[8,0] LIVRE HUITIEME. [8,1] L'an de l'Incarnation du Seigneur 1087, Guillaume-le-Bâtard, roi des Anglais, mourut à Rouen, le 9 septembre, et son corps fut enseveli à Caen dans l'église de Saint-Etienne, premier martyr. Son fils Robert devint, du moins de nom, pendant plusieurs années, duc des Normands et prince des Manceaux; mais, enclin à l'engourdissement et à la paresse, il ne gouverna jamais, comme il convient, dans la vertu et la justice. Guillaume-le-Roux porta à l'archevêque Lanfranc la lettre de son père. Aussitôt qu'il en eut pris lecture, le prélat avec le jeune prince se rendit à Londres, et le consacra roi le jour de la fête de saint Michel, dans la vieille église dédiée à saint Pierre apôtre, et que l'on appelle Westminster. Il régna douze ans et dix mois, et s'appliqua à imiter son père en diverses choses selon le siècle; car il se distingua par ses prouesses guerrières, par sa magnificence mondaine, et se laissa vaincre beaucoup trop par l'orgueil, la volupté et d'autres vices, tandis qu'il restait froid envers Dieu, et négligeait la fréquentation des églises et le culte. Il remit à l'orfèvre Othon une grande quantité d'or, d'argent et de pierres précieuses, et lui ordonna de faire sur le tombeau de son père un monument digne d'admiration. Fidèle aux ordres du roi, l'artiste fit un ouvrage remarquable, qui jusqu'à ce jour a dignement brillé de l'éclat de l'or, de l'argent et des pierreries. D'habiles poètes ont mis au jour beaucoup de poèmes élégants et pompeux sur le grand homme qui a fourni un si ample thême à leurs compositions; mais on ne fit graver en or que ces vers de Thomas, archevêque d'York, à cause de sa dignité de métropolitain: «Guillaume qui gouverna les Normands indociles, vainquit vaillamment les Bretons, régna avec fermeté, fit par sa valeur rentrer dans le fourreau le glaive des Manceaux, et les soumit aux lois de son empire, ce grand monarque repose ici dans une bien petite urne; et cet étroit asile suffit à ce grand seigneur. Déjà le soleil avait durant vingt-trois jours parcouru le sein de la Vierge, quand ce prince descendit au tombeau.» Pendant la même année, beaucoup de nobles Normands accompagnèrent leur roi dans la nuit du trépas. En effet, pendant qu'il était encore malade, son parent Guilbert d'Aufoi, fils de Richard de Heugleville, homme bon et simple, mourut le 14 août, et fut enseveli dans l'église de Sainte-Marie, où il avait établi six moines du monastère d'Ouche. Sa femme Béatrix, douée de beaucoup de religion, fut enterrée dans le même lieu quatre ans après, le 4 janvier. A la mort de leur duc, les Normands répandirent beaucoup de larmes, sinon pour lui, du moins pour leurs amis et leurs parents qui moururent alors. Simon de Montfort, gendre de Richard, comte d'Evreux, et Guillaume Painel, Hugues, jeune homme très-brave, fils de Hugues de Grandménil, et son cousin Robert de Rhuddlan, Guillaume d'Avranches, fils de Guitmond, et d'autres hommes illustres terminèrent leur carrière. Heureux ceux qui moururent à propos, et ne virent point les calamités de leur pays désolé et privé de défenseur! Alors il s'opéra en Normandie une grande révolution; le peuple désarmé fut glacé d'effroi, et les grands se livrèrent impunément à leur ambition dévorante. Robert de Bellême se rendait à la cour du roi pour avoir avec lui un entretien sur des affaires importantes. Parvenu à l'entrée de Brionne, il apprit la mort du roi. Aussitôt tournant bride il regagna Alençon, et chassa sans retard du château les troupes royales qui n'étaient pas sur leurs gardes. Il en fit autant à Bellême et dans tous ses autres châteaux, et non seulement dans ses places, mais encore dans celles de ses voisins, qu'il dédaignait de considérer comme ses égaux: il se les soumit en y introduisant ses partisans ou en les détruisant entièrement, pour qu'elles ne pussent plus lui résister. Guillaume, comte d'Evreux, chassa de Dangu la garnison royale; Guillaume de Breteuil, Raoul de Conches, et tous les autres élevèrent des forteresses dans leurs terres, afin que chacun d'eux pût librement faire sentir les effets de sa haine pernicieuse à ses voisins et aux seigneurs limitrophes. C'est ainsi que les grands de la Normandie expulsèrent de leurs places fortes toutes les garnisons que le roi y avait placées, et dépouillèrent à l'envi, et de leurs propres mains, leur patrie si puissante et si riche. En conséquence ils perdirent à bon droit, par le vol et le brigandage, toutes les richesses qu'ils avaient ravies violemment aux Anglais et aux autres nations. Tout le monde savait que le duc Robert était plongé dans la mollesse et l'oisiveté. C'est ce qui le faisait mépriser par les hommes capables d'attentats, qui excitaient à leur gré de perfides séditions. Toutefois ce duc était hardi et vaillant, il n'était pas indigne d'éloges; il avait de l'éloquence, mais il était inconsidéré dans sa conduite et dans le gouvernement des siens. Prodigue quand il donnait, exagéré dans ses promesses, léger et mal avisé dans le mensonge, miséricordieux pour ceux qui le suppliaient, faible et doux quand il fallait faire justice du crime, prompt à changer de résolution, trop affable et complaisant dans ses rapports avec tout le monde, et à cause de ces défauts peu considéré des méchants et des insensés. Il était replet et de petite taille: c'est pour cela que son père l'avait surnommé Courte-Botte. Il cherchait à plaire à tout le monde, et il donnait, promettait ou accordait tout ce qu'on lui demandait. Chaque jour par ses prodigalités il diminuait le domaine de ses pères, faisant aux premières demandes des dons sans mesure; et il s'appauvrissait d'autant plus qu'il fortifiait davantage les autres contre lui. Il donna à Guillaume de Breteuil, Ivri, qui possède un château très-fort, que sa bisaïeule Alberède avait fait bâtir; il fit don à Roger de Beaumont, qui avait coutume de garder Ivri par l'ordre du roi Guillaume, de Brionne, qui est une place très-fortifiée, et située dans le cœur du duché. [8,2] Odon, évêque de Baveux, étant sorti libre de sa prison, recouvra en Normandie tous ses anciens biens, et devint conseiller du duc son neveu. Ce prélat était éloquent et magnanime, libéral et très-brave, selon le siècle. Il honorait beaucoup les religieux, et défendait vivement son clergé par ses discours et l'épée à la main. Il décorait amplement de précieux ornements l'église en tout ce qu'elle avait besoin. C'est ce qu'attestent les édifices qu'il bâtit, les beaux vases et les beaux vêtements, tant d'or que d'argent, dont il para la cathédrale et le clergé. Comme il était frère du duc Guillaume, il eut dès son adolescence l'évêché de Bayeux, où il ne resta pas oisif pendant plus de cinquante ans qu'il le gouverna. L'esprit le conduisait louablement en certaines choses; mais dans quelques autres la chair commandait misérablement à l'esprit. Ainsi stimulé par une ardeur charnelle, il eut un fils nommé Jean, que nous voyons maintenant à la cour du roi Henri se distinguer par son éloquence et par beaucoup de mérite. Quoiqu'en certaines choses Odon eût cédé à la légèreté du siècle, il ne fit pas moins beaucoup de choses visiblement à l'avantage de l'Eglise. Il commença à bâtir depuis les fondements l'église de Sainte-Marie, mère de Dieu; il la termina élégamment, et l'enrichit de beaucoup de trésors et d'ornements. Il établit des moines dans l'église de saint Vigor, évêque de Bayeux, laquelle est située près des murs de la ville; et il leur donna pour père le religieux et sage Robert de Tombelène, qui, entre autres monuments de son habileté, laissa dans son église, sur le Cantique des Cantiques, une exposition claire, précise et d'un sens profond. Pendant que l'évêque Odon était, comme nous l'avons dit, renfermé en prison, l'abbé Robert abandonnant tout autre soin passa en pays étranger, se rendit à Rome, où il fut retenu honorablement par le pape Grégoire VII, et jusqu'à sa mort y servit fidèlement l'Eglise romaine. L'évêque fondateur ayant été jeté dans les fers, et l'abbé étant parti pour l'Italie, le troupeau naissant des moines se dispersa; et chacun s'étant établi où il put, personne ne retourna an couvent de Bayeux. Enfin l'évêque Odon fit à Jarenton, abbé de Dijon, le don de ce monastère, où jusqu'à ce jour la colonie dijonaise n'a pas cessé de fleurir: c'est ce qui démontre évidemment qu'Odon aima beaucoup l'ordre monastique. Il envoyait aussi des clercs dociles à Liége, et dans d'autres villes où il savait que les études philosophiques étaient principalement en honneur. Il leur fournissait abondamment tout ce qui leur était nécessaire pour se fixer sans relâche et long-temps auprès des sources de la philosophie. Parmi les disciples qu'il fit élever ainsi, on remarqua Thomas, archevêque d'York, son frère Samson, évêque de Worcester, Guillaume de Ros, abbé de Fécamp, Turstein de Glaston, et beaucoup d'autres qui de notre temps ont fleuri dans l'église de Dieu, et ont rendu de grands services, par l'éclat rayonnant de leur vertu, aux troupeaux qu'ils étaient chargés de nourrir de leur doctrine. C'est ainsi que l'évêque Odon, quoique trop occupé de soins mondains, mêlait beaucoup de choses louables à des actions illicites, et donnait aux églises et aux pauvres ce qu'il avait amassé par des moyens criminels. Enfin, par la permission de Dieu tout-puissant, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1096, Odon abandonna toutes choses; il entreprit le pélerinage de Jérusalem avec le duc Robert, son neveu, comme nous le dirons plus amplement par la suite, si Dieu le permet, et mourut dans la ville de Palerme en présence de Gislebert, évêque d'Evreux. Son corps fut inhumé dans l'église de Sainte-Marie, où Roger, comte de Sicile, lui fît faire un tombeau remarquable. Robert, duc de Normandie, distribua largement les richesses qu'il avait à ses chevaliers, et s'attacha ainsi une multitude de jeunes hommes par l'espoir et le desir des faveurs. Quand son trésor vint à manquer, il demanda de l'argent à son frère Henri, qui ne voulut nullement lui en prêter. Alors le duc lui écrivit pour offrir de lui vendre une portion de son territoire. Dès que Henri eut reçu cette demande qu'il desirait, il accepta avec empressement les offres de son frère. En conséquence, tous deux firent un traité en forme. Henri remit au duc trois mille livres d'argent, et reçut de lui tout le Cotentin, qui forme le tiers de la Normandie. C'est ainsi que Henri obtint d'abord Avranches, Coutances, le Mont-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer, et tout le fief que Hugues, comte de Chester, possédait en Normandie. Ce prince gouverna sagement la province de Cotentin, et employa convenablement sa jeunesse. Dès son enfance, il avait été par ses parents livré à l'étude des lettres, et noblement imbu des sciences, tant naturelles que morales. Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, le voyant parvenu à la force de l'âge, lui fit prendre les armes pour qu'il pût défendre l'Etat, le revêtit de la cuirasse, lui posa le casque sur la tête, et au nom du Seigneur, lui attacha la ceinture de chevalier, comme à un fils de roi, et à un prince né dans les honneurs royaux. Pendant les douze années que Guillaume-le-Roux régna sur les Anglais, Henri mena une vie laborieuse au milieu des vicissitudes de la mobile fortune, et dans les alternatives de la tristesse et de la joie acquit une grande expérience. Enfin, son frère étant mort, il monta sur le trône, qu'il occupe depuis près de trente-trois ans. Je parlerai de sa conduite et de ses actions en leur lieu, si Dieu le permet et s'il me prête vie. Maintenant il me semble à propos de reprendre le fil de ma narration, et je dirai pour l'instruction de la postérité ce qui s'est passé de notre temps. L'an premier du gouvernement des deux frères, les grands des deux Etats se réunirent et s'occupèrent des intérêts de l'une et de l'autre contrée, aujourd'hui divisées, et qui récemment se trouvaient dans une même main. «Une grande épreuve, dirent-ils, nous est survenue tout à coup, et nous éprouvons une très-grande diminution dans notre puissance et nos richesses. En effet, nous avons joui honorablement de la Normandie sous des ducs illustres, et comme d'un héritage paternel, que nos aïeux venus de Danemarck avec Rollon, il y a deux cent douze ans, acquirent à force de bravoure; ensuite nous avons passé les mers avec le duc Guillaume; nous avons par notre puissance et nos armes renversé les Anglo-Saxons, et nous avons obtenu leurs biens avec toutes leurs richesses, non sans une grande effusion de notre propre sang. Quelles douleurs! Nous sommes témoins de la violente révolution qui s'opère, et de l'abaissement soudain de notre puissance. Que ferons nous à la mort de notre seigneur? Deux jeunes gens lui succèdent, et sans perdre de temps ont déjà séparé le gouvernement de l'Angleterre de celui de la Normandie. Comment pourrons-nous obéir convenablement à deux maîtres si différens et si éloignés l'un de l'autre? Si nous servons dignement Robert, duc des Normands, nous offenserons son frère Guillaume; il nous dépouillera des grands biens et des hautes dignités que nous possédons en Angleterre. Si nous nous soumettons convenablement au roi Guillaume, le duc Robert nous privera en Normandie de nos héritages paternels. Il faut prendre les plus grandes précautions pour qu'il ne nous arrive pas sous ces princes un démembrement pareil à celui qu'éprouvèrent les Israélites sous Roboam et Jéroboam. Alors un seul peuple se divisa lui-même sous deux princes, et la loi, le temple et les cérémonies divines ayant été négligés, il tomba dans l'apostasie. C'est ainsi que les Hébreux par une détestable dissension tournèrent criminellement leurs armes contre eux-mêmes, et devenus serviteurs de Baal, égorgèrent plusieurs milliers de leurs compatriotes. A la fin une partie de ce peuple, qui depuis ne revit jamais ses foyers, fut sous les Assyriens conduite captive en Médie, et une autre partie sous les Chaldéens subit la captivité à Babylone. Qu'arriva-t-il aux Thébains sous Etéocle et Polynice? Ne vit-t-on pas périr plusieurs milliers des deux partis? Enfin les deux frères tombèrent sous leurs propres coups, et laissèrent à des successeurs étrangers leurs droits et leur héritage. Nous devons considérer avec soin ces choses, et beaucoup d'autres du même genre, et prendre prudemment toutes les précautions utiles, afin de ne pas périr par des conseils inconsidérés. Faisons donc un traité inviolable et solide; renversons ou faisons périr le roi Guillaume, qui est jeune et arrogant, et auquel nous ne devons rien. Plaçons sur le trône d'Angleterre et de Neustrie, pour conserver l'unité des deux Etats, le duc Robert, qui est l'aîné, dont les mœurs sont affables, et auquel dès long-temps, du vivant de son père, nous avons prêté serment de fidélité pour les deux contrées.» Telle fut la détermination que prirent en commun Odon, évêque de Bayeux, Eustache, comte de Boulogne, Robert de Bellême, ainsi que plusieurs autres; ils en firent part au duc Robert. Ce prince léger et inconsidéré se réjouit beaucoup de ces promesses toutes frivoles qu'elles étaient. Il promit à ses partisans de les seconder en tout s'ils commençaient, et de leur fournir bientôt un secours efficace pour conduire à fin une si brillante entreprise. En conséquence, après Noël, les seigneurs dont il s'agit passèrent en Angleterre, fortifièrent leurs châteaux avec un grand soin, et en peu de temps soulevèrent contre le roi une grande partie de l'Angleterre. [8,3] Odon, comme nous l'avons dit ci-dessus, était comte Palatin de Kent, et avait sous lui plusieurs comtes et plusieurs hommes puissants. Roger, comte de Shrewsbury, Hugues de Grandménil, qui gouvernait le comté de Leicester, Robert de Rhuddlan, son neveu, et plusieurs autres chevaliers très-braves favorisaient la sédition, et fortifiaient leurs châteaux de fossés et de garnisons; ils les remplissaient abondamment de provisions pour les hommes et les chevaux. Déjà d'avides brigands dépouillaient les campagnes, attendant avec joie l'arrivée du duc Robert, qui avait résolu de suivre ses précurseurs au retour du printemps avec des troupes nombreuses. Osbern, fils de Richard, surnommé Scrop, et Bernard de Neuf-Marché, son gendre, ainsi que leurs autres complices qui tenaient les frontières de la Mercie, commettaient déjà méchamment sur le territoire de Worcester beaucoup de meurtres et de brigandages, malgré les défenses et l'anathème de l'homme de Dieu, Wulfstan, évêque du pays. Dès que le roi Guillaume vit que ses officiers se livraient dans son propre pays à de criminelles entreprises contre lui, et que dans ces nouvelles calamités tout allait de mal en pis, il ne songea pas comme le timide renard à fuir dans les cavernes ténébreuses, mais, comme le lion courageux et hardi, il s'occupa de mettre fin par un coup terrible aux entreprises des rebelles. En conséquence il convoqua l'archevêque Lanfranc avec les prélats ses suffragants, les comtes et les principaux seigneurs d'origine anglaise; il leur fit part de l'entreprise de ses ennemis et du desir qu'il avait de les combattre. Ils engagèrent le roi à comprimer les perturbateurs de la paix, et promirent de le seconder avec le plus grand empressement. Trente mille Anglais se réunirent spontanément pour servir le roi, qu'ils engagèrent à punir les perfides qui le trahissaient: ils lui dirent: «Agissez virilement comme fils de roi, et, légitimement appelé au trône, commandez avec sécurité à tout le monde dans ce royaume. Vous voyez en quel nombre nous nous trouvons avec vous, et combien nous vous obéissons de bon cœur: commandez dans tout Albion, et frappez de votre royale justice tous les rebelles jusqu'à la mort; nous combattrons pour vous, et jamais nous ne vous préférerons un autre prince. Il est trop insensé et trop impie de donner à un ennemi étranger la préférence sur un monarque que l'on connaît; on doit détester toute nation qui est infidèle à son prince. Que ces hommes soient voués à la mort, qui se réjouissent de la ruine de leur seigneur. Parcourez attentivement l'histoire des Anglais, et vous les trouverez toujours fidèles à leurs princes.» En conséquence, le roi Guillaume-le-Roux se mit en campagne avec plus de confiance, grâce aux exhortations des Anglais; il rassembla une grande armée et marcha contre les rebelles pour les combattre. Alors Odon, évêque de Bayeux, se renferma dans la ville de Rochester, avec cinq cents chevaliers, et se proposa d'y attendre le duc Robert, avec ses auxiliaires, conformément au traité qu'ils avaient fait. Quoique les séditieux fussent en grand nombre, qu'ils eussent réuni beaucoup de trésors et d'armes et qu'ils eussent fait de grandes dispositions, ils n'osèrent jamais livrer bataille au roi dans ses propres Etats. Ils avaient prudemment fait choix de la ville de Rochester, afin que si le roi ne les assiégeait pas dans la place, établis sur ce point central, ils pussent sans difficulté dévaster le territoire de Londres et de Cantorbéry, et envoyer sans retard, par le moyen de la mer, qui est voisine, et par les îles des environs, des courriers pour obtenir des secours. Mais le roi, plein de courage, prévint leurs efforts, et dans le mois de mai assiégea vigoureusement la place avec une armée considérable; puis, ayant fait construire deux châteaux, il ôta aux assiégés tout moyen de communiquer au dehors. Ainsi que nous l'avons indiqué, la ville était occupée par l'évêque Odon, par le comte Eustache, par Robert de Bellême, et par beaucoup d'hommes tant nobles que d'une classe intermédiaire. Vainement ils attendaient le secours du duc Robert, qui était arrêté par sa nonchalance et sa mollesse. Roger, comte des Merciens, et plusieurs des Normands qui sous les ordres du roi formaient le siége au dehors, s'efforçaient en cachette, autant qu'ils le pouvaient, de secourir les assiégés. Toutefois ils n'osaient publiquement se soulever contre le roi. Tous les évêques d'Angleterre ainsi que les Anglais d'origine servaient Guillaume avec loyauté et travaillaient franchement pour conserver à leur pays les douceurs de la paix, qui est toujours agréable aux gens de bien. Hugues, comte de Chester, Robert de Mowbrai, comte du Northumberland, Guillaume de Varenne, Robert fils d'Aimon, et plusieurs autres barons fidèles et prudents, restaient attachés au roi et le secondaient à propos de leurs armes et de leurs conseils contre les ennemis publics. Semblable à la plaie des Egyptiens, il parut dans la ville de Rochester une plaie, par laquelle Dieu, qui prend toujours soin des affaires humaines et dispose tout justement, renouvela de notre temps les anciens miracles. En effet, de même que les moucherons importunaient les Egyptiens et ne cessaient pas un seul moment de les incommoder, de même les mouches tourmentaient par leurs attaques continuelles les assiégés désolés. Ils ne pouvaient sortir de la place, et plusieurs mouraient des maladies que leur causaient diverses calamités. Ces insectes innombrables naissaient des excréments des hommes et des chevaux; la chaleur occasionnée tant par l'été que par l'haleine des habitants favorisait leur développement; et ils pénétraient horriblement dans les yeux et les narines, ainsi que dans les aliments et la boisson des assiégés. L'orgueilleuse troupe des rebelles souffrait tellement de l'importunité des mouches, que jamais de jour ou de nuit ils ne pouvaient prendre leurs repas, si une grande partie d'entre eux ne défendait à tour de rôle avec des éventails la bouche des autres contre les attaques continuelles de ces insectes. Il en résulta qu'Odon, évêque de Bayeux, et ses complices ne purent plus long-temps soutenir le siége. Aussi envoyèrent-ils au roi Guillaume des députés pour faire la paix et lui remettre la ville, sous la condition de tenir de lui leurs terres, leurs fiefs et tout ce qu'ils avaient possédé jusqu'alors, et de le servir désormais fidèlement comme leur maître naturel. Quand il eut entendu ces propositions, le roi entra dans une vive colère; sa rigueur s'en augmenta beaucoup, et ne cédant en rien, il rejeta les demandes des députés; il jura qu'il prendrait de vive force dans leur ville les perfides qui l'avaient trahi, et affirma qu'il les ferait aussitôt attacher à la potence ou tuer par divers autres genres de supplices. Ceux qui assiégeaient la ville, de concert avec le roi, le voyant enflammé d'une si violente fureur contre la vie de leurs parents et de leurs amis qui étaient dans la place, allèrent le trouver avec de grandes supplications, et tâchèrent de le calmer à forces de prières et de condescendances. Ils lui dirent: «Que Dieu soit loué, lui qui secourt sans cesse ceux qui espèrent en lui, et permet qu'aux bons pères succèdent de bons enfants! Nous voyons que des jeunes gens orgueilleux et des vieillards aveuglés par l'ambition apprennent à leurs dépens que la puissance royale n'a pas encore failli dans cette île. Effectivemeut ceux qui, semblables aux milans qui se précipitent sur leur proie, sont venus de Normandie nous assaillir avec impétuosité, et qui ont pensé qu'en Angleterre la race royale était éteinte, éprouvent que, grâces à Dieu, Guillaume-le-Jeune vaut bien le vieux Guillaume. Déjà, presque vaincus, ils tombent sous vos coups, et sur le point d'être anéantis implorent en suppliant votre grande puissance. Et nous aussi qui, dans les plus grands périls, sommes restés avec vous comme avec votre père, nous nous présentons maintenant humblement devant vous, et nous vous prions de tout notre cœur pour nos compatriotes. Il convient sans doute que comme vous avez vaincu par votre valeur ces hommes lâches et tremblants, de même vous leur pardonniez avec bonté quand ils se repentent et s'humilient. Que la clémence tempère la sévérité du roi, et qu'une éclatante victoire suffise à la gloire de votre vertu. Le grand roi David pardonna à Semeï, qui le maudissait, et pria instamment, en faveur d'Absalon révolté, Joab, Abésaï et d'autres guerriers, pour qu'ils ne le fissent pas périr. Dans les livres divins on trouve en abondance des exempies de ce genre, auxquels se rapportent ces vers d'un poète ingénieux, dans son livre des Merveilles du monde: «Comme le courroux du lion est assez noble pour épargner celui qui se prosterne, vous qui commandez sur la terre vous devez aussi vous montrer miséricordieux.» Voici quelle fut la réponse du roi Guillaume: «J'avoue que par votre secours j'ai vaincu mes ennemis, et qu'avec l'aide de Dieu je suis, par mes travaux, près d'en triompher; mais vous n'en devez prendre que plus de soin pour ne pas me forcer par vos prières de dévier des rigueurs de la justice. Quiconque épargne les parjures et les brigands, les pillards et les traîtres exécrables, prive de la paix et du repos les innocents, et fait naître pour les bons et les faibles des malheurs et des meurtres sans nombre. Quels sont mes torts envers ces scélérats? Ai-je fait quelque chose pour leur nuire? Pourquoi ont-ils déployé tous leurs efforts pour m'arracher la vie, et soulever, autant qu'il était en eux, au préjudice de tant de monde, et contre moi, tous les peuples de ce royaume? Je leur ai laissé tous leurs biens, je n'ai, par aucune faute, mérité leur haine; et ces hommes se sont montrés mes ennemis acharnés. Aussi je pense qu'il est tout-à-fait juste que nous observions avec exactitude la sentence du grand roi David que vous me proposez pour exemple. Ainsi que, d'après son jugement, Baana et Rechab, fils de Remmon-le-Bérotite qui avaient tranché la tête au roi Isboseth dans son palais, furent pendus à Hébron, de même ces séditieux seront punis terriblement pour l'effroi du présent et de l'avenir, que le récit d'une telle vengeance rendra sages.» A ce discours les grands répondirent à Guillaume: «Seigneur roi, nous regardons comme vrai et juste tout ce que vous dites, et ne pouvons opposer une seule objection à vos raisons. Néanmoins, dans les bons sentimens qui nous animent, nous supplions humblement votre puissance de considérer quels sont ceux pour lesquels nous vous implorons instamment. Odon de Bayeux est votre oncle et il est pourvu de la sanctification pontificale; il aida votre père à soumettre les Anglais, et, dans plusieurs conjonctures difficiles, il le secourut à ses propres périls. Que peut-on faire à un homme d'un ordre aussi élevé? Loin de vous l'idée de porter les mains sur le prêtre du Seigneur, et de verser son sang pour une telle cause; rappelez-vous ce qu'a fait Saül à Nobé, et ce qu'il a souffert sur la montagne de Gelboé. Quel serait l'homme assez pervers pour vous conseiller de condamner le prêtre de Dieu et votre oncle? Personne. Nous vous prions donc tous d'user envers lui de bonté, et de permettre qu'il se rende sans dommage dans son diocèse en Normandie. Le comte de Boulogne s'est toujours montré fidèle envers votre père, et toujours courageusement il le seconda et l'accompagna dans les plus pénibles entreprises. Quant à Robert de Bellême, que votre père aima toujours beaucoup et qu'il éleva jadis aux plus grands honneurs, il possède maintenant une grande partie de la Normandie, et, puissant par les châteaux les mieux fortifiés, il tient le premier rang entre tous ses voisins et les seigneurs neustriens. C'est pourquoi, si l'indulgence remplace le ressentiment dans votre cœur, si vous conservez auprès de vous avec bonté les coupables, ou si du moins vous les laissez aller en paix, vous tirerez encore dans beaucoup de circonstances un parti avantageux de leur amitié et de leurs services: «Le même homme qui vous blessa peut, par la suite, vous servir comme ami. «Sous leurs ordres se trouvent des guerriers accomplis qui vous offrent de passer à votre service, et dont vous ne devez pas, illustre monarque, mépriser les propositions. C'est pourquoi vous devez vous soumettre par la générosité et la clémence ceux que vous avez vaincus par la force, par la richesse et par vos éminentes qualités.» En conséquence ce monarque magnanime, vaincu par les prières des seigneurs qui lui étaient fidèles, fit remise aux assiégés de la mort et de la mutilation, et leur accorda la permission de sortir de la place avec leurs chevaux et leurs armes. Toutefois il leur enleva entièrement toute espérance de posséder jamais, tant qu'il régnerait, aucun héritage ni aucune terre dans ses Etats. Alors l'évêque Odon essaya d'obtenir de Guillaume-le-Roux qu'il fût défendu aux musiciens de sonner de la trompette à la sortie des assiégés, comme il est d'usage lorsqu'on a vaincu l'ennemi ou que l'on s'est emparé d'une place à force ouverte. Irrité d'une telle proposition, le roi refusa positivement, et déclara publiquement qu'il ne l'accorderait pas même pour mille marcs d'or. En conséquence les assiégés étant venus à sortir tristes et honteux, et les trompettes du roi sonnant en signe d'alégresse, la multitude des Anglais qui avaient suivi le roi criaient à haute voix devant toute l'assistance: «Des colliers, des colliers! Apportez des colliers, et que l'on attache à la potence ce traître d'évêque avec ses complices. Grand roi des Anglais, pourquoi laissez-vous aller sain et sauf cet instigateur de tous nos maux? Le parjure homicide qui a fait périr tant de milliers d'hommes par ses perfidies et ses cruautés, ne doit pas continuer de vivre.» Le prélat confus entendit ainsi que les siens tous ces reproches; mais quoique son dépit s'exhalât encore en dures menaces, il n'était pas en son pouvoir de satisfaire à son indignation. C'est ainsi que cet évêque impie fut chassé de l'Angleterre et dépouillé de ses vastes possessions. Alors il perdit avec une grande honte, par l'équitable jugement de Dieu, les grandes richesses que le crime lui avait procurées; il retourna à Bayeux couvert de confusion, et ne reparut plus jamais en Angleterre. Ce fut donc dans la première année du règne de Guillaume-le-Roux, au commencement de l'été, que la ville de Rochester capitula, et que la révolte criminelle de tous ceux qui avaient pris les armes pour troubler la paix fut entièrement comprimée; car les méchants et tous les malfaiteurs voyant la bravoure et la fermeté du roi furent réduits à trembler pour s'être rendus coupables, dans leur criminelle avidité, de brigandages, de meurtres et d'autres forfaits. Désormais, pendant les douze années qu'il régna, ils n'osèrent murmurer. Ce monarque se comporta habilement, et attendit pour la vengeance le moment favorable. Il punit par des lois sévères les entreprises factieuses de quelques séditieux, et dissimula à dessein les crimes de quelques autres. Quant aux anciens barons qui ne s'étaient pas montrés fidèles à son parti, il eut le bon esprit de leur pardonner pour l'amour de son père, auquel ils avaient été constamment attachés, et par respect pour leur vieillesse, sachant fort bien que les maladies et la mort naturelle ne devaient pas leur laisser une longue existence. Cependant quelques-uns d'eux le servirent constamment par la suite, avec d'autant plus de zèle qu'ils reconnaissaient avoir plus gravement offensé la majesté royale; et ils s'attachèrent à se rendre agréables à Guillaume, de toutes manières, tant par des présents que par leurs bons services et leurs adulations. [8,4] Comme l'Angleterre avait été violemment ébranlée de toutes parts par les tempêtes politiques dont nous venons de parler, et que les habitants du royaume se portaient journellement des coups mutuels, parce que les uns voulaient détrôner le roi, et que les autres défendaient virilement sa cause, Grithfrid, roi des Gallois, envahit avec son armée les frontières de l'Angleterre, et, dans les environs de Rhuddlan, versa beaucoup de sang, alluma beaucoup d'incendies, fit un butin considérable et emmena en captivité beaucoup d'hommes. Cependant Robert, seigneur de Rhuddlan, revenait du siége de Rochester quand il apprit des nouvelles si affreuses et si fâcheuses pour ses propres intérêts. Dans l'amertume de sa douleur, il fit éclater de grands gémissements, et manifesta sa colère par les plus terribles menaces. Ce comte était un chevalier courageux et actif, éloquent et redoutable, libéral, et méritant beaucoup d'éloges pour ses nombreuses prouesses. Il avait été écuyer du roi Edouard, et avait reçu de lui le baudrier de chevalier. Umfrid, son père, était fils d'Umfrid, de race danoise. Sa mère Adelise, sœur de Hugues de Grandménil, appartenait à l'illustre famille des Giroie. Ce vaillant champion ne négligeait pas l'Eglise au milieu de ses travaux guerriers; il honorait avec affection les clercs et les moines, et selon ses moyens il donnait de bon cœur des aumônes aux pauvres. Il aima beaucoup surtout, et enrichit autant qu'il le put le couvent d'Ouche, où ses frères Ernauld et Roger étaient moines, et où son père, sa mère et quelques autres de ses parents reposaient enterrés. C'est ce qui le détermina à lui donner l'église du Tilleul et tout ce qu'il possédait dans l'église de Damblinville, ainsi que le presbytère. Il concéda aussi avec le presbytère ce qui lui appartenait dans l'église de Cornier; il y joignit la dîme des moulins et de tous ses revenus, et la dîme de la dîme de sa table. Ce même Robert donna en Angleterre, à Saint-Evroul et à ses moines, Cumbinell, terre de deux charrues, vingt villains, l'église avec son presbytère, toute la dîme et la terre que l'on appelle churchby, avec l'église et le presbytère, l'église de l'Ile, et, dans la ville de Chester, l'église de Saint-Pierre-du-Marché, et trois bourgeois. Afin que Saint-Evroul possédât d'une manière stable et sans trouble ces choses de même qu'il les avait données, Robert se rendit au chapitre d'Ouche, et confirma la concession de ces objets en présence de l'abbé Mainier et de l'assemblée des moines. Alors se trouvèrent là avec lui Razson doyen, Hugues de Milli, Guillaume l'échanson, fils de Grimon, et Roger, fils de Giroie, Durand et Barnelle, Osbern d'Orgères et Gautier le prevôt. Ces personnes furent présentes lorsque Robert se rendit à l'église, et y déposa sur l'autel la donation des objets que nous venons de spécifier. J'ai fait cette courte mention des dons que Robert fit à l'église d'Ouche, et je prie le lecteur prudent de ne pas rire inconsidérément de me voir me conformer, dans ma narration, quand l'occasion s'en présente, au titre que j'ai imposé à cet ouvrage. Robert, fils d'Umfrid, étant encore fort jeune, passa en Angleterre avec son père, et servit le roi Edouard dans son palais et à la guerre, jusqu'à ce qu'il eût été fait chevalier par ce prince. Ensuite, revêtu d'une brillante armure, et enrichi honorablement des faveurs du roi, il desira revoir ses parents; et, avec la permission d'Edouard, il se rendit gaîment dans sa patrie. Après la bataille de Senlac, le roi Guillaume étant occupé à faire tête à ses nombreux ennemis, le jeune guerrier passa de nouveau en Angleterre avec son cousin Hugues, fils de Richard d'Avranches, surnommé Goz; il se fit toujours remarquer parmi les plus vaillants dans toutes les affaires de guerre. Après beaucoup d'exploits, Hugues reçut le comté de Chester, et Robert fut fait chef de son armée, et gouverneur de toute la province. Alors les Bretons, qui en étaient voisins, et que l'on appelle vulgairement Galles ou Gallois, se portaient à de grands excès contre le roi Guillaume et tous ses partisans. Le roi décida qu'il serait bâti à Rhuddlan une place forte pour tenir les Gallois en respect, et elle fut confiée à Robert, pour qu'il y défendît le royaume d'Angleterre contre les barbares. Ce marquis belliqueux eut souvent à combattre contre cette nation turbulente, et versa beaucoup de sang dans différentes rencontres. Il étendit ses frontières aux dépens des Bretons, repoussés de vive force, et bâtit une citadelle très-forte sur le mont d'Agaunoth, qui touche à la mer. Pendant quinze ans, il porta de rudes coups aux Bretons, et envahit le territoire de ces peuples, qui, fiers de leur antique liberté, ne voulaient être tenus à rien envers les Normands. Poursuivant l'ennemi à travers les forêts, les étangs et les monts escarpés, il le battit de toutes les manières. En effet, il tuait les uns comme des troupeaux quand ils tombaient dans ses mains; il jetait les autres pour long-temps dans les fers ou les soumettait cruellement à une injuste servitude. Il n'est pas permis à un chrétien d'opprimer ainsi ses frères qui, par le sacré baptême, ont acquis une nouvelle vie dans la foi du Christ. L'orgueil et la cupidité, qui par tout l'univers s'emparent du cœur des mortels, portaient sans mesure le marquis Robert à l'amour du butin et aux homicides, qui, par la suite, le plongèrent dans un horrible précipice; car le troisième jour de juillet, Grithfrid, roi des Gallois, aborda avec trois vaisseaux sous la montagne que l'on appelle Hormahève, et bientôt la troupe de ces pirates se répandit comme des loups ravissants dans le pays pour le ravager. Cependant la mer vint à se retirer au moment du reflux, et la flotte de ces corsaires resta à sec sur le rivage. Grithfrid pendant ce temps-là parcourait les côtes; il enlevait les hommes et les bestiaux; puis il se rendit en hâte vers ses vaisseaux restés à sec. Dans cette circonstance, les cris du peuple arrachèrent au sommeil Robert, qui faisait la méridienne, et lui firent connaître l'incursion des ennemis sur ses terres. Sans balancer, il se leva aussitôt dans le costume où il se trouvait, et envoya à l'instant même dans tout le pays ses hérauts pour rassembler la troupe de ses soldats. Alors, sans avoir pris soin de se revêtir de ses armes, s'étant mis à la tête d'un petit nombre de guerriers, il s'attacha à la poursuite des Gallois, et vit, du sommet du mont Hermohève, qui est très-élevé, les pirates enchaîner leurs captifs et les jeter dans leurs navires avec les troupeaux qu'ils avaient enlevés. A cette vue, l'intrépide marquis frémit comme un noble lion, et engagea le petit nombre de soldats qu'il conduisait, et qui n'étaient pas mieux armés que lui-même, à charger les Gallois sur la grève encore sèche, avant que le flux ne vînt la recouvrir. Ces hommes lui représentèrent qu'ils étaient en petit nombre, et la difficulté de descendre le long du précipice de cette côte escarpée. Enfin Robert voyant que la troupe ennemie attendait avec son butin le retour de la mer pour s'enfuir, éprouva une vive douleur, et se détermina, impatient qu'il était de tout retard, à descendre sans cuirasse vers l'ennemi, et par une pente difficile, avec un seul chevalier nommé Osbern d'Orgères. Les ennemis le voyant couvert d'un simple bouclier, et accompagné d'un seul homme, lui décochent unanimement leurs flèches, chargent son écu d'un poids insupportable de traits, et blessent à mort le vaillant Osbern. Tant que Robert resta debout et tint son bouclier, personne n'eut la hardiesse de l'approcher ni de l'attaquer avec l'épée. Enfin ce belliqueux héros, percé de flèches, fut forcé de fléchir le genou, et, épuisé de fatigues, laissa échapper le bouclier surchargé du poids qui l'accablait, puis recommanda son ame à Dieu et à sainte Marie, mère du Sauveur. Alors tous les pirates se précipitent sur lui, et, à la vue des siens, lui coupent la tête, et l'attachent au mât de leur vaisseau en signe de victoire. Du sommet de la montagne, plusieurs virent ce spectacle avec une grande douleur, et en répandant des larmes; mais ils ne pouvaient secourir leur maître. Enfin les hommes de toute la province se réunirent, mais inutilement, puisqu'ils ne purent sauver leur chef déjà mis à mort. Dans l'excès de leur tristesse, ayant enfin préparé des vaisseaux, ils se mirent à la poursuite les pirates, qui s'enfuyaient sur la mer, et au mât desquels ils voyaient avec une profonde affliction la tête de leur chef. Grithfrid et ses complices voyant qu'on les poursuivait, et considérant la fureur qu'éprouvaient les Normands de l'outrage fait à leur chef, détachèrent la tête, et la jetèrent dans les flots. A cette vue, les chevaliers de Robert cessèrent de poursuivre inutilement les assassins. On fit l'enlèvement du corps au milieu du grand deuil des Anglais et des Normands; il fut porté à Chester, où on l'ensevelit dans le couvent de la vierge Sainte-Valburge. Hugues, comte de Chester, avait depuis peu de temps bâti ce monastère, qui avait pour abbé Richard, moine du Bec. C'est là qu'il nourrissait pour le service de Dieu un troupeau de moines au milieu des troupes de loups ravissants. Au bout de quelques années, le moine Ernauld, fils d'Umfrid, passa en Angleterre, enleva les restes de son frère Robert, avec la permission de Robert de Lyme, évêque des Merciens, et le transporta en Normandie au monastère d'Ouche: l'abbé Roger avec ses moines reçut honorablement ces restes, et les inhuma dans le cloître le long de l'église au midi. Ernauld, dont nous venons de parler, quitta les armes dès l'adolescence avec quatre nobles compagnons, Gui, Roger, Drogon et Odon; devenu moine, il l'emporta sur eux par sa ferveur monacale, et pendant près de cinquante ans vécut plein de zèle pour l'ordre. Il montra toujours beaucoup d'ardeur pour les intérêts de son église, pour lesquels il passa plusieurs fois en Angleterre, en Pouille, en Calabre et en Sicile, afin d'enrichir son église des dépouilles de ses parents. C'est alors qu'il alla trouver Guillaume, abbé de Sainte-Euphémie, son frère, Guillaume de Grandménil, son cousin, et plusieurs autres de ses parents qui avaient fait fortune en Italie. Il leur enleva avec une douce violence le plus qu'il put de secours pour son couvent. Ainsi chargé des dons de sa famille, il procura à son église beaucoup d'ornements et d'autres avantages, et sacrifia sa propre famille aux intérêts du monastère. Il souffrit en beaucoup de lieux des injures et des rebuffades; mais rien ne put le détourner de son entreprise, quoiqu'il trouvât de fréquents obstacles et qu'il eût quelques contrariétés à supporter. Ernauld ne ralentit rien de son zèle, et tel fut le genre d'efforts auxquels il se voua constamment. C'est par ses soins que le tombeau de son frère fut décoré d'une arcade de pierre qui existe encore aujourd'hui. Le peintre Rainauld surnommé Barthélemi peignit de diverses couleurs cette arcade et ce tombeau, et l'Anglais Vital, prié instamment par Ernauld, fit en vers élégiaques l'épitaphe suivante: "Sous ce mausolée repose Robert de Rhuddlan, enseveli suivant l'usage des humains dans le sein de la terre. Fils d'Umfrid, qui naquit du sang des Danois, ce jeune homme fut illustre et brave, généreux et vaillant, actif, beau et entreprenant. Tel ce chevalier se montra dans l'univers, tant que la vie lui fut accordée. Marquis libéral, fidèle ami de ses compagnons, il obéit à l'Eglise comme à la mère du Christ. Toujours il honora les prêtres, les moines, les orphelins et les pélerins, et leur prodigua ses largesses. Il bâtit le château de Rhuddlan et l'occupa long-temps, tenant ferme contre des voisins furieux. Supportant volontairement et d'une âme intrépide mille périls qui s'offrirent à lui, il porta les armes contre les nations barbares. Il traversa plusieurs fois tout armé le mont Snowdon, et le rapide fleuve de Colven; suivi de peu de guerriers, il enleva dans une embuscade un butin considérable, en mettant en fuite le beau roi Bliden; il fit prisonnier et chargea de chaînes Hoël, roi qui commandait alors les troupes galloises. Il prit aussi le roi Grithfrid, et vainquit Tréhell. Tels sont les titres nombreux de sa gloire. Toutefois, ayant imprudemment attaqué les Gallois, il trouva la mort au commencement des chaleurs de juillet. Owen et le roi Hoël triomphèrent de la vengeance qu'ils obtinrent sous le mont Hormahève. Grithfrid lui trancha la tête de son glaive et la jeta dans la mer. Le reste de son corps est conservé dans ce tombeau. Puisse-t-il, par les mérites du saint père Evroul, dans le cloître duquel il repose, obtenir un salut complet! Jadis plein de vigueur, ici il repose inanimé. Quelles douleurs, hélas, pour toute la patrie! Ici devenu poussière, il est sans utilité. En conséquence, pieux lecteur, souvenez-vous de lui pour qu'il soit placé dans le palais du Ciel priez dignement, les larmes aux yeux, le Dieu qui gouverne toutes choses. O Christ, splendeur de Dieu, créateur de la vie, réparateur de l'univers, montrez-vous propice à votre serviteur. Enlevez Robert aux foyers du Tartare; effacez, je vous prie, les crimes dont il est trop coupable. Epargnez le guerrier qui dans ses cris invoqua la vierge Marie, et tomba criblé de traits cruels. Pardonnez-lui ses fautes, accordez-lui de durables trésors, afin qu'il puisse assister sans cesse aux célestes chœurs. Ainsi soit-il." [8,5] Guillaume-le-Roux ayant établi sa domination sur toutes les contrées de son royaume, et ayant fortement comprimé par la vigueur de ses mesures ceux qui avaient pris les armes contre lui, l'orgueilleux Odon, chassé d'Angleterre, se rendit dans le diocèse de Bayeux, et trouvant le duc Robert livré à la mollesse, chercha à dominer sur toute la Normandie. La province entière tombait en dissolution, les brigands parcouraient en troupes les bourgs comme les campagnes, et des bandes de voleurs se livraient à toute sorte d'excès contre le peuple désarmé. Le duc ne prenait aucune mesure contre ces malfaiteurs, qui, durant huit ans, sous ce prince faible, exercèrent leurs fureurs sur une population sans défense. Ils vexaient sans pitié la sainte Eglise, lui enlevaient violemment ou dévastaient les possessions qu'autrefois les gens de bien lui avaient libéralement données. Les monastères désolés gémissaient; les moines et les religieuses étaient dans une grande détresse. Au milieu de la contagion de tant de haines, les objets consacrés à Dieu n'étaient ni honorés ni respectés. Chaque jour était marqué par des incendies, des brigandages et des meurtres; et le peuple, tourmenté d'excessives calamités, était plongé dans le deuil. La Normandie donnait naissance à de méchants enfants, qui avec une avidité cruelle étaient disposés à toute sorte d'attentats, et dévoraient avec barbarie le sein de leur mère. S'animant au milieu de ces désordres, qui pour elle avaient des attraits, la Vénus sodomitique souillait honteusement des efféminés, qui auraient mérité le supplice du bûcher. L'adultère profanait publiquement la couche conjugale, et l'inobservance de la loi divine se présentait sous tous les aspects. En vertu de l'autorité de Dieu, les évêques lançaient l'anathème sur ceux qui enfreignaient ses lois. Dans leurs sermons, les théologiens donnaient aux coupables de salutaires avertissements; mais l'orgueil et la cupidité sous les armes opposaient une insurmontable résistance. En divers lieux on bâtissait des forteresses illicites; et là les enfants des brigands, comme de jeunes louveteaux, étaient élevés pour déchirer les brebis. Les méchants ne cherchaient que des occasions de haine, afin que, dans les hostilités réciproques, les endroits voisins des frontières fussent souvent envahis, et que, dans la violence des démêlés, il ne fût plus question que de brigandages et d'incendies. C'est ce que sentirent cruellement et attestent encore le pays dépeuplé et la multitude gémissante des veuves et des gens sans défense que toutes sortes de maux accablaient. C'est ainsi que par la nonchalance d'un prince indolent dépérit en peu de temps et se tourna en indigence, en trouble et en déshonneur tout ce qui avait été fait de bien par l'activité et les soins d'un maître habile et de ses serviteurs, ainsi que tout ce qui, pendant si long-temps, avait été produit à l'avantage de la Neustrie. Dans le courant de l'été, après qu'un bruit certain eut annoncé au delà des mers la reddition de Rochester, Henri Cliton, comte du Cotentin, passa en Angleterre, et réclama de Guillaume-le-Roux les possessions de leur mère. Le roi le reçut avec bonté, l'accueillit comme il convient à un frère, et lui accorda fraternellement tout ce qu'il demandait. Ayant obtenu l'objet de son voyage, Henri fit ses adieux à Guillaume pendant l'automne, et se disposa à retourner en Normandie avec Robert de Bellême, qui, par l'entremise de quelques amis puissants, avait fait sa paix avec le roi. Cependant quelques artisans de discorde prirent les devants, et mêlant le mensonge à la vérité, annoncèrent au duc Robert que son frère Henri et Robert de Bellême avaient traité avec Guillaume-le-Roux, et, au préjudice du duc, s'étaient liés par les obligations du serment. Robert sachant combien étaient puissants et braves les chevaliers auxquels il aurait affaire, et redoutant beaucoup leurs entreprises, prit conseil de l'évêque de Bayeux, et les fit arrêter. Avant qu'ils pussent rien faire, comme ils descendaient au rivage de la mer, il envoya une forte troupe de soldats qui les saisit et les jeta dans les fers; il les confia à la garde du tyran de Bayeux, l'un dans cette ville et l'autre à Neuilli. Roger, comte de Shrewsbury, ayant appris que son fils Robert était prisonnier, passa en toute hâte en Normandie avec la permission du roi, et mit des garnisons dans tous ses châteaux pour résister au duc. Cependant l'évêque de Bayeux, Odon, comme un dragon abattu qui vomit des flammes, outré de ressentiment pour l'affront qu'il avait reçu du roi, excitait toutes sortes de troubles en Normandie afin de préparer, de quelque manière que ce fût, des embarras à son neveu qui l'avait honteusement chassé. Le duc, craignant beaucoup Odon, cédait à quelques-uns de ses avis, et dédaignait les autres. Pendant que de toutes parts les séditieux exerçaient leurs fureurs et cherchaient l'occasion d'augmenter encore le mal, le criminel prélat alla trouver le duc à Rouen, et examinant les affaires de la province, il lui dit: «Quiconque est chargé de tenir les rênes du gouvernement et de commander au peuple de Dieu, qui n'est pas le même partout, doit se montrer doux ou sévère comme la raison l'exige, plein de douceur comme un agneau pour ceux qui sont bons, humbles et soumis, sévère comme le lion pour les méchants, les rebelles et les insolents. Réfléchissez attentivement, seigneur duc, afin de bien gouverner le noble duché de Normandie, qui, par la faveur de Dieu, vous est venu de la succession paternelle: prenez courage, et agissez virilement. Vous voyez que des hommes sans pudeur et sans lois se livrent à toutes sortes d'excès sur toutes vos terres, imitent pour ainsi dire les Païens par leurs forfaits continuels, et les égalent, s'il est permis de le dire, par l'énormité de leurs attentats. Les moines et les veuves élèvent leurs cris vers vous, et vous dormez! Vous entendez fréquemment parler de forfaits inouïs, et vous ne vous en occupez pas! Ce n'est pas ainsi qu'agissaient le saint roi David et Alexandre-le-Grand, ni Jules-César, ni Septime Sevère, que vit naître l'Afrique, ni Annibal le Carthaginois, ni Scipion l'Africain, ni le Perse Cyrus, ni le Romain Marius. Pourquoi m'arrêté-je à vous citer des Barbares dont les noms obscurs vous sont inconnus? Venons-en à des princes que nous connaissons mieux, et qui touchent de près à notre sang. Souvenez-vous de vos pères et de vos aïeux dont la nation française, toute belliqueuse qu'elle est, a tant redouté la magnanimité et la valeur. Je veux parler de Rollon, Guillaume-Longue-Epée, les trois Richard, Robert votre aïeul, et enfin Guillaume votre père, le plus illustre de vos ancêtres. Imitez, je vous prie, leur fermeté et leur sagesse de même qu'ils ont pris pour modèle la vigueur et l'habileté de leurs prédécesseurs, qui obtinrent l'empire du monde pour prix de leurs travaux immenses, comprimèrent les tyrans, et soumirent des nations cruelles. Réveillez-vous, rassemblez l'invincible armée de Normandie, et partez pour la ville du Mans. Là vos garnisons occupent la citadelle que bâtit votre père; toute la ville vous obéit de bonne grâce ainsi que Hoel son vénérable évêque. Appelez-y tous les grands du Maine; donnez-leur avec bienveillance, et dans de gracieux entretiens, les éloges qu'ils méritent. Attaquez au contraire avec vigueur ceux qui méprisent votre pouvoir. Assiégez sans délai leurs places fortes s'ils ne se soumettent pas à l'instant même. Après avoir subjugué les Manceaux, attaquez le comte Roger, et chassez-le à jamais ainsi que sa race loin du territoire normand. N'ayez aucune crainte et fiez-vous dans la vertu de Dieu; déployez les forces d'un homme, et employez les avis des sages. Vous tenez déjà dans les fers Robert, le fils aîné de Roger. Si vous vous comportez avec une fermeté opiniâtre comme il convient à un bon prince, vous pourrez chasser à jamais de vos Etats ces Talvas toujours séditieux. Leur race est maudite; elle entretient le crime et le prépare comme par droit héréditaire. C'est ce que n'atteste que trop le trépas horrible de ces hommes dont on ne voit aucun mourir d'une manière ordinaire et commune, comme le reste des mortels. La race des Talvas, si vous ne l'extirpez pas, vous deviendra, je pense, pernicieuse et indomptable. En effet, ils possèdent les châteaux les plus forts, Bellême, l'Urson, Essai, Alençon, Domfront, Saint-Céneri, la Motte d'igé, pour laquelle Mabile tomba sous le glaive de Hugues, Maraers, Vignas, et plusieurs autres places qui doivent leur existence à l'orgueil de Guillaume de Bellême, de Robert d'Ives, de Guérin et de leurs successeurs, ou que ces princes ont ravies soit par violence, soit par ruse à leurs légitimes seigneurs ou à leurs voisins. Ils ont toujours aspiré à commettre des perfidies et des entreprises criminelles, et ils ne se sont jamais montrés fidèles à leurs engagemens envers aucun de leurs amis ou de leurs voisins. Leur puissance s'est élevée sur la mort ou la captivité de leurs voisins, victimes de trop de confiance; c'est au prix de la sueur prodiguée par les gens du pays qu'ils ont élevé tant de palais et de citadelles redoutables. Maintenant, généreux duc, vous pouvez enlever aux Talvas tous leurs biens, si vous voulez vous montrer digne imitateur de votre magnanime père et de ses œuvres. En effet, votre père possédait de son vivant toutes ces places fortes, et en confiait la garde à qui bon lui semblait; mais Robert, que vous tenez prisonnier, ayant appris la mort du roi, chassa avec arrogance vos garnisons du sein de vos forteresses, et les soumit à ses lois pour vous en déshériter. Considérez sagement tout ce que je vous ai dit; levez-vous honorablement comme un bon prince pour rendre la paix à la sainte mère Eglise, et pour défendre les pauvres ainsi que les faibles; écrasez courageusement tout ce qui vous résiste; quand vous aurez brisé les cornes de ceux qui les lèvent contre vous, le reste, voyant la chute de ses complices, tremblera devant vous, et, sans résistance, s'empressera d'obéir à vos ordres. Alors le peuple de Dieu, goûtant la sécurité sous l'abri de votre protection, pourra se réjouir en paix et priera pieusement le Dieu tout-puissant pour votre salut. Tous les ordres dans vos Etats célébreront constamment le culte divin, et dans la sécurité commune la loi de Dieu sera salutairement observée.» Toute l'assistance donna beaucoup d'éloges à l'allocution dans laquelle le prélat faisait ces exhortations, et s'offrit joyeusement à défendre la patrie pour le service du duc. En conséquence, le duc Robert ayant réuni son armée, partit pour le Mans, et fut accueilli avec une grande joie tant par le clergé que par les citoyens. Dès qu'ils eurent reçu ses messages, Geoffroi de Mayenne, Robert le Bourguignon, Hélie fils de Jean, et plusieurs autres seigneurs vinrent le trouver, préparés à le servir. L'armée des Normands était commandée par l'évêque de Bayeux, par Guillaume, comte d'Evreux, par Raoul de Conches, et par Guillaume de Breteuil, son neveu, ainsi que par plusieurs autres chevaliers d'un grand mérite. Païen de Mont-Doubleau avec quelques révoltés tenait le château de Balon, et résista vigoureusement au duc lorsqu'il se présenta avec ses troupes. Là, Osmand de Gâprée, chevalier très-beau et très-honorable, fut tué le jour des calendes de septembre; son corps fut conduit à Ouche par le moine Ernault, et inhumé sous le porche devant les portes de l'église. Après plusieurs pertes de part et d'autre, la garnison de Balon fit sa paix avec le duc; ensuite les Normands et les Manceaux réunis allèrent avec lui assiéger le château de Saint-Céneri. Là se trouvait la famille de Robert de Bellême, à la tête de laquelle était Robert Quarrel, très-brave chevalier et doué d'une force remarquable. Encouragé par le comte Roger, il tint bon contre les assiégeants: cependant le château fut pris faute de vivres, et le châtelain, dont nous venons de parler, fut, par l'ordre du duc irrité, condamné à avoir les yeux crevés. Plusieurs autres de ceux qui avaient fait une criminelle résistance furent mutilés en vertu d'une sentence de la cour du duc de Normandie. Alors Geoffroi de Mayenne avec tous les seigneurs Manceaux alla trouver le duc, lui présenta Robert Giroie, fils de Robert du même nom, et lui parla en ces termes: «Seigneur duc, cet homme est votre cousin, il a long-temps demeuré en Pouille avec ses parents, qui jouissent d'un grand pouvoir. Maintenant il vient à vous avec confiance, comme à son maître et à son cousin; il vous offre fidèlement ses services; il vous demande à bon droit le château que son père a possédé toute sa vie par droit héréditaire, qu'il a défendu, et où il est mort.» Le duc Robert accorda facilement cette demande, et rendit à Robert Giroie le château de Saint-Céneri. Il l'occupa depuis pendant près de trente six ans, le fortifia de murailles, de retranchements et de lieux d'habitation, puis le laissa en mourant à ses fils Guillaume et Robert. Les habitants de cette place n'ont presque jamais joui de la paix ni du repos, trop voisins qu'ils sont des Manceaux et des Normands. Ce rocher montueux est entouré de trois côtés par les détours de la rivière de Sarthe; là, saint Cérenic, vénérable confesseur, habita du temps de Milehard, évêque de Seès; il y fonda un couvent de moines, dont la glorieuse troupe combattit pour le Seigneur; ayant saintement accompli le cours de sa vie, il se rendit pour son salut auprès de Dieu, le 7 mai. Enfin sous le règne de Charles-le-Simple, lorsque le Danois Hastings ravagea la Neustrie avec une troupe de Païens, le saint corps de Cérenic fut transporté par les fidèles à Château-Thierri, les moines furent dispersés et le couvent détruit. Dans la suite des temps le sort des habitants changea. De sanguinaires brigands établirent une horrible retraite sur ce rocher, où, sous la conduite de saint Céneri, des hommes qui méprisaient le monde avaient vécu modestement, et porté jusqu'à la mort le joug du Seigneur dans l'ordre monacal. On rapporte que cent quarante moines y avaient cultivé la vigne du Seigneur Sabaoth, sous cet archimandrite: leurs tombeaux de pierre, placés dans l'église et tout autour, attestent évidemment, à ceux qui les visitent, par quelles vertus se distinguèrent et quels respects méritent les hommes qui y reposent. Quant aux scélérats qui les remplacèrent, ils endurèrent à bon droit beaucoup de calamités: ils eurent souvent à souffrir du meurtre, de l'incendie, de plusieurs infortunes et de grandes misères. Les hommes d'armes d'Alençon, de Bellême et des autres places fortes ayant appris le sort tragique de Robert Quarrel et de ses complices,vivement effrayés, prirent conseil entre eux pour remettre, comme il convenait, leurs forteresses au duc qui allait se présenter. Cependant Robert ne tarda pas à décheoir de la vigueur qu'il avait d'abord montrée; entraîné par sa mollesse, il revint avec empressement à son palais et au repos, et congédia son armée, dont chacun retourna chez soi. [8,6] Le comte Roger se réjouit beaucoup de voir dissoute l'armée des Normands et des Manceaux; et faisant demander au duc par des délégués éloquents la paix pour lui et le pardon pour son fils, il fit beaucoup de vaines promesses. Robert qui était imprévoyant et inconstant, facile à céder, faible dans l'administration de la justice, acquiesça, lorsqu'on s'y attendait le moins, à un vain traité avec ces hommes déloyaux. Il fit la paix avec le comte Roger, lui accorda ses demandes, et délivra de prison Robert de Bellême. Celui-ci, mis en liberté, reprit son orgueil, ne tint compte ni des ordres ni des menaces du duc, et gardant toujours la mémoire de l'affront qu'il avait reçu, s'en vengea long-temps et de toutes les manières. En effet, durant quinze ans, pendant lesquels le duc et lui restèrent ensemble en Normandie, Robert de Bellême ne cessa de manifester sa fureur, et troubla en cent façons le territoire de son maître. Par d'adroites machinations, il détourna beaucoup de seigneurs dé l'obéissance et de l'assistance qu'ils devaient au duc, et diminua le domaine que les prédécesseurs de celui-ci avaient possédé et considérablement accru. C'était un homme fin et rempli d'astuce; il était grand et fort, courageux et puissant sous les armes, éloquent, mais très-cruel, insatiable dans son avarice et son libertinage, plein d'habileté pour les affaires épineuses et dans les exercices du monde, supportant les plus rudes fatigues, ingénieux ouvrier pour la construction des édifices et des machines, ainsi que des autres choses difficiles, inexorable bourreau lorsqu'il s'agissait de tourmenter les hommes. Il n'honora pas la sainte mère Eglise, comme doit faire un fils, il ne la nourrit pas, il ne l'habilla pas; mais comme un fils d'un autre lit avec une marâtre, il la déshonora, l'opprima et la dépouilla. Enfin, après d'innombrables crimes et d'artificieuses conspirations, le roi Henri, comme un juge équitable, par un jugement divin, le fit jeter dans les fers, et spécialement inspiré en cela par la Divinité, vengea généreusement les malheureux. C'est ce dont nous parlerons ailleurs. Ce seigneur protégé par le roi Guillaume, qui l'avait aimé beaucoup par suite de son attachement pour Roger et Mabile ses père et mère, prit pour femme Agnès, fille de Gui, comte de Ponthieu, de laquelle il eut un fils nommé Guillaume, qui dans la suite posséda en paix par droit héréditaire de vastes possessions en Normandie et dans le Ponthieu. Ce ne fut pas seulement par les richesses, ce fut aussi par la tyrannie qu'il l'emporta sur tous ses frères, dont il usurpa et posséda à lui seul pendant long-temps les héritages, envahissant tout le patrimoine de leurs prédécessseurs tant en Normandie que dans le territoire du Maine. Il mit tous ses efforts à soumettre à sa puissance les nobles, ses égaux et ses compatriotes; et d'après les inspirations de son insatiable cupidité, il en courba sous son joug quelques-uns à force de perfidies, de guerres insupportables et d'insidieuses entreprises. C'est ce qu'éprouvèrent Hugues de Nouant, Painel et Robert de Saint-Céneri, Bernard de La Ferté et plusieurs autres, qu'il poursuivit souvent, qu'il effraya et tourmenta de toutes manières; il en humilia beaucoup après leur avoir ravi leurs biens et brûlé leurs châteaux; d'autres furent réduits à la plus grande misère par la dévastation de leurs possessions, ou, ce qui pis est, furent mutilés par la perte d'un bras ou d'une jambe ou rendus impropres à quoi que ce soit par la perte de leurs yeux. Par suite de tant de calamités, le pays était réduit à la désolation pendant que la tyrannie flagrante et sanguinaire de ce marquis cherchait à fouler aux pieds tous ses voisins, qui, fiers d'une noblesse égale, essayaient de défendre contre-lui et jusqu'à la mort leur ancienne liberté. Ainsi croissaient chaque jour d'immenses calamités, et, soit pour la défense, soit pour l'attaque, les crimes ajoutés aux crimes détruisaient les biens des gens du pays, et menaçaient de les réduire à l'indigence. Geoffroi, fils de Rotrou, comte de Mortagne, prit les armes contre Robert, mit le feu à Echaufour et à plusieurs autres lieux du voisinage, et emmena avec lui beaucoup d'hommes et de butin. Ce comte était un homme magnanime, beau de corps, adroit, craignant Dieu, dévot, ami de l'Eglise, courageux défenseur des clercs et des pauvres du Seigneur, tranquille et aimable dans la paix; il était de bonnes mœurs, habile et heureux dans la guerre, redoutable aux princes voisins qu'il avait tous pour ennemis. Par la noblesse de ses parents et de sa femme Béatrix, il se faisait remarquer parmi les plus illustres; il comptait parmi ses sujets de courageux barons et des châtelains intrépides. Il maria ses filles à de nobles comtes, Marguerite à Henri, comte de Warwick, et Julienne à Gilbert de L'Aigle, desquelles sortit une brillante lignée d'enfants généreux. Le comte Geoffroi réunissait tant de titres brillants; il les soutenait de ses armes et de son courage avec l'assistance de ses richesses et de ses amis; et, ce qui l'emporte sur tout le reste, fortifié par la crainte de Dieu, il marchait comme un lion sans redouter personne. Il revendiquait avec raison le très-fort château de Domfront, et d'autres possessions, et voulait les retirer des mains de Robert son cousin. Il s'affligeait beaucoup d'être forcé de vexer des hommes faibles qui ne le méritaient pas, tandis qu'il ne pouvait rencontrer en pleine campagne l'ennemi public contre lequel il avait de légitimes vengeances à exercer. Robert de Bellême, qui faisait trembler presque tout le monde, tremblait à son tour devant tous. C'est pour cela qu'il n'osait en venir avec son ennemi à une guerre ouverte. Il se renfermait prudemment dans ses forteresses, laissait le plus souvent, quoique à regret, des brigands parcourir ses terres, et n'osait marcher à leur rencontre, quoiqu'il fût très-brave. Sa prudence ne lui permettait pas de sortir, parce qu'il craignait que ses gens ne l'abandonnassent aux mains de ses ennemis. C'est ainsi que dura long-temps la discorde qui s'était élevée entre ces deux puissants marquis, occasionant à leurs vassaux beaucoup de dommages et de meurtres. A la vérité , un pareil foyer de malheurs s'étendait sur les autres seigneurs par toute la Normandie, et fournissait à la tragédie une ample matière. Pendant que sous un prince amolli la Neustrie était en proie aux violentes séditions de ces seigneurs, et que les pacifiques enfants de l'Eglise gémissaient au milieu des incendies et des pillages continuels, le très-clément maître du genre humain eut pitié de ses serviteurs. Il tira du lac de misère et de la vallée de larmes, séjour des mortels, quelques-uns de ses vétérans, et, comme nous le pensons, il les associa avec bienveillance, dans les délices du Paradis, à leurs dignes frères en religion qui avaient combattu pour elle avec le même zèle. [8,7] C'est ainsi que Durand, abbé de Troarn, moine depuis son enfance, célèbre par sa piété et sa sagesse, très-habile docteur dans le chant ecclésiastique et dans les dogmes divins, dur bourreau de lui-même, mais plein de douceur dans ses rapports avec les autres, après beaucoup de travaux dans le culte de Dieu, parvenu à un grand âge, fut forcé de s'aliter, et, bien préparé à se rendre à la cour de son maître, comme il convient à un prudent et fidèle serviteur, quitta le siècle le 11 février. A sa mort il arriva un événement qu'on ne doit point passer sous silence. Pendant qu'il rendait l'âme, on remarqua sur son corps une teinte mi-partie; la portion gauche de son visage et de tout son corps jusqu'aux pieds était blanche comme la neige, tandis qu'une couleur plombée couvrait la région droite de son corps, et y régnait complètement depuis la tête jusqu'aux pieds, comme la blancheur régnant dans toute la partie gauche. Cette différence extraordinaire de couleurs que l'on apercevait remplit de terreur toute l'assistance, et fournit à ceux qui recherchaient curieusement la cause de cet événement insolite une occasion de manifester la subtilité de leur esprit. Chacun en parla à sa manière; mais il ne nous convient pas de rapporter dans nos récits abrégés tout ce qu'on en dit dans les discussions multipliées auxquelles chacun se livrait dans l'abondance de ses sentiments. Cependant nous dirons que quelques personnes interprétaient par la gauche et la droite la vie active et la vie contemplative, ou bien la vie présente et la vie future; d'autres au contraire y voyaient un présage d'événements à venir. Les vénérables disciples de Durand ensevelirent respectueusement dans leur chapitre les restes de ce pieux docteur, et placèrent l'épitaphe suivante sur la pierre blanche qui les couvrit: «Par cette tombe est couvert le bon et vénérable abbé Durand, ce modèle de notre monastère. A la gloire du Seigneur il bâtit cet édifice, qui, nous le croyons, lui rendra Dieu propice. Le onzième jour de février, se dégageant des liens de la chair, il se rendit dans le séjour des anges.» Ce pasteur ayant été inhumé, le troupeau de Troarn fit choix d'Arnoul, prieur du couvent de Seès, et le demanda pour chef aux prélats de l'Eglise et aux princes. Aux applaudissements de ceux-ci, qui accordèrent de bon cœur ce qu'on leur demandait, Arnoul prit le gouvernement des moines de Troarn, que pendant près de vingt-deux ans il conduisit habilement, en instruisant ses subordonnés tant par ses paroles que par ses écrits et ses exemples salutaires. De même que ces deux maisons tiraient leur origine d'un même prince, elles puisèrent à une même source les usages du service de Dieu et l'institution de l'ordre monastique. En effet, ces deux couvents avaient été donnés aux moines par le même fondateur, Roger de Mont-Gomeri, et avaient puisé l'un et l'autre les rites monastiques dans la règle de Fécamp. Aussi un même amour les unissait-il, et étaient-ils tous les deux placés sous la protection et la garde du puissant auteur de tant de miracles, Martin, archevêque de Tours. Les gens de Seès empruntèrent leur premier abbé à ceux de Troarn, et maintenant, ce chef vivant encore, ces derniers ont demandé à ses disciples de leur donner un chef à leur tour. L'ayant reçu, ils rendirent grâces à Dieu, et surent bien profiter des talents de ce bon pasteur. Alors Robert, duc de Normandie, cédant aux prières de ses seigneurs, leur accorda la grâce de son frère Henri, et brisa les fers dont il avait été chargé avec Robert de Bellême. Vers cette époque, le pape Grégoire mourut dans la ville de Bénévent, et Didier, abbé du Mont-Cassin, fut élu et intronisé pour pape romain sous le nom de Victor. Le corps du pape défunt fut inhumé dans l'église où reposent les reliques de l'apôtre saint Barthélemi, et où une grande abondance de miracles s'est divinement offerte par ses mérites à la foi de ceux qui l'ont imploré. En effet, les lépreux demandèrent de l'eau qui avait servi à laver le corps du pontife, s'en lavèrent pieusement, et, avec l'aide de Dieu, furent soudainement purifiés. Le pape Victor étant monté au trône pontifical, chanta solennellement sa première messe le jour de la Pentecôte; mais, par une permission secrète de Dieu, il tomba aussitôt gravement malade. Pressé par la diarrhée, il fut conduit trois fois de la messe aux latrines, et ne célébra ainsi qu'une messe pendant sa papauté. C'était un homme d'une grande noblesse, d'une sagesse profonde, et d'une religion fervente; il avait long-temps gouverné le couvent du saint père Benoît, lequel est bâti sur le Mont-Cassin. Tiré de là pour être élevé au pontificat suprême, il tomba tout à coup malade comme nous l'avons dit. Il continua de tramer une vie languissante dans les souffrances depuis la Pentecôte jusqu'au mois d'août, époque où il cessa de vivre. A sa mort le clergé romain s'assembla, et choisit pour pape Odon, qui de moine était devenu évêque d'Ostie, et prit le nom d'Urbain. Le dieu d'Israël l'établit prince contre les Mahométans, et lui confia la tour de David avec ses défenses contre la face de Damas. Il était Français de nation, célèbre par sa noblesse et sa douceur, citoyen de Rheims, moine de Cluni, d'un âge moyen, grand de corps, plus grand par sa religion, doué d'une grande modestie, et remarquable par sa sagesse et par son éloquence. Guibert, usurpateur du siége apostolique, troublait encore l'église de Dieu, et, par la flatterie ou les persécutions, poussait de l'unité de la paix à son schisme tous ceux qu'il pouvait. Odon, comte de Sutri, était son neveu, et faisait endurer aux amis de la paix de l'Eglise beaucoup de vexations. Le pape Urbain, se confiant au Maître des cieux, qui ne laisse pas long-temps la verge des pécheurs affliger la vie des justes, envoya des légats et des lettres de l'autorité romaine aux Français, aux Grecs et aux autres nations établies dans tout l'univers pour les engager à persister irrévocablement dans la foi catholique, et à éviter soigneusement toute scission avec la loi de Dieu, et le corps du Christ qui est l'église. Le seul Henri, prince des Teutons, et ses gens étaient attachés à Guibert, tandis que les Français, les Anglais et presque toutes les autres nations du globe obéissaient pieusement à Urbain. [8,8] Dans la Pouille tous les Normands favorisaient le pape catholique, mais ils étaient cruellement divisés entre eux, et les frères s'y faisaient une guerre plus que civile. En effet, Roger surnommé Crumena, c'est-à-dire la Bourse, possédait seul avec sa mère le duché de Calabre; ce que supportait impatiemment son frère, Boémond, exilé chez Jourdain prince de Capoue. C'est de là que, secondé par ce Jourdain, qui était son beau-frère, et par plusieurs autres de ses parents et de ses amis, Boémond prit les armes contre son frère, et réclama de lui une partie des Etats que lui-même avait conquis avec son père. Le frère et la belle-mère ne purent résister à cette attaque, et furent forcés de demander à leurs amis de bons conseils. En conséquence, à la persuasion de Roger, comte de Sicile, et d'autres princes voisins, ils firent la paix, et remirent à Boémond Bari, Tarente, deux autres villes et plusieurs places fortes. Les deux frères ayant ainsi traité, ils donnèrent en mariage leur sœur Mabile à Guillaume de Grandménil, et comme il était très-brave, ils mirent en son pouvoir plusieurs châteaux. Par les liens d'une telle union, les Normands se rattachèrent réciproquement, et avec prudence, les uns aux autres, et ils ont possédé jusqu'à ce jour une grande partie de l'Italie, qui avait été conquise par Drogon, Umfrid, Richard, et surtout par Robert Guiscard. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1089, Robert Ier, abbé du monastère de Seès, homme bon et simple, tomba malade au mois de janvier, et, ayant reçu les sacrements du Seigneur, quitta le siècle le 15 janvier. Il eut pour successeur dans le gouvernement de la maison un de ses moines nommé Raoul, fils de Seifred d'Escures. Il était profondément instruit dans les lettres, éloquent, enjoué et aimable pour tout le monde. Dans sa jeunesse il quitta une famille illustre pour entrer dans la vie monacale, et durant dix années il servit humblement le couvent en passant par les grades des divers emplois. Enfin la onzième année il prit le gouvernement de l'abbaye par l'ordre de Girard évêque de Seès qui le consacra; il la gouverna habilement pendant seize années, au milieu des cruelles tempêtes de la guerre, et, appuyé sur l'assistance de Dieu, il mit tous ses soins à améliorer les affaires de son église autant que les circonstances le permettaient, Ensuite se trouvant exposé aux cruautés de Robert de Bellême devenues intolérables, Raoul passa en Angleterre, où le roi Henri le retint honorablement auprès de lui, et, par l'entremise de l'évêquc Gondulfe, le mit à la tête de l'évêché de Rochester. Quelques années après, par une nouvelle promotion, il succéda à l'archevêque Anselme, et, pendant neuf années, gouverna la métropole de Cantorbéry. La troisième année du règne de Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, Lanfranc, archevêque de la métropole de Cantorbéry, mourut et fut enterré devant le crucifix dans l'église de la Sainte-Trinité, qu'il avait bâtie avec magnificence. Anselme, abbé du Bec, célébra dans un livre, d'une manière touchante, en vers héroïques, la mémoire de son compatriote, dont nous venons de parler, et par la permission de Dieu, après trois ans, promu par l'élection ecclésiastique, il monta sur le siége de Cantorbéry. Ensuite au bout de dix ans que régna encore Guillaume-le-Roux, Thomas, archevêque d'York, suivit au tombeau son co-évêque, ainsi que plusieurs autres prélats. En effet, Vulstan, évêque de Worcester, Robert, évêque d'Hereford, Osmond, évêque de Salisbury, et Gnatelin, évêque de Winchester, Baudouin, archidiacre et abbé de saint Edmond, roi et martyr, Turstein, abbé de Glastonbury, Rainauld, abbé d'Abingdon, et plusieurs autres, tant évêques qu'abbés, terminèrent alors leur carrière. Je ne crois pas devoir en parler plus en détail à cause de l'ennui que je causerais à mes lecteurs. Dans ce temps-là un certain clerc nommé Ranulfe gagna l'amitié de Guillaume-le-Roux, et obtint auprès de lui un crédit supérieur à celui de tous les serviteurs du prince, à force d'insinuations adroites et de flatteries variées. C'était un homme d'un esprit vif, d'un bel extérieur, qui se livrait sans mesure aux entretiens et aux plaisirs de la table, et s'abandonnait sans réserve à la débauche; cruel et ambitieux, il était prodigue pour les siens, mais il était pour les étrangers le voleur le plus rapace. Il était sorti d'une famille assez obscure; s'étant élevé au delà de ce que comportait sa naissance, il s'enfla d'orgueil au détriment de beaucoup de monde. Cet homme était fils d'un roturier nommé Turstin, prêtre du Bessin; dans son enfance il avait été élevé avec de vils parasites de la cour dans les plus bas emplois, et s'était appliqué bien moins aux études littéraires qu'à d'adroites intrigues et à des paroles pleines de tours captieux. Comme dans son arrogance il brûlait du desir de s'élever au dessus des gens de distinction à la cour du grand roi Guillaume, il entreprenait beaucoup de choses, quoique le prince n'en sût rien, et sans avoir reçu d'ordres; il accusait méchamment et avec audace beaucoup de personnes de la cour; et comme s'il eût été soutenu par la puissance royale, il avait l'impertinence de donner des ordres aux plus grands seigneurs. C'est ce qui fit que Robert. maître d'hôtel du roi, le surnomma Flambart, sobriquet qui lui fut donné comme prophétiquement à cause de sa conduite et de ses inclinations. En effet, ardent comme la flamme, il fit par ses actions contracter de nouvelles habitudes à la nation, il opprima cruellement les réunions du peuple, et changea en plaintes les chants de l'église. Par ses insinuations perfides, il tourmenta le jeune roi, qu'il engagea à vérifier et à renouveler le partage du territoire, et à retrancher aux sujets soit étrangers, soit indigènes et pauvres, tout ce qui dans leurs possessions serait trouvé dépasser une certaine mesure. Avec la permission du roi, il fit arpenter à la corde et décrire toutes les charruées de labourage, que les Anglais appellent des hydes; ayant substitué de nouvelles mesures, il diminua ce que les Anglais généreux avaient largement distribué par l'ordre du roi Edouard, et retrancha une partie des terres des colons au profit du fisc royal. Ainsi par la diminution des champs qui leur avaient été donnés jadis, et par le poids exorbitant des redevances extraordinaires, il vexa outre mesure les peuples soumis au roi, leur enleva une grande partie de leurs biens, et les fit passer de l'opulence à une excessive pauvreté. Par le conseil de Ranulfe, le jeune roi envahit à la mort des prélats, les églises et les propriétés qu'il avait autrefois données, et soumit au premier venu de ses satellites tant les religieux dans leurs abbayes que les doyens épiscopaux et les chanoines dans les évêchés. Il ne leur accordait pour leur nourriture qu'une faible portion de leurs revenus, et s'en appropriait le reste. C'est ainsi que l'avarice du roi dépassa toutes les bornes contre l'église de Dieu, et qu'un criminel usage, inouï jusqu'alors, et qui s'est maintenu jusqu'à ce jour, fut fatal à beaucoup d'âmes. L'avare monarque différait de donner des pasteurs aux églises; de sorte que le peuple manquant de guides, le troupeau de pasteurs, tous étaient exposés à la dent des loups, et périssaient sous les traits empoisonnés de toutes sortes de péchés. Par suite de son excessive cupidité, le prince fit entrer dans son trésor de grandes richesses que les églises de Dieu avaient reçues de la bienveillance et de la dévotion des anciens rois Anglais, tels qu'Edelbert et Edwin, Offa et Athulf, Alfred et Edgar, et plusieurs autres princes avec leurs seigneurs. Ces personnages, nouvellement convertis à la religion, adorèrent Dieu fidèlement, et tirèrent de leur opulence de grandes largesses en faveur des moines et des clercs, afin que les ministres de la sainte loi vécussent joyeusement au sein d'une nourriture abondante, célébrassent activement et sans chercher à s'en dispenser le service divin nuit et jour, et consacrassent sans relâche des veilles solennelles au Seigneur dans des endroits marqués. Là venaient en sûreté les pélerins et les voyageurs; là ils prenaient un peu de repos après les fatigues, et trouvaient, d'après les principes de l'institution, une abondante nourriture après l'abstinence. En conséquence, inopinément consolés, ils rendaient grâces à Dieu et priaient pieusement le Créateur de toutes choses pour les bienfaiteurs qui leur avaient dès long-temps préparé tant d'avantages. Avant que les Normands se fussent emparés de l'Angleterre, c'était l'usage qu'à la mort des recteurs des églises, l'évêque dans le diocèse duquel se trouvait situé le couvent fît dresser un exact inventaire de ses biens, et les gardât sous sa main jusqu'à l'ordination légitime du nouvel abbé. L'archevêque aussi conservait les biens de l'évêché à la mort du titulaire, et de l'avis des officiers de l'église faisait une distraction des revenus, soit pour les pauvres, soit pour la réparation des églises, soit pour d'autres bonnes œuvres. Dès le commencement de son règne, Guillaume-le-Roux abolit cet usage à la persuasion de Flambart; il laissa trois ans sans pontife le siége métropolitain de Cantorbéry, et en fit entrer les revenus dans son trésor. Certainement il paraît injuste et contraire à toute raison que ce qui a été donné à Dieu par la libéralité des princes fidèles, ce qui s'est heureusement accru par les soins de l'administration ecclésiastique, soit de nouveau replacé sous des mains laïques, et distrait pour le service criminel du siècle. On doit croire sans nul doute que, comme ceux qui ont donné pieusement une partie de leurs biens à Dieu ont déjà reçu de sa bienveillance la récompense de leur mérite, de même les sacriléges envahisseurs des biens sacrés seront punis par le Ciel vengeur, et seront dépouillés avec un déshonneur éternel des richesses qu'ils possèdent injustement. Telle est la loi immuable et vraie du Tout-Puissant. De gracieuses récompenses sont promises à ceux qui suivent la justice, en même temps que ceux qui la transgressent sont menacés de cruels supplices en punition de leurs forfaits. Dans toutes les pages de la divine Ecriture la miséricorde et la sévérité sont annoncées, et se présentent plus claires que le jour aux yeux de tout homme instruit. Il est donc bien étonnant que le cœur humain penche si facilement vers le crime, et desire plus vivement les choses présentes et périssables que les choses futures et éternelles, quand on sait que tout est découvert aux regards de Dieu, et que rien n'échappe à son équitable examen. Quand la métropole de Cantorbéry, veuve de son prélat, eut passé trois ans dans la crainte et le deuil, enfin le juste Arbitre, qui du haut des cieux jette ses regards sur les fils des hommes, et voit tout le monde embrasser les vanités des vanités, frappa d'un mal cruel le roi des Anglais, souillé de la lie de toutes sortes de crimes. Puni par la maladie, il appela les prêtres du Seigneur, montra à nu, par la confession, aux médecins spirituels les plaies de son âme, promit d'amender sa vie, et ordonna aux recteurs des églises de choisir un archevêque selon la volonté du Seigneur. Par hasard Anselme, abbé du Bec, avait alors passé en Angleterre pour les affaires de son église. En apprenant les ordres du roi pour l'élection d'un métropolitain, la sainte Eglise conçut beaucoup de joie; elle réunit en assemblée les vieillards et s'occupa de l'objet de leur convocation. Enfin considérant la sainteté et la sagesse du vénérable Anselme, tous l'élurent à l'unanimité au nom du Seigneur; et suivant les règles ecclésiastiques, ils placèrent après de longs refus de sa part cet illustre prélat sur le siège archiépiscopal de Cantorbéry. Cet habile pasteur, ayant été intronisé, eut fréquemment à gémir en considérant, dans sa prudence, combien était pesant et périlleux le fardeau dont il s'était chargé. Son élévation ne lui inspirait point d'orgueil, il était effrayé de la perte de plusieurs qu'il voyait sous son gouvernement s'écarter des lois divines. Il trouva dans son diocèse beaucoup de choses à réformer. Souvent il réprimanda un roi pécheur et des seigneurs arrogants. Aussi eut-il beaucoup à souffrir de leur part, et fut-il deux fois exilé à cause de son zèle pour la justice. Par ses paroles et ses exemples salutaires, il s'appliqua à corriger les mœurs perverties de son troupeau; mais, il ne réussit pas comme il l'aurait voulu à l'égard de quelques-uns qui s'étaient endurcis dans l'iniquité; parce que, comme dit Salomon, «les pervers sont difficiles à corriger, et que le nombre des fous est infini.» [8,9] Dans ces jours, le flambeau de la vraie sainteté s'obscurcissait pour presque tous les ordres de l'Etat, et les princes du monde s'attachaient avec leurs nombreux sujets aux œuvres de ténèbres. Guillaume-le-Roux, roi d'Angleterre, était un jeune homme insolent et libertin, qu'imitaient avec trop d'avidité par leurs mœurs impudiques les peuples de ses Etats. Impérieux, audacieux et tout guerrier, il trouvait un grand plaisir à s'entourer pompeusement d'une multitude de chevaliers; il applaudissait aux titres qu'ils prenaient, et les favorisait beaucoup dans leur faste mondain. Il négligeait de protéger les paysans contre les chevaliers, et laissait impunément dévaster les propriétés par ses gens de guerre et par ses écuyers. Il était doué d'une grande mémoire, et se portait avec une égale ardeur vers le bien comme vers le mal. Il se montrait redoutable aux voleurs et aux brigands, et faisait de grands efforts pour maintenir la paix dans toute sa sérénité au sein des Etats qui lui étaient soumis. Il s'en attacha tous les peuples par ses largesses, ou les comprima par le courage et la terreur, à tel point que personne n'osait murmurer contre lui de quelque manière que ce fût. Lorsqu'il fut affermi sur son trône, il convoqua tous les grands, et les ayant réunis à Winchester, il leur fit connaître de vive voix ce qu'il méditait intérieurement. «Vous connaissez, dit-il, illustres barons, quelle a été à mon égard la bonne foi de mon frère Robert, et combien il m'a suscité de peines. Il est inutile de vous exposer dans de longs discours combien il a armé de mes hommes contre moi dans mon propre royaume, et quels soins il a employés pour m'enlever le trône et la vie. Il est assez évident pour tout le monde que, dès la première année de mon règne, il m'eût occasioné des maux insupportables si dans sa bonté ce la puissance divine ne les eût écartés de moi. Voyez la sainte Eglise me transmettre d'outre-mer ses plaintes douloureuses, toute baignée qu'elle est chaque jour des larmes de la tristesse, parce que, manquant d'un protecteur et d'un défenseur équitable, elle se trouve placée entre les méchants comme les brebis parmi les loups. Celui-là qui néglige de défendre son bien contre le brigandage des scélérats a cherché à me ravir le mien par la fraude et la violence. C'est pourquoi je vous avertis maintenant, vous, qui fûtes les hommes de mon père et qui avez tenu de lui vos fiefs tant en Normandie qu'en Angleterre, afin que vous m'assistiez tous virilement et avec loyauté dans mes justes entreprises. Nous ne devons pas souffrir que les voleurs se concertent pour opprimer les fidèles et détruire les monastères des saints que nos pères ont avec tant d'efforts construits en Normandie. Toute cette contrée est exposée au meurtre et au brigandage; et trop souvent dans ces conjonctures elle se rappelle Guillaume, ce grand prince qui l'avait soustraite aux guerres extérieures et intestines. Il convient donc que, portant son nom et son diadême, j'hérite de son zèle pour la défense de la patrie. Formez-vous, je vous prie, en conseil; que la prudence préside à vos déterminations; faites connaître votre avis, afin que je sache ce que je dois faire dans un tel embarras. Si c'est votre avis, je ferai passer une armée en Normandie, et je punirai de la peine du talion les outrages que mon frère m'a faits sans cause; je secourrai l'Eglise de Dieu; je protégerai les veuves et les orphelins sans défense; je frapperai du glaive de la justice les voleurs et les assassins.» A ces mots chacun donna son assentiment et loua la magnanimité du monarque. Alors le roi Guillaume établit comte de Surrey Guillaume de Varenne, que peu de temps après la mort, qui n'épargne personne, enleva du milieu des vivants. Les moines de Cluni, qu'il avait honorablement placés à Lewes, l'ensevelirent dans leur chapitre, et firent connaître par les vers suivants, gravés sur son tombeau en pierre blanche, les qualités de l'homme qui y était inhumé. «Comte Guillaume, ce lieu est pour vous un foyer de louanges: vous en fûtes le fondateur, et votre amour lui prodigua les biens. Il décore votre tombeau parce que les dons que vous avez faits aux pauvres du Christ lui sont agréables. Pancrace qui, dans les cieux, vous a réuni à la société des saints, conserve ici vos cendres. O bon Pancrace, secourez ceux qui vous glorifient, et donnez une place dans le ciel à celui qui vous a bâti un tel édifice.» Ce comte eut pour successeurs ses fils Guillaume et Renaud avec leur mère Gundrède; ils se distinguèrent long-temps par leurs prouesses et leur puissance sous les rois anglais Guillaume et Henri. Le roi Guillaume accorda de grandes faveurs à Robert, fils d'Aymon, et l'éleva au premier rang des seigneurs d'Angleterre. Il épousa Sibylle, fille du comte Roger, laquelle eut une fille nommée Mathilde, que par la suite Robert, fils du roi Henri, prit pour femme. Le premier des Normands, Etienne d'Aumale, fils d'Eudes, comte de Champagne, s'attacha au roi, et, aux frais de ce prince, fortifia beaucoup un château qu'il possédait sur la rivière d'Eu, et dans lequel il plaça une puissante garnison pour le roi contre le duc Robert. Girard de Gournai ne tarda pas à l'imiter. Il livra à Guillaume la ville de Gournai, La Ferté, Gaille-Fontaine ainsi que ses autres places fortes, et s'appliqua à engager ses voisins dans le parti du roi. Ensuite Robert comte d'Eu, Gautier Giffard, Raoul de Mortemer, et presque tous les seigneurs qui habitaient au delà de la Seine jusqu'à la mer s'unirent aux Anglais, et reçurent du roi des sommes considérables pour fortifier leurs places d'armes et de soldats. Alors le duc Robert se prépara à opposer une barrière à tant d'ennemis: il maria sa fille, qu'il avait eue d'une courtisane, à Hélie, fils de Lambert de Saint-Saens, et lui donna en dot Arques, Bures et tout le pays environnant, afin qu'il tînt bon contre l'ennemi et défendît le comté de Talon. Hélie s'occupa d'accomplir virilement ses ordres. Il fut en effet toujours fidèle au duc et à son fils Guillaume; et sous les rois Guillaume et Henri, il eut à souffrir beaucoup de traverses, d'exhérédations, de dommages, d'exils et d'autres calamités. Les Manceaux ayant eu connaissance de la division des Normands, songèrent à secouer leur joug orgueilleux, ce qu'ils avaient jadis tenté plusieurs fois sous Guillaume-le-Grand, roi des Anglais. Dès que le duc Robert eut découvert ce projet, il envoya des députés et des présents à Foulques, comte d'Anjou, en le priant instamment de réprimer l'entreprise téméraire des Manceaux, et de venir le trouver en Normandie où il était gravement malade. Foulques se rendit de bonne grâce à ces prières, et trouva le duc déjà convalescent. Après plusieurs entretiens de paix et d'amitié, le comte Foulques dit au duc Robert: «Si vous voulez faire pour moi une chose que je desire beaucoup, je vous soumettrai les Manceaux, et je vous servirai fidèlement en tout temps comme un véritable ami. J'aime Bertrade, fille de Simon de Montfort, par conséquent nièce de Guillaume, comte d'Evreux, qui est élevée par la comtesse Helvise, qui la garde sous sa tutelle. Donnez-la-moi pour femme, je vous prie, et j'exécuterai tout ce que je vous ai promis.» Aussitôt le duc fit parler de cette affaire au comte d'Evreux, qui prit conseil de ses amis les plus intimes, et chercha soigneusement avec eux comment il devait se conduire. Après avoir diligemment examiné la question, il se rendit à la cour du duc, et entre autres choses lui parla en ces termes: «Seigneur duc, vous me demandez une chose qui me contrarie beaucoup en me priant de donner à un homme déjà bigame ma nièce, qui est jeune encore, et que mon beau-frère a confiée à mes soins. Vous cherchez prudemment vos avantages et faites peu de cas des miens. Au moyen de ma nièce vous voulez obtenir le comté du Maine et vous m'ôtez mon héritage. Ce que vous cherchez est-il juste? Je ne ferai pas ce que vous me demandez à moins que vous ne me rendiez Bavent, Noyon, Gravencon, Gacé, Ecouché, et les autres terres de Raoul, mon oncle, que l'on surnomma plaisamment Tête d'Ane à cause de la grandeur de sa tête et de la quantité de ses cheveux; et que vous ne remettiez à mon neveu Guillaume de Breteuil le Pont-Saint-Pierre et les autres objets dont nous conviendrons raisonnablement et légitimement, parce qu'ils doivent être à nous par droit héréditaire. J'ai de bons témoins, et qu'on ne peut récuser en rien, pour prouver que Robert de Gacé, fils de mon oncle Raoul, m'a fait l'héritier de tous ses biens. Le roi Guillaume, notre cousin, parce qu'il était plus puissant que nous, s'est approprié toutes les parties de notre héritage, comme le lion dans le partage du cerf. En considérant sagement ces choses, rendez-nous justice, seigneur duc, et nous obéirons à vos ordres.» Après avoir entendu cette réponse, le duc résolut, d'après l'avis des hommes sages, de donner peu, de peur de perdre beaucoup. A cette époque, Edgar Adelin, Robert de Bellême et Guillaume d'Arques, moine de Molême, étaient les principaux conseillers de ce prince. En conséquence le duc accorda les demandes de Guillaume d'Evreux et de Guillaume de Breteuil son neveu; il leur remit ces places, que nous venons de nommer, avec leur territoire, excepté Ecouché, que possédait Girard de Gournai, issu de la même famille. En effet, il était fils de Basilie, fille de Girard Fleitel, et si puissant que personne ne pouvait lui faire violence. Le comte d'Anjou obtint avec joie Bertrade, qui était l'objet de ses desirs, et du vivant de ses deux autres femmes, il en fit sa troisième épouse: il en eut un fils nommé Foulques. Fidèle à ses engagements, Foulques se rendit auprès des Manceaux, et s'appliqua à les apaiser beaucoup plus par les prières et par les promesses que par l'emploi de la force. Il retarda d'au moins une année la révolte qu'ils méditaient. [8,10] Ce comte, répréhensible en beaucoup de choses et même infâme, était esclave de toutes sortes de vices. Comme il avait les pieds difformes, il se fit faire des souliers longs et pointus par le bout afin de couvrir ses pieds, et d'en cacher les bosses que l'on appelle ordinairement des ognons. C'est de là que s'étendit en Occident cette mode extraordinaire qui plut beaucoup aux personnes légères et aux amateurs de nouveautés. C'est pourquoi les cordonniers font aux chaussures comme des queues de scorpion qu'ils appellent communément des pigaces, genre de souliers que presque tous les hommes tant riches que pauvres recherchent outre mesure. Jusqu'alors on avait de tout temps fait des souliers arrondis suivant la forme du pied, et les grands comme les petits, les prêtres comme les laïques, s'en servaient convenablement: mais bientôt les séculiers cherchèrent dans leur orgueil des parures qui fussent en rapport avec la perversité de leurs mœurs; et ce qu'autrefois les hommes les plus honorables avaient regardé comme le comble de la honte et de l'infamie, les modernes le trouvent doux comme du miel et en font parade comme d'une distinction toute particulière. Un certain Robert, mauvais sujet, attaché à la cour de Guillaume-le-Roux, commença le premier à remplir d'étoupe ses longues pigaces, et à les faire contourner comme des cornes de belier. C'est pourquoi on le surnomma Cornard. La plus grande partie de la noblesse ne tarda pas à suivre cette frivole invention, comme si c'eût été une marque de mérite et une preuve de vertu. Alors les hommes efféminés avaient partout l'empire sur tout le globe. Ils se livraient à toutes sortes d'excès immoraux, et, sales libertins dignes du feu, ils s'abandonnaient aux ordures de Sodôme. Ils rejetaient les coutumes des guerriers, riaient des exhortations des prêtres, et, dans leurs vêtements comme dans leur vie, suivaient des mœurs étrangères. En effet, ils séparaient leurs cheveux depuis le sommet de la tête jusqu'au front, ils les entrenaient longs à la manière des femmes, et en prenaient un grand soin; ils trouvaient du plaisir à se revêtir de chemises et de tuniques longues et serrées à l'excès. Quelques-uns perdaient tout leur temps et le passaient selon leur fantaisie en opposition avec la loi de Dieu et les habitudes de leurs pères. Leur nuit était employée à des banquets de débauche et d'ivrognerie, à des entretiens futiles, aux dés et aux autres jeux de hasard. Quant au jour, ils l'employaient à dormir. C'est ainsi qu'après la mort du pape Grégoire, de Guillaume-le-Bâtard et des autres princes religieux, les habitudes honnêtes de nos ancêtres furent presque entièrement abolies dans les contrées occidentales. Ceux-ci portaient des habillements modestes tout-à-fait adaptés aux formes de leur corps; ils étaient habiles dans l'équitation et la course, ainsi que dans tous les ouvrages que la raison prescrit de faire; mais de nos jours les usages des anciens ont été presque tous changés par de nouvelles inventions. La jeunesse pétulante adopte la mollesse féminine; les hommes de cour s'étudient à plaire aux femmes par toutes sortes de lascivetés. Ils placent aux articulations des pieds, où se termine le corps, l'image de la queue des couleuvres qui, comme des scorpions, se présentent aux yeux. De l'extrémité superflue de leurs robes et de leurs manteaux ils balayent la poussière de la terre; ils se couvrent les mains, quelque chose qu'ils fassent, avec de longues et larges manches, et chargés de ces superfluités, ils ne peuvent marcher promptement ni rien faire d'utile. Comme les voleurs ils ont le front rasé, tandis que comme les courtisanes, ils entretiennent sur le derrière de la tête de longues chevelures. Autrefois les pénitents, les prisonniers et les pélerins avaient l'habitude de garder tous leurs cheveux, et de porter la barbe longue: c'était la marque, aux yeux du public, de la pénitence, de la captivité ou des pélerinages. Maintenant presque tous les gens du peuple ont les cheveux frisés et la barbe courte, manisfestant ainsi aux regards de tout le monde que, comme des boucs fétides, ils se plaisent dans les ordures de la débauche. Ils frisent leurs cheveux avec le fer du coiffeur; au lieu de bonnet ils couvrent leurs têtes de bandelettes. A peine voit-on quelques chevaliers sortir en public la tête découverte et rasés comme il convient selon le précepte de l'apôtre. Ainsi ils montrent à l'extérieur, dans leurs vêtements et leurs habitudes, quel est l'état intérieur de leur conscience, et quel est le culte qu'ils rendent à Dieu. Aussi le Juge suprême, assis sur son siége sublime, voyant le cœur des hommes trop attaché au crime, frappe de mille fléaux le peuple sans instruction et la populace sans frein. Il laisse les mortels privés de santé par les maladies, et de tranquillité par les guerres. Il leur donne des magistrats hypocrites qu'il voit s'opposer à ses volontés et prévariquer contre sa loi. Les élus, qui étaient enflammés du zèle de Phinée, s'irritent fréquemment contre les réprouvés, et portent leurs plaintes au Seigneur en proférant ces paroles du Prophète: «J'ai vu les prévaricateurs et je séchais de douleur de ce qu'ils ne gardaient pas vos préceptes.» En conséquence les pieux docteurs emploient à l'égard des pécheurs toute leur patience et leur doctrine à les réfuter, à les solliciter et à les tancer. Mais tous ces soins rencontrent des obstacles opiniâtres dans l'endurcissement coupable d'un cœur dépravé qui continue d'entretenir et de protéger la contagion du crime. Si Perse, Plaute et d'autres satiriques mordants se trouvaient parmi nous, et recherchaient curieusement combien nos compatriotes se livrent en cachette ou à découvert à leurs mauvais penchants, ils trouveraient d'innombrables sujets de reproches et de railleries. En voyant dans le monde tant de péchés, Giroie Grossif écrivit entre autres choses dans une lettre à Gilbert Maminol, évêque de Lisieux: «Le flambeau des vertus, qui fit tant briller les âges anciens, a reporté tout son éclat aux astres. De notre temps le monde se couvre de ténèbres, et dans sa léthargie ne peut déjà plus relever la tête. Aujourd'hui on ne trouve plus d'homme de bien; personne ne s'occupe du mérite; les justes récompenses, les honneurs, l'amour de la vertu, tout a disparu.» L'ardent scholastique a fait usage de l'hyperbole pour attaquer l'excès de méchanceté qu'il voyait s'étendre en tous lieux. Le Flamand Blitteron, dans un poème qu'il a nouvellement publié sur l'empereur Henri, a brillamment chanté en vers élégiaques les malheurs du monde et des mortels. Plusieurs autres philosophes lettrés ont fait entendre de grandes plaintes sur les crimes et les calamités de ce siècle, dont j'ai fait une courte mention dans ce présent ouvrage, à l'époque où commencèrent en deçà des Alpes la folie des pigaces, et la longueur superflue des cheveux, et celle des vêtements qui ne servaient qu'à balayer vainement les ordures de la terre. J'aimerais beaucoup mieux parler dans mes écrits de la sainte vie et des miracles des bienheureux que des niaiseries des insensés, et de leurs frivoles déréglements, si nos princes et nos prélats s'attachaient à la perfection des saintes grâces, et se signalaient par ces prodiges qui proclament la sainteté; mais je ne peux leur faire violence pour les forcer à se sanctifier. Puisqu'il en est ainsi, je me borne à parler avec simplicité de ce qui se passe, et je retourne maintenant à la suite de ma narration. [8,11] L'an de l'Incarnation du Seigneur 1090, les Manceaux se révoltèrent contre les Normands, et, après avoir chassé les garnisons des places fortes, ils firent choix d'un nouveau prince. Ceux qui du vivant du roi Guillaume avaient souvent tenté de prendre les armes contre lui, recommencèrent leurs machinations rebelles aussitôt qu'il fut mort. En conséquence, ils envoyèrent une députation aux fils d'Azzon, marquis de Ligurie, et lui firent par ce moyen connaître ainsi leurs intentions: «Pourquoi êtes-vous assez faible et assez poltron pour ne pas réclamer votre héritage que nous vous gardons volontairement? Tous les légitimes héritiers du comté du Maine sont morts. Il n'existe pas de plus proche héritier que vous. Guillaume même, qui envahit violemment les biens de tant de gens, n'existe plus: il nous a trop long-temps retenus sous son joug, au moyen de Marguerite, fille de Herbert, qu'il voulut unir à Robert son fils. Maintenant ses fils, dont l'un occupe le trône d'Angleterre, et l'autre le duché de Normandie, se font une guerre meurtrière, sont armés les uns contre les autres, se causent de mutuels préjudices par le brigandage et l'incendie; ils en sont dans leur fureur presque venus au point de s'entre-égorger. Quant à nous, nous possédons en paix la ville du Mans et les places fortes qui en dépendent; nous vous mandons fidèlement de venir ici sans retard, et de nous gouverner d'après vos droits héréditaires.» Telles furent les dépêches que les Manceaux envoyèrent aux Liguriens, non pas pour l'amour d'eux, mais pour avoir quelque prétexte raisonnable de secouer le joug des Normands, qui pendant près de trente ans avait pesé durement sur leurs fronts orgueilleux. Les fils d'Azzon se réjouirent beaucoup en recevant ces dépêches, et dans un conseil tenu avec leurs amis les plus intimes s'occupèrent de ce qu'ils devaient entreprendre. Ils résolurent que Foulques, qui était l'aîné, posséderait en Italie les biens de son père; et que Hugues son frère réclamerait, comme héritage de sa mère, le comté du Maine. Enfin, Geoffroi de Mayenne, Hélie, et quelques autres seigneurs des villes et des châteaux allèrent recevoir Hugues à son arrivée, et le secondèrent quelque temps pour le faire rentrer dans son héritage maternel. Cependant le vénérable prélat Hoël, qui avait reçu l'évêché de la munificence du roi Guillaume, se montra toujours fidèle à ce prince et à ses fils: il s'opposa tant qu'il put à toute résistance sanguinaire; il lança l'interdiction sur les rebelles, les anathématisa en usant de son droit d'évêque, et les séquestra des portes de la sainte mère Eglise. C'est ce qui anima violemment contre lui les fauteurs de la rébellion qui le menacèrent des plus terribles outrages. Pendant qu'avec ses clercs, il parcourait à cheval son diocèse, et qu'il remplissait dignement les fonctions épiscopales, Hélie de La Flèche le saisit et le fit retenir enchaîné dans une prison, jusqu'à ce que Hugues eût été reçu dans la ville du Mans. L'Eglise compatit aux afflictions de son évêque; elle fit déposer en terre les saintes images du Seigneur, ainsi que les croix et les reliquaires qui contenaient des restes des saints; elle fit boucher d'épines les portes des églises, et, comme une veuve attristée, elle s'abandonna aux larmes en défendant de sonner les cloches, de chanter les offices et de célébrer les solennités religieuses. Quand les Manceaux se furent aperçus que leur nouveau comte était sans argent, sans jugement et sans courage, ils se repentirent de leur imprudence, semblables aux Sichémites qui méprisèrent et détestèrent Abimelech. En effet, Hugues était imprudent, lâche et paresseux, et tout-à-fait incapable de tenir les rênes d'une dignité aussi élevée. Il avait épousé une fille de Robert Guiscard; mais cet homme sans cœur, ne pouvant souffrir la magnanimité de sa généreuse épouse, l'avait répudiée. C'est pourquoi le pape Urbain l'excommunia publiquement. Tous les Allobroges le détestaient; et ayant trouvé l'occasion de s'en débarrasser ils l'envoyèrent chez les farouches Cisalpins. Ignorant parmi les hommes instruits, lâche parmi les chevaliers courageux, Hugues établi comte se fit mépriser. Il trouvait partout des sujets d'effroi qui le faisaient pâlir sans cesse, et songeait à prendre la fuite qu'il regardait comme le meilleur remède à ses maux. Les Manceaux voyant ces dispositions s'en réjouirent beaucoup, et firent encore augmenter ses craintes par ceux qui l'entouraient. Enfin Hélie, son cousin, vint le trouver, et l'entretenant de l'imminent péril où il était, lui parla en ces termes: «Seigneur, j'entends vos sujets dire tout bas que vous voulez retourner en Ligurie, et abandonner ce pays aux mœurs grossières et la souveraineté de ce peuple indocile. Aucun de vos amis ne doit certes vous détourner de ce projet. En effet, tandis que vos mœurs sont douces et ne conviennent qu'à la tranquillité de la paix, les gens du Maine se livrent continuellement à la guerre, et sont impatients du repos. J'ajouterai que les Normands, qui sont implacables, réclament cette contrée, et, dans leur férocité excessive, menacent les Manceaux de leur fureur. Les fils du roi Guillaume, qui étaient naguère divisés entre eux, se sont réconciliés, et se réunissent en Normandie avec une grande armée pour tomber tout à coup sur notre territoire, nous attaquer sans ménagement, et nous punir d'avoir secoué leur joug. Croyez sans nul doute que telle est la cause principale pour laquelle le roi Guillaume vient en Normandie avec une si grande pompe: je présume que cette arrivée doit nous inspirer de grandes craintes et nous prépare une grande invasion.» En entendant ce discours d'Hélie, Hugues ne lui cacha nullement qu'il desirait vendre son comté, et retourner dans son pays natal. Hélie lui répondit: «Seigneur, je suis votre cousin; c'est par mon influence que vous avez été élevé aux honneurs de comte que vous ne pouvez ni donner ni vendre à d'autres qu'à moi. En effet, la fille du comte Herbert épousa Lancelin de Bauquencei et lui donna pour fils Lancelin, père de Raoul, et Jean mon père. C'est ce que je vous explique clairement afin que vous sachiez comme moi que j'appartiens à la famille du comte Herbert; acceptez donc de moi ce qui sera convenu entre nous, et cédez-moi votre dignité de comte, qui doit m'appartenir par le droit du sang. Ce que je desire m'exposera à beaucoup de chagrins et de travaux, parce que je le posséderai à peine, et peut-être même n'en serai-je maître jamais, tant que les trois fils du roi Guillaume seront en vie. Il doit paraître outrageant pour de si grands princes, qui peuvent nous envelopper avec cent mille soldats, de souffrir impunément quelque affront de la part de leurs voisins, ou de perdre sans en tirer une terrible vengeance quelque chose des droits que leur père a acquis par des traités quelconques. Néanmoins l'amour de la liberté m'anime, et les droits que j'ai à l'héritage de mon aïeule me donnent assez de confiance en Dieu pour que je ne craigne pas de combattre.» Le lâche Allobroge consentit à cette proposition, et reçut pour le comté du Maine dix mille sous de la monnaie du pays. Ce Ligurien s'étant retiré, Hélie fut fait comte des Manceaux, et posséda vaillamment pendant vingt ans le comté qu'il avait acquis. Il hérita aussi de son beau-père, Gervais de Château du Loir, de la fille duquel il eut une fille nommée Eremburge, qu'il donna en mariage à Foulques comte des Angevins, fils de son seigneur. En montant au pouvoir, Hélie amenda beaucoup sa vie, et se distingua par d'éminentes vertus. Il mérita de grands éloges pour les honneurs qu'il rendit au clergé et à l'Eglise: il assista avec ferveur tous les jours à la messe et au service de Dieu. Il fut éqiitable pour ses sujets, et protégea tant qu'il put la tranquillité des pauvres. [8,12] A cette époque la rage de l'iniquité s'accrut extraordinairement en Normandie; elle se propagea outre-mesure dans toutes les parties de cette contrée, et occasiona des maux affreux aux malheureux habitants du pays. Le cliquetis des armes retentissait souvent dans les querelles, et le sol fut baigné de torrents de sang. Dans la seconde année qui suivit la mort du roi Guillaume, Ascelin, surnommé Goel, enleva frauduleusement à Guillaume de Breteuil son seigneur la forteresse d'Ivri, et la livra traîtreusement au duc Robert. Guillaume de Breteuil donna au duc quinze cents livres pour le rachat de cette place, qu'il ne voulait pas laisser échapper de ses mains. Quand elle lui eut été remise, il en enleva par vengeance le commandement à Goel, et le dépouilla de tout ce qui dépendait de lui. Ce fut la cause d'une longue guerre entre eux, et le voisinage fut affligé de rapines, d'incendies et de meurtres. Amauri de Montfort, que l'on surnommait Le Fort à cause de son courage, s'était rendu redoutable par son audace et sa fierté à tous ses voisins. S'étant jeté comme un lion furieux sur les terres de Guillaume de Breteuil, et combattant seul contre deux chevaliers, il fut frappé par l'un d'eux dans le flanc d'un coup de lance et mourut le jour même. A sa mort son frère Richard succéda aux biens de leur père, et s'attacha vivement à venger sur le comte de Breteuil la mort de son frère Amauri. Le duc Robert chargea fréquemment de services militaires Gislebert, fils d'Engenulfe de L'Aigle, parce qu'il était très-vaillant: il lui donna le château d'Exmes pour le récompenser et pour qu'il défendît le pays. Il en résulta que Robert de Bellême, aigri par le fiel de l'envie et de la colère, réunit une armée, et, dans la première semaine de janvier, assiégea pendant quatre jours cette place, à laquelle il livra de rudes assauts malgré les pluies et les gelées de l'hiver. Cependant Gislebert, avec une garnison peu nombreuse mais brave, résista courageusement, écrasa les ennemis de traits et de pierres, précipita les uns dans les fossés, blessa les autres, et en tua un certain nombre. Alors le jeune Gislebert, seigneur de L'Aigle, vint à son secours, pénétra de nuit dans le château avec quatre-vingts chevaliers, le ravitailla de vivres, d'armes et de défenseurs, et par un tel secours augmenta les forces de son oncle. Le tyran de Bellême voyant l'état respectable de la place et l'opiniâtre vigueur de la garnison, n'osa continuer plus long-temps le siége; il se retira furieux et plein de tristesse, n'ayant rien gagné que les blessures dont ses soldats étaient couverts. L'année suivante le chevalier Gislebert revenant de Sainte-Scholasse, et s'étant détourné pour avoir un entretien à Moulins avec Dude dame de ce château, par hasard, après l'entretien, il y laissa ses armes à Antoine surnommé Haren, et vers le soir partit précipitamment et désarmé avec ses écuyers. Aussitôt Gérard Chevreuil, Roger de La Ferrière et d'autres chevaliers du Corbonnais au nombre de près de treize se mirent sans retard à sa poursuite, et firent tous leurs efforts pour le prendre vivant. Pendant qu'il fuyait de toute la vitesse de son cheval et qu'il essayait d'échapper à ses ennemis, il fut frappé au flanc par un d'eux de la pointe d'une lance, et, au grand regret de ceux même qui avaient porté le coup, le noble guerrier mourut le jour même. Le lendemain, jour bissextile, son corps fut porté à Saint-Sulpice, et y fut inhumé au milieu du deuil général, parmi ses parents, par Gislébert évêque d'Evreux, et Serlon abbé d'Ouche. Cependant Geoffroi, comte de Mortagne, sentant bien que ses hommes qui avaient commis ce grave forfait attireraient, par le meurtre d'un si brave baron, de grandes calamités sur ses terres, conclut la paix avec Gislebert de L'Aigle, neveu du défunt: il lui donna en mariage sa fille Julienne, dont il eut Richer, Geoffroi et Gislebert. C'est ainsi que ce comte plein de sagesse consulta les intérêts de ses sujets et de ses héritiers en étouffant le crime naissant dans la douceur des étreintes conjugales, de peur que des racines d'une mauvaise action il ne s'élevât beaucoup d'attentats, et que, renaissant continuellement dans la postérité, elles ne produisissent des fruits chaque jour plus funestes. C'est pourquoi un pacte indissoluble a jusqu'à ce jour maintenu l'union entre les descendants des deux maisons,: et une paix pleine de douceur et de sérénité n'a pas cessé de les lier l'une à l'autre. Dans la même semaine, où, comme nous l'avons dit, Gislebert fut tué entre Moulins et L'Aigle, Goël livra bataille en rase campagne à Guillaume de Breteuil son seigneur, et ayant avec lui Richard de Montfort et un grand nombre de Français, écrasa l'armée ennemie; il jeta dans les fers Guillaume, qu'il avait pris avec beaucoup d'autres, et pendant le carême suivant lui fit cruellement souffrir les horreurs de la prison; il le força ainsi de subir malgré lui pour ses péchés toute la rigueur des pénitences du carême. A cette occasion Richard de Montfort, Hugues de Mont-Gomeri, Gervais de Neufchâtel, et plusieurs autres, tant Français que Normands, se réunirent et firent la paix entre Guillaume et Goël, à Breval. Alors Guillaume, comme le traité l'exigeait, unit en mariage avec Goël sa fille Isabelle, et pour sa rançon donna mille livres de Dreux, des chevaux, des armes et beaucoup d'autres choses. Il y ajouta même la forteresse d'Ivri, ce qui lui occasiona beaucoup d'affliction et de douleur. Ce criminel ravisseur, ainsi comblé de richesses, conçut un excessif orgueil; pour le malheur général il entoura de fossés et de palissades épaisses son château, qui était véritablement une caverne de brigands, où il employa toute sa vie à désoler ses voisins par la rapine et le meurtre. Il eut de sa femme sept fils, dont la méchanceté fut portée au comble, et par de criminelles entreprises il fit abondamment couler les larmes des veuves et des pauvres. [8,13] Dans le même temps il s'éleva d'autres troubles en Normandie. Robert, comte de Meulan, tout fier des faveurs et des promesses de Guillaume-!e-Roux, arriva d'Angleterre, se rendit à Rouen auprès du duc, et lui demanda insolemment la remise du château d'Ivri. Le duc lui répondit: «J'ai donné à votre père, comme échange équivalent, l'illustre château de Brionne pour cette forteresse.» Le comte de Meulan lui répartit: «Je n'accepte point cet échange; je veux avoir ce que votre père a donné à mon père, sinon, par saint Nicaise! je vous ferai des choses qui ne vous plairont pas.» Aussitôt le duc irrité le fit saisir et enchaîner dans une prison, et remit la garde de Brionne à Robert, fils de Baudouin. Roger de Beaumont, vieillard rusé, ayant appris l'arrestation de son fils, s'occupa pendant quelques jours, et seulement pour la forme, de choses étrangères à cet événement, comme s'il n'eût pas songé au malheur de son fils, et voila la tristesse de son âme sous les apparences d'un visage joyeux. Ensuite, quand il crut le duc calmé, il lui envoya des présents, alla le trouver et le salua respectueusement. Robert lui ayant rendu son salut, Roger lui dit: «Seigneur duc, je rends grâces à votre Sublimité de ce qu'elle a châtié avec une juste sévérité l'orgueil de mon fils. C'est ce que j'aurais dû faire depuis long-temps, si ma vieillesse avancée m'eût laissé la force nécessaire. Souvent son insolence excessive m'a centristé, et trop souvent il a méprisé mes avis. Il était donc bon de l'arrêter, et de lui apprendre comment il doit parler à ses seigneurs et à ses anciens.» Roger dit ces choses et d'autres du même genre avec beaucoup de douceur pour se concilier les faveurs du duc. Celui-ci ne prévoyant pas l'avenir traita fort bien l'homme qui le flattait. Roger fut bientôt admis familièrement à tous les conseils du duc, et l'on vit par la suite que toute cette conduite avait pour but de parvenir avec prudence à la délivrance de son fils. Ce seigneur était l'un des anciens et principaux seigneurs du duc Robert et du roi Guillaume; il était gendre de Galeran, comte de Meulan, et beau-frère de Hugues; il méritait beaucoup d'éloges pour la foi qu'il observait et pour l'attachement qu'il témoignait aux lois; il avait pour appui ses amis et ses parents, ses richesses et ses grands biens, ses places fortes et de vaillants vassaux, ainsi que ses fils puissants et élevés, dout l'un était comte de Meulan, en France, et l'autre comte de Warwick, en Angleterre. Ainsi, fort de sa prudence de sa puissance et de ses amis, il alla trouver le duc, et lui dit: «Seigneur duc, vous devez en agir à mon égard avec clémence, et vous rappeler souvent qu'en tous temps j'ai été fidèle aux princes Normands. Je n'ai jamais été perfide envers mon seigneur; j'ai au contraire eu à souffrir pour lui de grands et périlleux travaux. Vous en avez une preuve plus claire que le jour dans la guerre que j'ai soutenue pour vos intérêts contre les rebelles, sous les yeux de votre père. C'est alors que tombèrent Roger d'Epagne, et ses fils Elbret et Elurance, ainsi que plusieurs autres. Depuis mon enfance j'ai toujours eu pour principe de tenir à mes engagements. Je l'ai reçu comme un héritage de Turolf, mon aïeul, et d'Umfrid, mon père, et je l'ai conservé toute ma vie avec ardeur dans la prospérité comme dans l'infortune. Loin de moi, quand je touche au tombeau, l'idée de commencer à me montrer perfide, ce que j'ai toujours détesté, et constamment évité de tous mes efforts depuis le commencement de ma carrière! Votre père ne m'a jamais vu disposé à m'éloigner de sa personne; mais persistant fortement dans ma fidélité pour lui, et souffrant virilement de grandes adversités pour ses intérêts, il m'admit, de préférence aux autres grands, dans l'intimité de sa confiance.» Le duc répondit ainsi au discours de Roger: «Seigneur Roger, je connais parfaitement, d'après le témoignage de beaucoup de personnes, la grande fidélité que vous avez fait éclater du temps de mes pères. C'est pourquoi, comme ils vous ont aimé, et ont tiré un grand avantage de vos excellents avis, j'applaudis de même à votre prudence, et je me livre à vos conseils. Quant à votre fils, que j'ai fait arrêter, j'en ai agi ainsi bien moins sans doute par mauvaise volonté pour vous qu'à cause de sa colère insensée, et de l'excessive insolence qu'il me témoignait avec menace et importunité.» Roger reprit: «C'est avec plaisir que je vous ai rendu grâces, et que j'en réitère de plus grandes à votre Sublimité pour avoir châtié un jeune téméraire. Désormais, s'il plaît à votre Sérénité, il faut lui pardonner après l'avoir corrigé; relâchez-le, et il vous servira avec fidélité.» Le duc, gagné par ces discours, brisa les fers du comte de Meulan, et le laissa aller en liberté avec son père. Peu après Roger, de concert avec son fils, réclama du duc la remise de Brionne, et lui promit pour cette restitution une grande somme d'argent. Le prince avide accorda facilement ce qu'on lui demandait, et ordonna au châtelain, dont nous avons parlé, de rendre la place à Roger. Celui-ci s'adressa de nouveau au duc, et lui dit: «Si vous voulez retenir pour vous-même Brionne, comme votre père la garda en son pouvoir, je ne ferai aucune difficulté de vous le remettre; autrement je garderai mon héritage, et tant que je vivrai je ne le donnerai à personne. Tous les habitants de ce pays savent parfaitement que Richard-le-Vieux, duc des Normands, fit don à son fils Godefroi de Brionne et de tout son comté, qu'en mourant celui-ci laissa à son fils Gislebert. Ensuite le comte Gislebert ayant été tué méchamment par des hommes criminels, et les gouverneurs de ses fils s'étant par crainte de leurs ennemis réfugiés avec eux chez Baudouin, comte de Flandre, votre père attacha le comté de mon aïeul en partie à son domaine, et fit à son gré distraction du surplus en faveur d'étrangers. Long-temps après, votre père ayant pris pour femme la fille de ce Baudouin, et cédant aux prières de ce comte, rendit à Baudouin, mon père, Meules et le Sap, et lui donna pour femme la fille de sa tante. Il restitua à Richard son frère, Bienfaite et Orbec. Enfin, seigneur, vous à qui je veux obéir en tout, vous m'avez par votre grâce rendu la possession de Brionne, place principale du comte Gislebert mon aïeul, et Dieu aidant ma loyauté, je la conserverai jusqu'à la fin.» Quand il eut entendu un tel discours, Roger engagea vivement le duc à ne pas mollir dans cette circonstance, et à comprimer les rebelles en rassemblant soudain une armée, et en soumettant par la force ce château très-puissant, qui est situé au milieu des terres. Le duc Robert mit donc le siége devant Brionne dans la semaine de la Pentecôte; et Robert, fils de Baudouin, avec six chevaliers seulement essaya de le défendre contre toute une armée. Le sire de Beaumont et le comte de Meulan avaient réuni de grandes troupes: ils enveloppèrent aussitôt la place pour l'empêcher de recevoir aucuns secours en hommes et en vivres, et la pressant virilement ils l'attaquèrent avec vivacité vers la neuvième heure. On ressentait alors les grandes chaleurs du commencement de l'été, et il régnait une extrême sécheresse, qui était très-favorable aux assiégeants. Ceux-ci pleins d'habileté faisaient, dans un four de serrurier qui avait été construit exprès, chauffer la pointe de leurs traits, et les lançaient aussitôt sur le toit de la principale habitation du fort; ils employaient ainsi tous leurs efforts pour enfoncer le fer tout rouge des flèches et des dards dans la mousse desséchée des vieilles tuiles: cela occasiona rapidement un grand incendie, qui, pendant que les assiégés combattaient vaillamment et ne se défiaient d'aucune ruse, redoubla et s'étendit au point que la flamme s'avança bientôt au dessus de leurs têtes. Dès qu'ils virent tout l'édifice s'embraser au dessus d'eux, le courage les abandonna, et se trouvant partout enveloppés par les tourbillons furieux des flammes, ils se remirent à la clémence du duc. C'est ainsi que Robert prit Brionne avant le coucher du soleil, à la neuvième heure. Son père Guillaume, avec le secours de Henri, roi des Français, avait à peine pu soumettre cette place en trois ans, lorsque Gui, fils de Renaud de Bourgogne, s'y fortifia après la bataille du Val-des-Dunes. Au siége de Brionne, Gilbert du Pin commandait l'armée et dirigeait avec sagesse les troupes assiégeantes composées d'habitants de Pont-Audemer et de Beaumont, et les encourageait intrépidement à donner un assaut irrésistible. Toutefois il fut frappé mortellement à la tête par un dard qui l'atteignit, et emporté soudain presque mort du milieu de la mêlée par ses compagnons d'armes affligés. Ensuite le blessé revenant de son évanouissement, pour un moment, se mit à crier terriblement à ceux qui l'environnaient: «Malheureux, ô malheureux que vous êtes, que faites-vous? Pourquoi perdez-vous le temps? Pourquoi vous attachez-vous aux vanités du monde, et livrez-vous à l'oubli les choses qui sont véritablement salutaires et durables? Si vous connaissiez les misères et les tourments que vous méritez en vivant mal, si vous voyiez les horreurs dont en moins d'une heure j'ai été le témoin, vous regarderiez certainement comme sans valeur tous les biens du siècle périssable.» Comme il disait ces mots, et qu'il voulait en ajouter plusieurs autres, la parole lui manqua; et cet illustre chevalier mourut en parlant. Les choses s'etant ainsi passées, le duc remit Brionne à Roger, et compatissant au sort de Robert qui l'avait possédé il lui promit de lui rendre son fief paternel. Ce châtelain était fortement appuyé par ses amis et ses parents, et il était bien soutenu auprès du duc. Comme on l'a dit ci-dessus, le roi Guillaume chérissait beaucoup Richard et Baudouin, fils du comte Gislebert; et tant à cause de la parenté que par rapport à leur bravoure, il les avança tous deux, et les enrichit en Angleterre et en Normandie d'un grand nombre de terres, de fiefs et de domaines. Ses frères eurent de bonnes épouses et une honorable lignée. Richard épousa Roalde, fille de Gautier Giffard, qui lui donna des fils et des filles, Roger et Gislebert, Gautier et Robert, et Richard moine du Bec, auquel le roi Henri confia le monastère d'Ely. Baudouin eut pour fils Robert et Guillaume, Richard et un bâtard nommé Viger. Du temps du roi Guillaume et de ses fils, ils se distinguèrent par leur mérite séculier et par leurs travaux; agités par le souffle divers de l'inconstante fortune, ils furent dangereusement ballottés par les flots de l'Océan de ce monde. Viger le plus jeune d'entre eux abandonna volontairement les dangers de la milice terrestre, déposa sa chevelure dans le couvent du Bec, et vécut dans la vie monastique pendant près de quarante ans sous les vénérables abbés Guillaume et Boson. [8,14] Au milieu des combats qui mettaient toute la Neustrie en tumulte, la province d'Evreux ne put jouir de la sécurité de la paix. En effet, il s'y éleva entre des frères puissants une guerre plus que civile; et l'animosité s'aigrit déplorablement par la rivalité de deux femmes orgueilleuses. La comtesse Helvise s'emporta de colère contre Isabelle de Conches pour quelques paroles outrageantes, et fit tous ses efforts pour faire partager son courroux et prendre les armes au comte Guillaume et à ses barons. C'est ainsi que par les soupçons et les débats des femmes, le cœur des hommes courageux fut enflammé de fureur, que par leurs mains il ne tarda pas à se faire de part et d'autre une grande effusion de sang humain, et qu'une infinité d'habitations furent livrées aux flammes dans les campagnes et les bourgades. Les deux femmes qui excitaient de telles guerres étaient indiscrètes et violentes; elles étaient fort belles, avaient beaucoup d'empire sur leurs maris, vexaient leurs subordonnés et les tourmentaient de toutes manières. Toutefois il y avait entre elles une grande différence de mœurs et de caractère. Helvise était adroite et éloquente, mais cruelle et avare; Isabelle était généreuse et entreprenante, gaie, et par conséquent aimable et gracieuse pour ceux qui l'approchaient. A la guerre elle montait à cheval, armée comme un chevalier, parmi les chevaliers, et non moins que la jeune Camille, l'honneur de l'Italie dans les troupes de Turnus, elle ne le cédait point en intrépidité aux chevaliers couverts de cuirasse, et aux soldats armés de javelots; elle égalait Lampédone et Marseppie, Hippolyte et Penthésilée, et les autres reines guerrières des Amazones, dont Trogue Pompée et Virgile, ainsi que d'autres historiens, rapportent les combats, auxquelles s'attachèrent les rois d'Asie, et qui pendant quinze ans soumirent les Asiatiques au pouvoir de leurs armes. Les gens d'Evreux avaient beaucoup d'auxiliaires, et faisaient quelquefois supporter aux habitants de Conches les ravages de l'incendie et du pillage. Ceux-ci n'usaient pas de moindres représailles envers leurs ennemis. Raoul alla trouver le duc Robert, lui fit connaître ses plaintes sur les dommages qu'il avait éprouvés de ses voisins, et lui demanda son assistance souveraine, mais inutilement, car il ne put rien obtenir. En conséquence il se retourna d'un autre côté, et fut forcé de chercher une assistance efficace. Il fit porter ses réclamations au roi d'Angleterre par des délégués, et lui exposa ses infortunes; il lui promit en cas d'assistance de se remettre à lui ainsi que ce qui était de sa dépendance. Le roi se réjouit beaucoup de ce message, et promit toute son assistance à celui qui en avait besoin. Ensuite il manda au comte Etienne, à Gérard de Gournai, à d'autres chefs et capitaines qui commandaient à ses adhérents en Normandie, de seconder Raoul de toutes leurs forces, et de munir ses places de tout ce qui leur était nécessaire. Ils obéirent avec empressement aux ordres du roi, et s'efforçant de lui plaire en tout ils secoururent Raoul. Au mois de novembre, le comte Guillaume rassembla une grande armée, et mit le siége devant Conches. Ses deux neveux, hommes puissants, Guillaume de Breteuil et Richard de Montfort étaient avec lui, et employaient leurs troupes à faire la guerre aux habitants de Conches. Là Richard de Montfort, attaquant le monastère de Saint-Pierre de Chatillon, et n'étant point arrêté dans son entreprise par le respect qu'il devait aux moines qui imploraient le Seigneur par leurs cris et leurs larmes, fut tout à coup atteint d'un trait lancé par l'ennemi, et mourut le jour même au grand regret des deux partis. Il était frère germain d'Isabelle, et, par une sœur, neveu du comte Guillaume: c'est ce qui fit que les deux partis pleurèrent ce redoutable marquis, qui périt en faisant opiniâtrement une mauvaise action dans l'excès de son orgueil et de son insolence. Le corps de ce chevalier fut porté par les siens au sol natal, et inhumé à Epernon dans le cimetière de l'apôtre saint Thomas. Là des moines réguliers de Marmoutier font le service de Dieu, et le vieux Simon, fils d'Amauri, y est inhumé avec ses enfants. Peu après les gens d'Evreux se réunirent de nouveau, et desirant se venger entreprirent de ravager le territoire de Conches. Alors Raoul avait avec lui une puissante armée des siens et des vassaux du roi; il dit à ses chevaliers empressés de sortir: «Armez-vous et tenez-vous prêts; mais ne sortez pas de la place jusqu'à ce que je vous l'ordonne. Laissez l'ennemi se charger de butin, et quand il se retirera, poursuivez-le virilement avec moi.» Ils obéirent aux ordres de leur chef qui était très-brave et très-habile dans l'art de la guerre; puis ils s'attachèrent pied à pied à la poursuite des pillards, lorsqu'ils firent leur retraite; chargés avec fureur les gens d'Evreux abandonnèrent leur proie et prirent la fuite. Alors Guillaume de Breteuil, et plusieurs autres furent pris: la paix suivit cette victoire. Les gens d'Evreux rougissant d'avoir entrepris orgueilleusement la guerre, et d'avoir honteusement supporté le poids des plus grandes pertes, consentirent après trois années d'hostilités à conclure la paix, et dans une assemblée signèrent un traité aux conditions que voici. Guillaume donna à son oncle Raoul trois mille livres pour sa rançon, et fit Roger son cousin, fils de Raoul, héritier de tous ses biens. Le comte d'Evreux établit aussi Roger, qui était son neveu, héritier de son comté; mais la divine Providence, qui n'est point soumise aux volontés des hommes, en ordonna autrement. Le jeune Roger se distinguait par des mœurs excellentes; il se faisait beaucoup aimer de tous ceux avec lesquels il vivait, de ses subordonnés et de ses voisins. Il chérissait les clercs et les moines, et les honorait convenablement; il dédaignait les habillements précieux, dont les orgueilleux ne se servent que pour accroître l'excès de leur insolence, et il s'efforçait de se conduire en tout avec la plus grande modestie. Un jour des chevaliers oisifs jouaient et causaient ensemble dans la salle du château de Conches, et s'entretenaient, comme c'est l'usage de telles personnes, sur différents sujets en présence de madame Elisabeth. Alors l'un d'entre eux parla ainsi: «J'ai vu dernièrement un songe dont j'ai été fort effrayé; je voyais le Seigneur attaché à la croix, ayant le corps totalement livide, se tourmentant beaucoup dans l'excès de ses angoisses, et me considérant avec un regard terrible.» Comme il racontait ces choses, ceux qui étaient présents s'exprimèrent ainsi: «Ce songe est grave et fait pour effrayer; il paraît vous menacer de la part de Dieu d'un jugement horrible.» Cependant Baudouin, fils d'Eustache, comte de Boulogne, ajouta: «Et moi aussi dernièrement je voyais en songe notre Seigneur Jésus, pendant à la croix, mais brillant et beau, me souriant agréablement, me bénissant de la main droite, et faisant le signe de la croix avec bonté sur ma tête.» Les assistants répondirent: Une telle vision paraît vous annoncer la douceur de grandes grâces.» Quand il eut entendu ces choses, le jeune Roger dit à sa mère: "Je connais un homme, et il n'est pas loin d'ici, qui a observé les mêmes choses dans une vision.» Sa mère ayant insisté pour en savoir davantage, et l'ayant vivement interrogé pour connaître qui avait eu cette vision, et ce qu'il avait vu. le jeune homme se mit à rougir, et ne voulut pas s'expliquer en public. Enfin, prié vivement par sa mère et par ceux de ses amis qui étaient présents, il répondit: «Un certain homme a vu dernièrement dans une vision le Seigneur Jésus, qui lui imposait les mains sur la tête, le bénissait avec clémence, et l'appelait en ces mots: — Viens promptement à moi, mon bien-aimé, et je te donnerai les joies de la vie. — Assurément j'affirme avec hardiesse que celui que je connais pour avoir été ainsi appelé par le Seigneur n'a pas long-temps à vivre dans cette vie.» Peu après, les trois chevaliers dont nous venons de parler éprouvèrent des événements divers comme leurs récits. En effet, le premier reçut une blessure funeste dans une certaine expédition, et mourut sans confession et sans viatique. Quant à Baudouin, gendre de Raoul de Conches, il prit la croix du Seigneur sur l'épaule droite, et, par l'ordre du pape Urbain, fit partie du saint pélérinage contre les Païens. Dans ce voyage il se distingua au dessus de tous ses compagnons, et reçut glorieusement l'assistance du divin porte-croix ainsi qu'il l'avait vu en songe. D'abord il fut fait duc de Ragès, c'est-à-dire, de la très-noble ville d'Edesse; et quelques années après, son frère Godefroi étant mort, il posséda long-temps le royaume de Jérusalem. Fréquemment il eut à combattre contre les Païens, et, avec l'aide de Dieu, il eut la gloire de plusieurs triomphes. Quant à Roger, la même année où ces visions eurent lieu, il tomba malade au lit; ayant dévotement accompli tout ce qu'il convient aux fidèles de faire, il quitta ce monde le 15 mai, et fut enseveli avec ses parents à Châtillon, au milieu de l'affliction d'un grand nombre de personnes. [8,15] Dans ce même temps, Henri Cliton gouvernait habilement les gens du Cotentin, et se tenait ferme contre ses frères. Il nourrissait une grande haine contre le duc Robert, dont il avait été récemment, comme nous l'avons dit, injustement le prisonnier. Il n'aimait pas davantage le roi Guillaume-le-Roux, à cause des biens de sa mère dont ce prince l'avait dessaisi en Angleterre pour les donner à Robert, fils d'Haimon. C'est pour ces motifs qu'il fortifiait constamment ses places, et qu'il attirait à lui adroitement plusieurs partisans parmi les grands qui avaient été attachés à son père. Il possédait Avranches, Cherbourg, Coutances, Gavrai, et quelques autres forts. Il avait avec lui le comte Hugues et Richard de Reviers, et quelques autres seigneurs du Cotentin. excepté Robert de Mowbrai; journellement il prenait de l'accroissement en rassemblant des forces de toutes parts à force de prières et d'argent. La Normandie était menacée des plus grandes calamités, et la furie infernale livrait au carnage et aux flammes les hommes, les villes et les simples habitations. La puissance du roi d'Angleterre s'étendait sur presque toute la Normandie, et livrait cette province désolée par son maître aux seigneurs normands qui, pour son argent, favorisaient Guillaume. Les citoyens de Rouen, séduits par les présents et les promesses du roi, s'occupèrent même de changer de prince, et résolurent de livrer au roi la capitale de la Normandie avec son duc plongé dans l'engourdissement. L'auteur de cette conspiration était Conan, fils de Gislebert Pilet, qui, comme le plus riche de la ville, avait une grande influence. Il avait fait avec le roi un accord pour lui livrer la ville; fort d'immenses richesses, il y était puissant et plein de fierté; il entretenait constamment contre le duc une nombreuse troupe de soldats et de gens dévoués. La plus grande partie des habitants de la ville s'entendaient avec lui. Cependant quelques-uns, voulant conserver la foi qu'ils devaient au duc, résistaient, et, par des obstacles apportés à propos, empêchaient un détestable attentat. Au reste, Conan, sûr du consentement de ses concitoyens, fixa un terme, et, le jour convenu, appela l'armée du roi de Gournai et des autres places fortes qui obéissaient à ce prince, et leur manda de se rendre aussitôt à Rouen. Quand le duc eut découvert la grande conspiration machinée contre lui, il appela auprès de sa personne les amis en qui il se confiait. Alors il fit même un traité d'amitié avec son frère Henri et avec quelques autres qui s'étaient éloignés de lui, et fit connaître promptement sa position fâcheuse à Guillaume, comte d'Evreux, à Robert de Bellême, à Guillaume de Breteuil, à Gislebert de L'Aigle et aux autres seigneurs qui lui étaient restés fidèles. En conséquence, Henri fut le premier à venir au secours de son frère ainsi qu'à lui amener du renfort, et ensuite il exerça une rigoureuse vengeance contre le traître. Le troisième jour de novembre, Gislebert de L'Aigle conduisit une troupe de chevaliers au service du duc Robert, et arriva, par le pont de la Seine, à la porte méridionale de la ville de Rouen. D'un autre côté, Renaud de Varennes dirigea en toute hâte trois cents hommes vers la porte Cauchoise. Alors Conan dit aux siens: «Levez-vous promptement, armez-vous, il n'est pas temps de tarder davantage. Vous voyez que les ennemis viennent nous attaquer vers le midi, et que de l'occident nos amis pleins d'ardeur se hâtent de nous secourir. Ainsi marchez comme il convient à la rencontre de nos amis et de nos ennemis: ouvrez le passage aux premiers, et fermez-le vivement aux autres les armes à la main.» En conséquence, une partie des citoyens courut pour repousser Gislebert avec sa troupe, et une autre partie s'efforca d'ouvrir la porte occidentale afin d'introduire Renaud et les siens. En outre déjà, depuis un certain temps, quelques chevaliers du roi s'étaient introduits dans Rouen; bien préparés, attendant en silence le moment de la rébellion, ils supportaient avec peine le retard de cet événement. Enfin, pendant que les troubles militaires et civils commençaient à naître, il s'éleva de toutes parts de grandes clameurs, toute la ville lut jetée dans une affreuse confusion, et exerça cruellement ses fureurs contre elle-même. En effet, plusieurs des citoyens combattaient à l'une et l'autre porte contre leurs parents et leurs voisins, attendu que les uns favorisaient le parti du duc, et les autres celui du roi. Robert ayant remarqué dans la ville les fureurs dont nous venons de parler, sortit du château avec son frère Henri et ses chevaliers, et s'empressa de marcher au secours de ses partisans; mais pendant que le grand tumulte de ces troubles mettait tout en confusion, et que chacun des citoyens ne savait quel parti prendre, le duc Robert, à la persuasion de ses amis, prenant la fuite avec un petit nombre des siens, sortit par la porte orientale, de peur de s'exposer follement à des dangers sans gloire, et de devenir pour tous les Normands un sujet d'éternel opprobre. Il fut bientôt accueilli fidèlement comme un maître légitime par les habitants du faubourg que l'on appelle Mal-Palu. Ayant ensuite fait préparer un bateau, il s'embarqua sur la Seine, et laissant derrière lui les combattans, il se rendit par eau, tout troublé, à Emendreville. Il y fut reçu par Guillaume d'Arques, moine de Molême, et y attendit, dans l'église de Sainte-Marie-du-Pré, que la sédition fût apaisée. Gislebert de L'Aigle s'étant emparé de la porte du midi, tant par son courage que par celui de ses troupes, et par l'assistance des citoyens qui n'avaient pas pris part à la trahison, réuni à Henri et aux autres partisans du duc, engagea dans la ville le combat contre les révoltés. Les criminels efforts des orgueilleux et des présomptueux rebelles n'ayant pas eu de succès, le parti du duc reprit de la force, et frappant fortement du glaive ses adversaires, il l'emporta. Alors on fit un grand carnage des bourgeois, et Conan, l'auteur de la trahison, fut pris avec plusieurs autres. La terreur et le deuil s'étendirent par toute la ville, et les femmes en pleurs jetaient de grands cris en voyant les hommes combattre, tomber ou prendre la fuite. Les innocents et les coupables étaient de toutes parts mis à mort, réduits à fuir ou faits prisonniers. A la vue des citoyens divisés entre eux, comme nous l'avons fait sentir, et des dangers dont ils étaient menacés par suite de cette triste infortune, les gens du roi s'enfuirent épouvantés, et se jetant précipitamment dans l'obscurité des forêts voisines, s'y tinrent cachés, et échappèrent avec peine, secourus par la nuit, aux chances de la mort ou de la prison. Quant à Conan, il fut, par les vainqueurs, traîné à la citadelle: Henri le conduisant sur la plate-forme de la tour, lui tint ce discours ironique pour l'insulter: «Vois d'ici, Conan, quel beau pays tu as essayé de soumettre à ta puissance. Au midi s'offre à tes regards un parc délicieux; voici une contrée couverte de bois qui abonde en bêtes sauvages; voici la Seine, fleuve poissonneux, qui mouille les murs de Rouen, et amène ici journellement des vaisseaux chargés de toutes sortes de marchandises. De cet autre côté, considère une cité populeuse, remarquable par ses murailles, ses temples sacrés et ses maisons: elle commande à bon droit depuis les temps anciens à toute la Normandie.» Conan, effrayé des insultes ironiques de Henri, se mit à gémir, et, en suppliant, implora sa clémence en ces termes: «Seigneur, je suis à la vérité condamnable pour mon propre crime, mais je vous demande grâce au nom de Dieu créateur de toutes choses. Pour ma rançon j'offre à mon maître tout l'or et l'argent que je pourrai trouver dans mes trésors, ainsi que les biens de mes parents, et, pour racheter la faute de mon infidélité, je lui serai fidèle jusqu'à la mort.» Henri lui répondit: «Par l'ame de ma mère! il n'y aura aucune grâce pour le traître; il va recevoir promptement la mort qui lui est due.» Alors Conan gémissant, cria à haute voix: «Pour l'amour de Dieu, permettez-moi de me confesser.» Mais Henri, impatient de venger l'injure faite à son frère, frémit de courroux, et méprisant les supplications du malheureux, le poussa de ses deux mains, et le précipita à la renverse par une fenêtre de la tour. Brisé en un moment par cette chute affreuse, il mourut avant d'avoir touché la terre. On attacha ensuite le cadavre de Conan à la queue d'un cheval, et ou le traîna honteusement par toutes les rues de la ville de Rouen pour épouvanter les rebelles. Le lieu où s'exécuta cet acte de vengeance, s'est, jusqu'à ce jour, appelé le saut de Conan. Cependant le duc Robert étant revenu de Notre-Dame-du-Pré à la tour, et ayant appris ce qui s'était passé, touché de pitié, compatit beaucoup au malheur des Rouennais; mais, comme la sévérité des grands prévalut sur son propre sentiment, il lui fut impossible de faire grâce aux coupables. Alors se présentèrent Robert de Bellême et Guillaume de Breteuil, qui emmenèrent les Rouennais prisonniers, comme s'ils eussent été des brigands étrangers, et les jetèrent durement dans les horreurs de la prison. Guillaume, fils d'Ausger, le plus riche de ces malheureux, fut emmené prisonnier par Guillaume de Breteuil; après les longs tourments de la captivité, il se racheta au moyen de trois mille livres. C'est ainsi que les gens de Bellême et de L'Aigle, et les autres auxiliaires du duc, exercèrent les plus grandes cruautés contre leurs propres compatriotes, emmenèrent, chargés de fers, les citoyens de la métropole de-la Neustrie, et les accablèrent de mauvais traitements comme des ennemis barbares, après les avoir dépouillés de tous leurs biens. Voilà de quelles calamités était désolée cette superbe Normandie, qui s'était récemment glorifiée à l'excès d'avoir vaincu l'Angleterre, et qui, mettant à mort ou en fuite les enfants légitimes du royaume, usurpait leurs biens et leur empire. Toutes ces richesses qu'elle avait ravies aux autres pays, et dont elle ne s'est enflée insolemment que pour sa perte, voilà qu'elle les dissipe misérablement, non pas pour ses plaisirs, mais plutôt pour ses tourments. Maintenant, comme Babylone, elle s'abreuve au même calice de tribulations, dont elle avait coutume d'enivrer méchamment les autres. A la vue de tant de désastres, les pauvres clercs gémissent, les couvents de moines versent des larmes, et, partout désolé, le peuple sans défense est livré aux chagrins. Ceux qui peuvent sans frein commettre des vols et des brigandages se réjouissent seuls; mais leur joie sera sans durée et sans bonheur. Quelle douleur! le respect pour les prêtres est presque anéanti; on leur refuse presque toute obéissance au milieu de la violence furieuse de maux qui s'accroissent rapidement. Pourquoi cette rage d'Erynnis effrénée qui s'attache à la Neustrie, écrase les Normands dans leur propre pays et les ensevelit sous des ruines? Parce qu'en ces jours il n'y avait plus ni roi ni chef dans Jérusalem, et qu'un peuple rebelle sacrifiait, dans les villes de Dan et de Bethel, aux veaux d'or de Jéroboam. C'est pourquoi Joël plaignit et exhorta les trangresseurs de la loi que rongeaient les vers, les sauterelles, les chenilles et la lèpre. Par ces quatre plaies désignées par le prophète, il faut entendre les quatre passions de l'ame, la crainte et la cupidité, la douleur et la joie. La crainte et la cupidité agitent le cœur de l'homme et le rongent, et, le subjuguant, le frappent mortellement de joie ou de douleur. Les dispositions joyeuses poussent à la débauche; les dispositions tristes à la cruauté. Virgile en parle ainsi dans son poëme: «C'est pourquoi les ames sont sujettes à la crainte, au desir, à la douleur, à la joie. Elles ne contemplent point les cieux tant qu'elles sont renfermées dans les ténèbres et la prison du corps.» Ceux qui sont plongés dans les ténèbres des troubles de ce monde ne peuvent plus contempler l'éclatant flambeau de la sagesse ni se débarrasser des piéges du vice. Je vois dans les divines Ecritures beaucoup de choses qui, ingénieusement mises en parallèle, me paraissent avoir de grands rapports avec les événements de notre temps. Au reste, j'abandonnerai aux personnes studieuses la recherche de ces citations allégoriques et de ces interprétations applicables aux mœurs humaines, et je m'appliquerai à conduire un peu plus loin l'histoire de Normandie dans toute sa simplicité. [8,16] Après avoir raconté les revers des gens d'Evreux, ainsi que la révolte et les malheurs de ceux de Rouen, je m'occuperai des combats et des calamités des Exmois. Robert de Bellême bâtit un château sur un point élevé que l'on appelle Fourches; il y transporta les habitants de Vignas, et chercha à soumettre par sa tyrannie tous les habitants du voisinage: il bâtit une autre forteresse qu'il appela Château-Gontier, à la Courbe, sur la rivière d'Orne, et s'imagina par ce moyen soumettre entièrement, quoiqu'avec injustice, tout le pays d'Houlme. C'est ainsi que, s'étendant excessivement au-delà de son patrimoine et de celui de ses ancêtres, il attaqua ses égaux dans la Normandie presque entière, qui manquait de l'assistance d'un défenseur équitable, et qu'il commença à opprimer tous ses voisins. En voyant ces entreprises, les seigneurs normands éprouvèrent de grandes inquiétudes, et, plongés dans une profonde affliction, cherchèrent activement et long-temps les moyens de lui résister. D'abord, comme plus voisins des terres du tyran, et plus exposés à ses entreprises criminelles, Hugues de Grandménil et Richard de Courci prirent les armes les premiers: ils fortifièrent leurs places de munitions de guerre et de bouche, et y firent entrer des troupes. Ces chevaliers avaient déjà les cheveux blancs; ils étaient pleins de courage; leur noblesse était remarquable, et les secours qu'ils trouvaient dans leurs voisins et dans leur liaison intime doublaient leurs forces, Robert, fils de Richard, avait épousé la fille de Hugues, laquelle donna cinq fils à son mari. Le magnanime Hugues de Grandménil avait dans sa jeunesse montré beaucoup de vaillance; il avait épousé Adelide très-belle femme, fille d'Yves, comte de Beaumont, de laquelle il eut Robert, Guillaume, Hugues et Albéric, Adéline, Hadevise, Rochésie, Mathilde et Agnès. Cette grande et belle lignée fut en proie à des destinées différentes, qui ne permirent qu'à Robert de vivre jusqu'à la vieillesse. Il était l'aîné; et survivant à tous ses frères et à ses sœurs, il vieillit marié en troisièmes noces. D'abord il avait épousé Agnès, fille de Ranulfe de Bayeux, ensuite Emma, fille de Robert d'Estouteville, et enfin Lucie, fille de Savaric, fils de Canu. Guillaume et Yves se marièrent: le premier épousa dans la Pouille Mabile, fille de Robert Guiscard; le second prit, en Angleterre, pour femme une fille de Gislebert de Gand. Adeline épousa Roger d'Ivri; Rohès fut mariée à Robert de Courci, Mathilde à Hugues de Mont-Pinçon, et Agnès à Guillaume de Saï. Quant à Hadevise, elle mourut déjà nubile. Le noble Hugues de Grandménil, secondé par ses fils, ses gendres et plusieurs amis, entreprit vivement la guerre contre Robert, et résista vaillamment à sa tyrannie, grâce au courage de ses illustres auxiliaires. De son côté, Robert, enorgueilli des forces de Roger et d'Arnoul ses frères, ainsi que de beaucoup de personnes qui dépendaient de lui, méprisa ses voisins, et chercha à les anéantir par beaucoup d'entreprises, ainsi qu'à dévaster leurs possessions. Dans ces débats se mêlèrent Matthieu, comte de Beaumont, Guillaume de Varennes et plusieurs autres, jaloux, dans une telle lice, de montrer leur bravoure. Là Thibaut, fils de Galeran de Breteuil, et Gui-le-Rouge furent tués: le premier était appelé le chevalier Blanc, parce que son cheval et tous ses vêtements étaient blancs; le second était surnommé le Rouge, parce qu'il était vêtu de cette couleur. Robert de Bellême voyant que par lui-même il ne pouvait vaincre ses illustres voisins, parce que leur noblesse, leur valeur et leur force les rendaient capables de supporter comme d'entreprendre les choses les plus difficiles, se concilia, par ses supplications et ses promesses, les bonnes grâces du duc de Normandie, et obtint à force de prières qu'il vînt combattre ses ennemis. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1091, au mois de janvier, Robert, duc des Normands, mit le siége devant Courci; mais ne voulant pas pousser à bout des seigneurs distingués, il négligea de resserrer vivement les assiégés. Pendant trois semaines le comte de Bellême employa contre l'ennemi toutes sortes de ruses et de moyens de vigueur, et dirigea contre la place diverses attaques; mais les troupes des assiégés s'étant bien défendues, il fut repoussé avec honte. Il fit dresser contre le château une grande machine qu'on appelle beffroi, et la remplit abondamment de munitions de guerre. Il n'en parvint pas mieux à réduire l'ennemi. En effet, autant de fois il recommençait l'assaut contre Courci, autant de fois arrivaient des forces imposantes de Grandménil, qui repoussaient vivement les assiégeants. Sur ces entrefaites la garnison de Courci fit prisonniers Guillaume de Ferrières, Guillaume de Rupière, et plusieurs autres, dont la rançon fut d'un grand secours aux assiégés; mais le sort de la guerre est peu certain, et parfois le vainqueur est terrassé par celui qu'il avait vaincu. Ivon, fils de Hugues, et Richard, fils de Gislebert, furent pris par les assiégeants, ainsi que plusieurs autres, auxquels Robert fit éprouver un dur emprisonnement. Alors Hugues était trop vieux pour porter les armes; mais sa sagesse et ses habiles conseils rélevaient au dessus de tous les autres; il s'affligea vivement du fardeau prolongé de cette guerre, envoya en conséquence le message suivant au duc qui l'assiégeait. «J'ai long-temps servi votre père, et même votre aïeul; j'ai souffert beaucoup de peines à leur service; je vous ai aussi toujours été fidèle. Qu'ai-je fait contre vous? En quoi vous ai-je manqué? Comment ai-je pu mériter d'être attaqué par vous si hostilement? Je vous ai publiquement reconnu pour mon seigneur, et c'est pourquoi je ne prendrai pas les armes contre vous. Recevez de moi maintenant deux cents livres; éloignez-vous seulement pendant un seul jour pour aller où vous voudrez, afin que pendant votre absence je puisse me battre avec Robert de Bellême. Il est évident qu'il se fie beaucoup à la protection de son duc, et que les assiégés sont beaucoup plus retenus par le respect qu'ils ont pour la fidélité à leur souverain que par la crainte de l'ennemi.» Un four était établi en dehors des fortifications, entre la place et le beffroi, et là on cuisait le pain nécessaire aux assiégés, parce que la précipitation du siége ne leur avait pas permis d'en construire un dans les nouvelles fortifications. Il en résulta qu'aux environs de ce four on se battait fréquemment, et qu'au milieu d'une grande effusion de sang, des ames sortaient douloureusement de la prison de la chair. La garnison protégeait à main armée la confection de son pain, dans le four que ses ennemis faisaient tous leurs efforts pour lui enlever; c'est pourquoi un carnage cruel avait lieu sur ce point. Un certain jour, comme le pain était enfourné, et que dans leur fureur réciproque les partis ennemis étaient vivement irrités, les troupes de part et d'autre s'avancèrent, et le combat s'étant engagé, près de vingt hommes furent tués et un plus grand nombre blessés, lesquels ne goûtèrent pas du pain qu'ils avaient acheté au prix de leur sang. A la vue des assiégeants, les partisans des assiégés entraient journellement dans le château, et, profitant de l'imprévoyance du duc, amenaient à leurs amis, pour les ravitailler, des renforts d'armes et de vivres. Un jour Robert ayant été repoussé avec les siens, ceux qui l'avaient repoussé firent monter sur le beffroi un écuyer qui y mit le feu du côté du nord. Par un équitable jugement de Dieu, le feu réduisit en cendres cette machine, qui par l'ordre du tyran avait été effrontément construite pendant les jours de la sainte Nativité du Seigneur. Girard, habile évêque de Seès, se rendit au siège pour rétablir la paix parmi ses diocésains divisés, et prit sa demeure au couvent de Saint-Pierre-sur-Dive. Il proposa la paix aux deux partis ennemis; mais comme la discorde prévalait, il éprouva un refus dont il eut à gémir: Robert de Bellême surtout lui fit une grande injure, et le contrista par ses menaces. En effet, comme un page attaché au prélat s'amusait à la manière des enfants à courir à cheval dans le camp du comte de Bellême, il le fit enlever de dessus sa monture, le jeta en prison et retint le coursier. Ce page s'appelait Richard de Gâprée, fils de Sévold: sa famille s'était depuis long-temps opposée de toutes ses forces aux entreprises de Robert. Dès que l'évêque sut qu'il avait fait arrêter son clerc, qui était innocent, il ordonna qu'on le lui remît sur-le-champ, et menaça, si on n'obéissait pas, de jeter l'interdit sur toute l'armée. En conséquence, quelques jours après, le jeune clerc fut mis en liberté, et le prélat fut reporté malade à son siége principal, à Seès, où, muni des sacremens du Seigneur, il mourut entre les mains de ses disciples, le 23 janvier. Son corps fut inhumé dans l'église de Saint-Gervais, martyr. Dans le cours de la même semaine, Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, passa en Normandie avec une grande flotte. Dès que l'on connut son arrivée, le duc épouvanté leva le siége de Courci, et se retira ainsi que Robert de Bellême et les autres assiégeants: chacun rentra chez soi. Bientôt presque tous les seigneurs Normands allèrent à l'envi trouver le roi, et lui présentèrent, avec beaucoup de démonstrations de dévouement, quelques présents pour en recevoir de plus considérables. Les Français, les Bretons et les Flamands, et plusieurs autres des provinces limitrophes, connaissant le séjour du roi à Eu, dans la Neustrie, ne mirent pas moins d'empressement à se rendre auprès de ce prince. Ils éprouvèrent avec une grande joie sa magnificence, et retournés chez eux le préférèrent à tous leurs princes à cause de ses richesses et de sa libéralité. Les deux frères se réunirent pacifiquement à Rouen, et se réconciliant oublièrent leurs anciennes querelles. Alors le duc Robert reçut du roi de grands présents, et lui concéda les comtés d'Eu, d'Aumale et toutes les terres de Gérard de Gournai, ainsi que de Raoul de Conches avec toutes leurs places, et celles de leurs vassaux. Le roi passa à Rouen, avec les siens et dans tout l'appareil d'un monarque, tout le temps qui s'écoula depuis le mois de janvier jusqu'aux calendes d'août. [8,17] Je ne crois pas devoir omettre, ni étouffer dans le silence ce qui arriva au commencement de janvier à un certain prêtre dans l'évêché de Lisieux. Il y avait dans un village que l'on appelle Bonneval un prêtre nommé Gauchelin, qui desservait l'église consacrée à Saint-Aubin d'Angers, devenu, de moine qu'il était, évêque et confesseur. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1091, au commencement de janvier, ce prêtre appelé, comme la raison l'exige, par un certain malade qui demeurait à l'extrémité de sa paroisse, alla de nuit le visiter. Comme il revenait seul, et que, loin de toute habitation, il marchait à l'écart, il entendit un grand bruit comme d'une armée considérable; il pensa que ce pouvaient être les gens de Robert de Bellême qui allaient en hâte assiéger Courci. La lune à son huitième jour jetait alors un vif éclat dans le signe du Bélier, et rendait à ceux qui marchaient le chemin facile. Ce prêtre était jeune, hardi, fort, agile et de grande taille. Au bruit de la marche qu'il entendait, il fut ému et se livra à diverses pensées, incertain s'il devait fuir pour n'être pas assailli par une vile soldatesque et dépouillé malhonnêtement, ou s'il devait pour sa défense déployer la vigueur de son bras dans le cas où quelqu'un l'attaquerait. Enfin il aperçut loin du chemin, dans un champ, quatre nefliers, vers lesquels il voulut se retirer promptement pour se cacher pendant que la cavalerie passerait. Mais un homme d'une énorme stature, armé d'une grande massue, devança le prêtre dans sa course, et levant son arme sur sa tête, lui dit: «Arrête-toi, n'avance pas davantage.» Aussitôt le prêtre s'arrêta glacé d'effroi, et, appuyé sur le bâton qu'il portait, resta dans l'immobilité. L'homme armé de la massue se tint auprès de lui, et, sans lui faire de mal, attendit le passage de l'armée. Voilà qu'une grande troupe de fantassins se mit à passer, emportant sur leur cou et leurs épaules des moutons, des habillements, des meubles et des ustensiles de toute espèce, comme ont coutume de faire les brigands. Cependant tous gémissaient et s'encourageaient à redoubler de vitesse. Le prêtre reconnut parmi eux plusieurs de ses voisins qui étaient morts récemment, et il les entendit se plaindre des supplices cruels dont à cause de leurs crimes ils éprouvaient les tourments. Ensuite passa une troupe de porte-morts, auxquels se réunit à l'instant le géant dont nous avons parlé. Ils étaient chargés d'environ cinquante cercueils, dont chacun était soutenu par deux porteurs. Sur ces cercueils étaient assis des hommes petits comme des nains, mais dont la tête était grosse comme un tonneau. Deux Ethiopiens étaient chargés d'un tronc d'arbre énorme sur lequel un malheureux enchaîné était cruellement tourmenté, et dans ses angoisses poussait d'atroces hurlements. L'horrible démon qui était assis sur le cadavre le frappait cruellement de ses éperons enflammés dans les reins et dans le dos qu'il avait tout sanglants. Gauchelin le reconnut sans difficulté pour l'assassin du prêtre Etienne, et le vit souffrir d'une manière intolérable pour le sang innocent qu'il avait versé deux ans auparavant, et pour être mort sans avoir fait pénitence d'un aussi grand crime. Ensuite vint à passer une troupe de femmes, dont la multitude parut innombrable au prêtre. Elles étaient montées à cheval sur des selles de femmes, dans lesquelles étaient enfoncés des clous enflammés. Le vent les soulevait fréquemment à la hauteur d'une coudée, et les faisait retomber aussitôt sur les clous. Comme ils étaient brûlants, ils leur blessaient les fesses: horriblement tourmentées par les piqûres et la brûlure, elles vociféraient des imprécations, et découvraient publiquement les péchés pour lesquels elles étaient punies. Ainsi elles souffraient cruellement le feu, la puanteur, et beaucoup plus de supplices qu'on n'en peut rapporter. Elles confessaient en gémissant d'une voix plaintive les peines qu'elles enduraient pour les délices et les plaisirs obscènes auxquels elles s'étaient livrées sans mesure pendant leur vie. Le prêtre dont nous avons parlé reconnut dans cette troupe quelques dames nobles, et vit les bidets et les mules avec les selles de plusieurs femmes qui vivaient encore. Le prêtre immobile trembla en voyant ces choses, et fit en lui-même beaucoup de réflexions. Peu après, il aperçut une nombreuse troupe de clercs et de moines, leurs juges et leurs supérieurs, des évêques et des abbés portant leur crosse pastorale. Les clercs et les évêques étaient vêtus de chapes noires; les moines et les abbés l'étaient de capuchons de la même couleur. Tous gémissaient et se plaignaient; quelques-uns imploraient Gauchelin par son nom, et le priaient, à cause de leur ancienne amitié, de prier pour eux. Ce prêtre rapporta qu'il avait vu là beaucoup de personnages d'une grande considération, que l'opinion commune croyait placés dans le ciel au milieu des saints. Effectivement, il vit Hugues de Lisieux, Mainier, abbé d'Ouche, et Gerbert, abbé de Fontenelle, prélats illustres, et beaucoup d'autres personnes dont je ne saurais me rappeler tous les noms, et que je ne cherche pas à mettre par écrit. L'esprit des hommes est souvent sujet à l'erreur; mais l'œil de Dieu scrute tout à fond. L'homme voit sur la figure; mais Dieu pénètre au fond du cœur. Une perpétuelle lumière éclaire toutes choses dans le royaume de l'éternelle béatitude, où la sainteté parfaite, possédant toutes délices, triomphe de joie parmi les fils du ciel. Là rien de désordonné ne s'opère; là ne s'introduit aucune souillure; là ne se rencontre rien d'impur ni de contraire à l'honnêteté. Tout ce que la lie charnelle a conservé d'inconvenant est consumé par les feux du purgatoire, et, selon les dispositions de l'éternel censeur, se purge par diverses épurations. De même qu'un vase nettoyé de la rouille qu'on en détache, et soigneusement purifié dans toutes ses parties, est placé dans le trésor, ainsi l'ame nette de la contagion de tous les vices est admise dans le Paradis, où, dans la possession de toute félicité, elle se réjouit sans crainte comme sans travail. A cet épouvantable aspect, le prêtre était tout tremblant, et, appuyé sur son bâton, s'attendait à des choses plus épouvantables encore. Il vit ensuite s'avancer une grande armée: on n'y remarquait aucune couleur, si ce n'est le noir, et un feu scintillant. Tous ceux qui la composaient étaient montés sur des chevaux gigantesques; ils marchaient armés de toutes pièces comme s'ils avaient volé au combat, et portaient des enseignes noires. Il vit parmi eux Richard et Baudouin, fils du comte Gislebert, qui étaient morts depuis peu, ainsi que beaucoup d'autres dont je ne peux déterminer le nombre. Parmi eux, Landri d'Orbec, qui, cette année, avait été tué, s'adressa au prêtre, et le pria instamment, en jetant des cris horribles, de se charger de ses messages, et de porter ses ordres à sa femme. Mais les troupes qui suivaient et celles qui précédaient l'empêchaient de parler, en l'interrompant, et disaient à Gauchelin: «Ne croyez pas Landri, c'est un imposteur.» Il avait été vicomte d'Orbec et avocat: par son esprit et son mérite, il s'était élevé beaucoup au dessus de sa naissance. Dans les affaires et les plaidoieries, il jugeait tout au gré de son caprice: il prononçait d'iniques jugements selon les présents qu'il recevait; il observait moins l'équité qu'il ne s'abandonnait à la cupidité et au mensonge. C'est pourquoi il était à bon droit dévoué honteusement aux supplices, et publiquement appelé menteur par ses complices. Dans cette troupe, personne ne le flattait, et nul n'était séduit par son ingénieuse éloquence. Comme il avait eu coutume de fermer, quand il l'avait pu, son oreille au cri du pauvre, maintenant il était plongé dans les tourments comme un homme exécrable, tout-à-fait indigne d'être écouté. Gauchelin, après avoir vu passer cette nombreuse troupe de chevaliers, se mit à réfléchir en lui-même, ainsi qu'il suit: «Voilà sans doute les gens de Herlequin. J'ai ouï dire que quelques personnes les avaient vus parfois; mais, incrédule que j'étais, je me moquais de ces rapports, parce que je n'avais jamais eu d'indices certains de pareille chose. Maintenant je vois réellement les mânes des morts. Toutefois personne ne me croira quand je raconterai ce que j'ai vu, à moins que je n'en donne aux hommes une preuve certaine. Je vais donc me saisir d'un des chevaux libres qui suivent la troupe, je vais le monter aussitôt; je le conduirai chez moi, et je le ferai voir à mes voisins pour leur inspirer de la confiance dans mon rapport.» Aussitôt il saisit la bride d'un cheval noir; mais celui-ci se débarrassa vigoureusement de la main qui s'emparait de lui, et s'envola vers la troupe des noirs. Le prêtre fut fâché de n'avoir pu remplir son dessein. C'était un homme jeune, d'un esprit hardi et léger, d'un corps agile et fort. Il se tint prêt au milieu du chemin, et se présentant devant un cheval qui venait à lui, tout disposé aussi, il étendit la main. Le cheval s'arrêta pour attendre le prêtre, et soufflant par ses naseaux, il jeta en avant un nuage grand comme un chêne très-élevé. Alors le prêtre mit le pied gauche à l'étrier, saisit les rênes, porta la main sur la selle, puis aussitôt sentit sous son pied une chaleur excessive comme un feu ardent, tandis que par la main qui tenait la bride un froid incroyable, pénétra jusqu'à ses entrailles. Pendant que ces choses se passent, quatre horribles chevaliers surviennent, et jetant de terribles cris, profèrent ces paroles: «Pourquoi vous emparez-vous de nos chevaux? Vous viendrez avec nous. Aucun d'entre nous ne vous a fait de mal, tandis que vous entreprenez de nous enlever ce qui nous appartient.» Le prêtre, excessivement effrayé, lâcha le cheval. Trois chevaliers ayant voulu le saisir, un quatrième leur dit: «Laissez-le, et laissez-moi m'entretenir avec lui, parce que je veux me servir de cet homme pour transmettre mes ordres à ma femme et à mes enfants.» Il dit ensuite au prêtre, qui était glacé d'effroi: «Ecoutez-moi, je vous prie, et rapportez à ma femme ce que je lui mande.» Le prêtre répondit: «Je ne sais qui vous êtes, et je ne connais pas votre épouse.» Le chevalier ajouta: «Je suis Guillaume de Glos, fils de Baron; autrefois j'étais le fameux sénéchal de Guillaume de Breteuil et de son père Guillaume, comte de Hertford. J'ai commis parmi les mortels toutes sortes de crimes et de rapines, et j'ai péché par des forfaits plus nombreux que je ne peux les rapporter. Au surplus, c'est pour l'usure que je suis principalement tourmenté: car j'ai prêté de l'argent à un pauvre homme; j'ai reçu de lui en gage un certain moulin, et comme il ne pouvait me rendre mon prêt, j'ai toute ma vie retenu le gage, et l'ai laissé à mes héritiers, en dépouillant celui à qui il aurait dû passer par succession légitime. Vous voyez que je porte à la bouche un fer rouge de ce moulin, qui, sans aucun doute, me paraît plus pesant que la tour de Rouen. Dites donc à Béatrix ma femme et à mon fils Roger qu'ils me secourent et qu'ils restituent promptement à l'héritier légitime le gage au sujet duquel ils ont beaucoup plus reçu que je n'ai prêté.» Le prêtre fit cette réponse: «Guillaume de Glos est mort depuis long-temps, et le message dont vous voulez me charger ne saurait être accepté par un fidèle. Je ne sais qui vous êtes, ni qui sont vos héritiers. Si je prenais sur moi de raconter de telles choses à Roger de Glos ou à ses frères ou à leur mère, ils riraient de moi comme d'un insensé.» Cependant Guillaume, insistant fortement, le priait, et avait soin de lui faire connaître beaucoup de signes de remarque. Mais le prêtre, quoiqu'il entendît très-bien ce qu'on lui disait, faisait semblant de l'ignorer. Enfin, vaincu par de grandes prières, il consentit à ce qu'on lui demandait, et, prié de nouveau, il promit de se charger du message. Alors Guillaume récapitula tout ce qu'il voulait mander, et le développa au prêtre dans un long récit. Cependant celui-ci réfléchit qu'il n'oserait raconter à personne les exécrables messages de ce trépassé. «Il n'est pas convenable, dit-il, de faire connaître de pareilles choses. Je ne rapporterai à personne ce dont vous me chargez.» Aussitôt Guillaume, entrant en fureur, étendit la main, saisit le prêtre à la gorge, et, l'entraînant par terre avec lui, se mit à le menacer. Le captif sentit que la main qui le retenait était brûlante comme le feu. Dans une telle angoisse, il s'écria soudain: «Sainte Marie, glorieuse mère du Christ, secourez-moi!» Aussitôt qu'il eut invoqué la pieuse mère du Christ, le Seigneur manifesta son assistance, conformément aux dispositions ordonnées par le Tout-Puissant. En conséquence, un chevalier survint aussitôt l'épée à la main, et la brandissant comme s'il eût voulu frapper il dit: «Pourquoi tuez-vous mon frère, maudits que vous êtes? Laissez-le, et partez.» Aussitôt les chevaliers reprirent leur course, et rejoignirent la phalange noire. Toute la troupe étant partie, le chevalier resta dans le chemin avec Gauchelin, et lui fit cette question: «Me connaissez-vous?» Le prêtre répondit: «Non.» Le chevalier ajouta: «Je suis Robert, fils de Raoul, surnommé le Blond; je suis votre frère.» Le prêtre, vivement étonné d'un événement si inattendu, était plongé dans une grande anxiété par tout ce qu'il venait de voir ou d'entendre, comme nous l'avons dit. Le chevalier se mit à lui raconter beaucoup de particularités de leur enfance, et à lui montrer des points de remarque qui lui étaient très-connus. Le prêtre se rappelait parfaitement ce qu'il entendait; mais n'osant en convenir ouvertement, il niait le tout. Enfin le chevalier lui dit: «Je m'étonne de votre dureté et de votre stupidité. Je vous ai nourri après la mort de notre père et de notre mère; je vous ai aimé plus que qui que ce soit au monde; je vous ai envoyé aux écoles de France; je vous ai fourni abondamment des vêtements et de l'argent, et certes j'ai cherché à vous être utile de bien d'autres manières. Maintenant vous faites semblant de ne pas vous en souvenir, et vous ne daignez pas seulement me reconnaître.» Alors le prêtre, après de si abondantes et si véridiques explications, fut convaincu par des faits positifs, et publiquement, les larmes aux yeux, convint de ce que disait son frère. Alors le chevalier continua en ces termes: «Vous auriez dû mourir à bon droit, et maintenant souffrir avec nous les peines que nous endurons, puisque vous avez osé, par une criminelle témérité, porter la main sur des objets appartenant aux morts. Nul autre que vous n'avait eu l'audace de faire une pareille entreprise. Mais la messe que vous avez chantée aujourd'hui vous a sauvé de la mort. Il m'a été permis de vous apparaître et de vous faire connaître ma misère. Après que j'eus eu avec vous un entretien en Normandie, je pris congé de vous et passai en Angleterre, où, par l'ordre du Créateur, j'ai terminé ma carrière et souffert d'affreux supplices, à cause des péchés dont je me suis trop chargé. Les armes que nous portons sont de feu, et nous font souffrir par leur insupportable puanteur; leur poids excessif nous accable, et nous sommes brûlés par leur chaleur, que rien ne peut éteindre. Jusqu'ici j'ai donc souffert des supplices que je ne saurais raconter; mais quand vous avez été ordonné prêtre en Angleterre, et que vous avez chanté votre première messe pour les fidèles défunts, votre père Raoul a été soustrait aux peines qu'il endurait, et j'ai été délivré du bouclier dont j'étais accablé. Je porte cette épée comme vous le voyez; mais dans un an je m'attends avec confiance à être débarrassé de son poids.» Pendant que le chevalier racontait ces choses et d'autres du même genre, et que le prêtre lui prêtait une grande attention, celui-ci remarqua au talon du damné, vers ses éperons, une espèce de grumeau de sang, de la forme d'une tête humaine; tout étonné, Gauchelin fit cette question: «Pourquoi paraît-il à vos talons une si grande masse de sang coagulé?» Le chevalier répondit: Ce n'est pas du sang, c'est du feu; et il me paraît d'un poids plus grand que si je portais sur moi le mont Saint-Michel. Comme je me servais d'éperons précieux et fort pointus pour arriver plus vite à répandre le sang, j'en porté avec raison un énorme poids à mes talons. J'en suis si intolérablement accablé, que je ne saurais exprimer à personne combien est grand mon supplice. Les mortels devraient sans cesse réfléchir à ces choses, et craindre, et se bien garder de s'exposer par leurs fautes à de si affreux châtiments. Il ne m'est pas permis, mon frère, de m'entretenir plus long-temps avec vous, car je suis forcé de suivre en toute hâte cette déplorable troupe. Souvenez-vous de moi, je vous prie; secourez-moi par de pieuses prières et par des aumônes; car de Pâques fleuries à un an j'espère être sauvé, et, par la clémence du Créateur, être délivré de tous mes tourments. Quant à vous, vous devez vous occuper de votre sort, corriger prudemment votre vie, qui est souillée de plusieurs vices, et sachez qu'elle ne sera pas longue. Présentement gardez le silence, taisez-vous sur les choses que vous avez vues et entendues d'une manière inespérée, et, d'ici à trois jours, n'ayez pas l'audace d'en parler à personne.» A ces mots le chevalier s'enfuit précipitamment. Toute la semaine, le prêtre resta gravement malade. Ensuite ayant commencé à se rétablir, il se rendit à Lisieux, raconta de point en point à l'évêque Gislebert ce qu'il avait vu, et obtint de lui les remèdes qui lui étaient nécessaires. Ensuite il vécut près de quinze années bien portant. C'est de sa propre bouche que j'ai appris ce que je viens d'écrire, et beaucoup d'autres choses que j'ai mises en oubli; j'ai vu aussi sa figure meurtrie par l'attouchement de l'horrible chevalier. J'ai mis ces choses en écrit pour l'édification de mes lecteurs, afin que les justes s'affermissent dans la pratique du bien, et que les pervers viennent à résipiscence de leurs mauvaises actions. Maintenant je vais reprendre le récit que j'ai commencé. [8,18] L'an de l'Incarnation du Seigneur 1091, au mois de janvier, Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, passa en Normandie avec une grande flotte, et le duc Robert ayant appris l'arrivée du roi, abandonna aussitôt le siége de Courci, d'où Robert de Bellême s'enfuit avec ses complices. Le roi resta en Neustrie jusqu'au mois d'août, et de son autorité royale rétablit la paix entre les rebelles qui voulurent se soumettre à lui. Henri qui avait de grands sujets de plainte contre chacun de ses frères, et réclamait une partie des amples possessions de son glorieux père, mais qui n'avait pu rien obtenir de leur ténacité opiniâtre, rassembla des Bretons et des Normands, fortifia Coutances, Avranches et d'autres places, et se prépara de tous ses moyens à la guerre. Cependant Hugues, comte de Chester, et quelques-uns des partisans de Henri mettant en parallèle sa pauvreté avec les grandes richesses et la puissance effrayante du roi Guillaume abandonnèrent cet illustre fils de roi au milieu des embarras de la guerre, et livrèrent au roi les places qu'ils tenaient. Au milieu du carême, le roi Guillaume et le duc Robert assiégèrent le Mont-Saint-Michel, y enfermèrent leur frère Henri, et pendant près de quinze jours le gênèrent beaucoup ainsi que les siens par le manque d'eau. Toutefois, pendant que le jeune prince, qui était fort habile, était ainsi resserré par ses frères, se trouvait de toutes parts abandonné par ses parents, ses amis et les voisins avec lesquels il avait fait alliance, et souffrait beaucoup de la disette de presque toutes les choses dont les hommes ont besoin, songeant en lui-même aux vicissitudes humaines, il usa prudemment de prévoyance, et étouffant tout mouvement insensé, il jugea qu'il fallait se réserver pour des temps meilleurs. Il demanda aux assiégeants, pour lui et ses compagnons d'armes, la libre sortie du Mont-Saint-Michel; les assiégeants s'en réjouirent vivement et lui permirent de sortir honorablement avec tout l'appareil convenable. En conséquence Henri ayant rendu ses places fortes passa par la Bretagne, remercia les Bretons, qui seuls l'avaient secouru, et gagna ensuite la France, dont il se trouvait voisin. Ce noble exilé resta près de deux ans dans le Vexin, où il changea plusieurs fois d'asile. Il vécut sans éclat, et se contentant d'un seul chevalier, d'un seul clerc et de trois écuyers. C'est ainsi que ce fils de roi apprit dans l'exil à supporter l'indigence, afin que devenant roi lui-même par la suite, il sût compatir aux malheureux et aux pauvres, secourir par sa royale puissance et ses largesses leur abaissement ou leur pauvreté, et connaissant la situation des faibles, avoir pieusement pitié d'eux. Alors le duc Robert céda au roi Guillaume une grande partie de la Normandie: ainsi pendant près de deux ans cet état se reposa des calamités de la guerre. Après la solennité de la Pentecôte, l'archevêque Guillaume réunit à Rouen un synode d'évêques et d'abbés, et de concert avec le duc Robert et les évêques suffragants, s'occupa des affaires de l'évêché de Seès. Enfin, les délibérations étant terminées, on choisit Serlon, abbé d'Ouche, et on remit a ce personnage illustre, malgré sa résistance opiniâtre, le siége épiscopal de l'évêché de Seès. Enfin le 22 juin, l'archevêque appela à Rouen le cénobite dont nous venons de parler, et dans l'église de Sainte-Marie, mère de Dieu, le consacra canoniquement. Le vénérable Serlon porta dignement pendant trente-deux ans et quatre mois le fardeau de l'épiscopat qui lui avait été confié, et s'occupa avec un zèle habile à servir l'église de Dieu dans le bonheur comme dans l'adversité. Malheureusement il eut à gouverner des hommes durs et insolents, tels que Robert de Bellême, Rotrou de Mortagne, et leurs complices qui étaient cruellement divisés entre eux, violaient fréquemment la paix de l'église de Dieu, dispersaient, les armes à la main, les brebis du troupeau du Seigneur, que le Christ a rachetées de son propre sang, et les déchiraient au milieu des vexations de leurs continuelles entreprises. Serlon tira du fourreau courageusement contre eux le glaive de la parole de Dieu, et souvent excommunia ceux qui s'étaient endurcis dans l'iniquité; mais il ne put jamais instruire dans la sagesse, ou maintenir dans une paix durable ses disciples rebelles. Aussi tant qu'il occupa le pontificat, il mena une existence pénible au milieu du tumulte et du trouble; souvent la fureur excessive de Robert de Bellême le contraignit de passer comme un exilé, soit en Angleterre, soit en Italie, et le fit gémir dans les angoisses de la crainte. Cependant l'abbaye d'Ouche, après que son chef eut reçu l'épiscopat, s'occupant du choix d'un abbé, envoya chercher son ancien pasteur le 21 juillet, et ayant pratiqué un jeûne de trois jours, s'occupa de l'élection du successeur de Serlon. Là se trouvèrent trois abbés, Foulques de Saint-Pierre-sur-Dive, Arnoul de Troarn, et Raoul de Seès. Après avoir fait lecture de la leçon sur l'ordination d'un abbé, selon la règle de Saint-Benoît, on élut dom Roger du Sap, moine d'Ouche, qui était distingué par sa simplicité, son instruction dans les lettres, sa bonne conduite et la douceur de ses manières. Alors le prieur Herman, Ernauld du Tilleul, et plusieurs autres le conduisirent à la cour du duc; mais ils ne trouvèrent pas celui-ci en Normandie. Ayant appris tout à coup que l'on tramait des séditions clandestines pour troubler outre mer la paix et la sécurité du royaume, les deux frères avaient passé tout à coup de Normandie en Angleterre, au grand étonnement de tout le monde. Alors Herman revint à Ouche pour gouverner la maison, tandis qu'Ernauld, avec l'abbé nouvellement élu, traversa la mer pour suivre les princes. Parvenu au séjour royal que l'on appelle Windsor, ils présentèrent au duc l'élection monastique faite par leur couvent sous l'autorité de l'évêque de Seès et de trois abbés. Robert leur donna volontiers son consentement, et confia à Roger, en lui remettant le bâton pastoral, suivant l'usage de ce temps, le soin des affaires extérieures du couvent, et le renvoya avec des lettres à l'évêque de Lisieux, pour qu'il lui conférât complétement l'institution canonique. Le roi Guillaume accueillit aussi très-bien ce religieux. Il concéda tout ce que son père et ses vassaux avaient autrefois donné à l'église d'Ouche, et le confirma de sa royale autorité par une charte. Après avoir terminé les affaires qui étaient l'objet de son voyage, Roger retourna à Ouche le 18 décembre, et, reçu honorablement par ses frères, gouverna l'abbaye pendant trente-quatre ans. Il admit à la profession monacale cent quinze disciples, dont la vie fut diversement agitée par l'inconstante fortune. Quelques-uns en effet, dont les vertus brillèrent d'un vif éclat, parvinrent avec l'aide de Dieu à la récompense de la suprême vocation; mais d'autres, pris dans les piéges de Satan, retombèrent dans le gouffre fangeux des vices, et reçurent du Juge équitable ce qu'ils avaient mérité. Nous avons vu devenir abbés six d'entre eux, qui, comme nous l'avons dit, avaient été subordonnés au vénérable Roger, savoir, Guérin des Essarts, Godefroi d'Orléans, Gislebertde Glos, Robert de Pruniers, Guillaume-le-Bas, et Louis. Guérin succéda à son maître, et gouverna pendant plusieurs années l'église d'Ouche. Robert de Pruniers régit habilement le couvent de Thorney en Angleterre; Godefroi d'Orléans resta pendant près de quinze ans à la tête du monastère de Croyland; Guillaume-le-Bas fut long-temps abbé de l'abbaye de Saint-Benoît de Holm; et Louis, lorsque par la décision des supérieurs on eut expulsé les chanoines de Bocherville, y introduisit l'ordre monastique avec dix religieux dans l'église de Saint-George martyr. Quant à Gislebert de Glos, homme noble et éloquent, il eut pendant près de dix ans le gouvernement de l'abbaye de Lire, où il fit beaucoup d'améliorations. C'est ainsi que plusieurs moines d'Ouche furent tirés régulièrement des retraites du monastère, et pour l'avantage de beaucoup de gens furent élevés au sommet de la prélature; de manière que, tandis qu'ils brillaient comme la lumière sur le chandelier, ils enseignaient par la voie de la justice le chemin du salut à ceux qui desiraient entrer dans la maison du Seigneur. Malheureusement les troubles des affaires extérieures, qu'entraînent la mollesse ou la perversité des princes séculiers, mettent de grands obstacles au maintien de l'ordre ecclésiastique et de la règle monacale. C'est ce que n'éprouvèrent que trop ceux qui en Normandie ou dans ses environs desirèrent servir la religion, du temps du duc Robert et de Philippe, roi des Français. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1092, Henri, fils du roi Guillaume, s'empara, avec l'aide de Dieu et le secours de ses amis, de la ville de Domfront, d'où il s'occupa de réclamer fortement ses droits héréditaires. En effet, pendant sa première jeunesse, il n'avait point été traité par ses frères comme étant le leur, mais plutôt comme un étranger; il avait été contraint de chercher l'assistance des étrangers, c'est-à-dire des Français et des Bretons, et pendant cinq années il avait eu beaucoup à souffrir des vicissitudes des événements. Enfin les gens de Domfront, par la permission de Dieu, eurent compassion des peines de cet illustre exilé: après lui avoir dépêché Harecher, pour le faire venir de France, ils le reçurent avec de grands honneurs, et ayant secoué le joug de Robert de Bellême, qui les avait long-temps et durement opprimés, ils nommèrent Henri leur prince. Il prit vaillamment les armes contre Robert, duc de Normandie, vengea par l'incendie et le brigandage l'injure de son expulsion, s'empara de plusieurs personnes et les mit dans les fers. Sur ces entrefaites ayant pris un certain homme nommé Rualed de la terre de Saint Evroul, il le déposa au château de Domfront. Cet homme étant assis auprès du feu, car on était en hiver, commença, les larmes aux yeux, à invoquer saint Evroul, et à dire: «Je vous prie, saint Evroul, ami de Dieu, de me tirer de cette captivité; vous savez que je vous ai toujours servi fidèlement.» Quand il eut dit ces mots, il s'endormit soudain. Aussitôt quelqu'un lui prenant la main se mit à le tirer à soi; le prisonnier s'étant éveillé sentit que son corps n'éprouvait plus de douleur, car il était si faible qu'il ne pouvait changer de place sans le secours d'autrui. En effet, pendant le chemin, il était tombé du cheval sur lequel il était attaché. Il réfléchit en lui-même sur ce qu'il devait faire, et comment il pourrait sortir de cette maison. Il avait vu que le chevalier qui l'y avait déposé avait fortement fermé avec un verrou la porte qui donnait passage au jardin. Cependant, ayant repris les forces de la foi, il se rendit à cette porte et saisit la barre qui la fermait. Alors, chose étonnante à dire! le verrou qui avait été fortement attaché tomba à terre; et lui, ouvrant la porte, parvint jusqu'à la sortie du jardin. Il vit une multitude de soldats s'arrêter devant lui sur la place, il étendit la main, et l'on rapporte qu'il dit: «Saint Evroul, conduisez-moi.» Dans l'état où il était, nu-pieds, et n'ayant sur lui que sa chemise et son manteau, il passa au milieu de la troupe comme si elle n'eût pas eu d'yeux, car personne ne lui demanda qui il était, ni où il allait. Je crois que par la vertu de ce grand saint ils n'avaient pu le voir. Cependant vers la sixième heure, comme il regardait derrière lui, il vit le chevalier qui l'avait pris accourir en grande hâte. Frappé d'une vive crainte, il se cacha parmi des buissons qui s'offrirent à ses yeux. Le chevalier étant arrivé au même lieu, demanda à des paysans qui labouraient s'ils avaient vu un homme qui fuyait, et promit de donner sans retard trois sous à celui qui le lui indiquerait. Mais ces hommes que la crainte mettait en garde, dirent qu'ils ne savaient pas où était le fugitif, quoiqu'ils le sussent très-bien. Quand le chevalier fut parti de l'endroit où le captif s'était caché, celui-ci se leva, et, fort de l'appui de Dieu et de saint Evroul, se rendit chez lui sain et sauf, et il a vécu jusqu'à nos temps. Ce que nous rapportons ici, nous l'avons appris de sa propre bouche, et nous le croyons sans hésiter, parce que c'était un homme de bien et d'une conduite exemplaire. [8,19] Vers cette époque il s'éleva dans le royaume de France des troubles honteux. Bertrade, comtesse d'Anjou, craignait que son mari n'en agît avec elle comme il avait fait avec deux autres, et de se voir livrée au mépris comme une vile courtisane; confiante dans sa noblesse et dans sa beauté, elle envoya un homme affidé à Philippe, roi des Français, et lui fit connaître clairement ce qu'elle avait projeté. Elle aimait mieux abandonner la première son mari et en prendre un autre que d'être délaissée par lui, et de devenir pour tout le monde un objet de mépris. Le prince voluptueux ayant appris les desseins de cette femme lascive consentit au crime, et lorsqu'elle eut abandonné son mari pour aller gagner les terres de France, il l'y reçut avec joie. Alors il répudia sa généreuse et religieuse femme, fille de l'illustre Florent, duc des Frisons, qui l'avait rendu père de Louis et de Constance, et il s'unit avec Bertrade, qui avait demeuré près de quatre ans avec Foulques, comte d'Anjou. Odon, évêque de Bayeux, fît cet exécrable mariage, pour prix duquel il posséda quelque temps les églises de la ville de Mantes, comme un don du monarque adultère, qui récompensa ainsi son funeste service. Aucun prélat français n'avait daigné faire cette consécration détestable: se renfermant dans la rigueur des règles ecclésiastiques, les prélats aimèrent mieux plaire à Dieu qu'aux hommes, et tous à l'unanimité eurent, en la frappant d'un égal anathème, horreur de cette honteuse union. Ainsi la courtisane effrontée quitta le comte adultère pour s'attacher jusqu'à la mort au monarque adultère. Quelle douleur! l'abominable crime de l'adultère fut consommé sur le trône du royaume de France. C'est ce qui occasiona entre des rivaux puissants un grand trouble de menaces et beaucoup de préparatifs de batailles. Cette femme adroite calma le ressentiment des deux rivaux; par son esprit elle les concilia si bien qu'elle leur fit préparer un splendide banquet, qu'elle les fit asseoir tous deux à la même table, que la nuit suivante elle leur fit préparer des lits dans la même chambre, et qu'elle les servit l'un et l'autre avec beaucoup de grâce et de manière à leur plaire. Le pape Urbain envoya en France des légats du siége apostolique. Par ses lettres et par les prédications des prêtres, il reprit le roi égaré; il le pria, et le blâma d'avoir répudié son épouse légitime, et de s'être uni contre la loi de Dieu à une femme adultère. Au reste, endurci gravement dans le crime, et semblable à l'aspic qui ferme ses oreilles à la voix de l'enchanteur, le roi méprisa les exhortations des Pères qui le reprenaient, et resta long-temps honteusement plongé dans les impuretés de l'adultère, au point d'obtenir de sa concubine deux fils, Philippe et Florus. Pendant près de quinze ans ce prince fut interdit, du temps des pontifes romains Urbain et Pascal. Durant cette époque il ne porta jamais le diadème, il ne revêtit point la pourpre, et ne célébra aucune solennité royale. Dans quelque place ou ville de France que le roi arrivât, aussitôt, et dès que le clergé le savait, cessaient entièrement et le son des cloches et le chant général des clercs. Ainsi le deuil était public, et le culte du Seigneur ne s'exerçait plus qu'en particulier, tant que le monarque transgresseur n'avait pas quitté le diocèse. Cependant, par la permission des prélats, dont il était le souverain, Philippe avait, selon sa dignité royale, un chapelain duquel il entendait en particulier la messe, ainsi que les gens de sa maison. Alors la France florissait sous les lois de prélats religieux et savants. En effet, le vieux Leutère gouvernait la métropole de Bourges, et Daimbert celle de Sens. L'illustre Rainauld occupait le siége de Rhems; à sa mort Raoul, surnommé le Verd, lui succéda dans le même diocèse. L'église de Chartres avait pour chef le très-savant Yves, au mérite duquel sa juste renommée d'une bonne vie et d'une saine doctrine rend un éclatant témoignage. Walon était évêque de Paris, et plusieurs autres prélats brillaient dans leurs diocèses: la France se réjouissait grandement de leur piété et de la sainteté de leur foi. Cependant le roi Philippe résista effrontément aux avis qu'ils lui donnaient pour l'amender, et infecté par l'adultère il persista dans sa méchanceté. C'est pourquoi il fut exposé justement à la douleur des dents, à la gale, à beaucoup d'autres infirmités et d'ignominies. En conséquence, avec le consentement des Français, il donna à Louis, son fils, Pontoise, Mantes, et tout le comté de Vexin, et lui confia le soin de son royaume, quoiqu'il fût encore dans la première fleur de la jeunesse. Il maria d'abord sa fille Constance à Hugues, comte de Troyes, et l'unit ensuite dans la ville de Chartres à Boémond, célèbre duc d'Antioche. En effet, ce duc vint en France l'an de l'Incarnation du Seigneur 1106, et se distingua partout, reçu par les peuples d'Occident comme le principal porte-enseigne de l'armée chrétienne. Il emmena avec lui en Orient la fille du roi, et conduisit contre les Païens plusieurs milliers d'Occidentaux; mais dans cette expédition tout ne réussit pas au gré des pélerins. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1108, l'archevêque Guillaume réunit à Rouen un concile d'évêques et d'abbés, et pendant quelques jours s'occupa avec ses suffragants des affaires les plus urgentes de l'Eglise. Alors Raoul, évêque de Coutances, se rendit au logement de Serlon, évêque de Seès, qui était très-sage, et s'étant entretenu avec lui de plusieurs objets, il en reçut d'abondantes explications. Enfin Raoul lui dit entre autres choses: «Il y a dans notre ville une basilique anciennement construite en l'honneur de l'apôtre saint Pierre, église où Dieu a opéré jadis un grand nombre de miracles. Là beaucoup de malades ont recouvré la santé, et souvent on a vu d'en-haut tomber des flambeaux ardents. Une certaine religieuse, qui passe pour être d'une grande piété, fréquente journellement cette église, et raconte que souvent elle a vu plusieurs de ces prodiges. Pour donner une preuve certaine de son récit, un jour qu'elle était couchée seule dans son oratoire et qu'elle vit tomber d'en-haut sans secours humain un flambeau allumé, elle s'approcha respectueusement de l'autel, éteignit le flambeau, l'enveloppa dans un linge propre et le renferma dans son coffret. Comme elle racontait en temps convenable ce qu'elle avait vu, et qu'elle ouvrait le coffret pour montrer ce qu'elle y avait déposé, elle ne trouva qu'un peu de cendre pour indice de la combustion qui avait eu lieu, et vit que tout le cierge avait complétement brûlé sans attaquer ni le linge ni les autres objets qui se trouvaient autour. Dernièrement, dans la même église, pendant que le peuple de Dieu célébrait la fête du bienheureux apôtre Pierre, et que le clergé se trouvait au chœur pour célébrer les offices du soir, tout le monde vit trois cierges allumés arriver d'en-haut jusque sur l'autel, événement extraordinaire qui frappa d'étonnement les assistants. Ces cierges brûlèrent jusqu'à la fin de matines, et ne furent totalement consumés qu'au lever de l'aurore. Ils étaient régulièrement rangés en l'air au dessus de l'autel, mais cependant sans toucher aux nappes. Celui du milieu était très-grand et carré, les deux autres étaient de grosseur médiocre et de forme ronde. Le bruit de cet événement se répandit dans toute la ville, et presque tous les clercs ainsi que les laïques vinrent après vêpres pour jouir de ce spectacle. Toutefois personne n'osa toucher les cierges; mais sur celui qui était carré les clercs lurent les mots suivants: sur le premier côté, "manda Petre iram de caelo"; sur le second, "populum tarisum peccato"; sur le troisième, "misererem ei"; sur le quatrième, "lacrymas". Ces lettres étaient si parfaitement formées qu'on les lisait avec facilité, et les hommes instruits qui les lurent cherchèrent studieusement le sens de ces paroles. Après avoir ajouté les mots nécessaires qui étaient sous-entendus, ils en exposèrent le sens selon leur capacité. Il leur parut que Dieu parlait ainsi à Pierre, qui est le chef du monde, le juge du siècle et le porte-clefs du royaume des cieux: "Manda Petre iram de caelo, ut effundatur super populum tarisum, id est totum aridum peccato. Misererem pro miserer ei si lacrymas dignae paenitentiœ mihi offerret". Les discours de Dieu ne sont point en effet soumis aux règles de la grammaire, et on ne peut les contraindre de suivre nécessairement l'idiome du langage humain. Nous fûmes effrayés dans le Cotentin d'avoir vu ces choses; au milieu des maladies et des guerres dont nous sommes affligés, nous sentons que de grands périls nous menacent, et nous craignons de plus grands maux encore pour l'avenir.» Pendant que Raoul, évêque de Coutances, faisait ce récit, les auditeurs furent frappés d'étonnement, et l'on vit peu après survenir en Normandie de grandes calamités de guerres, de tempêtes et de famine. Le prélat ne tarda pas à mourir, et dans tout son diocèse une épidémie mortelle exerça ses fureurs. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1089, le vénérable Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, vint à mourir, et les biens ecclésiastiques qui appartenaient, à cette métropole firent pendant trois ans partie du domaine du roi. Enfin le bienheureux Anselme, abbé du Bec, lui succéda par une faveur du Ciel, et gouverna saintement l'Eglise pendant dix-sept ans, ayant beaucoup à souffrir de nombreux travaux et de graves adversités. [8,20] Dans ce même temps il s'éleva sur la terre une grande perversité qui bientôt redoubla de violence. Les hommes de guerre abandonnèrent les usages de leurs pères en ce qui concernait les vêtements et la coupe des cheveux, mode qui fut bientôt imitée par les bourgeois, les paysans et presque tout le vulgaire. Comme les prévarications de la loi divine s'étendaient outre mesure, le jugement de la céleste colère frappa avec raison les coupables par des calamités diverses et nombreuses. A cette époque Melcom, roi des Ecossais, se révolta contre le roi des Anglais, et lui refusa le service qu'il lui devait. Mais le roi Guillaume-le-Roux, ayant, comme nous l'avons dit, fait la paix avec son frère Robert, et l'ayant emmené avec lui contre les traîtres infidèles qui avaient conspiré contre leur souverain, rassembla l'armée de toute l'Angleterre, et la conduisit jusqu'à un grand fleuve que l'on appelle en écossais Watra. Comme le passage en était inaccessible, il s'arrêta sur ses bords. Cependant le roi des Ecossais arriva de son pays prêt à faire la guerre avec ses troupes, et adressa au roi des Anglais le message suivant par des ambassadeurs: «Roi Guillaume, je ne vous dois rien, excepté le combat si vous me provoquez par des outrages; mais si je vois Robert, le fils aîné du roi Guillaume. je suis prêt à lui rendre ce que je lui dois.» Quand on connut les dispositions du roi d'Ecosse, le duc Robert, d'après les conseils des hommes sages, passa avec un petit nombre de chevaliers sur l'autre bord. Le roi des Ecossais lui fit un bon accueil, et le retint auprès de lui amicalement pendant trois jours. Alors il conduisit le duc sur une montagne élevée, et de là lui fit voir dans la plaine une nombreuse armée. Il le mena ensuite d'un autre côté, entre deux montagnes, et lui montra dans un autre champ une armée plus considérable. Accompagné de ces bataillons de l'Ecosse, dit-il, je suis prêt à recevoir votre frère s'il ose passer le fleuve pour venir à moi. Plût à Dieu qu'il voulût nous attaquer, et éprouver la pointe de nos dards! J'avoue que le roi Edouard, quand il me donna en mariage son arrière petite-nièce Marguerite, me fit la donation du comté de Lothian. Ensuite le roi Guillaume me concéda ce que je tenais de son prédécesseur, et me recommanda à vous qui êtes son aîné. Aussi je vous conserverai ce que j'ai promis; mais je n'ai rien promis a votre frère, et je ne lui dois rien. Personne, comme dit le Christ, ne peut servir deux maîtres.» Robert lui répondit: «La chose est comme vous l'assurez; mais les événements ont changé, et les décrets de mon père ont en beaucoup de points perdu de leur ancienne solidité. Maintenant, illustre monarque, cédez donc, et venez avec moi trouver mon frère. Vous rencontrerez en lui la douceur et beaucoup de bonnes qualités: il est plus que moi voisin de vous, puissant et riche.» Le monarque eut confiance dans ces promesses, et après quelques conférences fit la paix avec le roi Guillaume. Ensuite les deux rois congédièrent leurs armées et partirent ensemble pour l'Angleterre. Quelque temps après, comme le roi Melcom voulait retourner dans ses Etats, et qu'après avoir reçu de Guillaume de grands présents, il se mettait paisiblement en marche, Robert de Mowbrai et son neveu Morel, avec quelques hommes armés, vinrent à sa rencontre dans le voisinage de ses frontières, et tuèrent à l'improviste ce prince désarmé. Le roi des Anglais apprenant cet événement fut profondément attristé ainsi que les grands du royaume, et tous furent extrêmement honteux de cette action aussi odieuse que cruelle commise par des Normands. C'était un ancien forfait renouvelé par les modernes; car comme Abner, fils de Ner, revenant tranquillement du palais de David, avait été assassiné frauduleusement par Joab et Abisaï, de même le roi Melcom, quittant en paix la cour du roi Guillaume, fut massacré par les Mowbrai. Marguerite, reine des Ecossais, frappée par la triste nouvelle de la mort de son mari, fut saisie d'effroi, convoqua tous les grands de son royaume, leur recommanda ses fils, Edgar, Alexandre et David, et les pria de les honorer comme fils du roi. La cour des grands du royaume s'étant rendue à ses prières avec un grand empressement, cette princesse fit rassembler des troupes nombreuses de pauvres, et ordonna qu'on leur distribuât pour l'amour de Dieu tous ses trésors; puis elle les conjura de s'appliquer à prier le Seigneur pour elle, pour son mari et pour ses enfants. Cette princesse était fille d'Edouard, roi des Huns, qui était fils d'Edmond, surnommé lrnéside, et frère d'Edouard, roi des Anglais. Pendant qu'il était exilé il reçut en mariage avec le trône la fille de Salomon, roi des Huns. Cette femme généreuse, issue d'une longue suite de rois, était fort distinguée par sa naissance; mais elle l'était encore davantage par l'excellence de ses mœurs et la sainteté de sa vie. Enfin, ayant mis à ses affaires un ordre convenable, ayant distribué ses trésors à tous les pauvres, elle entra dans l'église, pria les chapelains de lui célébrer une messe, assista dévotement aux solennités sacrées, et après avoir reçu la sainte Eucharistie, elle expira en proférant les paroles de l'oraison. Entre autres bonnes actions que fit cette noble princesse, elle rebâtit, en reine fidèle, le couvent d'Iona, que Colombe, serviteur de Dieu, avait construit du temps de Brudée, roi des Pietes, fils de Melcom, mais qui avait été détruit par les tempêtes de la guerre et la vétusté des temps. Ayant fait les dépenses convenables, elle le livra tout réparé aux moines pour le service de Dieu. Elle avait envoyé ses deux filles, Edith et Marie, à Christienne sa sœur, qui était religieuse de l'abbaye de Romsey, pour être instruites par elle, et pour se former aux saintes lettres. Ces princesses furent long-temps élevées parmi les religieuses; elles apprirent d'elles non seulement l'art de lire, mais encore l'observance des bonnes mœurs; et ces vierges dévotes, touchant à l'âge nubile, attendirent leur consolation de Dieu. Comme nous l'avons dit, elles étaient orphelines de père et de mère; elles étaient privées de la protection de leurs frères, de leurs parents et de leurs autres amis: elles n'en éprouvèrent pas moins le prompt secours de la clémence de Dieu, qui règle bien toutes choses. En effet, Alain-le-Roux, comte des Bretons, demanda en mariage à Guillaume-le-Roux, Mathilde, que l'on avait d'abord appelée Edith; mais, prévenu par la mort, il ne put l'obtenir. Ensuite Guillaume de Varenne, comte de Surrey, fit la demande de cette princesse; mais, réservée pour un autre par la permission de Dieu, elle contracta un plus illustre mariage. Henri étant monté sur le trône des Anglais épousa Mathilde, dont il eut Guillaume, Adelin et l'impératrice Mathilde. Quant à Marie, elle devint la femme d'Eustache, comte de Boulogne, et lui donna une fille unique, qu'Etienne, comte de Mortain, obtint avec l'héritage paternel. Melcom, roi des Ecossais, ayant été tué par des Normands, il s'éleva en Ecosse une grande sédition relativement à sa succession. En conséquence, Edgar, fils aîné du roi, prit à bon droit le diadême paternel; mais Duvanald, frère du roi Melcom, ayant usurpé le pouvoir, lui résista cruellement pendant quelque temps. Enfin le jeune prince, tout courageux qu'il était, fut assassiné par son oncle; mais Alexandre son frère, après avoir tué Duvanald, parvint au trône. Ainsi, vengeur et successeur de son frère, Alexandre régna quelques années, et prit pour femme une fille que Henri, roi des Anglais, avait eue d'une concubine. Mourant sans postérité, il laissa le trône à son frère David. C'est ainsi que ces trois frères régnèrent tour à tour en Ecosse, se firent remarquer par leurs bonnes mœurs et leur piété envers Dieu, et selon leurs moyens, comme jeunes gens et hommes du siècle, ils vécurent louablement. David, le plus jeune des frères, évitant sagement les attaques cruelles des Ecossais, se rendit à la cour de Henri, roi d'Angleterre. Pendant que les Ecossais étaient en proie à la guerre civile, qui les portait implacablement par une rage guerrière à se déchirer les entrailles, David resta constamment à la cour de son beau-frère, fut élevé parmi les jeunes gens du palais, et mérita l'amitié intime d'un monarque sage et puissant. Aussi reçut-il de lui avec éclat l'armure de chevalier, et, comblé de présents de toute espèce, il figura près de lui parmi les grands les plus distingués. Il épousa la fille du comte Guallève et de Judith, cousine du roi; il obtint les deux comtes de Northampton et de Huntingdon, que Simon, comte de Senlis, avait possédés avec la femme dont nous venons de parler. Elle lui donna un fils nommé Henri, et deux filles, Clarice et Hodierne. L'aîné de ces enfants fut cruellement éventré par les doigts de fer d'un misérable clerc, qui, pour un crime inouï commis en Norwège, avait été condamné à avoir les yeux crevés, et les pieds ainsi que les mains coupés. Ce clerc avait frappé fortement dans le ventre, avec un grand couteau, un prêtre qui célébrait la messe, au moment où, après avoir reçu les sacrements, le peuple se retirait: il l'avait immolé en répandant horriblement ses intestins sur l'autel. Il avait été ensuite reçu en Angleterre pour l'amour de Dieu, par le comte David, qui lui fournit abondamment, ainsi qu'à sa fille encore enfant, le vêtement et la nourriture; il eut la cruauté d'éventrer avec des doigts de fer, dont il se servait parce qu'il était manchot, le fils de son bienfaiteur, qui n'avait que deux ans, et qu'il fit semblant de caresser. C'est ainsi qu'à l'instigation du diable il ouvrit le ventre à l'enfant, et fit tomber ses entrailles dans les mains de sa nourrice. Telle fut la mort du premier enfant de David. En conséquence, le clerc fut attaché à la queue de quatre chevaux indomptés, qui, le tirant fortement de differents côtés, le déchirèrent, pour inspirer de la terreur aux scélérats. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1125, Alexandre, roi des Ecossais, quitta la vie, et son frère David prit les rênes du gouvernement. Cependant Melcof, fils bâtard d'Alexandre, essaya d'enlever le trône à son oncle, et lui fit deux guerres cruelles; mais David, qui le surpassait en jugement, en puissance et en richesses, le vainquit avec ses partisans. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1130, comme le roi David demandait un jugement à la cour du roi Henri, et discutait adroitement l'accusation de perfidie que Goifred de Clinton avait, dit-on, élevée devant le roi, Aragoïs, comte de Murray, entra en Ecosse avec Melcof et cinq mille soldats, et tenta de subjuguer tout le pays. Alors Edouard, fils de Siward, qui, sous le roi Edouard, avait été comte des Merciens, devenu commandant des troupes, et cousin du roi David, rassembla l'armée, et marcha sans retard au devant de l'ennemi. Le combat s'étant engagé, Edouard tua le comte Aragoïs, et mit en pièces, en prison ou en fuite toutes ses troupes. Ensuite, avec ses cohortes fières de leur triomphe, il poursuivit ardemment les fuyards, entra dans Murray, qui était privé de son défenseur et de son maître, et, avec l'aide de Dieu, s'empara de ce vaste pays. Ainsi David, augmentant sa puissance, s'éleva au dessus de ses prédécesseurs, et de plus il orna par son zèle le royaume d'Ecosse de personnages religieux et instruits. Voilà qu'en considération des Ecossais, qui depuis les temps anciens sont restés attachés à la foi catholique, et ont avec joie pratiqué la simplicité chrétienne, j'ai un peu étendu les détails où j'étais entré; maintenant je vais m'efforcer de retourner à l'ouvrage que je me suis proposé sur notre pays. [8,21] La plupart des Normands trop fiers de posséder les richesses que d'autres avaient acquises par leurs travaux en Angleterre, étaient animés par les mouvements fâcheux de l'orgueil et d'une ardente cupidité. Ils étaient jaloux et s'affligeaient de ce que Guillaume-le-Roux se distinguait principalement par son courage et son mérite, et de ce que, sans craindre personne, il gouvernait avec une fermeté rigide tous ses sujets. Ils eurent l'arrogance de se réunir, de conspirer méchamment contre lui; oubliant la foi qu'ils avaient promise à leur maître, ils tombèrent honteusement dans le crime de la trahison. Robert, fils de Roger de Mowbrai, jouissait d'une grande puissance et de richesses considérables: orgueilleux de son courage et de sa valeur guerrière, il méprisait ses égaux, et trouvait indigne, dans l'excès de sa vanité, d'obéir à ses supérieurs. C'était, un homme de grande taille, fort, noir et velu, audacieux et fourbe, ayant le visage triste et sévère. Il s'occupait plus à méditer qu'à parler, et riait à peine dans la conversation. Il possédait en Angleterre deux cent quatre-vingts terres que le roi Guillaume-le-Grand avait données à Geoffroi, évêque de Coutances. Ce prélat était d'une illustre noblesse, et se distinguait plus par ses talents militaires que par sa science cléricale. Aussi savait-il mieux disposer des hommes d'armes pour combattre, qu'instruire des clercs vêtus de soutanes à chanter des psaumes. C'est pourquoi il prit souvent part aux batailles contre les Danois et les Anglais, et il obtint, quand l'ennemi fut vaincu, de grandes possessions, qu'en mourant il laissa à Robert son neveu, comte de Northumberland. Afin d'étendre de tous côtés son territoire et d'être plus en état de tenter de difficiles entreprises quand les plus riches de ses compatriotes seraient liés avec lui par la parenté, il épousa Mathilde, noble fille de Richer de L'Aigle, qui était nièce de Hugues, comte de Chester, par sa sœur Judith. Il fut donc le premier qui forma une vaine conspiration avec ses complices, et se jeta ouvertement dans la rébellion. Quatre grands navires, que l'on appelle des canards, venus de Norwège, abordèrent en Angleterre; Robert et Morel son neveu, avec leurs satellites, allèrent à eux, et enlevèrent violemment aux marchands pacifiques tout ce qu'ils avaient. Ceux-ci, dépouillés de leurs biens, se présentèrent au roi, et, les larmes aux yeux, se plaignirent de la perte qu'ils avaient éprouvée. Guillaume aussitôt prescrivit à Robert de restituer aux marchands ce qu'il leur avait enlevé; mais cet ordre fut complètement méprisé. Alors le monarque magnanime se fit informer de la quantité d'objets qu'ils avaient perdus, et leur en fit remettre le prix des fonds de son trésor; puis il manda Robert à sa cour; mais il refusa de s'y présenter. Le roi, voyant la méchanceté de cet homme arrogant, rassembla une armée et marcha contre lui avec des forces imposantes. Quand le roi approcha des terres de Robert, Gîslebert de Tunbridge, chevalier puissant et riche, s'adressa au roi en particulier, se jeta à ses pieds, et en l'étonnant beaucoup, lui dit: «Seigneur mon roi, pardonnez-moi, je vous prie, et je vous ferai part d'une chose dont vous tirerez un grand avantage pour votre salut.» Cependant le roi témoignait un grand étonnement ainsi que de l'hésitation, et délibérait quelque peu en lui-même. Enfin il pardonna avec bonté à celui qui le suppliait, puis il attendit avec empressement l'exécution de sa promesse. Gislebert lui dit: «Noble roi, arrêtez-vous, je vous prie, et n'entrez pas dans cette forêt qui est devant nous. Les ennemis préparés et sous les armes vous y attendent, et feront leurs efforts pour vous égorger. Nous avons conspiré contre vous, et nous avons juré de vous donner la mort.» Quand il eut appris ces choses, le roi s'arrêta dans sa marche, et d'après les indications du baron, il sut quels étaient les traîtres et quel était leur nombre. Après avoir ainsi déçu les assassins qui avaient entrepris de tuer le roi, les troupes traversèrent heureusement le lieu des embûches, et assiégèrent le château très-fort que l'on appelle Babbenburg. Comme cette place était inexpugnable, parce qu'elle paraissait inaccessible à cause des eaux, des marais, et des autres obstacles qui arrêtaient la marche, le roi fit bâtir une nouvelle forteresse pour la défense du pays et pour contenir l'ennemi; il la pourvut abondamment de soldats, d'armes et de vivres. Les complices de la trahison et leurs fauteurs, craignant d'être découverts, gardèrent le silence, et, saisis de frayeur, parce qu'ils s'aperçurent de l'inutilité de leur entreprise, se mêlèrent aux troupes du roi, et s'empressèrent de s'acquitter de leur service envers celui dont ils avaient desiré la mort. Cependant, comme le roi restait sous les armes avec ses troupes, bien disposé à la guerre, et forçait ses généraux, ses officiers et les autres grands du royaume de continuer sans relâche avec leurs hommes les travaux de la nouvelle forteresse, Robert voyait avec tristesse du sein de son château le travail que l'on faisait contre lui; il appelait à haute voix, par leur nom, chacun de ses complices, et leur recommandait publiquement d'être fidèles à leur serment dans l'association de trahison qu'ils avaient faite. Mais le roi et ceux qui lui étaient fidèles, en entendant ces discours, ne faisaient qu'en rire, tandis que la conscience de la découverte de leur crime couvrait de honte et glaçait d'effroi les complices et les fauteurs de Robert. Le roi étant retourné heureusement à sa cour, et s'occupant habilement avec ses amis de l'administration de ses Etats, Robert de Mowbrai, excédé d'ennui de la longueur du siège, sortit de nuit, et voulant aller de château en château, tomba aux mains de ses ennemis. Ainsi fait prisonnier par les soldats de Guillaume, Robert par cet événement mit fin à la guerre; il passa près de trente ans dans les fers, et y vieillit en expiation de ses forfaits. Mathilde, sa femme, qui n'eut presque jamais de joie avec lui, parce qu'elle l'avait épousé au moment de sa révolte, et que ce fut au milieu d'une guerre sanglante qu'elle occupa avec crainte le lit conjugal durant trois mois seulement, fut promptement privée des consolations du mariage, et gémit longtemps affligée de beaucoup de peines. Son mari, comme nous l'avons dit, était retenu en prison. De son vivant, suivant la loi de Dieu, elle ne pouvait légitimement contracter une autre union. Enfin, par la permission du pape Pascal, auquel la chose fut exposée et expliquée par des hommes instruits, Néel d'Aubigni la prit pour femme long-temps après, et en faveur de ses nobles parents, la garda honorablement quelque temps; mais à la mort de Gislebert de L'Aigle, son frère, Néel chercha adroitement une cause de divorce, la répudia parce qu'elle avait été la femme de son parent, et prit en mariage Gondrée, sœur de Hugues de Gournai. Quant à Morel, voyant son seigneur jeté dans des fers indissolubles, il s'enfuit tristement d'Angleterre, erra dans beaucoup de contrées, et, pauvre autant qu'odieux, vieillit dans l'exil. Joyeux de la victoire qu'il avait remportée sur les rebelles, le roi récompensa ses amis, poursuivit les factieux, et punit de diverses manières ceux qu'il avait convaincus de trahison. Il chassa d'Angleterre, après l'avoir entièrement dépouillé, Roger de Lascy, et donna son héritage à Hugues son frère, qui était resté fidèle au pouvoir légitime. Ayant eu un entretien particulier avec Hugues, comte de Shrewsbury, il le fit saisir, et ensuite ayant reçu de ses mains trais mille livres, il se réconcilia adroitement avec lui. Il punit plusieurs autres rebelles en exigeant d'eux de grandes sommes d'argent, et par égard pour leurs nobles parents, qui pouvaient user de représailles en Normandie, il eut la prudence de dissimuler ses intentions. Alors Guillaume d'Eu fut publiquement convaincu d'avoir pris part à la conspiration: en punition de quoi le roi lui fit crever les yeux, et enlever les attributs de la virilité. Cette punition lui fut infligée à l'instigation de Hugues, comte de Chester, dont il avait épousé la sœur, à laquelle il avait été infidèle, puisque depuis ce mariage il avait eu trois enfans d'une concubine. Les comtes et la haute noblesse étaient instruits de cette infame conspiration, et l'avaient même excitée. Mais quand cette entreprise perverse eut été découverte, ils en rougirent en portant plus loin leurs réflexions; et lorsque le plus puissant d'entre eux eut été atterré, ils craignirent d'être également écrasés. Le roi découvrit adroitement ces choses, et, de l'avis des hommes prudents, il accorda le pardon aux coupables. Il ne les appela point à un jugement public, de peur que leur fureur ne s'en accrût, qu'ils ne fissent de nouvelles entreprises contre l'Etat, et qu'il n'en résultât pour beaucoup de gens des malheurs, des pertes et du deuil. [8,22] L'an de l'Incarnation du Seigneur 1094, la révolte fut étouffée en Angleterre, et le puissant Guillaume, n'ayant plus de résistance à craindre, fut affermi sur le trône de son père; mais la Normandie était déplorablement troublée: ses habitants étaient partout en proie aux désordres et aux alarmes, et le duc Robert se rendait méprisable à cause de sa mollesse au milieu des ravages exercés par les séditions. Une guerre violente s'éleva entre Guillaume de Breteuil et Ascelin Goel: en voici la cause. Guillaume, frère de Goel, jeune chevalier, outragea une femme près de Paci: Guillaume de Breteuil, comme il convient à un prince équitable, rendit une légitime justice à la plaignante contre le jeune homme coupable: le courroux d'Ascelin se souleva contre son seigneur, parce qu'il forçait son frère de plaider en public. Peu après il surprit par une fraude habile la forteresse d'Ivri, et la livra à Robert, duc des Normands, duquel Guillaume de Breteuil la racheta au prix d'une grande somme d'argent. Par suite de cet attentat ils furent animés des fureurs d'une grande haine, et cherchèrent à se nuire mutuellement. Au mois de février, Ascelin traita avec Richard de Montfort et les gens du roi Philippe. Il attendit audacieusement Guillaume de Breteuil son seigneur, qui venait lui livrer bataille; il le vainquit, le prit et mit en fuite son armée, après avoir fait prisonniers quelques chevaliers. Fier de cette victoire, il éprouva un orgueil excessif, et livra à de cruels tourments son seigneur, et Roger de Glos, ainsi que plusieurs autres prisonniers. En effet, pendant trois mois, il les tint renfermés dans une étroite prison au château de Bréval, et souvent pendant les plus grandes rigueurs de l'hiver, il les exposait au vent du nord ou à la bise, placés à la fenêtre d'une chambre élevée, et seulement vêtus de leurs chemises, largement humectées d'eau, jusqu'à ce que tout ce vêtement se roidit comme une seule pièce de glace autour de leur corps. Enfin, par l'entremise de quelques amis, la paix fut conclue, et telles furent les conditions auxquelles Guillaume de Breteuil eut la permission de sortir de prison: il donna Isabelle sa fille en mariage à Goel; il lui paya trois mille livres, lui donna des chevaux, des armes et beaucoup d'autres objets, et lui promit la forteresse d'Ivri. A ces conditions Guillaume fut mis en liberté; mais la paix qui venait d'être conclue entre eux dura peu de temps. L'année suivante Guillaume, qui ne pouvait pas rester tranquille, recommença la guerre, et construisit un fort pour ses chevaliers, dans le couvent de moines que Roger d'Ivri avait bâti en l'honneur de sainte Marie. Cependant Goel, qui occupait la forteresse, conduisit une troupe de chevaliers au couvent qui était devenu, hélas! une caverne de brigands. Il fit les approches de la place, l'attaqua vers la Pentecôte, au milieu des chaleurs brûlantes de la saison; il y mit le feu, et détruisit dans les flammes dévorantes l'église, le couvent et le mobilier qu'il contenait. Alors Guillaume Alis, Ernanld, fils de Papeline, et huit autres chevaliers pris et mis dans les fers, souffrirent long-temps de la cruauté de Goel. Guillaume de Breteuil eut peine à se sauver par la faite, et chercha de tous ses efforts à se venger de tant d'injures. Ce seigneur puissant éprouvait intérieurement les plus vifs transports de colère de ce que son vassal lui faisait éprouver tant d'affronts. Sa puissance eut beaucoup à souffrir pendant trois ans des rançons qu'il eut à payer pour ses captifs, et de la spoliation de ses paysans. Enfin, il s'engagea à payer sept cents livres à Philippe, roi des Français; il promit de grandes sommes au duc Robert et à plusieurs autres seigneurs, s'ils voulaient le secourir fidèlement, et l'aider à vaincre les troupes de son ennemi. En conséquence, pendant le carême, le roi de France et le duc de Normandie assiégèrent Bréval, et battirent cette place pendant près de deux mois. Les prêtres avec leurs paroissiens y apportèrent leurs bannières, et les abbés convoqués avec leurs vassaux se réunirent devant Bréval. Là Robert de Bellême conduisit un ingénieur habile, dont les grands talents servirent beaucoup aux Chrétiens pour prendre Jérusalem. Cet homme construisit des machines, il les conduisit sur des roulettes auprès des fortifications de l'ennemi; il lança des pierres énormes sur la place et les assiégés; il montra comment il fallait livrer les assauts pour détruire le retranchement et les palissades qui entouraient le fort; il renversa les combles des maisons sur les habitants, et, par tant de calamités, força l'ennemi à se rendre. Une ancienne haine fermentait depuis long-temps pour de vieux griefs entre Robert et Goel. Aussi, dès que Robert trouva l'occasion favorable de se venger, il secourut Guillaume de Breteuil de ses avis et de ses troupes plus qu'aucun autre de ses égaux. Toutefois Goel était brave et habile, mais brigand pervers et violateur d'églises. Il avait des parents nobles et courageux, avec le secours desquels il avait fortifié le château de Bréval dans une contrée déserte et sauvage, et il supportait vaillamment, avec l'appui de leur courage, le poids énorme de tant de guerres. Enfin, lorsqu'il vit armés contre lui des princes aussi grands que braves, il demanda la paix à son seigneur, qui était son beau-père, et l'obtint de Guillaume de Breteuil, que cette demande combla de joie. Alors, après avoir long-temps vexé des rois et des ducs, Goel rendit honorablement la forteresse d'Ivri. C'est là cette fameuse, grande et très-fortifiée tour, qu'Alberède, femme de Raoul, comte de Bayeux, avait bâtie, et que Hugues, évêque de la même ville, frère de Jean, archevêque de Rouen, défendit longtemps contre les ducs de Normandie. On rapporte qu'Alberède, après avoir terminé à force de travaux et de dépenses cette fortification difficile, fit trancher la tête à l'architecte Lanfred, dont le talent supérieur à celui de tous les ingénieurs qui étaient alors en France méritait de grands éloges, et qui, après la construction de la tour de Pithiviers, avait été considéré comme le maître de son art, portée à cet assassinat par le desir d'empêcher Lanfred de faire un pareil travail pour d'autres seigneurs. Enfin ce fut pour cette forteresse qu'Alberède fut tuée par son mari, parce qu'elle avait voulu l'en chasser. Nous voyons l'inconstante fortune changer tous les jours, et les Etats du monde agités par mille vicissitudes. Celui-là est un insensé frappé d'un excès d'aveuglement, qui voit sans cesse de telles choses et ne se corrige pas; il se confie en lui-même, et ne tarde pas à tomber dans le précipice. L'homme pousse l'homme au trépas, et suit d'une marche pareille celui qu'il a devant lui envoyé à la mort, et perd, hélas! justement ainsi le moyen de pouvoir être utile à lui-même et aux autres. La paix ayant été conclue entre ces ennemis acharnés, Robert de Bellême conserva seul son courroux au milieu de la satisfaction générale, parce que de peur qu'il ne mît des obstacles à la paix, on ne l'avait point appelé aux conférences, quoiqu'il eût été l'un des premiers dans les entreprises belliqueuses, ardent à subjuguer un ennemi atroce et arrogant. L'adresse et les forces redoutables de Robert l'avaient élevé au dessus de tous les autres seigneurs; elles avaient beaucoup contribué à effrayer le brigand habile et vaillant, qui auparavant se moquait de ses ennemis, et dans sa retraite par toutes sortes de ruses se faisait un jeu de braver les rois et les ducs. Robert de Bellême voyant la paix rétablie parmi ceux qui avaient été divisés, rassembla ses troupes, et, sans découvrir à personne les perfidies qu'il méditait, retourna en hâte sur ses pas, et courut inopinément attaquer Robert Giroie à Saint-Céneri. La garnison, croyant que Robert se trouvait avec le duc de Normandie à l'expédition de Bréval, était sortie de la place, et dans sa sécurité s'était dispersée dans les champs de tous côtés selon la fantaisie de chacun. Comme cet homme adroit et insidieux accourait tout à coup avec ses troupes, et cherchait à pénétrer dans le château, et à soumettre ses habitants, Giroie, par une permission de Dieu, prévint l'attaque de son ennemi, et se jeta promptement dans la place avec les siens. Le comte de Bellême fut fort affligé de voir confondu le projet qu'il avait formé de s'emparer du château de Saint-Céneri. Il se vit réduit à piller, tua un seul chevalier, et commit beaucoup de dommages. C'est ainsi que furent mises à découvert sa méchanceté et sa perfidie, et que commença alors une guerre ouverte. Giroie eut pour alliés Geoffroi de Mayenne et Guillaume de Sillé, ainsi que plusieurs autres seigneurs; pendant trois mois il dévasta tout le pays autour d'Alençon. Henri, fils de Guillaume-le-Grand, roi des Anglais, était maître de Domfront, et faisait la guerre à Robert, auquel il avait enlevé cette place; bien plus, il la faisait aussi à ses frères, l'un roi et l'autre duc, par lesquels il avait été banni du sol paternel. Au commencement du mois de juillet, Robert Giroie entreprit une expédition avec les gens de Henri et d'autres troupes, tandis que le sire de Bellême ayant enlevé un grand butin, commençait à poursuivre les ennemis avec son armée. Comme Giroie reconduisait ses alliés vers leurs demeures, et qu'il s'éloignait de Saint-Céneri en causant gaîment avec ses amis et ses connaissances, le bruit se répandit qu'il avait été tué. Bientôt une grande douleur frappa tout le monde, et des cris de terreur se firent entendre dans la place. La garnison pâlit et perdit en même temps la résolution et la force. Païen du Mont-Doubleau, Rotrou de Montfort, et quelques autres qui étaient chargés de la défense, abandonnèrent la place, et sans que personne les y contraignît la laissèrent sans défenseurs, dans l'intention où ils étaient, selon quelques récits, de favoriser Robert de Bellême. Radegonde, femme de Giroie, pâlit d'effroi à ces cruelles nouvelles, et résolut d'attendre avec les siens dans le château ce qu'elle devait croire de ces bruits; mais une femme seule ne put se défendre contre des hommes entreprenants. Les gardiens de la place étant sortis, en jetant des vociférations imprudentes, Robert de Bellême ayant appris ces choses, se présenta sur-le-champ, trouva la forteresse sans défense, y entra facilement, la dépouilla entièrement et livra aux flammes ce qui restait. A son entrée dans l'intérieur du château, il trouva les chaudières pleines de viandes et bouillant sur le feu, les tables couvertes de nappes, et chargées de pain et de mêts. Alors les moines de Seès tirèrent de l'église le bras de Saint-Céneri, et le transportèrent respectueusement dans leur couvent de Saint-Martin. Le reste de son corps est conservé à Château-Thierri sur la Marne, et vénéré par les Français avec une grande dévotion. Giroie ayant quitté ses amis revenait gaîment, et s'occupait, mais en vain, du mal qu'il allait faire encore à ses ennemis: comme nulle puissance des hommes n'est durable, il fut inopinément atterré par les bruits fâcheux qu'il entendit. Ainsi ce noble chevalier se trouva tout à coup dépouillé, et fut forcé comme un exilé de demander encore une fois asile aux étrangers. La même année, sa femme Radégonde, dame honnête et sage, vint à mourir. Elle fut bientôt suivie de Guillaume son fils, encore enfant, que Robert de Bellême avait en otage, et qu'il fit empoisonner, à ce qu'on assure, par Robert de Pouilli. Navré par tant d'infortunes, Giroie se retira auprès de ses amis, et leur demanda des secours: fort des consolations qu'il reçut de ses amis et de ses parents, il conçut l'espoir d'un meilleur avenir. L'année suivante, il éleva un château fort à Montaigu, et se livra à des vengeances violentes contre le sire de Bellême. Celui-ci, plein de fureur, eut recours au duc, et à force de plaintes et de promesses il le détermina, et le conduisit avec l'armée de Normandie au siége de Montaigu. Alors Geoffroi de Mayenne et d'autres seigneurs du Maine allèrent trouver le duc, et le supplièrent avec douceur en faveur de Giroie leur cousin. Comme ce prince était porté à la compassion, ils obtinrent de lui que le château qui venait d'être construit serait rasé, et que tous les biens de Giroie lui seraient rendus avec la paix. C'est ce qui eut lieu. De même qu'après les grandes tempêtes la sérénité reparaît et rend aux hommes toute leur joie, de même la justice divine frappe ordinairement les coupables, la bonté pleine de clémence calme les affligés, absout ceux qui se repentent, et récompense tendrement ceux qui se sont justifiés. C'est ainsi que Giroie, instruit par tant d'infortunes, rendit grâces à Dieu, par l'aide duquel, après beaucoup de traverses, il avait recouvré ses anciens biens, et pendant près de trente ans ensuite il poursuivit le cours de sa vie au milieu d'événements tantôt heureux, tantôt contraires. Il prit pour femme Félicie, fille de Garnier de Conéri, dont il eut trois fils et autant de filles, savoir, Guillaume, Robert et Mathieu, Agathe, Damate et Aveline. [8,23] Le comte de Bellême s'employa de tous ses efforts à détruire le nouveau château de Montaigu. Il engagea les paysans de tous ses fiefs et de son voisinage à terminer par corvée cette destruction. Comme les vassaux de Saint-Evroul ne se rendirent pas à la corvée, parce qu'il ne dépendaient pas de Robert, il conçut une violente colère contre les moines, et pendant un an leur occasiona les plus grands dommages. Il contraignait violemment les hommes du saint père Evroul à travailler à ses châteaux. Il enlevait les biens de ceux qui manquaient à l'appel, et menaçait cruellement de détruire le couvent même si on ne lui obéissait pas en tout comme à un seigneur légitime. Enfin sa folie augmenta tellement qu'il eut l'insolence de ravager toutes les propriétés ecclésiastiques qui se trouvaient à sa portée. Cela occasiona aux moines une grande détresse. Alors l'abbé Roger se détermina à passer en Angleterre pour y réclamer l'assistance du roi Guillaume en faveur des pauvres, auxquels les ravages du tyran enlevaient leurs aliments. Il n'était pas moins cruel pour les autres serviteurs de Dieu placés dans ses domaines ou dans son voisinage; il les accablait sans pitié de toutes sortes de dommages et d'afflictions: c'est ce que peuvent attester les gens de Seès, de Troarn et du Mans, qui, par suite de sa cruauté et de ses injustes exactions, pâlissaient fréquemment de colère et de tristesse. Robert de Bellême, contre tout droit et toute équité, opprimait aussi l'évêché de Seès, et prétendait qu'il avait été donné à Guillaume de Bellême son aïeul par le duc Richard; il grevait de toute sorte de vexations et de dommages les biens des ecclésiastiques: c'est ce qui détermina le vénérable évêque Serlon à l'excommunier, et à interdire toutes ses terres, en usant de la juste sévérité épiscopale, afin qu'on n'y célébrât plus les offices divins, et qu'on cessât d'inhumer les cadavres des morts. Cependant Robert, qu'à cause de sa dureté on appelait justement Talvas, endurci comme Pharaon, ne se laissait fléchir ni par les plaies ni par les remèdes de l'évêque; au contraire, chaque jour il augmentait détestablement la somme de ses attentats. Comme Ismaël il avait l'atrocité de porter ses mains armées sur tous ses voisins; il épouvantait, par la cruauté de sa tyrannie, les moines, les clercs et le peuple sans défense; il les affligeait déplorablement par les dommages et les outrages qu'il leur faisait fréquemment subir. Dans ces temps-là le jugement des princes n'avait aucun pouvoir sur celui que sa puissance élevait outre mesure au dessus de tout le monde, et la barbarie des mœurs de Robert le rendait insupportable aux gens de sa maison, à ses amis et à ses vassaux. Il regardait comme un jeu de faire arracher les yeux, de faire couper les pieds et les mains, et se plaisait, comme le Sicilien Phalaris, à recourir à des supplices inouïs pour torturer les malheureux. Ceux qu'il jetait dans ses prisons pour quelque faute souffraient des tourments indicibles de la part de ce tyran, plus cruel que Néron, Dèce ou Dioclétien: il en faisait des plaisanteries et des sujets de jactance et de moquerie avec ses parasites; il tirait gloire du plaisir qu'il éprouvait à tourmenter ses prisonniers; le cruel se réjouissait des reproches qu'on lui faisait pour l'excès de ces supplices; il trouvait plus de satisfaction à torturer les malheureux qu'à grossir son trésor de la rançon de ses prisonniers. Souvent, avec l'aide de Dieu, quelques personnes s'échappèrent de ses cachots, et se vengèrent ensuite courageusement des outrages qu'elles avaient reçus de lui, tandis que, s'il eût voulu se laisser toucher par de bonnes raisons et par la clémence, il eût pu tirer d'elles de grandes sommes d'argent et d'honorables services. Terrible à tout le monde, tout le monde le faisait trembler; et comme les remords de sa conscience lui rendaient suspectes beaucoup de personnes, il passait les nuits et les jours dans les angoisses de l'effroi, et croyait à peine que quelqu'un lui fût fidèle. A la vérité, les armes en main, c'était un chevalier distingué et très-brave; il joignait à la force l'esprit et l'éloquence; mais il souillait ces bonnes qualités par l'excès de son orgueil et de sa cruauté; il obscurcissait les dons que Dieu lui avait faits sous l'affreux amas de ses crimes. A cause de son insolence et de sa cupidité, il eut plusieurs guerres à soutenir contre ses voisins; et souvent vaincu il se retirait avec perte et honte. C'est ce que connurent bien les Corbonnais, les Manceaux, les Normands, ses voisins, les Exmois, ses proches, qui vainquirent le tyran et le mirent en fuite: c'est ce qu'éprouvèrent heureusement Geoffroi, comte de Mortagne, et Rotrou son fils. Hélie, comte du Mans, et quelques autres seigneurs voisins, que, dans sa haine continuelle, il accabla de maux fréquents, lui firent justement éprouver, avec le jugement de Dieu, de dures représailles. Il possédait trente-quatre châteaux très-forts, et commandait à plusieurs milliers d'hommes. Cependant Hugues de Nonant, pauvre châtelain, et l'un de ses voisins, lui résista plusieurs années, et lui fit ressentir fréquemment plusieurs affronts et de grands dommages. Robert de Bellême avait épousé Agnès, fille de Gui, comte de Ponthieu, dont il eut Guillaume Talvas, héritier de tous ses biens. Ce cruel mari n'honora pas, comme il le devait à cause de sa postérité chérie, sa noble épouse. Il l'accabla d'afflictions comme si elle n'eût été qu'une servante odieuse, et la retint même long-temps en prison (comme on en use à l'égard des voleurs) dans le château de Bellême. Enfin, avec l'aide et l'adresse d'un chambellan fidèle, tirée de captivité, elle partit secrètement, s'enfuit auprès d'Adèle, comtesse de Chartres, et de là se retira dans le Ponthieu, pour ne revenir jamais auprès du tyran. Par les cruelles entreprises et les perfidies de ce bourreau, la Neustrie fut souvent troublée; le Maine et les pays circonvoisins endurèrent fréquemment tous les maux du pillage, du meurtre et de l'incendie. Evêques et moines élevaient contre lui leurs cris vers le Seigneur dieu des armées, car il bâtissait par violence des châteaux sur leurs terres. Par ses téméraires vexations, les biens des saints furent diminués ou pillés. Les moines d'Ouche, après de grands dommages, beaucoup de peines et de craintes, ne purent tenir contre lui. C'est ce qui les força à se soumettre à une rente pour tous leurs biens, qui jusqu'alors avaient été quittes de toute redevance onéreuse: ils donnèrent à Robert soixante livres mansois sur la taille des paysans, pour préserver le couvent et ses fermiers de vexations ultérieures, et pour qu'il laissât en paix les serviteurs de Dieu se livrer avec joie à leurs pieux exercices. D'autres moines et clercs sans défense se rachetèrent au même prix, et calmèrent le tyran furieux en lui donnant beaucoup d'argent, car les rois ou les ducs refusaient de punir ses cruautés par leurs décisions souveraines, qui auraient rendu la paix à l'Eglise. [8,24] Dans ce temps-là les anciens seigneurs qui avaient porté les armes sous le duc Robert ou sous son fils Guillaume, suivant les lois de l'humaine condition, vinrent à quitter la vie. Roger de Mont-Gomeri prit dévotement l'habit monastique à Shrewsbury, et passa trois jours en conférences dévotes et en prières avec les serviteurs de Dieu, dans l'église de l'apôtre saint Pierre, qu'il avait bâtie hors la ville, entre les deux rivières de Meole et de Saverne. Enfin il mourut le 27 juillet, et fut enseveli dans cette église. Ensuite Hugues de Mont-Gomeri, son fils, hérita de son comté en Angleterre, et Robert de Bellême obtint ses terres en Normandie. Roger le Poitevin, Arnoul, Philippe et Evrard n'eurent rien de l'héritage paternel, parce que leurs deux aînés, comme on l'a dit, Robert et Hugues, obtinrent outre mer et en deça tous les biens de leur père. Cependant Roger et Arnoul, qui avaient beaucoup d'influence sur leurs compatriotes, à cause de leur mérite et de leurs exploits guerriers, firent des mariages, avantageux, par les conseils de leur père, et grâces à ses soins: ces deux comtes se distinguèrent quelque temps par leur puissance et leurs richesses; mais avant leur mort ils perdirent par leur perfidie les biens qu'ils avaient obtenus. Quant à Philippe et à Evrard, ils s'occupèrent de l'étude des lettres et de diverses autres sciences, et éprouvèrent différentes vicissitudes dans le cours de leur vie. En effet, Philippe partit en pélerinage avec le duc Robert, et mourut à Antioche; Evrard, qui était né de la comtesse Adélaïde, eut un emploi de clerc dans un rang subalterne à la chapelle du roi Henri. Roger de Beaumont, seigneur sage et modeste, qui s'était montré toujours fidèle aux ducs de Normandie ses seigneurs, courba la tête aussi sous le joug monacal dans le couvent de Préaux, après avoir terminé sa carrière militaire. Onfroi de Vieilles, son père, avait fondé cette maison sur ses propres terres; et lui-même après la mort d'Onfroi avait donné aux moines beaucoup de terres et d'ornements. Là Robert de Beaumont, fils d'Onfroi, qui avait été tué par Roger de Clères, repose enseveli. Roger son frère, devenu vieux, y reposa aussi, ayant fait une bonne fin, quelques années après sa conversion. Il laissa pour héritiers, pourvus de ses dignités, ses fils Robert et Henri, que la grâce de Dieu éleva beaucoup en ce siècle. Ils furent honorés de l'amitié et de l'intimité de rois et de comtes très-puissants; ils obtinrent encore les avantages de beaucoup de richesses et de terres en épousant des femmes distinguées et fécondes, dont ils eurent une illustre lignée de l'un et l'autre sexe. En effet, Robert posséda le comté de Meulan, dans le Vexin, par droit héréditaire, après Hugues, frère de sa mère Adeline; il eut en outre heureusement, par un don du roi Henri, le comté de Leicester, en Angleterre, avec beaucoup d'autres faveurs. Son frère Henri mérita par sa bravoure et sa bonne conduite le comté de Warwick, et prit pour femme la belle Marguerite, fille de Geoffroi, comte de Mortagne, dont la réputation de religion et d'honnêteté devint célèbre, et, se répandant au loin dans les pays voisins, la plaça au rang des femmes les plus distinguées. Elle donna à son mari Roger et Robert de Newbridge, qui jetèrent un vif éclat en Angleterre et en Neustrie du temps du roi Henri. Ces comtes aimèrent avec raison le monastère de Préaux, ils l'honorèrent beaucoup et enrichirent fort cette maison, que leurs ancêtres avaient bâtie dans un lieu favorable, près d'un port maritime et de Pont-Audemer, où la Rille coule rapidement vers la mer. Là des moines étaient réunis pieusement pour célébrer les louanges et le culte de Dieu, et formés saintement à la discipline régulière par des maîtres religieux et sages. L'épitaphe suivante, qui se fait remarquer dans le cloître sur un tombeau près de la porte de l'église vers le midi, fait connaître à ceux qui la lisent quel fut le premier abbé de l'église de Préaux, et combien il fut distingué. «L'abbé Anfrid, homme pieux et bon, véritable colombe sans fiel, repose sous ce tombeau. Il accomplissait avec activité tout ce que lui prescrivait la loi divine, qui fut sa règle et l'objet de ses études. Il était le conseil de l'irrésolu, le pied du boiteux, l'asile du pélerin, le bâton du faible, et l'œil de l'aveugle. Lorsque depuis trente jours le soleil brûlait les poissons, la mort frappa Anfrid, qui trouva son repos en Dieu.» Richard de Fourneaux gouverna ce monastère à une époque plus rapprochée de nous; Robert de Tombelène le reçut moine à Bayeux, dans l'église de Saint-Vigor. L'évêque Odon, qui avait fondé le nouveau couvent, étant réduit à gémir dans les prisons du roi Guillaume, et le philosophe Robert étant retourné au Mont-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer, dont il était moine, ou plutôt s'étant rendu en Italie, comme je l'ai dit ci-dessus, la nouvelle construction, restée imparfaite, fut promptement détruite, et le concours de fidèles qui s'y était rendu de différents lieux, se dissipa bientôt faute de chef. C'est pourquoi Richard, l'un d'eux, très-savant dans les lettres divines, voyant la dispersion de ce tendre troupeau, chercha des religieux sages, dans la société desquels, s'attachant aux dogmes sacrés, il se fixa avec respect. Dans ce temps-là florissaient en Normandie Anselme, abbé du Bec, Gerbert de Fontanelle, Gontard de Jumiège, et plusieurs autres, flambeaux ardents au sein du temple de Dieu, et par lesquels, merveilleusement éclairé, Richard se nourrissait avec abondance de la doctrine salutaire. L'abbé Goisfred étant mort, Richard fut élu abbé de Préaux, qu'il gouverna près de vingt-quatre ans du temps du duc Robert et du roi Henri. Il s'instruisit à fond dans les livres divins; depuis son adolescence il marcha en chantant des psaumes dans la voie de Dieu et sur les traces des anciens pères; il rompit avec bonté dans la maison du Seigneur le pain emblématique aux enfants affamés, et le distribua avec joie et en abondance à ceux qui lui tendaient la main, et même il fit violence, pour le leur faire manger, aux engourdis et aux récalcitrants. Il publia un commentaire sur la Genèse, qu'il donna à Maurice, savant abbé de Saint-Lômer-de-Blois; il en écrivit un autre pour don Adelelme, prêtre érudit, moine de Saint-Germer, qui vieillit combattant respectueusement pour la Sainte-Trinité, avec les moines de Fécamp; il rédigea une excellente explication sur les Paraboles de Salomon, pour Ponce, illustre abbé de Cluni; il commenta éloquemment pour d'autres personnes vénérables l'Ecclesiaste, le Cantique des Cantiques et le Deutéronome; il fit en outre plusieurs dissertations allégoriques ou tropologiques sur les passages obscurs des prophètes. Nicolas, prêtre et abbé du monastère dédié à saint Ouen, évêque, était fils de Richard III, duc des Normands; il se distingua par beaucoup de bonté, de charité et d'autres vertus; il brilla d'une manière particulière dans l'église de Dieu jusqu'à la quatrième année après la mort du roi Guillaume son cousin. Forcé par le duc Robert son oncle d'embrasser la vie monastique, il avait fait profession dans le monastère de Fécamp sous l'abbé Jean; quelques années après, parvenu à l'adolescence, il en fut tiré par le duc Guillaume pour être mis à la tête de l'abbaye que je viens de nommer. Dans cette administration, il s'appliqua beaucoup plus à rendre service qu'à commander à ses subordonnés tant de l'intérieur que de l'extérieur. Après avoir dans Jérusalem adoré le sépulcre du Seigneur, et être revenu de ce pélerinage, il mourut la cinquante-sixième année de son gouvernement, le 26 ou 27 février, dans l'église de l'apôtre Saint-Pierre, qu'il avait fondée: enseveli en avant de l'autel de sainte Marie, mère de Dieu, il attend une meilleure vie dans la résurrection. Sur son tombeau brille un beau monument de bois peint, sur le haut duquel le moine Maurice a gravé élégamment en lettres d'or l'épitaphe suivante: «Ici a déposé son corps, pour vivre dans le Seigneur, Nicolas, qui fut l'amour, la tendresse, la fleur et l'ornement des moines. Il gouverna avec amour son troupeau; il bâtit le temple que vous voyez. Cette lumière s'éteignit à l'époque où le soleil brûle les poissons.» Helgot, prieur de Caen, distingué par son érudition et par l'exercice de toutes les vertus, succéda au vénérable Nicolas, et, pendant près de vingt ans, tint le gouvernail de l'abbaye de Saint-Ouen. De son temps ce monastère s'accrut louablement en nombre et en piété. Alors un certain laïque, nommé Gislebert, vint de Jérusalem à Rouen, fut reçu moine par Helgot, et rendit de grands services à sa maison; car il se chargea du travail de l'église, qui avait été interrompu depuis long-temps à cause de la grandeur de l'entreprise. Il y consacra généreusement l'argent d'Alberade La Grosse, de laquelle il dépendait, et qui, mourant dans le saint pélerinage, lui avait confié ses trésors; aidé d'ailleurs par d'autres fidèles, il s'appliqua à terminer ce bel ouvrage. L'abbé Helgot étant mort le 20 novembre, et ayant été enterré devant l'autel de saint Etienne premier martyr, lequel se trouve au nord dans le vestibule, Guillaume Balot, moine du même couvent depuis son enfance, en eut à son tour le gouvernement pendant près de quatorze années. Ce fut de son temps que la grande église, commencée autrefois par Nicolas, fut terminée au bout de soixante ans; elle fut dédiée par l'archevêque Geoffroi, ainsi que par plusieurs autres prélats et prêtres subalternes, le 17 octobre116. La même année, l'abbé Guillaume mourut, et Ragemfred, moine du même monastère, en prit le gouvernement. De son temps le cloître et les autres bâtiments à l'usage des moines furent terminés avec une magnificence toute particulière. Alors Fulbert, archidiacre et doyen de Rouen, tomba malade et prit dévotement l'habit monastique. A sa mort il fut inhumé dans le cloître de Saint-Ouen, devant le chapitre, et couvert décemment d'une tombe en pierre blanche. L'inscription suivante fait voir quel fut ce personnage: «Par ta mort, ô Fulbert, la gloire de la métropole, l'honneur et le diadême du clergé succombe, en même temps que se glace ta langue éloquente, cette fontaine inépuisable de profonde sagesse. Il fut d'abord archidiacre métropolitain, chanoine d'abord, ensuite moine. On était parvenu au quatrième jour avant celui où brilla dans l'univers le Christ, issu d'une vierge sacrée, quand vint à tomber cette puissante colonne de l'Eglise, que personne ne surpassait en piété.» L'heureux trépas des pères qui se rendaient auprès du Christ, affligea beaucoup sur la terre le tendre amour de leurs enfants. Quoiqu'ils espèrent sans nul doute qu'ils sont montés au royaume céleste, cependant ils pleurent affectueusement leur absence, redoutant l'excès de la désolation pour ceux qui restent exilés ici-bas. A la vérité, la divine bonté visite souvent son église, la console par les effets invisibles de sa tendresse, de peur qu'elle ne succombe dans son voyage, et la fortifie journellement dans la lutte qu'elle soutient, en lui envoyant de courageux personnages pour y présider. C'est ce qui fait dire au prophète: "Pro patribus tuis nati sunt tibi filii". «Vous aurez des enfans qui succéderont à vos pères.» En effet, aux apôtres prenant leur vol vers les cieux ont succédé des docteurs apostoliques qui, par leurs paroles et leurs œuvres, ont brillé sur les parvis de Jérusalem, et offrent encore aujourd'hui à Dieu les fruits agréables de leurs travaux. Pendant que l'iniquité abonde dans ce monde, la dévotion des fidèles croît plus largement, et les moissons se multiplient dans le champ du Seigneur. Çà et là dans les bois et les champs, on bâtit des monastères, et, suivant de nouveaux rites, et revêtus de divers habillements, les troupes de moines parcourent l'univers sous l'abri du cuculle. Ils emploient principalement la couleur blanche dans leurs habits, afin de se distinguer des autres hommes et de se rendre remarquables. Le noir, dont en plusieurs lieux on se sert, désigne l'humilité dans plusieurs passages de la sainte Ecriture: c'est pourquoi dans leur ferveur les religieux ont jusqu'à présent porté cette couleur avec joie. Maintenant le noir, dont se servaient comme d'une marque d'humilité les anciens pères, soit clercs réguliers pour leurs chapes, soit moines pour leurs cuculles, est rejeté par les modernes comme par ostentation de vertus plus élevées. Ils desirent aussi se distinguer des autres par la coupe extraordinaire de leurs habits. C'est une pauvreté volontaire, le mépris du monde et une vraie piété, j'aime à le croire, qui animent la plupart d'entre eux; mais il se mêle parmi eux des hypocrites qui dissimulent pour séduire, de même que l'ivraie s'introduit dans le froment. Païen, chanoine de Chartres, surnommé Bolotin, a publié depuis peu un beau poème en vers adoniques, dans lequel il a ingénieusement et amplement mis au jour leurs superstitions voilées d'hypocrisie. [8,25] Je vais m'efforcer, dans cette histoire, de faire connaître clairement comment et par qui le changement de l'ancien costume s'est récemment répandu, parce que je pense que ces détails seront agréables à mes lecteurs à venir. Il existe en Bourgogne un lieu que l'on appelle Molème; c'est de ce lieu que parle dans ce vers Renaud, évêque de Langres: «Aimer Molème, c'est presque obtenir le baptême.» Du temps de Philippe, roi des Français, le vénérable abbé Robert fonda en ce lieu un couvent, et, par l'inspiration de la grâce du Saint-Esprit, il réunit plusieurs disciples d'une grande piété, et les instruisit avec bonté, par le zèle de ses vertus, dans la sainte pauvreté, selon l'usage des autres couvents. Quelques années après, il étudia diligemment la règle de saint Benoît, et s'étant pénétré des instructions des autres saints Pères, il convoqua ses frères, et leur parla ainsi: «Frères très-chers, nous avons fait profession selon la règle de saint Benoît; mais à ce qu'il me paraît, nous ne l'observons pas dans son intégrité. Nous suivons plusieurs choses qu'il n'a point admises, et nous omettons avec négligence plusieurs choses qu'il a prescrites: nous ne travaillons pas des mains, comme nous lisons que faisaient les saints Pères. Si vous ne m'en croyez pas, mes amis, lisez les actes de saint Antoine, de saint Macaire, de saint Pacôme, et avant tout de l'apôtre Paul, docteur des nations. Nous avons amplement la nourriture et l'habillement au moyen des dîmes et des oblations des églises, et nous nous emparons par adresse et par violence de ce qui appartient aux prêtres. Ainsi nous vivons du sang des hommes, et nous participons aux péchés. Aussi desiré-je que nous observions rigoureusement la règle de saint Benoît, en prenant la précaution de n'en pas dévier, ni à droite ni à gauche. Obtenons par le travail de nos mains ce qu'il nous faut pour vivre et nous vêtir. Suivant la règle, rejetons l'usage des culottes, des étamines et des pelisses; laissons les dîmes et les oblations aux clercs qui desservent le diocèse. C'est ainsi qu'en suivant les traces des Pères, nous nous attacherons avec ferveur à courir à la suite de Jésus-Christ.» L'assemblée des moines n'acquiesça pas à ces propositions. Ils opposèrent à des innovations qui devaient modifier leur institut, les exemples et les préceptes de leurs prédécesseurs, dont des miracles évidents avaient manifestement illustré la vie, exemples et préceptes qui formaient une route frayée par les pas de ces personnages vénérables. Ils dirent: «Depuis long-temps nous avons suivi, selon les rites et les traditions, la manière de vivre qui fut celle des saints Pères, vivant religieusement en France, et dont il a été prouvé que la sainteté avait été agréable à Dieu, tant pendant leur vie qu'après leur mort. Nous desirons conserver de tous nos efforts ces règles jusqu'à la fin de nos jours, père vénérable: quant à ce que vous nous reprochez de nous écarter de la rigueur de la règle monastique, et de ne pas suivre l'âpre sentier des moines d'Egypte, qui dans les temps anciens vivaient au milieu des barbares dans la Thébaïde et la Terre-Sainte, pénétrez-en les motifs au moyen d'un examen attentif. Aucun docteur ne peut équitablement contraindre les fidèles à endurer, en temps de paix, tous les maux que les saints martyrs furent obligés de souffrir dans les persécutions dés Païens, puisque eux-mêmes n'avaient pas souffert volontairement, avant la tyrannie des impies, les choses qu'ils soutinrent ensuite, forcés par la nécessité, lorsqu'ils combattaient pour la foi. C'est ce que le Seigneur annonça manifestement à Pierre quand il lui dit: — Lorsque vous étiez jeune, vous preniez votre ceinture et vous alliez où vous vouliez; mais quand vous aurez vieilli, vous étendrez les mains, un autre vous ceindra, et vous conduira où vous ne voudriez pas aller. — Considérez prudemment quels sont les préceptes de la divine loi, combien il convient que vous dirigiez avec discrétion dans la voie de Dieu ceux qui ayant volontairement quitté la dépravation mondaine, ont voulu sous votre commandement mener une vie plus parfaite. Par quelles raisons peut-on approuver que vous chassiez violemment vers les cavernes de Paul ou d'Antoine, ceux qui veulent de bon cœur changer leurs vices en vertus? De peur d'être tués, ces ermites avaient fui la maison paternelle pour échapper à la mort, ayant à redouter jusqu'à leurs parents. Le sage médecin ne procure à son malade que des médicaments modérés, afin de ne pas risquer, au lieu de le guérir, de tuer celui dont il a entrepris la guérison, en le fatiguant trop par les tourments d'un remède donné mal à propos. Nul homme prudent ne donne à un invalide un fardeau supérieur à ses forces, de peur que le porteur, fatigué ou même accablé par l'excès de la charge, ne périsse en chemin.» L'abbé Robert, voyant la résistance ouverte de ses moines, leur répondit: «Je fais mention, pour une utile réforme, de l'inimitable vie des moines d'Egypte; mais je ne vous impose pour cela aucune contrainte violente, je ne me propose que de vous convaincre de ce qui vous est salutaire. Je vous invite à observer en tout la règle de saint Benoît, à laquelle je reconnais avec certitude que vous avez manqué en plusieurs points, contre le vœu de votre profession; c'est pourquoi je redoute l'animadversion du juge suprême, et tremble qu'il ne porte sur nous dans sa rigueur un jugement redoutable pour les fautes que nous avons commises en transgressant nos règles.» Les moines lui répondirent: «Le bienheureux père Benoît, ainsi qu'il nous paraît évident à tous, envoya en France le bienheureux Maur, prieur de son monastère, qu'il avait élevé depuis son enfance, et le chargea d'y porter le livre de sa règle, qu'il avait écrit de sa propre main, et il accorda par son entremise aux moines français la livre de pain et l'hémine de vin. Maur, bien accueilli par le roi Théodebert, resta en France jusqu'à sa mort. Avec l'aide de Florus, conseiller du Roi, il bâtit un couvent et instruisit dans les règles monastiques cent quarante moines, au lieu que l'on appelle Gland-Feuil. Ce père, rempli de discrétion, n'imita pas les règles des cénobites égyptiens, qui sont continuellement brûlés par l'ardeur du soleil; il prit avec bonté en considération, comme il en avait été salutairement averti par son maître, les usages des Français, qui, habitant l'Occident, tremblent souvent par la rigueur de la gelée. En effet, saint Benoît s'exprime ainsi: — Que l'on donne aux frères des vêtements selon la qualité des lieux qu'ils habitent et la température de l'air: ceux qui se trouvent dans des climats froids en auront davantage; ceux au contraire qui se trouvent dans des pays chauds en ont moins besoin. — En conséquence, cette considération est remise au jugement de l'abbé. Il règle et dispose avec prévoyance ce qui concerne même la nourriture et la boisson, ainsi que les autres besoins de l'humanité, afin que tout se fasse avec mesure pour ceux qui manquent de courage, et puisse s'exécuter sans murmure. Il a soin aussi d'avertir l'abbé de considérer la faiblesse de chacun; il prescrit d'imposer aux frères infirmes ou délicats des ouvrages ou un métier tels qu'ils ne soient pas oisifs ni accablés et brisés par l'excès de la peine. Paul et Antoine, ainsi que plusieurs autres qui se retirèrent primitivement dans un ermitage et bâtirent pour eux des monastères dans les lieux les plus sauvages du désert, forcés de s'y réfugier par la crainte des païens, comme nous l'avons dit, choisirent un genre de vie extrêmement rigoureux; et, secondés par la grâce de Dieu, ils firent de la nécessité un acte de volonté libre. Ensuite, à leur exemple digne d'éloge, s'accrut considérablement le nombre des hommes qui renonçaient au siècle: suivant la différence des lieux et des habitudes humaines, ils se soumirent à des institutions différentes. Comme dit le pape Grégoire, les usages divers de la sainte Église ne font rien tant que la foi est une. Dans les pays chauds, la plus grande partie des hommes n'usent pas de culottes, et se servent, comme les femmes, de tuniques longues et tombant jusqu'aux talons: la troupe nombreuse de moines qui tire son origine de l'Egypte et qui s'est établie dans les memes contrées, ne rejette pas cet usage; elle l'a au contraire embrassé: mais tous les peuples des climats occidentaux se servent de culottes et ne peuvent s'en passer, non seulement à cause du froid, mais plus encore par rapport à la décence. C'est pour les mêmes causes que cet usage s'est introduit dans notre ordre; et comme il est utile et honnête, nous ne voulons pas y renoncer. C'est ainsi que sur toutes les autres choses nous avons reçu des motifs raisonnables des docteurs savants qui nous ont précédés dans l'ordre monastique. En Italie, dans la Palestine et dans certaines autres contrées, les oliviers sont en abondance; et, riches de leur fruit, les hommes n'ont pas besoin, pour assaisonner leurs mets, de se servir de graisse, tandis qu'ici elle nous a été accordée avec bonté, dans le dénûment où nous étions du suc onctueux de l'olive. Nous sommes durement blâmés par plusieurs personnes parce que nous ne travaillons pas journellement de nos mains; mais nous nous livrons courageusement à un travail sincère dans le culte de Dieu, et nous l'avons appris autrefois de maîtres respectables qui ont fait leurs preuves dans l'observance continuelle de la loi divine. Les rois Dagobert, Théoderic, l'empereur Charlemagne et d'autres rois ont fondé dévotement d'augustes monastères; ils leur ont fait une large part de leurs biens, pour nourrir et habiller les serviteurs de Dieu; ils leur ont assujéti un grand nombre de vassaux pour remplir sans relâche tous les services extérieurs, et ils ont statué que les moines s'occuperaient de lectures, de saintes oraisons pour tous leurs bienfaiteurs, et de la méditation des mystères célestes. Il s'ensuit que, par les institutions des princes et par des coutumes longtemps observées, il est d'usage en France que les paysans fassent comme il convient les travaux des champs, et que les serviteurs s'acquittent partout des services de leur état. Mais les moines qui, après avoir abandonné volontairement les vanités de ce monde, combattent pour le Roi des rois, doivent se renfermer en paix comme les filles des rois, dans la retraite du cloître, rechercher par la lecture le sens difficile de la loi sacrée, se plaire à en faire sans cesse l'objet de leurs méditations dans un silence rigoureux, interdire à leur bouche les discours méchans et oiseux, chanter au Créateur pendant la nuit et le jour les hymnes de David et les autres chants mystiques, et s'appliquer autant que la raison l'exige, selon les préceptes des anciens, aux autres actes décents et convenables. Jusqu'à ce moment les moines ont eu coutume d'agir ainsi en Occident, et chacun sait et rapporte sans nul doute que tels doivent être leurs travaux. A Dieu ne plaise que les paysans s'engourdissent dans l'oisiveté, ni que dans une lascive indolence ils puissent occuper leurs loisirs de rires et de jeux frivoles, quand leur véritable destination est un travail assidu! A Dieu ne plaise au contraire que de vaillants chevaliers, des philosophes subtils et d'éloquents docteurs, parce qu'ils ont renoncé au siècle, soient obligés, comme de vils esclaves, de s'occuper de soins ou de travaux ignobles et peu convenables! On a accordé aux clercs et aux ministres de Dieu, par des lois générales, la dîme et les oblations des fidèles pour leur entretien particulier, ainsi que l'apôtre Paul le dit aux Corinthiens. Ceux qui travaillent dans le sanctuaire doivent vivre de ce qui s'y trouve; ceux qui desservent l'autel doivent avoir part à ce qu'il produit. Ainsi le Seigneur a prescrit à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile. Quant à nous, qui sommes clercs, par notre ordre et par notre emploi, nous offrons notre service au suprême pontife qui est entré dans les Cieux, afin d'obtenir avec son aide notre part de l'héritage suprême. C'est à bon droit que nous possédons des bénéfices ecclésiastiques et que nous sommes résolus à les conserver toujours, avec l'agrément général. En conséquence, révérend père, Votre Sainteté doit savoir sans aucun doute quelles sont les règles que nous avons reçues, pour les observer, des anciens moines qui ont vécu religieusement, et que nous possédons comme héritiers de l'ordre et de la profession. Ce que les moines de Cluny et de Tours, ainsi que d'autres hommes réguliers ont acquis, nous n'y renoncerons pas, et nous ne voulons pas être condamnés en tous lieux par nos frères comme de téméraires inventeurs d'innovations.» Les moines ayant dit avec fermeté ces choses et beaucoup d'autres semblables, l'abbé, persistant opiniâtrément dans sa façon de penser, se sépara d'eux avec douze religieux qui partageaient son sentiment; il chercha long-temps un lieu convenable pour lui et ses compagnons, qui avaient résolu de suivre tout-à-fait à la lettre la règle de saint Benoît, comme les Juifs observent la loi de Moïse. Enfin Eudes, duc de Bourgogne, fils de Henri, eut pitié d'eux, et leur donna une ferme dans un lieu que l'on appelle Cisterce, dans l'évêché de Châlons. L'abbé Robert, avec ses frères choisis, habita quelque temps dans ce désert, commença à bâtir un monastère où régnaient une piété et une rigueur excessives, et par la grâce de Dieu, ne tarda pas à avoir plusieurs émules de sa sainteté. Comme les moines de Molême manquèrent quelque temps de pasteur, et que par la retraite de l'homme de Dieu, fameux par ses vertus, ils étaient moins estimés de leurs voisins et de leurs connaissances, ils allèrent supplier le pape Urbain, et lui demandèrent ses avis et son assistance, après lui avoir exposé la suite des faits que j'ai rapportés ci-dessus: il pourvut aux intérêts des deux partis avec une affection toute paternelle. En vertu de son autorité apostolique, il ordonna à l'abbé Robert de retourner d'abord à son couvent, de le gouverner suivant la règle, pour prévenir sa dissolution, et d'établir dans le couvent qu'il avait commencé depuis peu quelqu'un des siens qui pût convenir. Il établit ensuite, par un décret durable, que chacun pût soumettre sa vie aux règles qu'il voudrait, et qu'il les observât d'une manière irréfragable pendant toute sa vie. C'est ainsi que cet habile pontife promulgua sur cette affaire un utile décret en disant: «Il faut bien prendre garde qu'un horrible schisme ne soit nourri dans la maison de Dieu, ne s'élève et ne se propage au détriment général et que l'on n'étouffe criminellement le bien que le Seigneur inspire pour le salut des âmes. En conséquence, dit-il, nous devons, comme un bon père et en vertu de notre autorité apostolique, pourvoir salutairement à ce que les religieux de Molême, qui préfèrent les règles générales des moines, les observent inviolablement, de peur qu'abandonnant leur maison ils ne se permettent d'adopter d'autres règles. Quant aux moines de Cîteaux, qui se vantent d'observer en toutes choses la règle de saint Benoît, il faut veiller à ce que, par une nouvelle chute, ils ne reviennent jamais aux choses qu'ils ont volontairement abandonnées avec mépris.» En effet, on doit toujours considérer la stabilité dans les congrégations, et la persévérance dans le bien; on y doit tenir avec fermeté, puisque cette constance est agréable au Créateur qui, dans le sacrifice, réclame la queue de la victime, et aux hommes, qui, ayant sous les yeux des modèles de sainteté, sont excités à s'élever au faîte des vertus. C'est ainsi que l'abbé Robert fut contraint de retourner à Molême, et, jusqu'à la fin de sa vie, y combattit noblement pour Dieu. Il choisit pour le seconder dans l'œuvre de Cîteaux Albéric, homme d'une grande piété; il l'établit abbé de cette maison pour diriger Jean et Hilbod d'Arras, ainsi que vingt-deux autres religieux. Albéric y vécut dix ans dans une grande pauvreté; il combattit avec ses compagnons péniblement pour le service du Seigneur duquel il attendait avec confiance sa récompense inappréciable. A sa mort, Etienne, qui était Anglais, homme d'une religion et d'une sagesse supérieure, lui succéda, et, pendant plus de vingt-quatre ans, continua glorieusement de se distinguer par sa doctrine et ses saintes œuvres. De son temps le monastère reçut dans sa solitude de grands accroissemens. Pendant qu'il vivait encore, et par son ordre, Gui, abbé de Trois-Fontaines, fut élu, et peu de temps après son vénérable prédécesseur quitta la vie. Pendant quelque temps, Gui mérita beaucoup de blâme pour la manière dont il s'acquitta de l'emploi d'abbé, dont il s'était chargé, et il l'abandonna même follement au bout de deux ans. Ensuite le jeune Renaud, fils de Milon, comte de Bar-sur-Seine, fut élu abbé et consacré comme tel par Gautier, évêque de Châlons. Il y a déjà près de trente-sept ans que, comme nous l'avons dit, l'abbé Robert commença à habiter Cîteaux; dans ce peu de temps il s'y réunit une si grande quantité d'hommes distingués qu'il s'éleva soixante-cinq abbayes qui, toutes avec leurs abbés, se soumirent à l'abbé de Cîteaux. Aucun ne porte ni culotte ni pelisse; ils s'abstiennent de l'usage de la graisse et des viandes, et, par beaucoup de vertus, ils jettent dans le monde un grand éclat, comme les flambeaux qui brillent dans un lieu ténébreux. En tout temps ils observent le silence, ne se servent jamais de vêtemens teints; ils travaillent de leurs propres mains, et se procurent ainsi la nourriture et l'habillement. Tous les jours, excepté le dimanche, ils jeûnent depuis les ides de septembre (13 septembre) jusqu'à Pâques; ils ferment exactement tout accès vers eux, et dérobent avec grand soin au public le secret de leur retraite. Ils n'y admettent point de religieux d'autres couvens, et ne les laissent point pénétrer dans leur église pour célébrer la messe ni pour d'autres offices. Beaucoup de nobles champions et de profonds philosophes se rendirent à Cîteaux à cause de la nouveauté de cette singularité, et, embrassant volontairement cette sévérité inusitée, chantèrent au Christ avec joie dans la voie d'équité des hymnes d'allégresse. Ils bâtirent de leurs propres mains, dans les déserts et les lieux sauvages, plusieurs monastères auxquels ils donnèrent avec une habile prévoyance des noms sacrés, tels que la Maison-Dieu, Clairvaux, Bon-Mont, L'Aumône, et plusieurs autres du même genre dont le nom seul est un nectar qui engage les auditeurs à aller éprouver combien est grand le bonheur qu'indiquent de telles dénominations. Beaucoup de personnes altérées allèrent boire à ces fontaines, d'où plusieurs ruisseaux prirent leur cours dans diverses provinces de la France. Les zélateurs du nouvel institut se dispersèrent en Aquitaine, en Bretagne, en Gascogne et en Irlande. Quelques hypocrites s'y sont mêlés aux gens de bien: couverts d'habits blancs ou bigarrés ils trompent les hommes, et présentent au peuple un spectacle extraordinaire. La plupart cherchent à ressembler aux vrais adorateurs de Dieu plutôt par l'habit que par les vertus; leur multitude fatigue ceux qui les considèrent, et ils rendent les plus saints cénobites en quelque sorte méprisables aux regards trompeurs des hommes. [8,26] Dans le même temps le vénérable André, moine de Vallombreuse, prospéra grandement dans le territoire de Bourges et bâtit un monastère que l'on appelle Chezal-Benoît: il y enseigna à ses disciples à servir Dieu dans une grande pauvreté et dans une exacte continence. Ce religieux était originaire d'Italie, il était pleinement instruit dans les lettres, et très-propre à gagner des âmes à Dieu par le moyen de sa grâce. Alors Hildebert, abbé de Dol, fut élevé à l'archevêché de Bourges: doué de grandes vertus, il donna par ses paroles et ses actions d'utiles instructions à ceux qui voulaient suivre le Christ. Garnier de Mont-Morillon, frère de ce prélat, fut un chevalier distingué; devenu ensuite moine de la Maison-Dieu, il y combattit pour le Seigneur pendant près de quarante ans. Pendant que, dans le monde, il portait encore les armes, un jour qu'il revenait du pélerinage de Saint-Jacques, il rencontra tout à coup, étant seul avec son écuyer, un mendiant souffrant à l'entrée d'une forêt: il ne trouva pas sous sa main d'argent à donner à cet homme qui lui demanda l'aumône, mais il lui offrit dévotement des gants précieux qui lui avaient été envoyés par son amie. Long-temps après une vision angélique apparut à un certain religieux, serviteur de Dieu, qui, après matines, était resté à prier dans l'église, et lui prescrivit de faire spécialement certaines choses. Le moine ayant demandé diligemment à l'ange en vertu de quelle autorité il lui prescrivait de telles choses, celui-ci lui répondit: «Celui que Martin a vêtu d'une partie de son manteau et auquel Garnier a donné ses gants m'envoie vers vous et vous donne ses ordres.» Le frère rapporta ces choses à l'abbé: il parut évident, et les vieillards reconnurent facilement que c'était l'histoire de saint Martin, qui avait partagé son manteau, lorsque étant encore catéchumène à Amiens, il en employa une partie à couvrir le Christ, qui avait pris la forme d'un pauvre; mais l'affaire des gants de Garnier resta long-temps cachée. Enfin, il raconta lui-même simplement à quelques personnes, qui le lui demandaient, comment il avait, pour l'amour du Christ, secouru un pauvre. Il apprit d'eux la révélation dont nous venons de parler, et rendit grâces à Dieu, qui vient toujours au secours de ceux qui font le bien. Vers le même temps, Bernard, abbé de Quincé, quitta le territoire de Poitiers, parce qu'il avait refusé de soumettre à Cluni ce monastère, qui jusqu'alors avait été indépendant. Comme il est écrit que «le juste se confie en lui-même comme le lion,» Bernard alla défendre sa liberté au concile de Rome contre le pape Pascal, et l'appela au jugement divin, parce qu'il ne lui avait pas rendu une justice entière. Le pape respecta cette fierté redoutable et le pria de rester avec lui pour gouverner l'Église romaine. Il préféra quitter entièrement tous soins mondains, et parcourut plusieurs lieux avec quelques frères religieux qui le suivaient avec empressement. Enfin, après beaucoup de voyages, il se rendit auprès du vénérable évêque Yves. Bien accueilli par lui, il se fixa avec quelques frères dans le territoire de l'église de Chartres, et bâtit, en l'honneur du St.-Sauveur, un couvent dans un lieu sauvage, que l'on appelle Tiron. Là, une multitude de fidèles des deux ordres arrive en foule, Bernard reçoit dans de charitables embrassements tous ceux qui accourent à lui pour se convertir, et fait à chacun exercer dans le monastère le métier qu'il connaît. Ainsi se rendirent volontairement auprès de lui des ouvriers tant en bois qu'en fer, des sculpteurs et des orfèvres, des peintres et des maçons, des vignerons et des laboureurs, et d'autres artisans habiles en tous genres. Ils faisaient avec empressement tout ce qui leur était enjoint par les ordres du vieillard, et appliquaient à l'utilité commune le produit de leur profession. C'est ainsi qu'aux lieux où peu auparavant des voleurs avaient coutume de se cacher dans un horrible bois d'où ils se jetaient inopinément sur les voyageurs imprudents pour les tuer, il s'éleva en peu de temps, avec l'aide de Dieu, un illustre monastère. Thibaut, comte palatin, et Adèle, sa mère, Rotrou, comte de Mortagne, et sa mère Béatrix, plusieurs habitants illustres ou médiocres, de Chartres, de Dreux, de Corbon, et quelques autres fidèles du voisinage, ayant connu véridiquement quelle était la simplicité de ces moines innocents, les respectèrent pieusement et avec crainte du Seigneur, et les aidèrent puissamment, de leur bourse et de leurs conseils, à fortifier la citadelle de Dieu qu'ils avaient commencée. Le vénérable Vital, qui avait été autrefois chapelain de Robert, comte de Mortain, et chanoine de Saint-Evroul dans cette ville, ayant déposé le fardeau des soins mondains et des richesses, résolut de porter le joug léger du Christ, en suivant les traces des apôtres, et se retira quelque temps dans un désert avec quelques religieux. Il y triompha des anciennes habitudes d'une vie plus délicate; il y apprit à suivre un observance rigide. Enfin il remarqua le bourg de Savigny, où l'on voit des ruines considérables d'anciens édifices. Il le choisit pour s'y fixer lui et les siens, et se mit à bâtir dans le bois voisin un monastère en l'honneur de la sainte et indivisible Trinité. Il n'imita point les réglements de Cluni ou des autres maisons qui depuis long-temps s'étaient soumises aux observances monastiques: il embrassa les modernes institutions des néophytes ainsi qu'il lui plut. Il était profondément instruit dans la connaissance des lettres, doué de force et d'éloquence, et courageux à faire ce qu'il voulait; dans ses sermons il n'épargnait ni les faibles ni les puissants; il élevait sa voix comme le son de la trompette, selon la prédiction d'Isaïe, annonçant au peuple chrétien ses forfaits, et à la maison de Jacob ses péchés. Aussi les rois et les princes le respectaient. La multitude se levait avant le jour pour aller écouter ses paroles. En entendant de lui le détail des fautes qu'ils avaient autrefois commises en cachette, tous revenaient de ses entretiens affligés et confus. Toutes les classes de la société étaient profondément atteintes par ses véridiques réprimandes: elles faisaient trembler tout le peuple en sa présence, et l'un et l'autre sexe, couvert de rougeur, était confondu de honte à ses reproches. Il réprimandait ouvertement les vices mis à nu, et accablait rudement de reproches honteux ceux qui recélaient leurs mauvaises actions. C'est ainsi que le plus souvent il mettait à la raison les champions les plus orgueilleux et les attroupements désordonnés du peuple; qu'il faisait trembler les dames opulentes qui s'habillaient délicatement de vêtements de soie et des pelleteries de Canosa, qu'il atteignait le vice avec le glaive de la parole de Dieu, frappait fortement les consciences souillées d'impureté, et les épouvantait par le tonnerre retentissant des divines réprimandes. Ainsi cet homme habile, qui semait les dons de la parole, rendit de grands services, réunit auprès de lui beaucoup de monde, combattit pour Dieu pendant sept ans dans le couvent qu'il avait fondé, et y demeura jusqu'à la bonne fin d'une bonne vie. Après une légère maladie, pendant laquelle il se confessa fidèlement, il reçut dévotement le viatique de la sainte communion, et donna sa bénédiction au lecteur qui la lui demandait aux matines de la sainte Vierge; l'amen ayant été dit par tous ceux qui étaient présents, il rendit bientôt l'esprit à Dieu dans son oratoire. Quant il fut mort, Goisfred de Bayeux, moine de Cerisi, lui succéda; il se livra à des innovations exagérées, et imposa sur la tête de ses disciples un joug très-dur. Pour l'instruction de la postérité, j'ai consigné ces détails sur les modernes instituteurs qui préfèrent de nouvelles règles aux usages de nos anciens pères, appellent séculiers les autres moines, et ont la témérité de les condamner comme manquant à la régularité. En considérant leur zèle et leur rigueur, je ne les blâme pas absolument; mais je ne les préfère pas à nos anciens et aux pères qui ont fait leurs preuves. Ils ignorent, je pense, que le bienheureux père Colomban, originaire d'Irlande, fut contemporain de saint Benoît; qu'il abandonna la maison paternelle et sa patrie, traversa la mer pour passer en France avec ses moines les plus distingués, fut reçu par Childebert, roi des Français, fils de Sigebert; qu'il bâtit un couvent à Luxeuil en Bourgogne; qu'ensuite, chassé par Brunehaut, reine extrêmement impie, il se retira en Italie; et qu'accueilli par Agilulfe, roi des Lombards, il fonda le monastère de Bobbio. Ce père, d'une sainteté admirable, travailla parmi les plus illustres, et brilla glorieusement entre les mortels par des miracles et des prodiges. Instruit par l'Esprit saint, il publia la règle monacale et la donna le premier aux Français. Il sortit de son école de nobles moines, qui par leurs vertus brillèrent dans le monde, comme les astres dans le firmament. Eustache de Luxeuil, Agit de Rebais, Faron de Meaux, Audenier de Boulogne, Philibert de Jumiège, et plusieurs autres, tant évêques qu'abbés, doués d'une grande religion, étaient issus de cette institution; le Ciel permit que leur sainteté se manifestât par des miracles évidents; et, grâce à leur zèle, l'Église se propagea brillamment dans ses fils. Ils connurent, je n'en doute pas, le bienheureux Maur, ses compagnons et ses disciples, puisqu'ils sont leurs voisins, et qu'ils ont reçu d'eux la règle de saint Benoît pour leur édification, comme ils tiennent d'autres personnes les écrits des docteurs, de manière cependant à ne pas rejeter les statuts de leur maître, qui n'est autre que saint Colomban. C'est de lui en effet qu'ils ont appris la manière de servir Dieu et les règles de leur ordre, la forme des oraisons pour chaque dignité de l'église de Dieu, leurs habillements noirs et les autres observances qu'ils ont conservées par amour de la religion et de la vertu, et que leurs successeurs desirent garder avec respect. Le livre de la vie de saint Colomban, plein de miracles et de perfections, montre quel et combien grand ce saint docteur fut devant Dieu et devant les hommes. Il est aussi parlé de lui fréquemment dans les actes d'Ouen, archevêque de Rouen, d'Eloi, évêque de Noyon, et d'autres personnages qui furent réunis auprès de lui, et, par ses instructions, parvinrent à la tranquillité que donnent les vertus. [8,27] J'ai entrepris récemment d'écrire l'histoire de l'église d'Ouche; mais, ravi comme en extase, j'ai considéré les vastes royaumes de la terre; je les ai parcourus en tous sens dans mes discours, et, m'occupant de plusieurs d'entre eux, j'ai développé d'amples récits. Maintenant, fatigué, je regagne mon asile qui est à Ouche, et à la fin de ce livre, je dirai rapidement quelque chose de ce qui nous concerne. L'an de l'Incarnation 1098, Hugues de Grandménil, illustre seigneur, tomba malade en Angleterre; accablé de vieillesse et d'infirmités il approchait de ses derniers moments. Alors il prit la robe monacale de la main de Goisfred d'Orléans, prieur d'Ouche, que l'abbé Roger avait depuis long-temps envoyé en Angleterre pour son avantage: six jours après, il mourut le 22 février. Bernard et David, moines d'Ouche, conduisirent en Normandie son corps, salé et cousu étroitement dans un cuir de bœuf. L'abbé Roger et les moines l'inhumèrent honorablement dans le chapitre vers le midi, auprès de l'abbé Mainier. Ernauld de Rhuddlan, son neveu, plaça sur le corps une dale de pierre, et Vital fit ainsi son épitaphe en vers héroïques: «Sous ce tombeau repose le courageux Hugues qui se distingua par beaucoup de mérite pendant un grand nombre d'années. Son château est connu sous le nom de Grandménil, d'où il reçut son surnom si bien connu. Du temps du valeureux Guillaume, roi des Anglais, ce héros se distingua au premier rang des grands seigneurs. Vaillant dans la guerre, fidèle à ses vertus, terrible à l'ennemi, protecteur généreux de ses amis, il enrichit beaucoup le couvent de Saint-Evroul en lui prodiguant les dons, les services et des champs fertiles. Pendant qu'un peuple pieux célébrait la chaire de saint Pierre, ce guerrier, fameux par ses vertus, quitta la vie, revêtu de l'habit monacal, adorateur de l'Eglise, bienfaiteur libéral, et toujours prêt à secourir avec bonté les indigents. Puisse-t-il jouir d'une éternelle joie dans le palais des cieux! Ainsi soit-il.» Sept ans avant cet événement, Adelise, femme de Hugues de Grandménil, était morte à Rouen le 11 juillet, et avait été inhumée dans le chapitre d'Ouche à la droite de l'abbé Mainier. Elle était fille d'Ivon, comte de Beaumont; sa mère se nommait Judée. Elle donna à son mari six fils et autant de filles, dont la destinée fut en proie aux continuelles vicissitudes de la condition humaine. Robert, qui était l'aîné, vieillit après s'être marié trois fois. Le patrimoine assez considérable qu'il avait reçu de son père déchut entre ses mains. Vingt-huit ans après la mort de son père, il mourut le jour des calendes de juin, et fut enseveli das le chapitre d'Ouche avec deux de ses femmes, Agnès et Emma. Son frère Guillaume jouit d'une grande considération à la cour du roi Guillaume, et ce monarque l'aima tellement qu'il lui offrit pour femme sa nièce qui était fille de Robert, comte de Mortain, afin de s'attacher ainsi ce jeune homme par le grand honneur de sa parenté. Ce jeune orgueilleux n'eut point d'égard à la proposition du roi; guidé par sa légèreté il se rendit en Pouille avec Robert Giffard et plusieurs autres; il y reçut en mariage avec une dot de quinze châteaux, Mabile, fille de Robert Guiscard, que l'on appelait Courte-Louve. Il y mourut après son retour d'Antioche, et laissa pour héritiers de ses biens ses deux fils Guillaume et Robert. Hugues, chevalier vaillant et vertueux, mourut pendant sa jeunesse et fut honorablement enseveli dans le chapitre du saint père Evroul. Ivon posséda d'abord quelque temps les biens de son père en Angleterre; mais ensuite, du temps du roi Henri, il les engagea à Robert comte de Meulan, et fit deux fois le pélerinage de Jérusalem. Dans le premier il eut beaucoup à souffrir, ainsi que ses compagnons, à Antioche; il mourut dans le second. Alberic, qui était le plus jeune, se livra dans son enfance à l'étude des lettres; mais, dans son adolescence ayant renoncé à la cléricature, il prit le parti des armes, dans lesquelles il s'appliqua à se signaler par de grands exploits. Il blessa Tancrède, fils d'Odon le Bon-Marquis, fameux par beaucoup d'actions distinguées: cet illustre chevalier par suite de sa blessure boita toute sa vie. Tous ces fils de Hugues de Grandménil furent beaux, grands et braves; mais, poursuivis par l'infortune, ils ne jouirent pas long-temps, à l'exception de Robert, ni d'une longue vie, ni d'une félicité tranquille.