui succéda au prieuré de Noyon, il travailla près de vingt-quatre ans à la construction de la nouvelle église, et au gouvernement des moines. Enfin il tomba malade, et, après avoir reçu ses sacrements, mourut le 12 des calendes de janvier (21 décembre). Un de ses amis l'a chanté dans ce petit poème: «Le bon Roger, quatrième prieur de Noyon, est mort le 21 décembre. Jeune encore, il apprit la grammaire, lut de pieux ouvrages, et, avant la puberté, se retira du monde périssable. Pendant près de quarante ans, ce moine digne d'éloge porta avec ardeur le fardeau imposé par le Maître suprême. Il fut prieur vigilant pendant vingt-quatre années, et édifia ses frères par ses bons exemples. Il était ami de la paix, obligeant pour tout le monde, et toujours disposé à servir son prochain. Il mit beaucoup de zèle à bâtir pour Dieu un beau temple à la Vierge-Marie. Dieu puissant, je vous en prie, remettez-lui ses fautes! Tendre monarque, donnez-lui la vie éternelle! Ainsi soit-il!» Après avoir ainsi parlé de mes amis et des confrères que j'ai connus, je vais revenir à la suite de mes annales, dont je me suis quelque peu écarté. [11,18] CHAPITRE XVIII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1108, Philippe, roi des Français, tomba dangereusement malade, et, après de longues infirmités, voyant que sa mort était prochaine, s'étant confessé fidèlement, il convoqua les grands de ses Etats, ainsi que ses amis, et leur parla en ces termes: Je sais que la sépulture des rois Français est à Saint-Denis; mais, comme je sens que je suis un grand pécheur, je n'ose me faire inhumer auprès du corps d'un si grand martyr. Je crains beaucoup qu'à cause de mes péchés, je ne devienne la proie du démon, et qu'il ne m'arrive ce qui, suivant l'histoire, est arrivé à Charles-Martel. "Je chéris saint Benoît; j'implore humblement ce tendre père des moines, et je desire être inhumé dans son église sur la Loire. En effet, ce saint est clément et bon; il se montre propice à tous les pécheurs qui desirent s'amender, et qui, selon les règles de sa discipline, cherchent à se réconcilier avec Dieu." Après avoir terminé avec beaucoup de raison ce discours et plusieurs autres semblables, le roi Philippe mourut la quarante-septième année de son règne, le 4 des calendes d'août (29 juillet), et fut inhumé, comme il l'avait desiré, dans le monastère de Saint-Benoît de Fleuri, entre le chœur et l'autel. Le dimanche suivant, Louis Thibaut son fils fut couronné à Orléans, et porta le sceptre des Français durant vingt-huit ans, au milieu des alternatives de la prospérité et de l'infortune. Il épousa Adélaïde, fille de Humbert, prince du Dauphiné, de laquelle il eut quatre fils, Philippe, Louis-Florus, Henri, et Hugues. Il éprouva des événements très-variés, comme se succèdent les choses humaines, et il fut souvent trompé dans ses entreprises guerrières par la fortune qui a toute l'instabilité d'une roue en mouvement. Les grands de son royaume se soulevèrent contre lui plusieurs fois et l'affligèrent, ainsi que ses partisans, par de grands dommages et des outrages fréquents. Du vivant de son père Philippe, qui se montra peu actif dans la guerre et dans l'administration de la justice, ils eurent tous deux à souffrir de l'arrogance des grands, qui méprisèrent souvent les ordres du père comme du fils. Comme le roi Philippe, accablé de vieillesse et d'infirmités, avait perdu beaucoup de sa puissance royale, et que la rigueur de la justice du prince s'exerçait mollement contre les méchants, Louis fut d'abord contraint de réclamer l'assistance des évêques dans toute la France pour comprimer la tyrannie des brigands et des factieux. Alors, les évêques formèrent en France la communauté populaire, de manière que les prêtres accompagnaient le Roi dans les siéges et dans les batailles avec leurs bannières et leurs paroissiens. Dans sa jeunesse, Louis avait été fiancé à la fille de Gui-le-Rouge, comte de Rochefort, et s'efforça de soumettre le comté qui lui revenait par droit héréditaire. Il assiégea Chevreuse, Montlhéri, Béthancourt et quelques autres places; mais il ne put les prendre à cause de la résistance d'un grand nombre de nobles, très-acharnés contre lui, parce qu'il avait donné en mariage la jeune Lucienne avec laquelle il avait été fiancé, à Guiscard de Beaulieu. Alors Mathieu, comte de Beaumont, et Bouchard de Montmorenci dévastaient les terres de saint Denis martyr, et, malgré les défenses du Roi, se livraient à l'incendie, aux brigandages et aux meurtres. En conséquence, Louis, auquel son père avait confié le gouvernement du royaume, ayant entendu les plaintes que faisait, les larmes aux yeux, Adam, abbé de ce monastère, mit le siége devant Montmorenci, et en attaqua en même temps vigoureusement les trois portes. Le jeune Simon de Montfort, qui avait succédé dans ses biens à Richard son frère, ajoutait aux forces de l'armée française par sa valeur et son activité. La comtesse Adèle avait envoyé au Roi cent chevaliers en bon ordre, parce que le comte Etienne son mari était parti pour les pays étrangers, et que ses fils aînés, Guillaume et Thibaut, étaient retenus encore par leur grande jeunesse, qui ne leur permettait pas de commander leurs troupes. Enfin les perfides guerriers qui favorisaient les rebelles et se livraient avec impunité à la rapacité et au carnage, prirent la fuite en dépit de la discipline militaire, jetèrent l'effroi parmi leurs camarades, non pas par la crainte de l'ennemi, mais par suite de machinations fallacieuses, et, à la risée de l'ennemi, les déterminèrent à s'enfuir. Là, dans cette circonstance, Raimbaut Créton, qui le premier était entré dans Jérusalem, lors de sa prise, fut, hélas! tué subitement, ainsi que Richard de Jérusalem. L'année suivante, le Roi réunit de nouveau l'armée française, et assiégea Chambli, sur le comte de Beaumont; mais, dupe des mêmes manœuvres, ayant perdu plusieurs de ses chevaliers, il fut forcé de fuir honteusement. Il ne pouvait tirer une vengeance complète de ces crimes, parce que son père vivait encore lorsqu'ils furent consommés, et parce que sa belle-mère, par de secrètes manœuvres, était l'artisan de ces maux, et lui suscitait méchamment beaucoup d'ennemis. Le roi Philippe étant mort, Louis monta sur le trône, et, désormais sûr de ses Etats, il leva la tête, saisit le sceptre, et frappa sur les séditieux. D'abord il assiégea le Puiset, et soumit par la force des armes Hugues, qui était beau, mais méchant. Là, les brigands et les hommes déloyaux trouvaient avec certitude une retraite, commettaient des crimes inouïs, et, dans leurs attentats, n'étaient retenus ni par le courroux et les menaces du Roi, ni par les anathêmes de l'évêque. Un certain jour, comme le Roi poursuivait Hugues par un étroit sentier, et que celui-ci cherchait en fuyant à se jeter dans son château, Anselme de Garlande, chef de l'armée française, se présenta soudain devant lui, et, sans perdre de temps, le perça d'un coup de lance. Cependant Thibaut, comte de Blois, vint au secours des assiégés, et força le Roi, les armes à la main, de se retirer avec ses troupes. Enfin ce monarque ayant rassemblé une nouvelle armée, revint devant le Puiset, et, par la supériorité de ses forces, contraignit les rebelles à se rendre. Vaincu par les prières de leurs auxiliaires, il pardonna aux assiégés, et fit grâce de la vie à ces gens qui en étaient indignes; mais il rasa la forteresse, ce qui fut un grand sujet de joie pour les paysans du voisinage et pour les voyageurs. Louis assiégea aussi Gournai-sur-Marne, et pressa vivement les assiégés qui eurent beaucoup à souffrir de la disette de pain. Hugues de Créci, fils de Gui-le-Rouge, tenait cette place et ne voulait pas la rendre, conformément aux ordres du Roi, aux héritiers de Garlande qui la réclamaient. Un certain jour, le comte Thibaut s'approcha, avec beaucoup de chevaliers, du ruisseau de Torci, et se mit à attaquer les troupes royales; mais, comme elles furent les plus fortes, le comte et ses compagnons d'armes furent forcés de tourner le dos, s'enfuirent jusqu'à l'entrée de Lagni, et laissèrent beaucoup de soldats qui s'étaient cachés dans les vignes et les haies, où ils furent pris. A la suite de cet événement, la garnison de Gournai, effrayée excessivement, se rendit aussitôt après avoir fait la paix. Thibaut, issu du sang des rois et des comtes, brillait au premier rang des seigneurs français par ses richesses, sa puissance, ainsi que le lustre de sa noblesse, et possédait beaucoup de vassaux puissants et cruels, qui causaient les plus grands maux à leurs compatriotes et à leurs voisins. Quelques-uns d'eux ne respectaient convenablement ni Dieu ni les hommes, ainsi qu'il résultait évidemment de leurs œuvres. C'est pourquoi le Roi, qui entendait fréquemment parler de leur méchanceté, était fort irrité, et cherchait, par l'emploi de la puissance royale, à imposer un frein aux désordres de ses sujets. Comme les rebelles craignaient d'être domptés par le Roi, et de ne pouvoir en liberté accomplir leurs mauvais desseins, ils avaient recours à la protection de leur puissant seigneur, et, confiants dans son assistance, avaient l'audace de commettre les plus mauvaises actions contre Dieu et son Eglise. En conséquence il s'élevait de fréquentes altercations entre le Roi et le comte; et, comme la perversité de beaucoup de gens ne cessait pas, il se faisait de part et d'autre un grand carnage. Un jour, le Roi fit une incursion dans le pays de Meaux contre Thibaut: il avait avec lui Robert, comte de Flandre, et beaucoup de nobles hommes. Il fut attaqué vigoureusement par les gens du comte; et, comme leurs forces étaient supérieures, il fut obligé de prendre la fuite. Pendant la déroute de l'armée royale, le comte de Flandre fit une chute dans un chemin étroit, et, foulé sous les pieds des chevaux, il ne put se dégager de lui-même: on ne le releva qu'avec beaucoup de difficulté, ayant les membres fracassés; et il expira quelques jours après. Les rois, les princes et beaucoup de gens pleurèrent la mort de Robert, et, jusqu'en Arabie, les Chrétiens et les Païens furent affligés de la perte de ce belliqueux croisé. Son corps fut porté avec un grand deuil par les Flamands dans la ville d'Arras, qu'il avait peu de temps auparavant fortifiée contre l'empereur Henri, et entourée d'une belle muraille de pierres blanches. Il fut enseveli dans l'église de l'évêque Saint-Waast, que le roi Thierri avait fondée dans son repentir de l'injuste mort de Saint-Léger, évèque d'Autun. Baudouin son fils, très-jeune encore, lui succéda, et quelques années après gouverna, de concert avec Clémence sa mère, son héritage paternel. Débutant par des vertus d'un heureux présage, il donna à ses amis l'espoir d'un grand mérite; mais comme les plus belles fleurs, froissé légèrement, il se flétrit en un instant. [11,19] CHAPITRE XIX. Le roi Henri, vainqueur de son frère, étant retourné en Angleterre, condamna à une prison perpétuelle le duc Robert, et quelques autres qui avaient été pris avec lui. Quant à Guillaume, jeune enfant, dont il avait confié l'éducation à Hélie de Saint-Saens, il le fît arrêter d'après l'avis de ses amis; et, pour parvenir à ce but, il envoya soudain au château de Saint-Saens Robert de Beauchamp, vicomte d'Arques. Ce vicomte y arriva un dimanche au matin; le peuple assemblé à l'église, le voyant paraître soudain, éprouva beaucoup d'étonnement. Quoique Hélie, précepteur de Guillaume, fût alors absent, ses amis n'enlevèrent pas moins aussitôt de son lit cet enfant endormi, et le dérobèrent aux mains de ceux qui le cherchaient, de peur qu'il ne fût jeté en prison avec son père. Hélie ayant appris cet événement, chercha en toute hâte son élève chéri, et, l'ayant trouvé, en prit grand soin dans l'exil, chez les étrangers. Le vicomte soumit au domaine du Roi le château d'Hélie, que par la suite le Roi donna à Guillaume de Varenne, cousin de ce comte, afin qu'il s'attachât fidèlement à lui et fît courageusement la guerre à ses ennemis. Toutefois Hélie, fuyant en divers pays, conserva l'enfant, et l'éleva comme son propre fils jusqu'à l'âge de puberté. Il le conduisit dans plusieurs contrées, et fit connaître le mérite du jeune prince à beaucoup de grands seigneurs et de nobles châtelains. Il mit beaucoup d'empressement, par ses prières et ses promesses, à lui concilier leurs bonnes grâces, autant qu'il le put, et ne cacha pas les plaintes qu'il fit éclater sur son malheur. C'est ainsi qu'il inspira à tous les cœurs de la compassion pour sa position. Plusieurs Normands lui étaient favorables, et desiraient vivement le mettre à leur tète: par là ils offensaient le puissant monarque qui les gouvernait, et de plusieurs manières se rendaient suspects. Robert de Bellême surtout se rappelant l'amitié et l'intimité qui avaient régné entre le duc Robert et lui, ainsi que la grande puissance qu'il avait eue sous lui sur les plus grands de la Normandie, faisait tous ses efforts pour seconder dans son exil l'illustre fils de son ancien prince. Ils s'envoyaient fréquemment des courriers, et de rapides messagers leur faisaient connaître mutuellement leurs secrets. Ainsi, par un échange d'avis, Robert et Hélie se donnaient réciproquement des forces, et travaillaient sans relâche à servir le fils de leur duc. Souvent ils communiquaient avec Louis, roi des Français, Guillaume, duc de Poitiers, Henri, duc des Bourguignons, Alain, prince des Bretons, et plusieurs autres princes puissants; ils leur envoyaient des courriers et des lettres, et les engageaient de toutes les manières à secourir Guillaume-Cliton. Enfin Foulques, comte d'Anjou, lui promit sa fille Sibylle en mariage, lui concéda le comté du Mans, et, pendant quelque temps, soutint beaucoup le jeune prince; mais la grande habileté du roi Henri ayant prévalu, cette union fut rompue par l'effet des menaces, des prières, de l'or, de l'argent, et de mille autres moyens. Henri envoya même des orateurs habiles qui discutèrent la question de parenté, dont la solution fut que, selon la loi chrétienne, les deux jeunes gens ne pouvaient se marier. En effet, Richard, fils de Gonnor, fut père de Robert Ier, qui eut pour fils Guillaume-le-Bâtard, duquel sortit Robert, père de Guillaume Cliton. D'un autre côté, Robert, archevêque et comte, frère du duc Richard, eut pour fils Richard, comte d'Evreux: ce Richard fut père d'Agnès, femme de Simon, laquelle mit au monde Bertrade, mère de Foulques, dont Sibylle fut la fille. C'est ainsi que la parenté de Guillaume et de Sybille fut recherchée, et que l'union des deux illustres jeunes gens, si long-temps desirée, n'eut pas lieu. Le jeune prince déjà illustre fut de nouveau renvoyé par les Angevins, et forcé de demander avec crainte et peine l'assistance des étrangers. Enfin, après beaucoup de voyages inutiles, il s'adressa à Baudouin, comte de Flandre, son parent, dont il réclama la foi, la valeur et l'assistance. Ce prince l'accueillit avec empressement, promit de le secourir en toutes choses, et, comme je le dirai par la suite, entra pour lui avec constance, et jusqu'à la mort, dans la carrière des combats. L'an de l'incarnation du Seigneur 1109, la vengeance divine punit les crimes des hommes par plusieurs fléaux, et, dans sa bonté, pénétra les mortels de terreurs continuelles, afin d'exciter les pécheurs à la pénitence, et d'offrir avec clémence au repentir le pardon et le salut. En France, surtout dans l'Orléanais et le pays Chartrain, l'incendie attaqua beaucoup de maisons, rendit les maîtres malades, et en tua quelques uns. L'excès des pluies fit périr les fruits de la terre, la stérilité devint horrible, et presque toute la vendange périt. Aussi, comme les dons de Cérès et de Bacchus vinrent à manquer, une grande famine fit périr beaucoup d'hommes sur la surface du globe. Cette année désastreuse fut la troisième du règne de Louis, fils de Philippe, roi des Français, et la neuvième de celui de Henri, fils de Guillaume-le-Bâtard, duc des Normands, et roi des Anglais. La même année, le roi Henri donna sa fille Mathilde en mariage à Charles, fils de Henri, Empereur des Allemands: Burchard, évêque de Cambrai, la reçut de son père, et la conduisit à son mari. Roger, fils de Richard, et plusieurs autres seigneurs normands l'accompagnèrent, et crurent que cette union les ferait monter au pouvoir dans l'Empire romain; ils avaient le desir d'acquérir un jour, par leur bravoure et leur fierté, des dignités considérables. En effet, leurs prédécesseurs avaient dominé en Angleterre, au moyen d'Emma, fille du duc Richard; et, dans la Pouille, ils avaient exercé leurs fureurs sur les maîtres naturels du pays, au moyen de Sichelgaude, fille de Guaimalch, duc de Salerne. L'empereur, qui était habile, ayant pris beaucoup d'informations, reconnut ces choses, et prit ses précautions pour ne pas s'imposer le fardeau des prétentions illégitimes de ces étrangers. En conséquence, de l'avis des Allemands, il les renvoya tous chez eux après leur avoir fait des présents. [11,20] CHAPITRE XX. Dans ce temps-là, moururent plusieurs docteurs de l'Eglise, illustres par leur sainteté et leur sagesse, savoir, Anselme, archevêque de Cantorbéry, et Guillaume, archevêque de Rouen; et de vénérables chefs de monastères, Hugues, abbé de Cluni, Gervais, de Rennes, Guillaume, de Cormeilles, et plusieurs autres furent privés de la lumière du monde. Leurs âmes bienheureuses sont dans la main de Dieu, comme nous le croyons sans nul doute. On vit, à la mort de ces grands personnages, le monde s'attrister, car les champs et les vignes refusèrent leur abondance. Les impies, qui ne s'affligèrent point pieusement de la mort de ces illustres Pères, furent du moins forcés de gémir de tant de calamités que leurs impiétés leur attirèrent de la justice de Dieu forcé de frapper. Anselme gouverna canoniquement, pendant seize ans, l'église de Cantorbéry; et cette fleur des gens de bien brilla de notre temps avec un grand éclat. La vie de ce prélat a été écrite dans un livre sage et élégant par dom Edmar, qui avait été moine sous ce bienheureux personnage, et l'avait accompagné dans ses voyages. Enfin ce champion du Seigneur mourut le 11 des calendes de mai (21 avril), pour aller recevoir la récompense de ses travaux, et il fut inhumé, devant le crucifix, dans l'église de la sainte et indivisible Trinité. Alors le vénérable Hugues, abbé de Cluni, après avoir célébré la Passion du Christ et sa Résurrection, tomba malade le lundi, et, pendant trois jours, se prépara, par la confession et la prière, à entreprendre son voyage vers le Seigneur. Il ordonna au couvent de lui choisir un successeur: quand on eut élu un jeune homme nommé Pons, il le fortifia du témoignage de son autorité; ensuite il se fit porter à l'infirmerie par ses frères, et là, le jeudi, ce seigneur avancé en âge se rendit auprès du Christ, pour lequel, depuis son enfance, il avait combattu. On rapporte qu'il gouverna le monastère de Cluni pendant soixante quatre ans, admit plus de dix mille moines dans la milice du Seigneur Sabaoth, et, après sa mort, fut inhumé dans la basilique dont il avait commencé la construction. Ainsi deux colonnes de l'Eglise furent transférées ensemble de la terrestre Jérusalem, qui est encore exilée au milieu des infidèles, et sont maintenant plantées, comme nous le pensons, d'une manière inébranlable, dans la céleste Sion, à cause de leur sainteté persévérante. Le glorieux Anselme, archevêque de Cantorbéry, mourut avant Pâques, et le jeudi, se rendit revêtu de ses habits pontificaux à la cour du tout-puissant Adonaï: pendant les mêmes solennités de Pâques, l'abbé Hugues, son ami intime, quitta pareillement ce monde le jeudi. Raoul, évêque de Rochester, obtint les insignes de la cathédrale de Cantorbéry, et les conserva neuf ans, quelquefois retenu par une grave maladie. Pons, fils du comte de Mergueil, prit le gouvernement de Cluni, qu'il abandonna quelque temps après pour divers motifs dont il sera parlé par la suite. Il fit le pélerinage de Jérusalem, et, à son retour, mourut à Rome dans la prison du pape Calixte. Sa sainteté éclata honorablement sur son tombeau par des miracles évidens. L'an de l'incarnation du Seigneur 1110, l'archevêque Guillaume, après avoir louablement gouverné pendant trente-deux ans la métropole de Rouen, parvenu à une heureuse vieillesse, mourut le 5 des ides de février (9 février). Il fut inhumé dans le chapitre des chanoines qu'il avait fait bâtir, et l'épitaphe suivante, gravée sur la muraille du Levant, fait connaître ce qu'il fut: «Votre piété, vos largesses, vos saintes pensées nous avertissent, Guillaume, de pleurer votre trépas. Vos vertus enseignent intérieurement, vos travaux prouvent à l'extérieur que vous fûtes un pieux prélat, et rempli de bienveillance pour le clergé. Lumière de l'Eglise, honneur et protection des prêtres, vous étiez justement considéré et disposé à toutes sortes de bonnes œuvres. Vous avez bâti cet édifice ainsi qu'un cloître pour vos frères; votre porte ne fut jamais fermée aux pauvres. Votre munificence donna, pour la subsistance des religieux, des églises, des dîmes, des champs, des redevances et des maisons. Par votre exemple, vous avez détourné vos sujets de proférer des paroles obscènes et de commettre de honteuses actions. Heureux dans une bonne fin, vous avez quitté la vie six jours avant que le soleil, poursuivant sa marche, atteignît les Poissons.» Dans le cours de cette même année, une comète fut visible au point le plus élevé du ciel, depuis le 4 des ides de juin jusqu'au 2 des calendes de juillet (du 10 au 3o juin). Peu après mourut Hélie, comte du Mans. Pendant trois années continuelles, une horrible famine ravagea la France, et diminua considérablement la population. L'an de l'incarnation du Seigneur 1111, Goisfred-le-Breton, doyen du Mans, fut appelé en Angleterre par le roi Henri, qui le nomma archevêque de Rouen. Distingué par son éloquence et son érudition, il donna de catholiques instructions au clergé, ainsi qu'au peuple, et, durant dix-sept ans, gouverna avec succès l'Eglise de Dieu. Pendant la même année, l'empereur Charles fit prisonnier le pape Pascal et troubla cruellement l'Eglise, comme nous l'avons déjà dit ailleurs. L'an de l'incarnation du Seigneur 1112, Gislebert, évêque d'Evreux, déjà avancé en âge, après trente-quatre ans d'épiscopat, mourut dans une heureuse vieillesse le 4 des calendes de septembre (29 août). Il fut inhumé dans la basilique de Sainte-Marie mère de Dieu, qu'il avait terminée, dont il avait fait faire la dédicace, qu'il avait enrichie de terres et d'ornements, dont il avait augmenté le clergé, et qu'il avait consacrée au culte ecclésiastique pendant le jour comme pendant la nuit. L'année suivante, il eut pour successeur Audin de Bayeux, chapelain du Roi, qui, profondément versé dans les lettres, enseigna régulièrement la voie de Dieu aux fidèles qui lai étaient confiés. [11,21] CHAPITRE XXI. L'an de l'incarnation du Seigneur 1113, Henri, roi des Anglais, accompagné d'un grand nombre de seigneurs, se rendit à Ouche. Il y célébra avec une grande joie la Purification de Sainte-Marie mère de Dieu. Il resta long-temps assis dans le cloître des moines, les examina soigneusement pendant le repas, et, ayant considéré les usages du couvent, il en fit l'éloge. Le lendemain, il se rendit au chapitre, demanda humblement aux religieux la faveur de leur association, et l'obtint. Là, se trouvèrent ses deux neveux, Thibaut et Etienne, Conan, comte de Bretagne, Guillaume, évêque d'Exeter, ainsi que plusieurs comtes et seigneurs avec leurs gens. Alors, d'après l'avis de Robert, comte de Meulan, le Roi fit dresser une charte, et y fit détailler, en peu de mots, tout ce que l'abbaye d'Ouche possédait à cette époque: c'est ce qui eut lieu. Ensuite le prieur Ernauld et Gislebert Des Essarts portèrent à Rouen cette charte qu'ils présentèrent au Roi. Ce prince la signa volontiers d'une croix, et la donna en même temps, pour qu'ils la confirmassent aussi du même signe, aux seigneurs qui se trouvaient présents. En conséquence, elle fut souscrite par Robert, comte de Meulan, par Richard, comte de Chester, par Noël d'Aubigni, par Goël d'Ivri, par Guillaume Peveril, par Roger de Thibouville, par Guillaume de La Londe, par Robert, fils du Roi, et par plusieurs autres. Cette charte fut, d'après l'avis des hommes sages, principalement dressée contre les héritiers avides qui, chaque année, dérobaient les biens donnés au monastère par leurs parents, et forçaient fréquemment les moines à plaider, au grand détriment des affaires ecclésiastiques. C'est ce qui détermina le Roi à faire mettre son sceau à cet acte, et à défendre par son autorité royale à qui que ce fût d'appeler ailleurs qu'à sa cour les moines en jugement sur les choses spécifiées dans son édit. Alors il fit don aux moines d'Ouche de soixante cochons et de dix boisseaux de froment; il ordonna à Jean, évèque de Lisieux, de faire la livraison du blé aux religieux à Argentan. C'est ce dont le prélat s'acquitta de bon cœur et sans retard. Le Roi ayant fêté, comme nous l'avons dit, la Purification à Ouche, continua de visiter le pays, et d'en fortifier les points faibles contre les ennemis et les brigands. Dans ce temps-là, pendant que les enfants de la lumière se réjouissaient de la paix et de la tranquillité, et que ceux des ténèbres s'excitaient à la méchanceté et à l'injustice, il s'éleva dans le royaume des Français une grande dissension qui fit cruellement couler beaucoup de sang. En effet, Foulques le jeune, comte d'Anjou, qui était gendre et héritier d'Hélie, comte du Mans, poussé par Amauri son oncle, cherchait à nuire au roi Henri, et appelait de toutes ses forces à son aide le roi Louis. Cependant Henri, qui était doué d'habileté et possédait de grandes richesses, fort d'une belle armée, déjouait, avec l'aide de Dieu, les entreprises de ses ennemis, comme on brise les toiles de l'araignée, et se félicitait de les avoir écrasés sans verser le sang des siens. Il fit bâtir deux forts pour les opposer à Gervais de Neuchâtel, qui faisait tous ses efforts pour lui résister avec opiniâtreté: l'un à Nonancourt et l'autre à Illiers. Il lui en enleva un troisième, que l'on appelle Sorel. Plusieurs seigneurs manceaux se rendirent auprès du roi Henri, et lui ayant juré fidélité, lui remirent leurs châteaux. La même année, Thibaut, comte de Blois, fit une vigoureuse résistance contre le roi Louis, et lui occasiona de grands dommages; il le contraignit même, par la force des armes, de prendre la fuite pendant qu'il assiégeait le Puiset. C'est en exerçant ainsi sa jeunesse que Thibaut occupait assez le roi de France pour l'empêcher de nuire à son oncle le roi des Anglais, en attaquant la Normandie. Alors Robert de Bellême manifesta une grande méchanceté, qu'il nourrissait depuis long-temps avec un grand soin, et leva ouvertement la tête contre le Roi, qu'il avait jusqu'alors flatté par une dissimulation empoisonnée. C'était un seigneur puissant et rusé, avare et cruel à l'excès, oppresseur implacable de l'Eglise de Dieu et des pauvres; et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, ne pouvant être comparé, pour sa perversité, à aucun tyran de l'histoire chrétienne. Ce comte ayant rompu les liens de la fidélité, se parjura publiquement, en abandonnant son seigneur naturel Henri, qui était alors attaqué de tous côtés, et en aidant de ses conseils et de ses forces Foulques d'Anjou et les autres ennemis publics de son maître. C'est pourquoi le 2 des nones de novembre (4 novembre), le roi le cita à Bonneville, afin de lui faire expliquer pourquoi il s'était comporté injustement contre son seigneur, pourquoi il ne s'était pas rendu à la cour quoique mandé trois fois, pourquoi, en sa qualité de vicomte et d'officier du Roi, il n'avait pas rendu compte des revenus du prince concernant le vicomté d'Argentan, d'Exmes et de Falaise, et pourquoi il n'avait pas satisfait raisonnablement sur d'autres imputations. D'après un juste jugement de la cour du Roi, Robert fut étroitement enchaîné, à cause des énormes et innombrables attentats qu'il ne put nier, et qu'il avait commis tant contre Dieu que contre son prince. Après la prise du tyran qui troublait la terre, et qui, aux brigandages et aux incendies multipliés dont il s'était rendu coupable, se proposait d'ajouter encore de plus grands forfaits, le peuple de Dieu, arraché au joug des brigands, éprouva une grande joie, rendit grâces à son libérateur céleste, et souhaita au roi Henri une longue et bonne vie. Ensuite le Roi assiégea Alençon, qui se rendit au bout de quelques jours; il laissa la liberté de se retirer à Godefroi, à Adam-Sor, et aux autres chevaliers qui gardaient la citadelle; il fit tomber les fers de Hugues de Médavi, et de deux autres chevaliers qui avaient été pris avec Robert. Les Français, les Normands et leurs voisins quittèrent peu à peu les armes; et, peu de temps après, par l'entremise d'agents pacifiques, firent entre eux une paix complète. En conséquence, Foulques, comte d'Anjou, se rendit dans l'Alençonnais pendant la première semaine du Carême. Il eut un entretien avec le Roi à là Pierre-Percée, lui jura fidélité, reçut de lui comme vassal le comté du Mans, et donna sa fille en mariage à Guillaume Adelin, fils du Roi. Alors le roi Henri rendit le comté d'Evreux au comte Guillaume, qui, pendant quatorze mois, avait été en exil chez les Angevins. Il pardonna avec bonté à Amauri de Montfort et à Guillaume Crépin, qui l'avaient offensé. Il rappela les éxilés, que l'impie Robert de Bellême avait chassés, et leur restitua avec clémence leurs héritages paternels. Il rendit la joie, en les relevant de leurs maux, aux églises de Dieu, savoir, aux monastères d'Ouche, de Séès et de Troarn, qui avaient si long-temps gémi sous la dure oppression d'un dominateur orgueilleux; il les remit en possession des églises, des dîmes et des autres biens qu'ils avaient injustement perdus. Enfin, il rendit à Saint-Evroul trente sous mansois des revenus d'Alençon, pour le luminaire de l'église, somme que le comte Roger, d'accord avec son fils Robert, avait donnée, chaque année au commencement du Carême; il rendit aussi tous les autres biens que ce comte avait assurés par une charte, mais que son injuste héritier avait méchamment enlevés. Enfin le roi Louis ayant éprouvé de plusieurs manières la magnanimité du roi Henri, sa grande habileté et sa bravoure, et méprisant les traîtres qui préféraient la révolte à la paix, desira avoir une entrevue avec lui, et résolut de faire une paix durable pour l'avantage de la sainte Eglise. C'est pourquoi les deux rois se réunirent à Gisors, dans la dernière semaine de mars; et, de part et d'autre, ayant juré la paix, ils s'unirent des liens de l'amitié, à la satisfaction générale. Alors Louis céda à Henri de Bellême le comté du Maine et la Bretagne en totalité. Fergan, comte des Bretons, était déjà devenu vassal du roi des Anglais. Ce monarque avait promis sa fille en mariage à Conan, fils du comte. Cependant Haimeri de Villerei et d'autres seigneurs du Bellemois, que Guillaume Talvas, fils de Robert, avait chargés de la défense de Bellême, lorsqu'il était allé défendre son comté de Ponthieu, confiants dans la grande force de la place et dans le nombre de leurs troupes, se disposèrent à résister vigoureusement à toute attaque. Alors le roi Henri rassembla l'armée de toute la Normandie; il assiégea Bellême le jour des calendes de mai (Ier mai), et il fut plus heureux qu'il ne l'espérait. En effet, Thibaut, comte de Blois, Foulques d'Anjou, Rotrou de Mortagne et plusieurs autres seigneurs illustres vinrent au secours des Normands; ils investirent la place avec leurs troupes, et, le troisième jour, ils y entrèrent en vainqueurs. Comme ce jour était celui de l'Invention de la Sainte-Croix, le Roi avait ordonné à toute l'armée de suspendre ses attaques, et de ne se livrer à aucun exercice militaire; mais les troupes des comtes Thibaut et Rotrou, qui n'avaient pas eu connaissance de l'ordre du Roi, prirent les armes. Alors quelques chevaliers de la place en sortirent pour se battre en combat singulier. Les assiégeants les ayant chargés vigoureusement, comme ceux-ci, ayant tourné bride, fuyaient en toute hâte vers la porte du Levant, à l'entrée même de cette porte, ils furent atteints et renversés par ceux qui les poursuivaient; les portes, contenues par une multitude de lances, ne purent se fermer, et restèrent entièrement ouvertes. Aussitôt l'armée royale entra en poussant de grands cris, et s'empara vaillamment d'une partie considérable de la place. Ensuite, comme ceux qui gardaient le château ne voulaient pas se rendre, on y mit le feu; et cette noble place, que depuis long-temps Robert avait fortifiée et enrichie, fut brûlée de fond en comble. C'est ainsi que Henri vainqueur, ayant fait la paix avec tous ses voisins, retourna en Angleterre, et, durant cinq ans, gouverna dans une grande tranquillité son royaume d'outre-mer, et en deçà son duché, pendant que ses amis fidèles louaient dévotement le Seigneur Dieu Sabaoth, qui dispose toutes choses avec force et douceur. Ainsi-soit-il!