[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] I. Du temps du pape Alexandre II, plusieurs royaumes de l'univers furent en proie à de grandes calamités; et plusieurs peuples rivalisèrent de fureurs pour accroître leurs maux. Les habitants de l'Occident eurent beaucoup à souffrir, et, supportant de graves infortunes, éprouvèrent les plus affreux désastres. Henri, roi des Français, et Edouard, roi des Anglais, monarques accomplis, étant venus à mourir, les Français et les Anglais eurent longtemps sujet de pleurer leur perte, parce qu'ils n'obtinrent pas après ces princes de maîtres qui leur ressemblassent par les vertus et par l'excellence des mœurs. Les pères de la patrie ayant été enlevés du milieu des humains, eurent pour successeurs des tyrans qui abusèrent de la domination royale. Alors, souillée par la cruauté et le parjure de Hérald, l'Angleterre tomba en ruines, et, privée des maîtres héréditaires qu'elle avait vu naître, elle fut livrée en proie aux brigands étrangers, qui étaient attachés à Guillaume vainqueur: ce qui offre aux historiens sincères le sujet d'un affligeant récit de ruines et de malheurs. Quelques philosophes éloquents se procurèrent facilement d'amples matériaux pour composer plusieurs ouvrages: en effet, ils se trouvèrent longtemps à la cour du roi Guillaume; ils eurent connaissance de ses exploits ainsi que des événements divers et glorieux de son règne; ils n'ignorèrent pas ses projets et ses plans secrets et profonds, et participant à ses richesses ils s'élevèrent fort au-delà du point que leur assignait leur naissance. Les églises qu'il bâtit lui-même ou qui furent bâties de son temps, à la gloire de Dieu, tant en Neustrie qu'en Angleterre, portent un louable témoignage de sa dévotion et de sa libéralité pour le culte divin, en même temps qu'elles donnent à la postérité un exemple digne d'être imité. Il fit construire aussi avec piété un grand nombre de couvents; il augmenta beaucoup ceux qui avaient été élevés par lui ou par d'autres personnes; il les enrichit joyeusement de dons de toute espèce; il les protégea de tous ses moyens contre leurs adversaires. C'est ce que, entre autres, attestent clairement les deux monastères de Caen, dont l'un est composé de moines, et l'autre de religieuses. Favorable au roi éternel, Guillaume bâtit ces deux maisons dans son duché. Il fit choix de l'un pour sa sépulture, et de l'autre pour celle de son épouse. Quand il eut terminé la guerre, soumis vaillamment ses ennemis, et pris dans Londres le diadême royal, il fonda en l'honneur de la Sainte-Trinité un monastère à Senlac, où s'était livrée la grande bataille: il l'enrichit, comme il convient à la royale munificence, de beaucoup de biens et de fonds. Goisbert, moine religieux de Marmoutiers, y fut par lui établi abbé; sous ce digne précepteur, l'ordre monastique et la discipline régulière jouirent de tous leurs avantages et de toute leur vigueur. Ce couvent de Marmoutiers avait été commencé par le très-saint Martin, archevêque de Tours; là, par l'inspiration de Dieu, la loi religieuse des hommes pieux prospéra et multiplia. De nos temps, Albert et Barthélemi, Bernard et Hilgot, puis Guillaume de Nantes, furent abbés de ce monastère; leur sainteté et leurs vertus rendirent de grands services, et, fameux de loin comme de près, ils brillèrent d'un grand éclat chez leurs voisins et chez les étrangers. Après la mort de Goisbert, Henri, prieur de Cantorbéry, fit les fonctions d'abbé, et tint honorablement le monastère de la Bataille. A sa mort, Rodulfe de Rochester, prieur et moine de Caen, lui succéda. Il fit tous ses efforts pour son salut et pour celui de ses confrères, par le zèle de sa sainteté et par ses salutaires doctrines; dans sa respectable vieillesse, il témoigna encore la plus grande ardeur pour les exercices spirituels; enfin, l'an vingt-cinq du règne de Henri, roi des Anglais, ce religieux vieillard passa heureusement de ce monde à son créateur. Couronné dans Londres, le roi Guillaume fit de sages dispositions avec prudence, avec clémence et avec équité: les unes pour l'avantage ou la dignité de la ville, les autres en faveur de la nation, et beaucoup pour l'utilité des églises. Il fit quelques lois qui furent appuyées sur de très-bonnes raisons. Personne ne réclama jamais en vain de ce prince un jugement équitable; il ne condamna jamais qui que ce soit sans qu'il eût été injuste de l'absoudre. Il ordonna aux grands de se comporter dignement et avec gravité, et de joindre l'activité à la justice, ayant constamment devant les yeux l'éternel monarque qui les avait fait vaincre. Il leur disait qu'il ne fallait pas opprimer les vaincus, qui, par la profession du christianisme, étaient les égaux des vainqueurs, parce qu'après les avoir soumis justement, l'iniquité les forcerait à la révolte. Il défendit les réunions séditieuses, le carnage et la rapine, contenant les armes par les lois, comme il avait contenu les peuples par les armes. Grâces à ce prince, les impôts et tous les revenus publics parvinrent au fisc sans trop grever les contribuables; les voleurs, les brigands, les malfaiteurs ne trouvèrent aucun asile dans ses terres; il fit ouvrir au commerce des ports et des routes et les mit à l'abri des insultes. Ainsi les commencements de ce règne furent entièrement dignes d'éloges, et le résultat de tant d'activité brilla clairement à l'avantage des sujets, qui reconnurent à des signes certains le mérite de la persévérance dans le bien et dans de bonnes intentions. Sorti de Londres, le roi passa quelques jours à Berting lieu voisin de la ville, pendant que l'on y terminait quelques fortifications pour se mettre à l'abri de l'inconstance d'une population nombreuse et fière. Edwin et Morcar, fils du comte Elfgar, les plus puissants de tous les Anglais par leur naissance et leurs richesses, vinrent trouver le roi, lui demandèrent pardon pour ce qu'ils auraient pu dire contre lui, et se remirent eux et leurs biens à sa clémence. Ensuite le comte Coxon, renommé pour sa bravoure et son mérite, Turchilde Limes, Sirvard et Alfred, fils d'Edelgard, arrière-petit-fils du roi Edouard; Ederic, surnommé Guilda, c'est-à-dire le Sauvage, petit-fils d'Ederic, prince redoutable, surnommé Stréone, c'est-à-dire conquérant, et plusieurs autres personnages nobles et puissants par leurs richesses, firent la paix avec Guillaume, et, ayant prêté serment, se maintinrent avec honneur dans toutes leurs possessions. Parti de Berting, le roi parcourut diverses parties du royaume, et partout ordonna des choses utiles pour lui et pour les habitants du pays. Il plaça en garnison dans les châteaux les plus vaillants de ses Français, et leur distribua des revenus considérables, pour qu'ils bravassent volontiers les fatigues et les périls de leur position. Il bâtit une forteresse imposante dans les murs de Winchester, ville célèbre par ses richesses et sa force, et en même temps contiguë à la mer; il y laissa Guillaume, fils d'Osbern, le premier homme de son armée, et le fit son lieutenant pour toute la partie septentrionale du royaume. Il confia Douvres et tout le pays de Kent à son frère, qui se faisait remarquer par une grande libéralité et par toute l'habileté mondaine. Ainsi ces deux seigneurs furent chargés du soin de l'Angleterre, et le roi leur adjoignit Hugues de Grandménil, Hugues de Montfort, Guillaume de Varennes, et d'autres braves guerriers. Quelques-uns méritèrent des éloges pour leur conduite à l'égard des vaincus; quelques autres au contraire, manquant de sagesse, les opprimèrent d'une manière excessive. [4,2] II. Le roi ayant ainsi réglé les affaires de son royaume, se rendit à Pevensey. Beaucoup de chevaliers de l'armée anglaise vinrent l'y trouver. On y paya largement la solde à tous ceux qui se rattachèrent à lui. Ayant levé l'ancre au mois de mars, le roi Guillaume arriva heureusement sur sa terre natale et amena avec lui, d'une manière honorable, l'archevêque Stigand, Edgar-Adelin, parent du roi Edouard, les trois illustres comtes, Edwin, Morcar et Gualleve, Egelnod, gouverneur de Cantorbéry, et plusieurs autres seigneurs d'une haute noblesse et d'une grande beauté. Dans cette circonstance, il employa une adresse bienveillante afin que ces seigneurs ne pussent, après son départ, rien entreprendre qui lui fût nuisible. En effet, privée de ces princes, la nation eût eu moins de facilité pour se révolter. Il leur fit voir en Normandie quelles étaient les richesses et les honneurs dont il jouissait, tout en les retenant auprès de lui comme otages, parce que leur autorité et leur salut exerçaient une grande influence sur leurs proches et sur leurs compatriotes. A l'arrivée du roi Guillaume, qui se présentait avec la plus grande gloire, toute la Normandie se livra aux transports de la joie. Quoique l'on se ressentît encore de l'hiver et que le carême durât encore, les évêques et les monastères commencèrent les fêtes de Pâques, partout où se présentait le nouveau roi; on ne négligeait rien de ce qu'il est d'usage de faire dans ces cérémonies honorifiques; on y ajoutait même tout ce qu'on pouvait inventer de nouveau. Tout ce zèle fut aussitôt récompensé par des dons de toute espèce, tels que des manteaux, de l'or, et beaucoup d'autres libéralités en faveur des autels et des serviteurs du Christ. Celles des églises qu'il ne put visiter de sa personne témoignèrent leur joie des présents qu'elles reçurent. On célébra la Pâque au couvent de la Sainte-Trinité à Fécamp, où se réunit une grande affluence de prélats, d'abbés et de nobles personnages. Radulphe, comte de Mantes, beau-père de Philippe roi des Français, et beaucoup de seigneurs de France s'y trouvèrent. Ils considéraient avec curiosité les enfants de la Bretagne anglaise, portant les cheveux longs; ils admiraient les vêtements tissus en or ou relevés en bosses de même métal, que portaient le roi et les seigneurs de sa suite; ils prodiguaient les éloges à la beauté des vases d'or et d'argent et aux cornes de buffle revêtues d'or à leurs extrémités; les Français remarquaient beaucoup de choses de ce genre qui tenaient à la magnificence royale, et de retour chez eux les citaient comme des nouveautés admirables. Après avoir célébré la solennité de Pâques, le roi fit dédier la basilique de Sainte-Marie sur Dive et y assista respectueusement avec un grand concours de seigneurs et de particuliers, le jour des calendes de mai (Ier mai). Il fit proclamer par un héraut plusieurs édits très-avantageux au peuple. Ensuite, le jour des calendes de juillet (premier juillet), il fit faire la dédicace de Sainte-Marie de Jumiège, et assista avec respect à la célébration des saints mystères. Il fit à ces églises de grands dons aux dépens de ses domaines, et les honora dévotement de sa présence pendant qu'on y célébrait les mystères sacrés. Maurille fit humblement cette dédicace avec les évêques ses suffragants; peu de temps après, la douzième année de son épiscopat, il fut obligé de garder le lit. S'étant acquitté de tous les devoirs d'un religieux serviteur de Dieu, il se rendit auprès de son créateur qu'il avait servi long-temps, le 5 des ides d'août (9 août); son corps fut porté et honorablement enterré devant le crucifix dans l'église épiscopale que lui-même avait dédiée à sainte Marie mère de Dieu, cinq ans auparavant (Ier de l'indiction). Richard, fils d'Herluin, chanoine de cette église, composa son épitaphe, qui fut tracée en lettres d'or sur une lame de cuivre; la voici: «Citoyens humains, ne refusez pas une larme au moine Maurille votre pontife. Né à Rheims, ce fut Liége, mère des études, qui l'abreuva à la triple fontaine de la philosophie. Ce fut pour vous qu'il conduisit jusqu'à sa perfection cet édifice que d'autres que lui avaient commencé; il éprouva une vive allégresse à le combler de présens. Bienheureux Laurent, quand les sobres serviteurs du Christ célébraient la veille de ta fête, Maurille quitta ce monde et alla dans les cieux célébrer ces fêtes glorieuses.» Après la mort de son prélat, l'église de Rouen choisit pour archevêque Lanfranc, abbé de Caen: ce choix fut approuvé très-volontiers par le roi Guillaume, par les grands et par tout le peuple; mais cet homme dévoué à Dieu, et rempli d'humilité, refusa le fardeau d'une si grande dignité et fit tous ses efforts pour porter à ce point de grandeur Jean, évêque d'Avranches. Pour que cette opération se fît canoniquement, Lanfranc alla à Rome et obtint du pape Alexandre son consentement à l'ordination du prélat; et, ce qui était à la fois honorable pour lui-même et pour la Normandie, il apporta le saint pallium et le consentement qu'il avait demandé. Ainsi Jean fut tiré du siége d'Avranches, qu'il avait occupé sept ans et trois mois, et devint archevêque de la métropole de Rouen. Il était animé d'une grande ardeur de vertu en paroles et en actions, et comme Phinée, il avait un zèle excessif contre les vices. Pour ce qui concerne la dignité du siècle, il brillait de l'éclat d'une grande noblesse. En effet, il était fils de Radulphe, comte de Bayeux, qui était frère utérin de Richard-le-Vieux, duc des Normands. Il gouverna courageusement et activement sa métropole pendant dix ans, et travailla avec constance à enlever aux prêtres impudiques les concubines qu'ils entretenaient: tandis qu'il leur adressait ces défenses en plein synode sous peine d'anathême, il fut poursuivi et frappé de pierres pendant qu'il fuyait de l'église, et s'écria avec force: «0 mon Dieu, les gentils ont envahi ton héritage.» Il fut remplacé par un Italien nommé Michel, très-savant dans les lettres, vénérable par le zèle qu'il avait pour la religion, et qui fut promu par une élection légitime au trône épiscopal d'Avranches. Ce pasteur, digne d'éloges, fleurit plus de vingt ans, et, vieillard bienheureux, mourut dans le temps du duc Robert. A sa mort, Turgis lui succéda, et déjà depuis trente ans il gouverne son église. [4,3] III. Cependant les Anglais étaient opprimés par le faste des Normands, et éprouvaient les plus graves outrages de la part des gouverneurs qui méprisaient les avis de leur roi. Les officiers inférieurs qui gardaient les places fortes opprimaient cruellement les habitants du pays, tant nobles que de moyenne condition, et les accablaient de vexations et d'outrages. L'évêque Odon lui-même, et Guillaume, fils d'Osbern, lieutenant du roi, dans l'emportement de leur orgueil excessif, ne daignaient pas prêter raisonnablement l'oreille aux plus justes réclamations des Anglais, ni se servir pour eux des balances de l'équité. En effet, ils protégeaient leurs hommes d'armes qui employaient la violence pour commettre des vols et pour ravir des femmes; on n'employait la rigueur que contre ceux qui, atteints de graves offenses, osaient élever des plaintes. Les Anglais gémissaient profondément sur leur liberté ravie; et chacun employait toutes les ressources de son imagination pour trouver les moyens de secouer un joug intolérable et jusqu'alors inaccoutumé. En conséquence, les conjurés s'adressèrent à Suénon, roi des Danois, et lui offrirent le trône d'Angleterre, que ses aïeux, Suénon et Canut, avaient autrefois conquis. Quelques-uns s'exilèrent volontiers afin de s'affranchir ainsi de la puissance des Normands; d'autres allèrent implorer le secours de l'étranger pour rengager la lutte avec les conquérants. Plusieurs, qui étaient dans la fleur de leur belle jeunesse, gagnèrent les contrées lointaines et s'offrirent courageusement pour combattre dans les troupes d'Alexis, empereur de Constantinople. Ce prince était doué d'une grande sagesse et d'une admirable générosité. C'est contre lui que Robert Guiscard, duc de la Pouille, avait pris les armes avec toutes ses forces pour soutenir Michel, que les Grecs, indignés de son despotisme, avaient chassé du trône impérial. Les exilés anglais furent reçus favorablement par l'empereur grec, qui les opposa aux légions normandes, dont il était pressé vivement. L'auguste Alexis commenca à fonder pour les réfugiés, au-delà de Byzance, une ville que l'on appela Chevetot; mais comme les Normands ravageaient le pays, Alexis ramena ses hôtes dans la ville royale, et leur donna son principal palais avec de grandes sommes d'argent. C'est de là que les Saxons-Anglais gagnèrent l'Ionie, furent, ainsi que leurs successeurs, fidèlement attachés au saint Empire, et sont restés jusqu'à ce jour pourvus de grands honneurs dans la Thrace et toujours chers à César, au sénat et au peuple. Accablés de vexations de toute espèce de la part des Normands et portés ainsi à la révolte, les Anglais envoyèrent des députés à Boulogne, et prièrent le comte Eustache de venir en toute hâte avec une flotte bien pourvue d'armes et de soldats pour s'emparer de Douvres. Ils avaient eu autrefois contre lui de grands motifs de haine; mais comme ce comte et le roi étaient devenus ennemis, et que d'ailleurs ils savaient par expérience combien il était guerrier habile et heureux, ils se raccommodèrent avec lui, et firent tous leurs efforts pour lui livrer les fortifications de Douvres, contre les intérêts de Guillaume. Dès qu'il eut reçu le courrier des gens de Kent, Eustache, dont la flotte était prête, s'embarqua, et, dans le calme de la nuit, traversa rapidement le détroit afin de surprendre la place où l'on était loin de l'attendre. Il avait avec lui beaucoup de chevaliers; mais il n'amena que quelques chevaux. Tout le voisinage s'arma, et surtout une troupe de gens de Kent qui firent tous leurs efforts pour bien seconder Eustache. L'évêque de Bayeux et Hugues de Montfort, qui étaient principalement chargés de la défense de Douvres, avaient passé la Tamise et emmené avec eux la plus grande partie de leurs troupes. Si le siége eût duré deux jours, il fût accouru un plus grand nombre d'ennemis des contrées voisines; mais tandis que les assiégeants s'efforçaient d'emporter la place par une attaque vigoureuse, la garnison ne perdit pas de temps pour la défendre, et se porta avec ardeur aux lieux qui pouvaient être menacés. On combattit de part et d'autre avec une grande opiniâtreté pendant quelques heures de la journée; mais Eustache, ayant conçu de la méfiance sur le succès de son entreprise et craignant qu'une attaque de ses ennemis ne le forçât à fuir honteusement, fit donner le signal de la retraite vers les vaisseaux. Les assiégés ouvrirent aussitôt leurs portes, et, sortant vaillamment, mais avec précaution, tombèrent sur les traîneurs. Les fuyards, persuadés que l'évêque de Bayeux venait d'arriver à l'improviste avec une troupe nombreuse, furent saisis d'une telle frayeur qu'ils se précipitèrent du haut dés rochers escarpés, et perdirent ainsi la vie plus honteusement que sous le glaive de l'ennemi. Dans cette déroute, il périt beaucoup de monde par des genres de mort fort différents: la plupart, ayant jeté leurs armes, se tuèrent en tombant sur la pointe des rochers; quelques-uns périrent par leurs propres armes en se précipitant avec leurs compagnons; beaucoup d'autres, blessés mortellement ou broyés par la chute, roulaient vivants encore jusque dans les flots de la mer. Il y en eut même un grand nombre qui, tremblants et trop inquiets sur leur salut, se jetant sans précaution sur les bâtiments, et les faisant enfoncer sous le poids de la multitude, périrent submergés. La cavalerie normande en prit ou tua autant qu'elle en put trouver. Quant à Eustache, il fut sauvé par la vitesse de son cheval, la connaissance qu'il avait des chemins, et le bonheur qu'il eut de trouver un vaisseau tout prêt. Son neveu, jeune et très-noble chevalier, fut fait prisonnier. Un grand nombre d'Anglais s'échappa en se dispersant par des chemins détournés, parce que la garnison, peu nombreuse, ne put suivre tant de monde fuyant par tant de routes diverses. Peu de temps après, le comte Eustache se réconcilia avec le roi Guillaume, et dès lors lui resta longtemps attaché par les liens de l'amitié. Ce comte était d'une grande noblesse, issu de la famille de Charlemagne, célèbre roi des Francs. Sa puissance n'était pas inférieure à sa noblesse, puisqu'il était prince souverain des trois comtés de Boulogne, de Guines et de Térouane. Il avait pris pour femme l'illustre et pieuse Itta, sœur de Godefroi, duc de Lorraine, de laquelle il eut trois fils, Godefroi, Baudouin et Eustache, et une fille qui épousa Henri IV, empereur des Allemands. Tandis que la plupart des Anglais, regrettant la perte de leur ancienne liberté qu'ils desiraient recouvrer, préparaient des révoltes, plusieurs hommes de la même nation se montrèrent fidèles à Dieu et respectèrent le roi qu'il avait établi, d'après ce précepte de l'apôtre, qui dit: «Craignez Dieu; honorez le roi.» Ainsi le comte Coxon très-distingué parmi les Anglais pour son origine et sa puissance, remarquable d'ailleurs par la prudence singulière et l'honnêteté de son esprit, était fidèlement attaché au roi Guillaume et servait sa cause avec beaucoup de zèle. Ses voisins étaient fort éloignés de partager ses dispositions; en effet, ils étaient fauteurs ou complices des entreprises les plus criminelles. C'est pourquoi ils le provoquaient de toutes manières, l'assiégeaient de prières, de menaces et de protestations, afin de le déterminer à quitter le parti des étrangers, et à se rendre aux vœux des hommes de bien de sa nation et de sa famille. Tandis que son esprit, fermement attaché à la probité, ne s'écartait pas de la droiture, ses compatriotes irrités lui tendirent des embûches, et l'assassinèrent à cause de l'intégrité de sa bonne foi. C'est ainsi que cet homme excellent prouva par sa mort que la majesté du Seigneur doit être toujours chère à des sujets fidèles. Alors Adelred, primat d'Yorck, et quelques autres pontifes s'occupaient activement des intérêts du roi, parce que, connaissant les avis du sage, ils voulaient suivre l'équité: «Mes enfants, dit-il, craignez Dieu et le roi.» En même temps quelques-uns des plus sages parmi les citoyens des villes, quelques chevaliers distingués par leurs noms et leurs richesses, et beaucoup d'hommes du peuple prenaient vivement parti pour les Normands contre leurs propres compatriotes. Cependant le roi Guillaume, resté en Normandie, ne négligeait pas de pourvoir au maintien d'une longue tranquillité, avec une grande sollicitude: de l'avis des hommes sages, il rendit en faveur des pauvres comme des riches, des lois justes et d'équitables jugements; il établit dans toutes les provinces de la Neustrie des juges et des gouverneurs excellents. Il délivra d'injustes exactions, par les priviléges et les garanties royales qu'il donna, les monastères sacrés et les fonds dont on leur avait fait donation. Il annonça par la voix du héraut la paix dans toutes ses terres, tant aux étrangers qu'aux hommes du pays, en même temps qu'il proclama rigoureusement des peines justes et graves contre les brigands, les séditieux et tous les perturbateurs de la tranquillité publique. Pendant ce temps-là, il lui venait d'outre-mer des rapports de diverse nature, qui mêlés de bien et de mal l'inquiétaient beaucoup. La malveillance des Anglais, secondée par l'effort des Danois et des autres nations barbares, menaçait les Normands d'un massacre général. En conséquence, Guillaume confia le gouvernement de la Neustrie à Mathilde sa femme, et à son fils Robert, qui était encore fort jeune; il leur donna pour conseil dans l'administration de l'Etat plusieurs hommes capables, pris parmi les prélats religieux, et les grands les plus habiles. Ensuite dans la sixième nuit de décembre, il se rendit à l'embouchure de la rivière de Dieppe, au dessous de la ville d'Arques; dès la première veille d'une nuit très-froide, il profita d'un vent de sud pour mettre à la voile, et dès le matin il arriva heureusement au rivage opposé, dans un port que l'on appelle Winchelsea. Déjà les vents d'hiver rendaient la mer très-orageuse; mais ce jour-là l'Eglise de Dieu célébrait la fête de saint Nicolas, évêque de Myre, et dans la Normandie chacun priait fidèlement pour son pieux monarque. Aussi la toute-puissance de Dieu, qui conduit heureusement tous les hommes partout, et toujours ceux qu'il veut choisir, dirigea le bon prince vers le port du salut, parmi les tempêtes de l'hiver. Dans ce voyage, le roi amena avec lui Roger de Mont-Gomeri, qu'à son départ pour la première expédition d'outre-mer, il avait laissé avec la duchesse son épouse pour gouverner la Normandie. Il lui donna d'abord Chester et Arundel, et quelque temps après le comté de Shrewsbury. [4,4] IV. A l'arrivée du roi, les Anglais s'empressèrent de lui faire une digne réception, et il fut accueilli également bien par les moines et par les séculiers. Il célébra à Londres la nativité du Seigneur, et témoigna avec beaucoup d'adresse les plus grands égards aux prélats et aux seigneurs du pays. Il accueillait chacun avec d'affectueuses caresses, leur donnait gracieusement le baiser de bienvenue, et montrait à chacun la plus grande affabilité. Il accordait de bonne grâce tout ce qu'on lui demandait; écoutait avec empressement les renseignements et les avis qu'on lui donnait. C'est par cet artifice que souvent on ramène ceux qui seraient tentés de s'éloigner. Tantôt il usait à l'égard des Gallois d'autant de soins et d'adresse; tantôt il avertissait les Anglais de se tenir toujours et partout en garde contre les piéges et les ruses de leurs ennemis. Toutes les villes et les contrées où il s'était rendu, ou qu'il avait fait occuper, lui obéissaient au moindre signal. Quant aux cantons de l'ouest et du nord du royaume, l'orgueil et l'audace y étaient au comble; et même sous le roi Edouard et ses prédécesseurs, ces pays n'avaient obéi aux rois d'Angleterre qu'autant que cela leur convenait. Exeter tenta la première de venger la liberté; mais attaquée vaillamment parles plus vaillants athlètes, elle fut obligée de se soumettre à la servitude. Cette ville est riche et ancienne; elle est située dans une plaine, fortifiée avec beaucoup de soin, distante d'environ deux milles du rivage de la mer, où l'on arrive par le plus court trajet, soit de l'Irlande, soit de la Petite-Bretagne. Elle était au pouvoir de citoyens furieux, dont la multitude considérable se composait de jeunes gens et de vieillards, tous ennemis obstinés des hommes d'origine française. Ils avaient appelé, dans leur ardeur belliqueuse, de nombreux défenseurs des contrées voisines; ils retenaient tous les marchands étrangers qui leur semblaient propres à la guerre; ils restauraient leurs murailles et leurs tours, et faisaient tout ce qu'ils croyaient nécessaire à leur défense. Ils engageaient, par des députations, les villes voisines à conspirer avec eux, et se préparaient, de tous leurs moyens, à résister à un prince étranger avec lequel jusque là ils n'avaient eu aucun rapport. Aussitôt que Guillaume eut acquis la certitude de ces entreprises, il manda aux principaux de la ville de venir lui jurer fidélité. Ceux-ci répondirent en ces termes: «Nous ne prêterons point serment au roi, et nous ne le recevrons point dans notre ville; mais nous lui paierons le tribut selon l'ancienne coutume.» Alors le roi leur répondit: «Ce n'est point ma coutume de recevoir des sujets à de telles conditions.» Il entra aussitôt avec son armée sur leur territoire, et fit marcher en avant un corps d'Anglais. Les principaux de la ville, ayant appris l'arrivée des troupes de Guillaume, allèrent au devant de lui, lui demandèrent la paix, lui promirent d'ouvrir les portes de la ville, de faire tout ce qui leur serait commandé, et donnèrent autant d'otages que le roi en voulut. Dès leur retour auprès de leurs concitoyens, qui craignaient beaucoup d'être punis du crime de leurs préparatifs de résistance, ceux-ci continuèrent à se disposer à la guerre, et s'encouragèrent de toutes sortes de manières à combattre leur ennemi. Le roi ayant appris ces choses, comme il s'était arrêté à quatre milles de la place, fut saisi de colère et d'étonnement. En conséquence, il s'avança en toute hâte avec cinq cents cavaliers, afin de visiter le terrain et les murailles, et de voir ce que faisaient les habitants. Les portes étaient fermées, d'épais bataillons couvraient les remparts et tout le tour des murailles. Enfin, le roi fit approcher l'armée, et, près d'une des portes, il fit crever les yeux à l'un des otages. Rien ne put fléchir l'opiniâtreté de ce peuple furieux, ni la crainte, ni la pitié pour les autres otages; et il se disposa avec toute l'obstination de la fureur à défendre ses foyers. Le roi fit investir la ville sans aucun retard; il l'attaqua avec toute l'audace possible, et pendant plusieurs jours s'appliqua sans relâche à combattre les citoyens sur leurs murailles, et à saper les fortifications au dessous d'eux. Enfin les magistrats, forcés par la vigueur avec laquelle l'ennemi les attaquait, se décidèrent fort à propos, et descendirent jusqu'à la prière. La plus belle jeunesse et les vieillards se rendirent auprès du roi, avec les prêtres portant les livres sacrés et les ornements de l'église. Aussitôt le prince, adouci, employa la clémence envers ceux qui se prosternaient humblement à ses pieds: il pardonna au peuple qui confessait son crime, comme s'il eût ignoré que ces gens lui avaient résisté insolemment, et avaient usé d'outrages et de cruauté envers les chevaliers qu'il avait envoyés de Normandie, et que la tempête avait jetés dans leur port. Les habitants d'Exeter furent comblés de joie et rendirent grâce à Dieu de ce que, après tant de courroux et de menaces terribles, ils avaient l'espoir de traiter de la paix avec le roi étranger. Guillaume leur laissa leurs biens; il s'assura des portes de la ville en y mettant une garde forte et fidèle, afin d'empêcher que le gros de l'armée ne se jetât tout à coup dans la place, et ne pillât violemment les citoyens. Il fit, dans l'intérieur des murs, le choix d'un local pour y élever un château, et y laissa Baudouin de Meules, fils du comte Gislebert, avec quelques autres de ses principaux officiers qui devaient présider à la confection des travaux nécessaires et assurer la possession de la ville. Il se rendit ensuite dans le pays de Cornouailles. Après avoir rétabli partout la tranquillité, il donna relâche à son armée, et retourna à Winchester pour célébrer les fêtes de Pâques. [4,5] V. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1068, le roi Guillaume envoya en Neustrie des délégués d'une grande distinction, et ordonna à Mathilde sa femme de venir le rejoindre. Elle s'empressa d'obéir aussitôt aux ordres de son mari, et passa la mer avec un grand concours d'hommes et de femmes nobles. Parmi les clercs qui remplissaient auprès d'elle les fonctions du culte divin, on remarquait le célèbre Gui, évêque d'Amiens, qui déjà avait mis en vers le récit de la bataille de Hérald contre Guillaume. Adelred, métropolitain d'Yorck, qui avait sacré le mari, donna aussi l'onction à Mathilde, qu'il associa aux honneurs de la royauté, le jour de la Pentecôte de la seconde année du règne de Guillaume. Décorée du diadême royal, la princesse, avant le terme d'une année, mit au monde un fils nommé Henri, que le roi établit héritier de tous ses domaines en Angleterre. Aussitôt que ce prince eut acquis l'âge de l'instruction, il se forma dans les lettres, et, après la mort de ses parents, il se livra courageusement aux exercices militaires. Enfin, dans tout l'éclat des titres que lui assuraient ses mérites, il occupa plusieurs années le trône paternel. La même armée, Edwin et Morcar, jeunes gens distingués, fils du comte Elfgar, se révoltèrent; leur rébellion eut de nombreux imitateurs, dont les entreprises audacieuses troublèrent violemment le royaume d'Albion. Quand le comte Edwin avait traité avec Guillaume, et lui avait assuré la soumission de son frère, ainsi que de près du tiers du royaume d'Angleterre, le roi lui avait promis sa fille en mariage; mais ensuite par la décision frauduleuse des Normands, trop jaloux à la fois et trop avides, le roi refusa à ce noble jeune homme la princesse qu'il desirait et qu'il attendait depuis long-temps. Edwin en courroux se détermina, avec son frère, à déployer l'étendard de la rébellion: ils furent bientôt suivis de la plupart des Anglais et des Gallois. Ces frères étaient attachés avec ferveur au culte de Dieu, et respectaient beaucoup les hommes vertueux. Leur beauté était remarquable; leur famille noble et considérable; leurs Etats vastes et puissants, et leur popularité immense. Les clercs et les moines faisaient pour eux de fréquentes oraisons, et des troupes de pauvres ne laissaient point passer un jour sans prier pour eux. Le comte Elfgar avait bâti le couvent de Coventry, et l'avait largement doté de revenus considérables, pour la nourriture des moines qui y étaient établis. Godiova, comtesse pleine de religion, donna tous ses biens à cette église, et ayant fait venir des orfèvres, leur remit tout ce qu'elle avait d'or et d'argent pour faire des ornements sacrés, des croix, des images de saints et d'autres objets admirables, dont elle fit don dévotement. Ces vertueux époux dévoués à Dieu, et recommandables par leurs sentiments religieux, eurent une belle famille digne des plus grands éloges, savoir: Edwin, Morcar, et une fille nommée Aldit, qui épousa d'abord Witfrid, roi des Gallois, après la mort duquel elle s'unit à Hérald, roi des Anglais. Au moment où les Normands versaient le plus de sang et accablaient les Anglais sous le poids d'intolérables vexations, Bliden, roi des Gallois, vint au secours de ses oncles, et amena avec lui une multitude de Bretons. Un grand nombre des principaux Anglais et Gallois se réunirent en conseil, et se plaignirent généralement des outrages et de la tyrannie que les Normands et leurs partisans faisaient ressentir d'une manière accablante à l'Angleterre désolée. Ils envoyèrent dans toutes les contrées du royaume des députés pour soulever contre l'ennemi tous ceux que l'on pouvait rejoindre, soit à découvert, soit en secret. L'accord fut unanime, et pour recouvrer la liberté, on conspira avec audace; et la conjuration contre les Normands se prononça avec énergie. De grands troubles s'élevèrent dans les contrées au-delà de l'Humber. Les révoltés s'établirent dans les forêts, dans les marais, sur les rivages de la mer et dans quelques villes fortifiées. La fureur fut portée jusqu'à l'ardeur la plus vive dans la ville d'Yorck, et la sainteté même de son prélat ne put la calmer. La plupart s'établirent sous des tentes, et, pour ne pas s'amollir, dédaignèrent d'habiter dans des maisons: c'est ce qui fit que quelques-uns d'eux furent appelés Sauvages par les Normands. En conséquence de ces mouvements, le roi visita avec sollicitude les lieux les plus inaccessibles de son royaume, et fortifia les positions avantageuses, pour arrêter la marche de l'ennemi. Les provinces anglaises avaient très-peu de ces fortifications que les Français appellent des châteaux: c'est pourquoi les révoltés, quoique belliqueux et entreprenants, avaient peu de moyens de résister à leurs ennemis. Le roi éleva un fort près de Warwick, et en confia la garde à Henri, fils de Roger de Beaumont. Alors Edwin et Morcar sentant, ainsi que leurs partisans, que l'issue de la guerre était douteuse, sollicitèrent du roi leur grâce qu'ils obtinrent, du moins en apparence. Le roi construisit un fort à Nottingham, et en remit la défense à Guillaume Péverel. Dès que les habitants d'Yorck apprirent ces événements, ils se hâtèrent, dans la crainte qu'ils éprouvaient, de se rendre, pour prévenir l'emploi de la force, et remirent au roi les clefs de leur ville ainsi que plusieurs otages. Toutefois, comme leur foi lui était suspecte, le roi éleva dans la ville même un fort dont il donna la garde à des troupes d'élite. Ce fut alors qu'Archill, le plus puissant de la Northumbrie, fit un traité avec le roi et lui remit son fils en otage. L'évêque de Durham obtint les bonnes grâces de Guillaume, intervint comme médiateur en faveur de Malcom, roi des Ecossais, et lui porta en Ecosse les conditions acceptées. Quoique Malcom eût été sollicité par les Anglais, et que pour les secourir il eût préparé une puissante expédition, cependant, ayant appris qu'il était question de paix, il resta tranquille et renvoya avec joie ses députés, accompagnés de l'évêque de Durham, pour prêter serment de fidélité au roi Guillaume. C'est ainsi que ce prince entendit bien ses intérêts, et se rendit agréable à son peuple en préférant la paix à la guerre; car la nation écossaise, quoique très-brave dans les combats, recherche toutefois le loisir et le repos, et n'aime pas à être inquiétée par ses voisins, plus occupée qu'elle est de se livrer aux exercices de la religion chrétienne qu'à ceux des armes. A son retour de cette expédition, le roi bâtit des forts à Lincoln, à Huntingdon et à Grimsby, et les plaça sous la garde de ses plus vaillants guerriers. [4,6] VI. Dans ces temps-là, quelques Normandes étaient en proie aux feux des passions les plus dévorantes, et, par de fréquents courriers, sollicitaient leurs maris de revenir promptement, ajoutant que, si leur retour n'était pas prochain, elles se pourvoiraient d'autres époux. Elles n'osaient pas encore se rendre auprès d'eux, à cause du peu d'habitude que l'on avait alors des voyages par mer, ni passer en Angleterre, où l'on était continuellement sous les armes, et où chaque jour on entreprenait de nouvelles expéditions qui ne se faisaient pas sans une grande effusion de sang de part et d'autre. Cependant, au milieu de tant de motifs de guerre, le roi voulait retenir près de lui ses chevaliers; à cet effet, il leur offrait d'une manière amicale des terres avec leurs revenus, ainsi qu'une grande puissance, et leur promettait de plus grands biens encore, quand tout le royaume serait délivré de ses ennemis. Les anciens barons et les meilleurs guerriers éprouvaient de leur côté toutes sortes d'inquiétudes en voyant le roi sans cesse au milieu des dangers de la guerre ainsi que leurs frères, leurs amis et leurs compagnons les plus intimes; d'un autre côté ils craignaient, s'ils venaient à partir, d'être regardés publiquement comme des traîtres infidèles et comme de lâches déserteurs. Mais que feraient ces honorables athlètes, si leurs femmes, entraînées par le libertinage, allaient souiller par l'adultère le lit conjugal, et marquer leur lignée de la tache ineffaçable de l'infamie? D'après ces motifs, Hugues de Grandménil, qui possédait le comté des Géwisses, c'est-à-dire, du pays de Winchester, et son beau-frère Onfroi du Tilleul, qui avait reçu la garde du fort de Hasting dès le premier jour de sa construction, partirent, ainsi que plusieurs autres seigneurs, et abandonnèrent tristement, et malgré eux, leur prince accablé de travaux chez un peuple étranger. Ils allèrent donc servir en Neustrie le libertinage de leurs dames; mais ils ne purent jamais par la suite, ni eux ni leurs héritiers, recouvrer les biens qu'ils abandonnèrent ainsi, après les avoir acquis. L'Angleterre était accablée de calamités de tout genre, et succombait sous le poids des maux que lui faisaient éprouver ses propres enfants, non moins que les étrangers. L'incendie, le brigandage, les meurtres journaliers attaquaient, frappaient, renversaient et brisaient, pour ainsi dire, les peuples malheureux. L'infortune rassemblait dans les mêmes filets et vaincus et vainqueurs que réunissait l'adversité, précipitant sans distinction la chute de tous, sous le glaive ou par l'atteinte de la famine et de la peste, selon que le Tout-Puissant arbitre en décidait pour chacun. En considérant tous les obstacles qu'il trouvait sur cette terre, Guillaume convoqua les chevaliers qu'il avait à sa solde, et leur permit avec bonté de retourner chez eux, chargés des présents qu'ils avaient reçus de la munificence royale pour leur service militaire. La troisième année de son règne, le roi Guillaume donna le comté de Durham à Robert de Comines, qui entra en toute confiance dans la ville avec cinq cents hommes d'armes. Dès la première nuit, les citoyens se réunirent et massacrèrent ce seigneur et tous les siens, à l'exception de deux qui se dérobèrent par la fuite au sort qui les menaçait. Ces braves gens ne purent se défendre, ayant été trahis par la ruse et accablés par la multitude. Peu de temps après, Robert, fils de Richard, chargé de la garde d'Yorck, fut tué avec un grand nombre des siens. Désormais les Anglais reprirent courage contre les Normands, par lesquels ils voyaient vexer outre mesure leurs confrères et leurs amis. La foi, les serments, le salut des otages leur parurent peu de chose dans leur courroux, lorsqu'ils virent la perte de leurs patrimoines et le meurtre de leurs parents et de leurs compatriotes. Marius le Suève, Caïus Patrice, Edgard Archill et plusieurs autres seigneurs puissants et factieux se réunirent, rassemblèrent les forces de leurs concitoyens et de leurs voisins, et ne craignirent pas d'attaquer les fortifications que le roi avait élevées dans Yorck. Guillaume, surnommé Mallet, gouverneur du château, annonca au roi qu'il serait obligé de se retirer si les assiégés ne recevaient un prompt secours. Le roi accourut au plus vite, fondit sur les assiégeants, et n'épargna personne. Beaucoup d'entre eux furent pris, un plus grand nombre tués, et le reste mis en fuite. Le roi passa huit jours dans la ville, y construisit une seconde forteresse, et y laissa pour la garder le comte Guillaume, fils d'Osbern. Le roi satisfait retourna à Winchester, et y célébra les fêtes de Pâques. Après son départ, les Anglais se réunirent de nouveau pour attaquer les deux citadelles; mais le comte Guillaume les ayant chargés vivement avec ses troupes dans une certaine vallée, les révoltés eurent le dessous: plusieurs furent pris ou tués, les autres ne firent que différer par la fuite le moment de leur mort. Sans cesse occupé par les révoltes qui 's'élevaient de toutes parts, le roi Guillaume renvoya en Normandie Mathilde, sa femme, qu'il aimait tendrement, afin qu'à l'abri des troubles qui agitaient l'Angleterre, elle pût vaquer en paix aux exercices religieux et conserver intacts au jeune Robert les Etats qui lui appartenaient. Cette princesse était cousine de Philippe, roi des Français; elle tirait son origine des rois de France et des empereurs d'Allemagne, et ne brillait pas moins par l'excellente noblesse de son sang que par la pureté de ses mœurs. Son illustre époux eut d'elle plusieurs enfants de l'un et de l'autre sexe, qu'ils avaient vivement desirés, savoir, Robert et Richard, Guillaume-le-Roux et Henri, Agathe et Constance, Adelise, Adèle et Cécile, dont la destinée a été fort différente dans ce monde si mobile, et a fourni aux philosophes éloquents l'ample matière de volumes considérables. Quant à la reine, elle fut comblée à la fois de toutes les faveurs, puisqu'elle réunissait la beauté, la naissance, la science, l'éclat des mœurs et des vertus, et, ce qui est plus digne encore d'un éloge immortel, une foi robuste et un amour ardent pour le Christ. Pendant que son mari subissait les épreuves les plus rudes dans la carrière des armes, elle multipliait journellement ses aumônes, au-delà de tout ce que l'on peut dire. [4,7] VII. Les deux fils de Hérald, roi d'Angleterre, vivement affligés de la mort de leur père et de l'expulsion des siens, s'étaient réfugiés chez Dirmet, roi d'Irlande. Soutenus par ce prince et par les grands de son royaume, ils abordèrent à Exeter avec soixante-six vaisseaux chargés de troupes. Puis, quittant le rivage de la mer, ils pénétrèrent dans l'intérieur, ravagèrent le pays avec audace, et, dans leur fureur, s'efforcèrent de commettre les plus grands ravages par le fer et par le feu. Aussitôt Brienn, fils d'Eudes, comte de la petite Bretagne, et Guillaume Gualdé marchèrent en armes à leur rencontre, et, dans deux combats livrés le même jour, réduisirent cette horrible multitude à un si petit nombre de fuyards, que ce qui en resta se jeta sur deux bateaux et alla remplir l'Irlande de deuil; et si la nuit n'eût pas mis fin au combat, il n'aurait pas échappé un seul homme pour annoncer ce désastre. Ce fut justement qu'un tel présage frappa ces princes qui cherchaient à venger le tyran dont ils étaient les fils, et ceux qui leur prêtaient assistance dans cette entreprise. Pendant ces événemens, Gisa, femme de Godwin, et mère de Hérald, emporta en secret de grands trésors, et, dans la crainte que lui faisait éprouver le roi Guillaume, passa en France pour n'en pas revenir. Dans ce temps-là, Suénon, roi de Danemarck, équipa avec grand soin une flotte considérable sur laquelle il fit monter des Danois et des Anglais: il mit à la tête de l'expédition ses deux fils, Osbern son frère, deux évêques et trois comtes des plus distingués, et les envoya contre l'Angleterre. Ce monarque avait été fortement déterminé tant par l'argent et les prières constantes des Anglais, que par la ruine des siens qui avaient péri récemment dans le combat livré par Herald; il n'était pas moins porté à desirer le trône par ses droits de proche parent, puisqu'il était neveu du roi Edouard, et, par Emma, frère utérin de Hardicanut. Sa puissance était considérable; il rassembla toutes les forces de ses Etats, auxquelles il réunit de grands secours qu'il tira de ses amis et des contrées voisines. Il fut secondé par la Pologne, la Frise et la Saxe. La Leutécie aussi envoya des troupes auxiliaires pour se joindre aux forces anglaises. Cette contrée était habitée par un peuple nombreux qui, retenu encore dans les erreurs du paganisme, ne connaissait pas le vrai Dieu: embarrassé dans les filets de l'ignorance, il adorait Godève, Thur, Fréya, d'autres faux dieux et même les démons. Ce peuple est très-habile dans les combats de terre et de mer. Suénon l'avait vaincu ainsi que son roi et les avait soumis à sa puissance. Enorgueilli par ses nombreux triomphes, et pour augmenter encore sa puissance et sa gloire, Suénon envoya donc, comme nous l'avons dit, une grande flotte en Angleterre contre le roi Guillaume. Les Danois furent repoussés de Douvres par les troupes royales, qui marchèrent à leur rencontre; ils allèrent de là descendre à Sandwich, d'où ils furent encore repoussés par les Normands. Ayant trouvé la facilité de débarquer auprès d'Ipswich, ils se dispersèrent pour ravager le pays. Mais les habitants s'étant réunis, en tuèrent trente et forcèrent le reste à prendre la fuite. Sortis ensuite de Norwich pour une semblable excursion, ils furent attaqués par Radulphe de Guader, qui en tua beaucoup par le glaive, en fit noyer un grand nombre et força ce qui restait à s'embarquer honteusement, pour regagner la pleine mer. Le roi Guillaume était alors dans la forêt de Dan, et, suivant son habitude, s'y livrait aux plaisirs de la chasse. Aussitôt qu'il apprit l'arrivée des Danois, il expédia des ordres pour Yorck, afin de prévenir ses troupes de se tenir sur leurs gardes et de l'appeler même si, par hasard, la nécessité l'exigeait. Ceux qu'il avait chargés de la défense de cette place, lui mandèrent qu'ils n'auraient pas besoin d'être secourus avant un an. Déjà Adelin, Guallève, Sigvard et quelques autres Anglais très-puissants s'étaient réunis aux Danois. On était déjà parvenu à l'embouchure de l'Humber, rivière considérable; là Adelin, s'étant séparé de la troupe alliée, était allé butiner avec quelques-uns des siens. Chargés tout à coup par les gens du roi qui sortirent de Lincoln, ils furent tous pris, à l'exception de deux chevaliers qui s'échappèrent avec Adelin; et le bâtiment qui les avait apportés, abandonné par les hommes préposés à sa garde, fut mis en pièces. Les Danois marchèrent vers Yorck, et furent très-bien accueillis par les habitants du pays. Guallève, Gospatric, Marius-le-Suève, Elnocin, Archill, et quatre fils de Charles étaient les porte-enseignes, et précédaient les Norwégiens et les Danois. La garnison sortit étourdiment pour aller à leur rencontre, et livra, dans les murs de la place, un combat désavantageux. Comme elle était trop faible pour résister à tant de monde, tous les soldats furent tués et faits prisonniers; les forts abandonnés ouvrirent leurs portes. Pendant que le roi jouissait de la sécurité, on lui rapporta cet événement malheureux, et, grâces aux amplifications de la renommée, la terreur exagéra ce nombre des ennemis qui l'attendaient, disait-on, avec confiance pour le combattre. Le roi ne fut pas moins troublé par la douleur que par la colère et se disposa en toute hâte à marcher contre les Danois à la tête de son armée. Dans la crainte que ceux-ci éprouvèrent de se mesurer avec un si grand guerrier, ils se retirèrent sur l'Humber, et se fortifièrent sur la rive qui touche à Lindisfarney. Guillaume y marcha avec sa cavalerie, trouva quelques brigands dans des marais presque inacessibles, les fit passer au fil de l'épée et détruisit leurs retraites. Les Danois se sauvèrent sur l'autre rive, attendant l'occasion de pouvoir se venger eux et leurs camarades. Dans le même temps, les Saxons occidentaux de Dorset et de Sommerset se réunirent à leurs voisins pour attaquer Montaigu; mais, par la permission de Dieu, ils ne purent réussir dans leur entreprise, car les troupes de Winchester, de Londres, de Salisbury, arrivèrent conduites par Geoffroi, évêque de Coutances. Ils tuèrent plusieurs Saxons, mutilèrent une partie des prisonniers, et mirent en fuite le reste. Les Gallois et les habitants de Ghester allèrent assiéger la forteresse que le roi avait fait construire à Shrewsbury; ils furent soutenus par les habitants de la ville que commandait Edric Guilde, homme puissant et belliqueux, et par quelques autres Anglais très-insolents. Les habitants du comté d'Exeter en firent autant dans la ville, et dans toute la Cornouailles les habitants se soulevèrent. On appelle Cornes de Bretagne, c'est-à-dire Cornouailles, les dernières contrées des Anglais vers l'occident et l'Irlande. Les habitans d'Exeter étaient favorables au parti du roi, parce qu'ils se souvenaient encore des rigueurs dont ils avaient été l'objet. Aussitôt que le roi connut ces événements, il fit marcher au secours des places menacées, les deux comtes Guillaume et Brienn. Avant qu'ils fussent parvenus à Shrewsbury, l'ennemi, après avoir brûlé la place, s'était retiré. De son côté, la garnison d'Exeter avait fait une sortie à l'improviste, et chargeant impétueusement les assiégeants, les avait mis en déroute. Guillaume et Brienn s'étant portés à la rencontre des fuyards, en firent un grand carnage, et punirent ainsi leur témérité. Cependant le roi, qui se trouvait à Stafford, anéantit les chefs des rebelles avec une grande activité. Dans tous ces combats, le sang coula de part et d'autre, et le peuple, tant armé que désarmé, fut misérablement accablé de tous les genres de calamités. La loi de Dieu fut partout violée, et la rigueur des règles ecclésiastiques fut fort relâchée pour tout le monde. Partout les malheureux étaient mis à mort; les cœurs étaient excités et corrompus par les aiguillons de la cupidité et de la colère; et de part et d'autre les enfers recevaient une proie immense condamnée par Dieu, dont les jugements sont toujours très-équitables. Le roi Guillaume, à son retour de Lindisfarney, laissa son frère utérin, Robert, comte de Mortain, et Robert, comte d'Eu, pour arrêter la marche des Danois. Ceux-ci restèrent cachés quelque temps. Dès qu'ils crurent que tout était en sûreté autour d'eux, ils sortirent pour prendre part aux festins des habitants dans les maisons qu'on appelle des fermes: les deux comtes tombèrent sur eux à l'improviste, mêlèrent le carnage aux festins, et poursuivirent sans relâche leurs ennemis tremblants, qu'ils menèrent battants jusqu'à leurs navires. On annonça de nouveau que les mêmes brigands se rendaient à Yorck, pour célébrer la Nativité du Seigneur et se disposer au combat. Le roi arrivant en toute hâte de Notthingham, se trouva arrêté par la rivière de Pontefract, qui n'était pas guéable, et où il n'y avait pas de bateaux. Quoiqu'on lui persuadât de revenir sur ses pas, il n'y consentit point; il répondit qu'il n'était pas à propos de faire un pont, de peur que l'ennemi ne les chargeât soudain et ne trouvât, dans leur occupation même, une circonstance favorable pour les égorger. On fut retenu là pendant trois semaines. Un brave chevalier, nommé Lisois de Moutiers, se mit à sonder la rivière, et chercha un gué soit en remontant, soit en descendant; enfin et avec la plus grande difficulté, il trouva un lieu guéable, et passa avec soixante vaillants cavaliers, sur lesquels fondit une multitude d'ennemis; mais la défense fut si vigoureuse, que les Danois furent repoussés. Le lendemain, Lisois étant revenu fit part de sa découverte, et sans nul retard l'armée effectua son passage. On traversa les forêts, les marais, les montagnes et les vallons par des sentiers tellement étroits, qu'il n'y pouvait pas même passer deux hommes de front. C'est ainsi qu'on s'approcha d'Yorck; mais on apprit en même temps que les Danois avaient pris la fuite. Aussitôt le roi envoya des officiers et des chefs avec un grand corps d'hommes d'armes pour rétablir les forteresses de la ville, en même temps qu'il laissa d'autres troupes sur les rives de l'Humber, pour faire tête aux Danois. Quant à lui, il se rendit dans des lieux couverts de bois et presque inaccessibles, où l'ennemi se tenait caché; il s'attacha à le poursuivre sans relâche et dispersa ses camps sur une surface de cent milles. Dans l'exercice de sa vengeance, la plupart tombèrent sous le glaive; il détruisit les retraites de ceux qui restaient, dévasta les terres, et brûla les maisons avec ce qu'elles renfermaient. Jamais Guillaume n'avait montré tant de cruauté: il céda honteusement à ce vice, et ne daigna pas mettre un frein à ses ressentiments, frappant avec une même fureur les innocents et les coupables. Dans la colère qui le transportait, il fit réunir les moissons, les troupeaux, les aliments et les ustensiles de toute espèce, et les fit complétement brûler: ainsi toutes les ressources alimentaires furent également anéanties dans tout le pays au-delà de l'Humber. Il s'en suivit, en Angleterre, une disette si grave et si étendue, les calamités de la famine furent si affreuses, pour une population simple ou désarmée, que, de ces chrétiens de tout âge et de l'un et l'autre sexe, il périt plus de cent mille individus. Je n'ai point hésité, dans cette relation, à faire l'éloge de Guillaume dans beaucoup de circonstances; mais je n'ose le louer dans ce cas, où il frappa également et fit périr, dans la détresse de la famine, les bons et les méchants. En effet, je vois s'éteindre dans cet affreux désastre, et l'enfant innocent, et le jeune homme brillant au printemps de son âge, et le vieillard couvert de cheveux blancs; et touché d'une profonde pitié, j'aime mieux m'associer à la douleur et aux tourments de ce peuple infortuné que d'applaudir à l'auteur de tant de meurtres, et de me faire violence pour prodiguer de criminelles adulations. Sans hésiter, j'affirme que ce ne serait pas impunément que l'on pardonnerait cette meurtrière férocité. Le juge tout-puissant voit également les grands et les petits; ce vengeur sévère examinera les actions de tous et punira les crimes, afin de mettre partout en évidence les lois divines qui sont éternelles. [4,8] VIII. Pendant le cours de la guerre, Guillaume, étant à Winchester, ordonna d'apporter la couronne et les autres ornements royaux, ainsi que les vases nécessaires; il fit rentrer l'armée dans les forts et se rendit à Yorck pour y célébrer la Nativité de notre Sauveur. Il apprit qu'une nouvelle réunion d'ennemis s'était formée et se tenait cachée dans un endroit écarté du pays, qui était défendu de tous côtés par la mer et par les marais. Un seul point solide, large de vingt pieds seulement, conduisait à cette retraite. Les Danois y avaient réuni beaucoup de butin; ils y vivaient dans une grande sécurité, et ne croyaient pas qu'aucune force pût leur nuire. Toutefois, dès qu'ils apprirent que les troupes du roi approchaient, ils décampèrent la nuit au plus vite. Le roi, plein d'ardeur, poursuivit ces ennemis jusqu'à la rivière de Tées, et rompit les chemins, dont la difficulté fut telle que lui-même fut souvent obligé d'aller à pied. Il passa quinze jours sur cette rivière. Là, firent leur paix Guallère, qui était présent, et Gospatric, qui ne s'y trouva pas, mais qui fit prêter serment par ses envoyés. Après avoir vécu avec eux peu de temps auparavant, les Danois se trouvaient exposés à de grands dangers, ballottés qu'ils étaient par les flots et les vents, comme des pirates vagabonds. Ils n'étaient pas moins en proie à la famine qu'aux tempêtes. Il en périt une partie par le naufrage; ceux qui survécurent, ne soutinrent leur existence que par les plus vils aliments, non seulement la foule des soldats, mais encore les princes, les comtes et les pontifes. Les viandes qui, toute corrompues et pourries qu'elles étaient, avaient servi à leur nourriture, vinrent à leur manquer tout-à-fait. Ils n'osaient plus sortir pour butiner ni même gagner le rivage, par la crainte qu'ils avaient des habitants. Enfin les faibles restes de la grande flotte retournèrent en Danemarck, et racontèrent tristement à Suénon, leur roi, tous les malheurs qu'ils avaient éprouvés, l'extrême vigueur de l'ennemi, et la perte de leurs compagnons. Au mois de janvier, le roi Guillaume se mit en route et quitta la Tées pour se porter à Haugustald, par un chemin qui jusqu'alors avait été impraticable pour les armées, et où souvent, même à l'approche du printemps, la profondeur des vallées et les points les plus élevés sont inondés par les neiges. Mais le roi y passa au milieu des plus fortes gelées de l'hiver, et sa constance pleine de gaîté, fortifia le courage de ses soldats. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés que l'on termina ce voyage, pendant lequel on perdit un grand nombre de chevaux. Chacun était inquiet pour son propre salut, et s'occupait peu de ses chefs ou de ses amis. Dans ces conjonctures difficiles, le roi erra quelque temps, n'ayant pour toute escorte que six cavaliers, et passa une nuit entière sans savoir quelle route il devait tenir. De retour à Yorck, il rétablit plusieurs châteaux, et fit quelques dispositions pour l'avantage de la ville et du pays. Puis il prépara une expédition contre les peuples de Chester et du pays de Galles, qui, entre autres offenses, avaient récemment mis le siége devant Shrewsbury. L'armée qui avait souffert beaucoup jusque-là, craignait d'avoir plus encore à souffrir dans cette marche. En effet, on redoutait la difficulté des chemins, la rigueur de l'hiver, le manque de vivres, et la cruauté d'un ennemi redoutable. Les Angevins, les Bretons et les Manceaux prétendaient qu'on les accablait dans les places d'un service intolérable, et, se plaignant avec obstination, demandaient au roi leur renvoi. Ils disaient, pour justifier leurs desirs, qu'ils ne pouvaient servir un seigneur dont les entreprises étaient sans exemple et sans modération, et qui ordonnait sans cesse des choses inexécutables. Dans cette position difficile, le roi employa la fermeté de Jules-César: pour retenir les mécontents il ne daigna pas descendre aux prières et aux promesses. Il poursuivit avec courage le chemin où il s'était engagé, ordonna à ses fidèles bataillons de le suivre, et dit qu'il mépriserait, comme des lâches sans courage et sans vigueur, les déserteurs qui l'abandonneraient. Après de pénibles fatigues, il promit le repos aux vainqueurs, et dit que ce n'était que par les travaux que l'on pouvait parvenir aux honneurs. Il s'achemina donc, toujours infatigable, par un chemin jusqu'alors inaccessible aux chevaux, à travers des montagnes escarpées, de profondes vallées, des rivières et des courants dangereux, des gouffres et des ravins impraticables. Pendant que l'armée fit ce trajet, elle eut beaucoup à souffrir des pluies excessives et des grêles. Souvent toute l'armée était obligée de se nourrir de la chair des chevaux qui périssaient dans les marais. Le roi lui-même marchait souvent à pied avec agilité à la tête de l'armée, et secondait de ses propres mains les travailleurs les plus actifs. Enfin il conduisit l'armée en bon état jusqu'à Chester, et comprima royalement tous les mouvemens hostiles qui infestaient le pays des Merciens. Il bâtit un fort à Chester, et, à son retour, un autre à Stafford, et les pourvut l'un et l'autre abondamment de vivres et de défenseurs. Arrivé à Salisbury, il distribua largement des récompenses aux chevaliers pour les dédommager de toutes leurs souffrances. Il donna des éloges à ceux qui en avaient mérité, et les congédia avec beaucoup de remerciements. Pour témoigner son indignation aux déserteurs, il les retint quarante jours au-delà du départ de leurs camarades, et châtia ainsi un délit qui méritait une plus sévère punition. Le roi Guillaume célébra la Résurrection du Seigneur dans la ville de Winchester, où les cardinaux de l'Eglise romaine le couronnèrent solennellement. D'après sa demande, le pape Alexandre avait envoyé auprès de sa personne, en le considérant comme son plus illustre fils, trois légats spéciaux, Hermenfroi, évêque de Sion, et deux cardinaux chanoines; il les retint auprès de lui pendant l'espace d'une année presque entière, les écoutant et les honorant comme les anges de Dieu. Ils se comportèrent ainsi dans divers lieux et dans plusieurs négociations, et reconnurent quelles étaient les contrées qui avaient besoin de l'autorité et de l'ordination canonique. [4,9] IX. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1070, on tint à Windsor un concile important et très-utile: il fut présidé par le roi et les cardinaux. Stigand, déjà frappé d'anathême, y fut déposé. Ce prélat était souillé de parjures et d'homicides, et n'était point parvenu par la bonne porte au siége épiscopal: soutenu par les deux évêques de Norfolk et de Winchester, il y était monté par les infâmes degrés de l'ambition et de la supplantation. On déposa aussi quelques suffragants qui s'étaient montrés indignes du pontificat par leur vie criminelle et leur négligence des soins pastoraux. Deux prélats normands, chapelains du roi, Vauquelin et Thomas, furent nommés, le premier au siége de Winchester, le second à celui d'Yorck, pour remplacer, l'un l'archevêque déposé, l'autre l'évêque décédé. Ces nouveaux prélats étaient prudents, remplis de douceur et d'humanité, respectés de tout le monde, craignant et aimant Dieu de tout leur cœur. On remplaça quelques autres évêques par des prêtres appelés de la France, tous lettrés, de bonnes mœurs, et zélés pour les choses divines. Le roi Guillaume se montra louable en beaucoup de choses par le zèle qu'il manifesta pour ce qui était honnête. Il aima surtout dans les ministres de Dieu l'observation de la vraie religion, de laquelle dépendent la paix et la prospérité du monde. C'est ce que la renommée n'a cessé d'attester en tous lieux; c'est ce que les bonnes œuvres prouvent partout évidemment. En effet, quand un pasteur venait à quitter le monde, après avoir terminé le cours de sa vie, et que l'église de Dieu pleurait son veuvage, le prince, dans sa sollicitude, envoyait des délégués prudents au siége abandonné, et faisait dresser un état de tout ce qui appartenait à l'église, de peur que ses biens ne fussent dissipés par des tuteurs profanes; ensuite il convoquait les prélats, les abbés et d'autres sages conseillers, et prenait conseil d'eux, avec grand soin, afin de savoir quelle était la personne la plus propre à tenir la maison de Dieu pour les choses tant divines que séculières. Enfin ce monarque bienveillant établissait maître et chef de l'évêché ou de l'abbaye celui que le conseil des sages préférait pour le mérite de ses vertus et la sagesse de sa doctrine. Guillaume tint à ces principes durant cinquante-six ans, pendant lesquels il gouverna le duché de Normandie ou le royaume d'Angleterre. C'est ainsi qu'il légua à la postérité de bons exemples et des habitudes religieuses. Il avait en toutes choses horreur de la simonie; aussi, dans le choix des abbés ou des évêques, il ne considérait pas tant la fortune et la puissance que la sainteté et la sagesse des personnes. Il mit à la tête des monastères d'Angleterre des chefs dont les vertus étaient éprouvées, et qui, tant par leur zèle que par l'observance rigoureuse des règles monastiques, firent revivre la ferveur qui s'était déjà attiédie, et la ramenèrent à sa première force qu'elle paraissait avoir perdue. Augustin, Laurent et les autres premiers prédicateurs des Anglais étaient des moines: ils établirent pieusement dans leurs évêchés ce que l'on ne voyait guère ailleurs, des cénobites pour y remplir les fonctions de chanoines. Ils élevèrent des monastères beaux et nombreux, et donnèrent des institutions régulières aux nouveaux convertis, préchant de parole et d'exemple. C'est ainsi que l'ordre monacal fleurit magnifiquement en Angleterre, pendant plus de deux cents ans, et que la religion chrétienne contint heureusement les rois anglais Hédelbert, Edwin, Oswald, Offa et plusieurs autres qu'elle éleva salutairement au sommet des vertus, jusqu'au moment où Edmond, roi de l'Estanglie, tomba martyr sous le glaive des païens, avec deux autres rois d'Angleterre. Alors, Oskiter et Gudrum, Hamund et Halfdens, Inguar et Huba, rois des Danois, envahirent l'Angleterre avec leurs troupes, brûlèrent les églises des moines et des clercs, et égorgèrent le peuple de Dieu comme un faible troupeau. Quelques années après, Elfred roi des Géwisses, fils du roi Edelvulf, se révolta contre les païens, et, grâce à l'assistance de Dieu, tua, soumit ou chassa tous les ennemis, et le premier de tous les rois réunit seul dans ses mains la monarchie de toute l'Angleterre. Il surpassa, comme je le crois, tous les rois anglais qui l'avaient précédé ou qui le suivirent, tant par sa valeur et sa libéralité que par sa prudence. Après avoir occupé le trône honorablement pendant vingt-neuf ans, il laissa son sceptre à son fils Edouard-le-Vieux. C'est ainsi que, le royaume étant pacifié, des princes religieux et les évêques se remirent à rétablir les couvents. Comme tous les moines sur la surface entière de l'Angleterre avaient été tués ou mis en fuite pendant la persécution des Gentils, on envoya le jeune Osvald, recommandable par ses vertus, au monastère de Fleuri, que Léodebod d'Orléans avait bâti en France, sur les bords de la Loire, du temps de Clovis fils de Dagobert, roi des Francs. Ce lieu est surtout respectable par la possession des os de saint Benoît, père et maître des moines, que le moine Aigulf envoyé par l'abbé Mummol rapporta de la province de Bénévent dans le pays d'Orléans. Ceci arriva après la dévastation du monastère du Mont-Cassin, qui avait été prédite par saint Benoît lui-même, avec beaucoup de larmes, au moine Théoprobus, comme on le lit dans le deuxième livre des dialogues que l'illustre pape Grégoire adressa avec tant d'éloquence à Pierre le sous-diacre. A la mort du roi Clépon, avant que son fils Antarith fût propre à gouverner, et que toute la nation des Lombards, se trouvant sans monarque, eût été soumise à trente-trois ducs, des brigands furieux de cette nation pénétrèrent de nuit dans le couvent du Mont-Cassin, et le ravagèrent: heureusement, par la protection de Dieu, tous les moines s'échappèrent sans accident, sous la conduite de Bonitus leur abbé. La désolation dura cent dix ans dans ce monastère, jusqu'à ce que Pétronax, évêque deBrescia, se rendit au Mont-Cassin, et, avec l'aide du pape Zacharie, rétablit ce noble monastère, qui, depuis cette époque et jusqu'à ce jour, reçoit journellement de magnifiques accroissements. Pendant que la calamité dont nous avons parlé durait encore, et que le Mont-Cassin manquait de cultivateurs pour la vigne du Seigneur, la maison de Fleuri, grâce à la volonté de Dieu, s'enrichit du précieux corps de l'illustre père Benoît, dont les religieux Cisalpins célèbrent la translation tous les ans avec solennité et dévotion, le 5 des ides de juillet (11 juillet). C'est là que le jeune et respectable Osvald se rendit pour se faire moine, s'instruire dans les règles monacales, soumettre salutairement sa vie à la volonté de Dieu, et conduire les zélateurs de cet ordre sur les traces des Apôtres, dans la voie de la vocation supérieure. C'est en effet ce qui arriva. Quelques années après, Osvald fut envoyé de Fleuri, comme abbé, aux Anglais qui le réclamaient. Comme il n'excellait pas moins par la bonté que par les mérites de toute espèce, il fut mis à la tête de tous les couvents d'Angleterre. Dunstan et Adelvold, hommes vénérables, le secondèrent de toutes leurs forces, et commencèrent par former des institutions régulières dans les villes de Glaston et d'Abingdon. Ces docteurs furent fidèlement servis par les rois anglais Adelstan, Edred, Edmond, et principalement par Edgar, fils de ce dernier prince. Sous son règne Dunstan fut nommé métropolitain de Cantorbéry, et Adelvold intronisé évêque de Winchester. Quant à Osvald, il gouverna d'abord l'évêché de Worcester et ensuite l'archevêché d'Yorck. A leurs prières Abbon, sage et religieux cénobite de Fleuri, fut envoyé outremer et forma à la règle monastique Ramsey et les autres monastères d'Angleterre, de la même manière qu'on les gouvernait à cette époque en France. Il échauffa chez les prélats dont nous venons de parler le zèle de la sainteté et l'amour de toute honnêteté; il les éclaira par l'exposition des dogmes qu'il enseigna, et des miracles qu'il leur fit opérer, et rendit ainsi les plus grands services aux hommes instruits ainsi qu'au vulgaire. Alors le prélat Adelvold rétablit, sous le règne d'Edgar, dans le lieu que l'on appelle Burg, le monastère de Medeshamsted, que le pontife Sexwolf avait bâti du temps de Vulfer, roi de Mercie, et enrichit considérablement la basilique, bâtie en l'honneur de saint Pierre, prince des Apôtres. Ensuite on bâtit dans plusieurs contrées les monastères de Torney, d'Ely et plusieurs autres, et l'on y établit convenablement des moines, des clercs et des religieuses. De grands revenus furent largement accordés à chacune de ces maisons, afin de fournir à ceux qui les habitaient des aliments et des habits suffisants, de peur que le défaut des choses nécessaires ne les fît vaciller dans l'exercice du culte divin. C'est ainsi qu'en Angleterre l'ordre monastique fut relevé dans un grand nombre de couvents: une glorieuse armée de moines fut pourvue des armes de la vertu contre Satan, et noblement instruite à combattre avec persévérance dans les guerres du Seigneur, jusqu'à ce qu'il obtînt la victoire. Quelque temps après, quand l'ivraie se fut par trop multipliée, une violente tempête, destinée à dégager le bon grain, s'éleva du Nord contre les Anglais, sous le règne d'Edelred, fils d'Edgar. Suénon roi des Danois, idolâtre insensé, débarqua avec une puissante flotte chargée de païens, et comme un violent tourbillon frappa soudain les peuples pris au dépourvu. Le roi Edelred effrayé s'enfuit en Normandie avec ses fils Edouard et Elfred, ainsi qu'avec la reine Emma. Suénon, persécuteur cruel des chrétiens, ne tarda pas, d'après l'ordre de Dieu, à être frappé de mort par saint Edmond: Edelred alors ayant appris la mort de son ennemi, rentra dans sa patrie. Ensuite Canut, roi des Danois, connaissant les divers accidents qui étaient arrivés à son père, se réunit à Lacman, roi des Suèves, et à Olaùs, roi des Norwégiens, et passa en Angleterre avec une armée considérable. Après une grande effusion de sang, le roi Edelred étant mort, son fils Edmond Irneside monta sur le trône d'Angleterre, qu'il posséda, ainsi que ses fils Hérald et Hardichanut, pendant plus de quarante ans. Dans ce temps-là, la métropole de Cantorbéry fut assiégée et brûlée, et l'archevêque Saint-Elfag souffrit le martyre, au milieu des supplices auxquels le livrèrent les Danois païens. Alors plusieurs villes furent livrées aux flammes, et plusieurs églises, tant épiscopales que monacales, furent détruites ainsi que leurs livres et leurs ornements. Le troupeau des fidèles, dispersé en différents lieux par l'effet de si grandes tempêtes, fut horriblement déchiré de toutes manières par la dent des loups auxquels il se trouvait livré. [4,10] X. J'ai développé au long cette digression qui, si je ne me trompe, n'est pas inutile; j'en ai recueilli les détails dans nos anciennes annales, afin que le lecteur studieux puisse voir clairement la cause pour laquelle les Normands trouvèrent les Anglais à peu près sauvages et ignorants, tandis qu'autrefois les pontifes romains les avaient soumis aux meilleures institutions. En effet, Grégoire et Boniface avaient envoyé aux Anglais d'habiles docteurs pourvus de livres et de tous les ornements ecclésiastiques: ils les avaient instruits et formés au bien, comme des enfans chéris. Le pape Vitalien fit passer ensuite en Angleterre, sous les règnes d'Osvius et d'Egbert, deux hommes très-sages, l'archevêque Théodore et l'abbé Adrien: grâce à leur habileté et à leur zèle, le clergé d'Angleterre, profondément imbu de l'érudition tant grecque que latine, prit une admirable force. Ils eurent pour successeurs l'abbé Albin et l'évêque Adelin qui brillèrent avec éclat, et qui, par leur religion et leurs mérites, instruisirent beaucoup de monde: ils léguèrent à la postérité, dans leurs écrits, de louables monuments de leur vertu. Le savant Béde a donné de justes éloges à ces hommes et à beaucoup d'autres; et les a montrés égaux aux plus parfaits, dans la connaissance des arts libéraux et des choses mystiques. En jetant une vive lumière sur ces matières, il a rompu, pour les enfants de l'Eglise, le pain salutaire de l'Ancien, et du Nouveau Testament; dans ses livres d'explications, il a éclairci plus de soixante points obscurs et a mérité ainsi une éternelle mémoire, tant chez ses compatriotes que chez les étrangers. Quand les pierres précieuses eurent été placées sur les murs de la céleste Jérusalem, et que les moissons de blé eurent été déposées diligemment dans les greniers du véritable Joseph, les pierres furent étendues sur les places, et les pailles jetées au fumier furent honteusement foulées aux pieds des passants. Ainsi, par la juste punition du Dieu tout-puissant, les élus du Seigneur passèrent de cette vie transitoire à l'éternité, pendant que les Danois, comme nous l'avons déjà dit, privés de toute crainte divine et humaine, exerçaient leurs longues fureurs en Angleterre. La loi de Dieu fut l'objet d'innombrables prévarications consommées avec témérité. Les œuvres des hommes, qui tendent toujours au crime, devinrent d'abominables actions, dès qu'on leur eut enlevé ceux qui les gouvernaient avec la verge de la discipline. Alors la dissolution introduisit le relâchement chez les clercs et les laïcs, et porta l'un et l'autre sexe à toutes sortes de débauches. L'abondance de la nourriture et de la boisson entretenait la luxure; la légèreté et la mollesse poussaient facilement chacun au crime. Après la destruction des monastères, la discipline monastique s'affaiblit, et la rigueur canonique ne se releva pas de sa chute, jusqu'au temps de l'invasion des Normands. Pendant un long-temps, la vie monastique avait disparu chez les peuples d'outre-mer, et l'existence des moines différait peu de celle des séculiers. Ils trompaient par leur habillement, et par le titre de leur profession, adonnés qu'ils étaient à la débauche, à l'usure et aux plus hideuses prévarications. Les institutions du roi Guillaume ramenèrent les ordres religieux à l'observance des règles, et, les soumettant à leurs bienheureuses coutumes, les firent honorer. Quelques abbés furent institués par le roi, et il envoya plusieurs cénobites s'instruire dans les monastères de France. Placés en Angleterre par les ordres du roi, ils établirent la discipline et prêchèrent d'exemple l'excellence de la vie religieuse. Dans ce couvent du bienheureux Pierre, prince des Apôtres, qui avait été bâti par Augustin, premier docteur des Anglais, l'illustre abbé Stelland se distingua par la science et les vertus. Ce prélat, né en Normandie d'une famille illustre, fut élevé régulièrement au mont de Saint-Michel Archange en Péril de mer, et placé, par les Normands, sur le siége de Cantorbéry, pour l'amélioration des mœurs. On en fit de même dans les autres monastères pour les nominations des supérieurs. Ces changements, utiles à un grand nombre, furent fâcheux à quelques personnes, tant parmi les supérieurs que parmi les inférieurs. L'église de Cantorbéry, dans laquelle siégea Augustin, et qui, d'après le décret du pape Grégoire, avait été constituée la première de la Grande-Bretagne, fut, lors de la déposition de Stigand, confiée à Lanfranc abbé de Caen, par le choix favorable du roi et de tous les grands. Sorti d'une noble famille de la ville de Pavie en Italie, il avait étudié, dès les années de son enfance, dans les écoles des arts libéraux, et s'était adonné avec ardeur et dans une intention toute laïque à l'étude des lois séculières que l'on enseignait dans sa patrie. Très-jeune encore, il avait souvent, dans les plaidoiries, triomphé des adversaires les plus en crédit, et les torrents de son éloquence avaient vaincu même les vieillards les plus habiles dans l'art de bien dire. Parvenu à l'âge mûr, ses décisions étaient reçues avec empressement par les jurisconsultes, les juges et les préteurs de sa ville. Comme il était occupé à la philosophie dans une contrée étrangère, de même qu'autrefois l'académicien Platon, une flamme éternelle embrasa son ame, et l'amour de la vraie sagesse éclaira son cœur. Il remarqua avec l'Ecclésiaste ce qu'il n'avait pas encore appris par l'usage des lectures religieuses, que les biens de ce monde ne sont que vanité. C'est pourquoi, repoussant le monde avec un souverain mépris, il se livra avec ardeur à la profession de la religion et se soumit au joug de la règle. Il fit choix du couvent du Bec en Normandie, à cause de la situation et de la pauvreté du lieu: sa prudence et ses soins vigilants ne tardèrent pas à l'enrichir et à l'élever à une splendeur remarquable. Pendant que sa discipline, à la fois sévère et douce, gouvernait le collége de ses frères, et que, par d'humbles et utiles conseils, il dirigeait le saint abbé Herluin, nouveau moine étranger; pendant qu'il se mortifiait par l'éloignement des vices et du monde, et travaillait de toutes ses forces aux choses intérieures et supérieures, Dieu, qui voit toutes les pensées, lui prescrivit de poser la lumière sur le candelabre et d'illuminer, comme il convenait, la vaste maison du Seigneur. Facile à l'obéissance, tiré du repos claustral, il devint maître et fit briller, dans ses instructions, toutes les richesses des lettres philosophiques et divines. Il était très-habile à résoudre les questions les plus épineuses des uns et des autres. Ce fut sous un tel maître, que les Normands reçurent les premières notions de la littérature; et c'est de l'école du Bec que sortirent tant de philosophes éloquents dans les sciences divines et dans celles du siècle. En effet, auparavant et du temps des six premiers ducs de Neustrie, aucun Normand ne se livrait aux études libérales, et l'on ne pouvait trouver de docteur, jusqu'à l'époque où Dieu, qui pourvoit à tout, fit aborder Lanfranc sur les rivages de la Normandie. La réputation de son savoir fut bientôt connue dans toute l'Europe. Ce qui fit que de France, de Gascogne, de Bretagne et de Flandre, on accourut en foule à ses leçons. Pour connaître tout le génie admirable et les talents de Lanfranc, il faudrait être Hérodien dans la grammaire, Aristote dans la dialectique, Cicéron dans la rhétorique, Augustin et Jérôme, et quelques autres docteurs de la loi et de la grâce, dans les saintes Ecritures. Lorsqu'Athènes était florissante et se faisait remarquer par l'excellence de ses instructions, elle eût honoré Lanfranc en tout genre d'éloquence et de discipline, et eût desiré s'instruire en recevant ses sages préceptes. Ce cénobite fut rempli de zèle pour atteindre les sectes avec le glaive de la parole, si elles attaquaient la foi catholique. Dans les conciles de Rome et de Verceil, il frappa du tranchant de l'éloquence spirituelle Béranger de Tours, et quelques personnes considérées comme hérésiarques, et dont on condamnait le dogme qui ne tirait de l'hostie du salut que la mort pour les âmes. Lanfranc exposa très-saintement et prouva très-véridiquement que le pain et le vin que l'on sert sur la table du Seigneur devenaient, après la consécration, la vraie chair et le vrai sang du Sauveur. Après les plus profondes discussions, Béranger fut vaincu en public à Rome ainsi qu'à Tours, et forcé d'anathématiser lui-même toute son hérésie, et de signer sa profession de pure croyance. Ensuite cet hérésiarque blasphémateur, affligé et rougissant d'avoir été obligé de jeter à Rome, de ses propres mains, dans le feu pour ne pas être brûlé lui-même, les livres qui contenaient ses dogmes pervers, parvint à corrompre un de ses disciples, à force d'argent et de tromperie, afin qu'il cachât chez lui ses derniers écrits et les transmît dans les pays étrangers, pour donner de l'appui et de l'approbation à ses vieilles erreurs, et les rendre plus durables à l'avenir. Ce fut pour détruire ces pernicieuses doctrines que Lanfranc mit au jour un livre clair, bien écrit et soutenu d'autorités sacrées: cet ouvrage est remarquable par la force du raisonnement, abondant dans les preuves qu'il offre sur l'Eucharistie aux intelligences saines, riche d'éloquence et nullement ennuyeux par sa prolixité. Un grand nombre d'églises réclamèrent, avec un zèle incroyable, Lanfranc pour leur abbé ou leur pontife; Rome même, la capitale du monde chrétien, le sollicita par des lettres nombreuses, et s'efforca de le retenir par les prières et même par la force. Ainsi brilla honorablement pour tous, celui que la vertu et la sagesse décoraient spécialement. Quand l'évêque de Sion eut, comme nous l'avons dit, déposé Stigand, il appela Lanfranc au gouvernement pontifical, et, dans un concile d'évêques et d'abbés normands, lui fit connaître la demande de l'Eglise de Dieu. Lanfranc, troublé, craignit de se charger d'un si grave fardeau, et demanda un délai pour délibérer, tenant pour indubitable qu'il ne pourrait concilier à la fois le recueillement d'un moine et les travaux d'un archevêque. L'abbé Herluin lui commanda d'accepter, et il avait l'habitude de lui obéir comme au Christ; la reine, ainsi que le prince son fils, le prièrent de leur côté; les vieillards aussi, qui se trouvaient réunis, le pressèrent vivement. Il ne se détermina pas avec précipitation, parce que ses actions et ses paroles étaient constamment dirigées par la prudence. Il craignait de blesser l'obéissance, en même temps que ceux qui le priaient, le secondaient et l'exhortaient. Tout affligé, il passa la mer pour aller porter ses excuses, espérant parvenir au comble de ses vœux à son retour. Le roi accueillit avec respect et avec joie celui qui venait le seconder dans la culture du christianisme, et, combattant avec humilité et majesté celui dont les excuses lui opposaient de la résistance, il parvint à le vaincre. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1070, Lanfranc, premier abbé de Caen, fut donné, par l'ordre de Dieu même, pour instituteur aux Anglais: après une honorable élection et une consécration fidèle, il fut intronisé archevêque de l'église de Cantorbéry, le 4 des calendes de septembre (29 août). Son ordination eut pour témoins beaucoup de prélats et d'abbés, un nombreux clergé et une grande multitude de peuple. Présents comme absents, les habitants de toute l'Angleterre eussent été au comble de la joie, et, dans leur allégresse, auraient rendu grâces à Dieu, s'ils avaient pu connaître dès lors tout le bien que le ciel leur accordait. Dans l'église de Caen, Guillaume fils de Radbod, évêque de Seès, succéda à Lanfranc. Ce fut, je crois, neuf ans après que le roi Guillaume lui confia le gouvernement de la métropole de Rouen. Guillaume était cousin de Guillaume évêque d'Evreux, fils de Girard Fleitel: la puissance de cette famille fut très-grande en Normandie du temps des Richard. Chanoine et archidiacre, il fut soumis au prélat Maurille, et, de plus en plus fervent dans l'amour de Dieu, il alla en pélerinage avec Théoderic, abbé d'Ouche, et visita respectueusement dans Jérusalem le glorieux tombeau du Sauveur. A son retour, craignant de perdre le fruit de ses anciens travaux, il eut le courage de se soustraire entièrement aux attraits du monde, et s'attacha avec empressement, dans le couvent du Bec, à la milice divine. Il en fut tiré avec Lanfranc pour l'instruction des novices qui venaient de toutes parts servir le Christ dans la ville de Caen: il ne mérita pas moins d'éloges, comme leur père que comme leur maître. A la mort de Guillaume, évêque d'Evreux, Baudouin, chapelain du duc, lui succéda, et gouverna régulièrement l'évêché pendant plus de sept ans. Il eut pour successeur, après son décès, Gislebert, fils d'Osbern, chanoine et archidiacre de Lisieux; pendant plus de trente ans celui-ci gouverna utilement son église, dont il augmenta les biens de plusieurs manières, et qu'il régla avec habileté. Ives, évêque de Seès, ayant cessé de vivre, Robert, fils de Hubert de Rie, devint son successeur, présida l'évéché durant près de douze ans, et, toujours fervent dans le culte de Dieu, chérit tendrement les religieux. [4,11] XI. Dans ce temps, avec l'aide de la grâce de Dieu, la paix régnait en Angleterre, et un peu de sécurité ramenait le cultivateur, aussitôt que les brigands avaient été repoussés. Les Anglais habitaient tranquillement avec les Normands dans les bourgs, les places fortes et les villes; leurs familles mêmes se réunissaient par les liens du mariage. Vous eussiez vu quelques lieux et quelques foires des villes se remplir de marchandises françaises et de marchands, et les Anglais qui, récemment vêtus de l'habit du pays, paraissaient ridicules aux Français, changer leurs habitudes pour prendre les costumes étrangers. Personne n'osait plus se livrer au brigandage; chacun cultivait ses champs avec sécurité, et applaudissait gaîment, mais pour peu de temps, à ce que faisait son voisin. On construisait des églises et l'on en réparait: les orateurs sacrés s'appliquaient à rendre à Dieu les devoirs de leur état. L'activité dont le roi était pénétré le faisait veiller à tout ce qui était bien et exciter l'ardeur de chacun autant qu'il le pouvait. Il essaya quelque temps d'apprendre la langue anglaise afin de pouvoir, sans interprète, entendre les plaintes de ses sujets, et rendre affectueusement à chacun la justice qu'exigeait son droit autant que la raison; mais son âge, peu propre à l'étude, ne lui permit pas ce travail. Il se trouvait nécessairement entraîné vers d'autres occupations, par l'embarras des affaires de toute espèce dont il était chargé. Comme l'ennemi du genre humain, semblable à un lion rugissant, rôde partout, cherchant à dévorer ce qui tombe sous la dent de sa férocité, de même un grand trouble s'éleva entre les Anglais et les Normands, et la perfide Erinnys causa cruellement le malheur de beaucoup de personnes. En effet, le roi Guillaume ayant eu mal à propos recours au conseil des méchants, fit un grand tort à sa gloire, en faisant renfermer frauduleusement le comte Morcar dans l'île d'Ely, où il l'assiégea malgré leur liaison, et quoiqu'il n'entreprît ni ne machinât rien de répréhensible. Des conseillers perfides s'entremirent dans cette affaire, et firent un coupable usage de la fraude en engageant le comte à se rendre au roi, et le monarque à recevoir pacifiquement le comte comme un fidèle ami. En effet, Morcar eût pu se défendre long-temps à cause de la difficulté de l'accès du lieu où il se trouvait, et même dans le cas où la force eût triomphé de lui, s'embarquer et gagner l'Océan en suivant le cours de la rivière; mais, trompé par de fausses insinuations, il eut la simplicité de les croire. Il sortit de son île avec des intentions pacifiques, pour se rendre auprès du roi. Le roi, craignant que Morcar ne voulût se venger des outrages que lui et ses compatriotes avaient injustement reçus, et qu'on ne se servît de lui pour faire naître d'implacables révoltes dans le royaume d'Albion, le fit jeter dans les fers sans crime prouvé et le retint en prison toute sa vie, en le confiant à la garde de Roger, comte de Beaumont. Dès que le comte Edwin, jeune homme d'une grande beauté, eut appris cet événement, il préféra la mort à la vie, à moins qu'il n'obtînt la liberté de son frère Morcar, qui avait été injustement enlevé, ou qu'il n'eût vengé cet attentat par une large effusion de sang normand. Il passa six mois à chercher des secours chez les Ecossais et les Gallois ou Anglais. Cependant trois frères qui étaient admis à sa familiarité, et principalement chargés de sa garde, le trahirent en faveur des Normands, et le tuèrent pendant qu'il se défendait courageusement avec vingt cavaliers. La marée fut dans cette circonstance favorable à Guillaume, pour l'exécution de ce crime, en forçant Edwin à s'arrêter près d'un ruisseau qui ne lui laissa aucun moyen de fuir. Quand on apprit en Angleterre le sort de ce jeune prince, non seulement les Anglais, mais encore les Normands et les Français éprouvèrent une profonde douleur, et pleurèrent vivement en lui un compagnon, un ami, et, pour ainsi dire, un parent. Comme nous l'avons dit plus haut, il appartenait à une famille religieuse, il était doué de beaucoup de mérite, quoique placé au milieu des plus grands embarras des affaires du monde. Sa beauté le faisait remarquer parmi des milliers d'individus, et il était plein d'une tendresse affectueuse pour les clercs, les moines et les pauvres. Le roi Guillaume ayant connu la trahison qui avait fait périr le comte de Mercie, fut touché de compassion: il pleura et dans sa sévérité exila les traîtres qui, pour obtenir ses bonnes grâces, lui apportaient la tête de leur maître. C'est jusque-là que Guillaume de Poitiers a écrit son histoire en imitant le style de Salluste, et raconté avec habileté et éloquence les actions du roi. Cet auteur, de famille normande, était né au bourg de Préaux, et eut une sœur qui fut abbesse des religieuses de Saint-Léger. On l'appela Guillaume de Poitiers, parce que ce fut dans cette ville qu'il s'abreuva largement aux fontaines philosophiques. De retour dans son pays il se distingua avec éclat, comme le plus savant de ses voisins et de ses condisciples. Devenu archidiacre, il seconda beaucoup dans les affaires ecclésiastiques les évêques de Lisieux, Hugues et Gislebert. Avant de devenir clerc, il s'était montré intrépide à la guerre, et avait combattu pour le prince terrestre. Il pouvait d'autant plus certainement raconter les combats qu'il avait vus, qu'il avait plus long-temps partagé les dangers de la guerre. Parvenu à la vieillesse, il se livra à la retraite et à la prière, et se montra plus habile à écrire en prose et en vers qu'à faire des prédications. Il publia souvent des poésies ingénieuses et élégantes, très-propres à être récitées, et les soumit sans jalousie à l'examen de jeunes auteurs, pour leur instruction. J'ai suivi en peu de mots le texte de Guillaume de Poitiers, pour ce qui concerne Guillaume et ses compagnons d'armes; mais je n'ai pas essayé de rapporter tout ce qu'il a dit, ni de le raconter avec autant d'élégance que lui. Maintenant, avec l'aide de Dieu, je ferai mention des événements qui se sont passés depuis dans mon voisinage, indubitablement persuadé que, comme j'ai développé volontiers ce qui a été rapporté par nos anciens, de même nos jeunes gens et ceux qui doivent naître à l'avenir rechercheront les faits du temps présent. [4,12] XII. Le roi Guillaume ayant renversé, comme nous l'avons dit, les grands comtes de Mercie, Edwin qui fut tué, et Morcar qui était dans les fers, distribua à ceux qui l'avaient secondé les plus belles contrées d'Angleterre, et fit de puissants et riches seigneurs des Normands de la plus basse classe. Il donna l'île de Wight et le comté de Herfort au sénéchal de Normandie, Guillaume fils d'Osbern, et l'opposa aux Bretons acharnés à la guerre, avec Gauthier de Laci, et d'autres guerriers non moins éprouvés. Ils attaquèrent d'abord avec audace les Brachaviens, et les rois gallois Risen, Caducan et Mariadoth, ainsi que plusieurs autres qui furent défaits. Depuis longtemps, le roi avait donné Chester et son comté à Gherbod, de Flandre, qui avait eu beaucoup à souffrir de la part des Anglais et des Gallois, qui le harcelaient sans cesse. Ensuite, appelé par une députation des siens qu'il avait laissés en Flandre, et auxquels il avait confié ses fiefs héréditaires, il avait obtenu du roi la permission d'aller dans son pays, et d'en revenir promptement: mais sa mauvaise fortune l'entraîna dans les piéges; il tomba aux mains de ses ennemis, fut jeté dans les fers, privé des félicités de ce monde, et forcé à supporter de longues calamités. Cependant le roi remit le comté de Chester à Hugues d'Avranches, fils de Richard, surnommé Gois, lequel de concert avec Robert de Rutland, Robert de Maupas, et quelques autres grands seigneurs très cruels, répandirent largement le sang des Gallois. Hugues n'était pas libéral, mais prodigue; il conduisait avec lui, non sa famille, mais toujours une forte armée; il ne gardait aucune mesure ni pour donner ni pour recevoir; journellement il dévastait ses biens et favorisait beaucoup plus les oiseleurs et les chasseurs que les cultivateurs et les prêtres. Tout entier aux débauches de la table et surchargé d'un excessif embonpoint, il pouvait à peine marcher. Il se livrait sans retenue à tous les plaisirs charnels. Il eut de différentes courtisanes une nombreuse lignée de l'un et l'autre sexe qui, accablée de diverses infortunes, périt presque toute entière. Il avait épousé Ermentrude, fille de Hugues de Clermont, en Beauvaisis, de laquelle il eut Richard qui hérita de lui le comté de Chester. Jeune encore et sans enfants, il périt dans un naufrage, le 7 des calendes de novembre (26 octobre), avec Guillaume Adelin, fils de Henri, roi d'Angleterre, et beaucoup de grands seigneurs. Le roi Guillaume donna d'abord à Roger de Mont- Gomeri le château d'Arondel et la ville de Chichester; il y ajouta ensuite le comté de Shrewsbury, ville placée au haut d'une montagne sur la Saverne. Sage, modéré, équitable, ce seigneur aima beaucoup la douceur des hommes sages et modestes. Il eut très longtemps auprès de lui trois clercs remplis de prudence, Godebauld, Odelirius et Herbert, dont il suivit les conseils pour son avantage. Il donna sa nièce Emerie et le commandement de Shrewsbury à Guérin-le-Chauve, homme de petite taille, mais d'un grand courage, qui lui servit à soumettre vaillamment les Gallois, ainsi que ses autres ennemis, et à pacifier toute la province confiée à sa garde. Il donna les charges de son comté à Guillaume, surnommé Pantoulf, à Picold, à Corbat, à Roger et Robert fils de Corbat, et à quelques autres hommes aussi fidèles que vaillants; et, favorablement secondé par leur habileté et leur force, il brilla au premier rang des plus grands seigneurs. Le roi Guillaume fit don au comte Gallève, fils de Sivurd, homme très puissant, du comté de Northampton, et lui donna en mariage Judith, sa nièce, afin de maintenir entre eux une amitié durable: cette princesse mit au monde deux filles remarquables par leur beauté. Gauthier, surnommé Giffard, eut en partage le comté de Buckingham, et Guillaume de Varenne, qui avait épousé Gondrède, sœur de Gherbod, reçut Surrey; Eudes de Champagne, neveu du comte Thibaut, qui avait épousé une sœur du roi, fille comme lui du duc Robert, obtint le comté de Holderness, et Radulphe de Guader, gendre de Guillaume, fils d'Osbern, le comté de Norwich. Le roi confia la ville de Leicester à Hugues de Grandménil; puis il distribua à d'autres seigneurs des places et des comtés avec beaucoup de puissance et d'honneurs. Le fort de Shrewsbury qui avait d'abord été occupé par Hugues d'Avranches, fut accordé à Henri, fils de Vauquelin de Ferrières. Il accorda aux autres étrangers qui s'étaient attachés à lui des fiefs grands et nombreux; quelques-uns même furent tellement élevés qu'ils eurent, en Angleterre, des vassaux plus riches et plus puissans que leurs parents même ne l'avaient été en Neustrie. Que dirai-je d'Odon, évëque de Bayeux, qui était comte du palais, se montrait redoutable partout à tous les Anglais, et comme un second roi faisait la loi en tous lieux? Il eut la supériorité sur tous les comtes et les grands du royaume: il posséda Kent avec les trésors qui s'y trouvaient. C'est dans cette ville qu'avaient régné Edilbert, fils d'Irmenric, Eadbald, Ercombert, Egbert et Lotheris son frère; les premiers rois anglais y avaient reçu la foi du Christ par les envoyés du pape Grégoire, et avaient, dans l'observation de la loi divine, trouvé le chemin de la vie éternelle. Si je ne me trompe, on trouvait dans ce prélat beaucoup de vices unis à des vertus: il s'occupait plus des affaires mondaines que des grâces et des connaissances spirituelles. Les monastères des saints se plaignent beaucoup des dommages qu'ils ont eu à souffrir de la part d'Odon, et de ce qu'il leur enleva injustement et avec violence des fonds qui leur avaient été donnés anciennement par des Anglais fidèles. Geoffroi, évêque de Coutance, issu d'une noble famille normande, qui s'était montré vaillamment et comme consolateur à la bataille de Senlac, ainsi que dans plusieurs autres combats, et qui partout avait battu les étrangers et les gens du pays, fut nommé maître des chevaliers, et obtint en don du roi deux cent quatre-vingts fermes, que nous appelons ordinairement des manoirs. En mourant, il les laissa en totalité à son neveu Robert de Monbrai, qui ne devait pas les garder longtemps, à cause de sa méchanceté et de sa témérité. Eustache de Boulogne, Robert de Mortain, Guillaume d'Evreux, Robert d'Eu, Geoffroi, fils de Rotrou de Mortagne, et plusieurs autres comtes et seigneurs que je ne puis nommer individuellement, obtinrent en Angleterre du roi Guillaume de grands revenus et de grands honneurs. C'est ainsi que les étrangers s'enrichissaient des biens des Anglais dont les fils étaient mis à mort avec scélératesse, ou chassés en exil perpétuel dans les autres Etats. On assure que le roi touchait par jour, des seuls revenus de l'Angleterre, une somme de mille soixante livres sterlings trente sous et trois oboles, sans compter les présents qu'on lui faisait, le rachat des crimes, et les autres taxes multipliées, qui, chaque jour, entraient dans le trésor. Guillaume fit faire de nombreuses recherches dans son royaume, et dresser un état exact de tout ce qui composait le fisc au temps du roi Edouard. Il distribua tellement les terres à ses chevaliers et disposa leur ordre de telle sorte, qu'on en comptât toujours soixante mille dans le royaume tout prêts à exécuter avec célérité les volontés du roi. Après avoir acquis d'immenses richesses que d'autres avaient amassées, les Normands, effrénés, s'enflaient d'un orgueil immodéré, et immolaient avec impiété les gens du pays que le fléau de Dieu frappait pour leurs crimes. Nous voyions en eux s'accomplir ces deux vers du poète de Mantoue: "Nescia mens hominum, fati sortisque futurae, Et seruare modum, rebus sublata secundis!" Les plus nobles demoiselles servaient de jouet aux écuyers les plus méprisables, et violées par d'infâmes scélérats, n'avaient plus qu'à pleurer sur leur déshonneur. Les dames les plus remarquables par leur élégance et leur naissance gémissaient dans l'affliction; privées de la consolation qu'eussent pu leur offrir ou leurs époux ou leurs amis, elles préféraient la mort à l'existence. D'indociles parasites s'étonnaient, dans la lâcheté de leur orgueil, d'où leur venait tant de puissance, et s'imaginaient que tout ce qu'ils pouvaient vouloir leur était permis. Insensés et pervers, pourquoi ne pensaient-ils pas, dans la contrition de leur cœur, que leur victoire sur l'ennemi était moins due à leur valeur qu'à la permission du Dieu qui gouverne toutes choses; qu'ils avaient dompté une nation grande, riche et plus ancienne que la leur, dans laquelle avaient brillé beaucoup de saints, d'hommes sages et de rois puissants, qui avaient fait éclater noblement leur mérite en mille manières, tant chez eux que dans les camps? Ils auraient dû craindre constamment cette sentence de vérité, et la graver profondément dans leur cœur: on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis. [4,13] XIII. Un certain nombre d'ecclésiastiques qui passaient pour sages et religieux, suivaient constamment la cour pour en obtenir les dignités qu'ils desiraient, et, par divers modes de bassesses, se faisaient flatteurs, an grand déshonneur de la religion. De même que les princes paient une solde aux soldats de leur milice, ainsi quelques prêtres recevaient des laïques, pour prix de leurs adulations, des évêchés, des abbayes, des archidiaconats, des doyennés, des charges d'église, des dignités et d'autres revenus qui ne devraient être donnés qu'au mérite de la sainteté et de la sagesse. Les clercs et les moines s'attachaient aux princes de la terre pour obtenir de telles récompenses, et, pour un avantage temporel, se livraient indécemment à toutes sortes de services qui ne s'accordent pas avec le culte divin. Les anciens abbés étaient effrayés par les menaces de la puissance séculière, et étaient injustement chassés de leurs siéges, sans discussion d'assemblée synodale, pour être remplacés par des stipendiaires intrus, qui étaient moins des cénobites que des tyrans, et qui violaient les règles des saints canons. Alors il s'établissait des arrangemens et un trafic entre les abbés de cette espèce, et les troupeaux qui leur étaient confiés. C'est ainsi qu'il en arrive entre les loups et les brebis sans défenseur. On pourrait facilement le prouver, par ce qui se passa entre Turstin de Caen et le couvent de Glaston. En effet, pendant que cet abbé sans pudeur forçait ses moines à renoncer au chant que les Anglais avaient appris des disciples du bienheureux pape Grégoire, et à apprendre des Flamands ou des Normands un chant jusqu'alors inconnu pour eux, il s'éleva une violente dispute, qui fut bientôt suivie d'un affront pour les ordres sacrés. Tandis que les moines ne voulaient pas recevoir de nouveaux instituts, et que le chef insolent persistait dans son opiniâtreté, des laïques vinrent prêter à leur maître le soutien des javelots. Tout à coup le couvent fut enveloppé et plusieurs des religieux furent cruellement frappés, et même, comme on le rapporte, blessés mortellement. On pourrait raconter beaucoup de choses de ce genre, si elles étaient propres à édifier l'esprit du lecteur; mais, comme ces récits sont affligeants, je les omets pour passer à autre chose. Guitmond, vénérable moine du couvent qu'on appelle La Croix d'Helton où, selon ce qu'on rapporte; Leudfroi, glorieux confesseur du Christ, combattit avec succès dans la milice du Seigneur, durant quarante années, sous les règnes de Childebert et de Chilpéric, Guitmond fut appelé par l'ordre du roi Guillaume, passa la mer, et refusa positivement le fardeau du gouvernement de l'église, qui lui fut offert par le roi et les grands du royaume. Il était d'un âge mûr, très-religieux, et fort instruit dans les lettres. On trouve une belle preuve de son esprit, en toute son évidence, dans son livre sur le corps et le sang du Seigneur, écrit contre Béranger, et dans quelques autres ouvrages qu'il a composés. Il fut prié par le roi de rester avec lui en Angleterre et d'attendre le moment favorable pour sa promotion; mais Guitmond délibéra en lui-même, et, prouvant que ses desirs étaient bien différents des propositions qu'on lui faisait, il répondit ainsi au monarque: «Beaucoup de causes me dégoûtent du gouvernement de l'Eglise: vous les exprimer toutes en particulier n'est ni dans ma volonté, ni dans les convenances. Je considère d'abord les infirmités dont j'ai sans cesse à souffrir dans le corps et dans l'ame: en les envisageant avec soin, elles me font vivement craindre la justice de Dieu, affligé que je suis de travailler tous les jours dans la voie divine et d'être exposé, en y vacillant, à m'écarter de la vérité. Impuissant à me gouverner moi-même pour mon salut, comment pourrai-je diriger la vie d'autrui dans cette route? Si je considère chaque chose avec une vigilante attention, je ne saurais voir par quel moyen je pourrais dignement me mettre à la tête de ceux dont les mœurs me sont étrangères et dont j'ignore le langage barbare: malheureux dont les pères, les amis et les plus chers parents ont péri sous votre glaive, ou que vous retenez déshérités dans l'oppression de l'exil, ou dans une injuste captivité, ou dans un intolérable esclavage. Examinez les Ecritures, et voyez s'il est permis par quelque loi que l'ennemi impose violemment au troupeau du Seigneur les pasteurs qu'il a élus. Toute élection ecclésiastique doit d'abord être faite avec sincérité par des sujets fidèles, et, si elle est canonique, être respectueusement confirmée par l'assentiment des pères et des amis. S'il en était autrement, elle devrait être réformée avec charité. Ce que vous avez ravi cruellement par la guerre et par une grande effusion de sang, comment pouvez-vous sans crime me-l'accorder à moi et à tant d'autres qui méprisons le monde et qui, pour le Christ, nous sommes volontairement dépouillés de nos biens? C'est la loi générale de tous les religieux de s'abstenir du vol, et, pour mieux observer la justice, de refuser la part du butin qu'on leur offrirait. En effet, l'Ecriture s'exprime ainsi: «Des victimes immolées injustement, l'offrande elle-même est souillée.» Peu après elle dit: «Celui qui offre en sacrifice la substance des pauvres est comme celui qui immolerait le fils sous les yeux du père.» En considérant ces préceptes de la divine loi et d'autres semblables, je ne puis me défendre de trembler: je regarde toute l'Angleterre comme une ample proie, et je crains d'y toucher ainsi qu'à ses trésors, tout autant qu'au brasier le plus ardent. Et, puisque Dieu ordonne que chacun aime son prochain comme soi-même, je vous dirai sans feinte les choses que le Ciel m'a déclarées: ce que je crois utile pour moi me semble salutaire pour vous. Ainsi ce que je vous dirai avec amitié ne doit pas vous sembler amer. Prince courageux, et vous ses frères d'armes, qui avez partagé ses graves dangers, recevez dans toute la bonté du cœur ce discours et ces avis. Considérez attentivement tous les jours de votre vie les œuvres de Dieu; craignez dans toutes vos entreprises ses jugements qui sont incompréhensibles, et faites vos efforts pour peser votre vie dans une juste balance suivant la volonté divine, afin que l'arbitre éternel, qui dispose de tout justement, vous traite avec bonté au jugement dernier. Que vos flatteurs ne vous bercent pas d'une vaine sécurité; ne vous laissez pas endormir mortellement dans les prospérités mondaines, d'après les heureux événements de la vie présente, qui occasionent l'insolence. Si vous avez vaincu les Anglais dans les combats, ne tirez pas vanité de ce succès, mais prenez garde au combat plus grave et plus dangereux de la malice spirituelle, qu'il vous faut encore soutenir et qui vous menace journellement. Les révolutions des royaumes sont fréquentes sur ce globe, ainsi que nous le voyons dans le champ des Ecritures, par lesquelles Dieu nous a donné connaissance des événements. «Sous le roi Nabuchodonosor, les Babyloniens soumirent la Judée, l'Egypte et plusieurs autres royaumes; mais, soixante-dix ans après, ils furent vaincus et soumis eux-mêmes, sous leur roi Balthazar, par les Mèdes et les Perses, qui étaient commandés par Darius et Cyrus son neveu. Deux cent trente ans après, les Macédoniens, commandés par Alexandre-le-Grand, vainquirent Darius, roi des Perses, avec ses légions innombrables; et eux-mêmes, au bout de quelques années, ne furent-ils pas battus ainsi que leur roi Persée par les Romains, qui dirigèrent leurs phalanges sur tout l'univers? Sous Agamemnon et Palamède, les Grecs assiégèrent Troie, et mirent à mort le roi Priam, fils de Laomédon, ainsi que ses fils Hector et Troïle, Paris, Deiphobe et Amphimaque; ils détruisirent, après dix ans de siége, ce fameux royaume de Troie, qu'ils ravagèrent par la flamme et par le fer. Une partie des Troyens, conduits par Enée, obtint le royaume d'Italie; une autre partie, sous les ordres d'Anténor, après un long et périlleux voyage, aborda dans la Dacie, et, s'y étant établie, s'y est maintenue jusqu'à ce jour. Sous Vespasien et Titus, les Romains détruisirent le royaume de Jérusalem, que David et plusieurs de ses successeurs puissants avaient enrichi des dépouilles de l'étranger, et porté à un haut point de splendeur, après avoir subjugué les nations barbares qui les avoisinaient; alors le noble temple fut détruit, mille quatre-vingt-neuf ans après sa première construction, à l'époque où périrent par le fer ou par la faim onze cent mille juifs. Les Francs se réunirent aux Gaulois du temps du duc Sunnon, et commencèrent à régner sur eux, après avoir virilement secoué de leur tête le joug imposé par les Romains. Sous la conduite d'Hengist et d'Horsa, les Anglo-Saxons enlevèrent, il y a près de six cents ans, par l'astuce et par la vaillance, l'empire aux Bretons, que l'on appelle maintenant Gallois. Les Guinils, chassés par le sort de la Scandinavie, envahirent, sous le règne d'Albain, fils d'Audon, cette partie de l'Italie que l'on appelle maintenant la Lombardie, et, résistant sans cesse aux Romains, s'y sont maintenus jusqu'à ce jour. Tous ces hommes que je vous ai rappelés, enorgueillis de leur victoire, ne tardèrent pas à subir de grandes calamités; tourmentés par une contrition égale à celle des vaincus, ils gémissent maintenant sans remède dans les cloaques de l'enfer. Les Normands, sous le duc Rollon, enlevèrent la Neustrie à Charles-le-Simple, et déjà, depuis cent quatre-vingt-dix ans, ils la possèdent malgré les Français, qui leur ont, à ce sujet, suscité beaucoup de guerres. Que dirai-je des Gépides et des Vandales, des Goths et des Turcs, des Huns et des Hérules, et des autres peuples barbares, dont toutes les entreprises n'ont eu d'autre but que de dépouiller, de voler et d'exercer constamment leur fureur en détruisant partout la paix? Ils troublent la terre, brûlent les édifices, tyrannisent l'univers, dissipent les trésors, égorgent les hommes, et partout répandent le trouble et le ravage. C'est par ces signes que s'annonce la fin du monde, ainsi que nous l'enseigne la vérité même, lorsqu'elle dit: On verra soulever peuple contre peuple, et royaume contre royaume; et il y aura des pestes, des famines et des tremblements de terre en divers lieux. "Cladibus innumeris premitur sic iugiter orbis". «En considérant attentivement ces bouleversements, et plusieurs autres du même genre qui agitent les choses humaines, le vainqueur ne se glorifiera pas en lui-même de la chute de son rival, parce que lui-même n'est assuré de se maintenir qu'autant que le prescrira la volonté du créateur. O roi, je vous ferai maintenant l'application de mon discours, que je vous prie d'écouter avec bonté pour votre salut éternel. Avant vous, aucun de vos ancêtres n'a porté le bandeau royal, et ce n'est pas par droit héréditaire qu'un si grand honneur vous arrive, mais bien par les largesses gratuites du Dieu tout-puissant, et par l'amitié d'Edouard votre cousin. Edgar-Adelin, et plusieurs autres sortis de la lignée royale, sont, selon les lois des Hébreux et des autres nations, les plus proches héritiers de la couronne anglaise. C'est en les écartant que le sort vous en a fait don; mais plus le jugement de Dieu est caché, plus il est terrible: il s'apprête à vous demander compte du gouvernement qu'il vous a confié. C'est du fond d'un cœur plein de bienveillance que je parle à votre sublimité, demandant humblement que votre âme se souvienne toujours des derniers événements, et que la prospérité présente ne vous fasse pas perdre de vue que tant de biens sont ordinairement suivis d'intolérables douleurs, d'un deuil profond et de grincements de dents. Vous, vos amis et tous ceux qui vous sont attachés, je vous recommande à la grâce de Dieu; je me dispose, avec votre permission, à retourner en Normandie, et j'abandonne, comme de viles ordures, aux amateurs du monde, les riches dépouilles de l'Angleterre; j'aime la libre pauvreté du Christ qu'embrassèrent Antoine et Benoît, de préférence aux richesses mondaines que Crésus et Sardanapale recherchèrent trop avidement, et que, peu après, périssant misérablement, ils furent obligés d'abandonner à leurs ennemis: car le Christ, le bon pasteur, menace de malheur les riches de ce monde qui s'abandonnent à la jouissance des voluptés vaines et superflues, tandis qu'il promet aux pauvres d'esprit la béatitude dans le royaume des cieux. Puissions-nous l'obtenir de celui qui vit et règne pendant les siècles des siècles. Ainsi-soit-il.» Le roi admira, ainsi que les grands seigneurs, là fermeté de cet illustre moine; humble et plein de dévotion, il le salua respectueusement, le fit reconduire en Normandie, et lui ordonna d'attendre sa présence où il voudrait. Quand Guitmond fut rentré dans le cloître de son couvent, le bruit se répandit partout qu'il avait préféré la pauvreté monacale aux richesses des évêques, et qu'en présence du roi et de ses grands, il n'avait craint ni d'appeler rapine ce qu'ils avaient obtenu en Angleterre, ni d'accuser de rapacité tous les évêques et les abbés qui, malgré les Anglais, s'étaient établis dans les églises d'Angleterre. Ces discours se répandirent au loin, et racontés à dessein, ne plurent pas à tout le monde; ceux qui méprisaient ces doctrines s'enflammèrent d'une grande colère contre lui. Peu après, Jean, archevêque de Rouen, étant venu à mourir, le roi et plusieurs autres personnes voulurent élever Guitmond à ce siége; mais ses rivaux, qu'il avait tant blâmés, firent tous leurs efforts pour l'empêcher de parvenir à l'archiépiscopat. Ils ne trouvèrent à reprendre dans un tel homme que sa naissance, parce qu'il était fils d'un prêtre. Comme il ne voulait pas être taxé d'avidité, et qu'il aimait mieux souffrir la pauvreté dans l'étranger que d'entretenir la dissension parmi ses concitoyens, il alla trouver respectueusement Odilon, abbé de son couvent, lui demanda humblement la permission de passer dans l'étranger, et obtint cette faveur. Cet abbé, dépourvu de lettres, était incapable d'apprécier combien était grand le trésor de sagesse que recelait le docteur dont nous venons de parler. Aussi laissa-t-il facilement s'éloigner de son couvent ce philosophe digne de regrets, que le pape Grégoire VII reçut avec joie et fit cardinal de la sainte Eglise romaine. Le pape Urbain, connaissant la capacité de Guitmond, l'ordonna solennellement métropolitain de la ville d'Averse. Du temps du pape Léon IX, cette ville avait été bâtie par les Normands, qui se fixèrent d'abord dans la Pouille. Comme elle fut fondée par des hommes qui étaient leurs adversaires, les Romains l'appelèrent Adverse. Opulente des richesses des Cisalpins, belliqueuse par la bravoure de ses habitants, redoutable à l'ennemi, respectable à ses clients et à ses alliés, cette ville se soumit volontiers au pape, et à lui seul, par le choix des Normands. Ce fut du pontife qu'elle reçut pour archevêque le philosophe Guitmond, décoré brillamment du manteau de beauté mystique. Cet archevêque gouverna longtemps l'église qui lui était confiée, et jouit des priviléges apostoliques, libre de toute exaction de la part des hommes. Il instruisit le peuple avec un grand soin, le protégea de ses mérites et de ses prières, et, après beaucoup de combats dans l'exercice des vertus, alla se réunir au Seigneur. [4,14] XIV. La cinquième année de son règne, le roi Guillaume envoya en Normandie Guillaume, fils d'Osbern, pour gouverner la province de concert avec la reine Mathilde. Il y avait alors en Flandre de grandes dissensions entre les héritiers du comté. Baudouin, gendre de Robert, roi des Français, avait été comte des Flamands, et s'était distingué par sa bravoure. Il eut de sa femme Adèle plusieurs fils et plusieurs filles, qui se firent remarquer par leur mérite: Robert le Frison, Arnoul, Baudouin, Odon, archevêque de Trêves, Henri le Clerc, la reine Mathilde et Judith femme du comte Tostic, furent les enfants de Baudouin et d'Adèle. Leur caractère, et les divers événements de leur vie, peuvent fournir aux écrivains la matière de gros volumes. Robert, l'aîné de ces fils, avait depuis longtemps offensé son père qui le chassa; il se retira chez Florent, duc des Frisons, ennemi de Baudouin; et, pour prix de ses services, il obtint sa fille en mariage. Vivement irrité, le duc de Flandre le surnomma dans son courroux le Frison, et, le déclarant banni à jamais, établit Arnoul pour son héritier. Peu après, le duc Baudouin mourut, et Arnoul posséda quelque temps le duché. Robert le Frison rassembla une grande armée de Frisons et d'autres peuples, et attaqua la Flandre avec vigueur. Cependant Philippe, roi des Français, qui était leur cousin, réunit l'armée française pour marcher au secours d'Arnoul, et manda le comte Guillaume qui était chargé de la garde de la Normandie. Ce seigneur alla trouver le roi avec dix chevaliers seulement, et partit gaîment avec lui pour la Flandre, comme s'il allait à une fête. Robert le Frison réunit à ses forces celles de l'empereur Henri. Le dimanche de la septuagésime, 10 des calendes de mars (20 février), il attaqua ses ennemis de grand matin et à l'improviste, et mit en fuite Philippe avec ses Français. Son frère Arnoul, Baudouin son neveu, et le comte Guillaume tombèrent sous les coups des Flamands. Ensuite Robert conserva long-temps son duché, et en mourant le laissa à ses fils, Robert de Jérusalem et Philippe. Le corps du comte Guillaume fut transporté par les siens en Normandie, et fut inhumé avec un grand deuil dans le couvent de Cormeilles. Guillaume avait bâti dans ses domaines deux couvents de moines en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu: l'un deux était placé à Lire, sur la rivière de Rille, où sa femme Adelise fut enterrée; l'autre à Cormeilles, où, comme nous l'avons dit, il fut inhumé. Ce baron, le plus brave de tous les Normands, fut beaucoup pleuré par tous ceux qui connaissaient sa générosité, sa gaîté et tout son mérite. Son héritage fut partagé entre ses fils par le roi Guillaume: l'aîné, nommé Guillaume, eut Breteuil, Pacy, et le reste des biens de son père en Normandie. il en jouit toute sa vie, pendant à peu près trente ans. Roger, son frère puîné, reçut le comté de Herfort, et tous les biens de son père en Angleterre; mais il les perdit peu de temps après, à cause de sa perfidie et de son insolence, comme nous le dirons par la suite. Quoique la puissance de la reine Mathilde fût très-grande, et qu'elle fût comblée de biens de toute espèce, elle éprouva de grands chagrins que firent naître la mort de son père, la désolation de sa mère, la cruauté d'un de ses frères, d'où résulta la ruine de l'autre, ainsi que celle de son cher neveu et de plusieurs de ses amis. C'est ainsi que Dieu tout-puissant frappe les enfants de la terre qui ne se souviennent pas de lui, humilie les orgueilleux, et montre clairement sa domination sur l'univers. Robert le Frison subjugua toute la Flandre, la posséda près de trente ans, et mérita facilement l'amitié de Philippe, roi des Français. Ces deux princes étaient cousins, et tous deux avaient épousé des filles de Florent, marquis des Frisons; leurs fils sont jusqu'à ce jour restés unis par les liens de l'amitié. Toutefois une nouvelle dissension divisa les Normands et les Flamands, à cause de la mort du frère de la reine, ainsi que de quelques-uns de ses parents, et surtout à cause du malheur du comte Guillaume. Comme le trouble régnait en Normandie, le roi Guillaume mit en ordre les affaires d'Angleterre, et se rendit en toute hâte dans le duché, pour y régler toutes choses utilement et justement. Dès que l'on connut l'arrivée du roi, les amis de la paix se réjouirent; mais les enfants de la discorde et les hommes souillés de forfaits, dont la conscience vengeresse leur reprochait des crimes, se mirent à trembler. Alors le roi rassembla les personnages les plus marquants, tant du Maine que de la Normandie, et, les exhortant à la paix et à l'équité, leur rendit royalement le courage. Il engagea les évêques et tous les autres ecclésiastiques à mener une bonne conduite, à ne pas cesser d'observer la loi de Dieu, à pourvoir en commun aux besoins de l'Eglise, à veiller aux mœurs de leurs subordonnés, selon les décisions des canons, et à gouverner en tout avec sagesse. [4,15] XV. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1072, on assembla un concile dans le siége métropolitain de la ville de Rouen; Jean, archevêque de cette ville, le présida dans l'église de la bienheureuse et glorieuse Marie, mère de Dieu, toujours vierge. Ce prélat, qui suivait les traces des Pères, s'occupait avec zèle des intérêts de l'Eglise, de concert avec ses suffragants, Odon de Bayeux, Hugues de Lisieux, Robert de Seès, Michel d'Avranches, et Gislebert d'Evreux. Il fut surtout question dans ce concile de la foi qu'on doit avoir en la sainte et indivisible Trinité, qui fut confirmée, sanctionnée et professée en toute croyance de cœur, selon les statuts des saints conciles, tels que ceux de Nicée, de Constantinople, le premier d'Ephèse et celui de Chalcédoine. Après cette profession de la foi catholique, on annexa dans les mêmes principes les chapitres suivants qui furent souscrits. D'abord il est statué par nous que, conformément aux décisions des Pères, la consécration du chrême, de l'huile du baptême et de l'onction, doit se faire à heure convenable, c'est-à-dire après none, ainsi que l'ont déterminé les saints Pères. L'évêque doit pourvoir à ce que, dans cette consécration, il ait avec lui au moins douze prêtres revêtus des habits sacerdotaux. Item. Il s'est établi dans quelques provinces une coutume détestable, selon laquelle certains archidiacres, manquant de pasteurs, reçoivent de quelque évêque de petites portions d'huile et de chrême, et les mêlent ainsi à leur huile: ce qui est condamné. Chaque archidiacre doit présenter tout son chrême et toute son huile à un évêque pour les faire consacrer, comme par son propre diocésain. Item. La distribution du chrême et de l'huile doit être faite par les doyens, avec beaucoup de soin et de respect, de manière qu'ils soient revêtus de leurs aubes, pendant qu'ils font cette distribution: elle sera faite dans de petits vases, afin qu'il ne s'en perde pas par négligence. Item. Personne ne célébrera la messe sans communier. Item. Aucun prêtre ne baptisera d'enfant s'il n'est à jeun et revêtu de l'aube, ainsi que de l'étole, si ce n'est dans un cas urgent. Item. Il y a quelques prêtres qui réservent au delà de huit jours le viatique et l'eau bénite: ce qui est condamné. D'autres n'ayant pas d'hosties consacrées consacrent de nouveau: ce qui est terriblement interdit. Item. Le don du Saint-Esprit ne doit être donné et reçu qu'à jeun. La confirmation ne peut se faire sans feu. Ceci est statué afin qu'en donnant les ordres sacrés, nous ne nous montrions point violateurs de l'autorité apostolique. On lit dans les décrets du pape Léon que ces ordres ne doivent pas être conférés indistinctement tous les jours, mais bien après le jour du samedi, au commencement de la nuit du dimanche, de manière que la sainte bénédiction soit conférée par des personnes à jeun à d'autres qui soient dans le même état. On observera la même règle, si la continuation du jeûne du samedi s'étend au dimanche matin. Le commencement de la nuit précédente ne s'éloigne pas de ce temps, auquel appartient sans nul doute le jour de la résurrection, comme il a été établi pour la Pâque du Seigneur. Item, L'observation des quatre-temps aux jours compétents, selon l'institution divine, est conservée par nous en commune observance, c'est-à-dire, dans la première semaine de mars, la seconde de juin, la troisième de septembre, ainsi que de décembre, à cause du respect dû à la Nativité du Seigneur. En effet, il serait fort inconvenant que l'institution des choses saintes fût privée des précautions et des soins que l'on accorde aux choses mondaines. Item. Les clercs qui, sans être élus ou appelés, ou à l'insu de leur évêque, s'immiscent dans les ordres sacrés; ceux qui reçoivent de l'évêque l'imposition des mains, comme s'ils étaient diacres; ceux qui n'ayant pas les autres ordres sont consacrés diacres ou prêtres, méritent la déposition. Item. Ceux qui ont eu et abandonné la tonsure seront excommuniés jusqu'à suffisante satisfaction. Les clercs qui doivent être ordonnés se rendront auprès de leur évêque le cinquième jour de la semaine (jeudi). Item. Les moines et les religieuses qui ayant quitté leurs églises divaguent par le monde, et ceux qui ont été chassés des couvents pour leur mauvaise conduite, doivent être par l'autorité pastorale déterminés à retourner dans leur monastère. Si les abbés refusent de les recevoir, on leur donnera la nourriture de l'aumône, et ils travailleront de leurs mains, jusqu'à ce qu'ils paraissent s'être amendés. Item. Des cures pastorales ou églises paroissiales sont achetées et vendues, tant par des laïques que par des clercs, et même des moines: c'est ce qui est interdit et ne doit plus se faire. Item. Les noces n'auront plus lieu en cachette, ni après dîner; mais l'époux et l'épouse, à jeun, seront bénis dans le monastère par un prêtre également à jeun: avant de les unir, on recherchera avec soin quelle est leur famille; et si l'on découvre quelques rapports de consanguinité au dessous de la septième génération, et si quelqu'un d'eux a été divorcé, le mariage n'aura pas lieu. Le prêtre qui n'observera pas ce statut sera déposé. On observera le concile de Lisieux en ce qui concerne les prêtres, les diacres et les sous-diacres qui se permettent d'avoir des femmes: ils ne gouverneront les Eglises, ni par eux-mêmes, ni par leurs suffragants; ils n'auront droit à aucuns bénéfices. Les archidiacres qui doivent les diriger ne leur permettront d'avoir, ni concubine, ni femme venant en cachette, ni courtisanne; mais ils vivront chastement et justement, et donneront à leurs surbordonnés l'exemple de la chasteté et d'une sainte conduite. On doit choisir les doyens de telle manière qu'ils sachent reprendre et corriger ceux qui leur sont soumis, et que leur vie ne soit point infâme, mais au contraire plus régulière que la conduite de ceux qu'ils doivent diriger. Item. Il est interdit à celui qui, du vivant de sa femme, a été accusé d'adultère, d'épouser, après la mort de cette femme, celle qui fut l'objet de l'accusation. De la non observation de cette mesure, il est résulté beaucoup de maux, et plusieurs maris ont par ce motif fait périr leurs femmes. Item. Celui dont la femme a pris le voile, ne peut tant qu'elle vivra en épouser une autre. Item. Si la femme, dont le mari est parti en pélerinage ou allé ailleurs, a pris un autre mari, elle sera excommuniée jusqu'à satisfaction suffisante, tant qu'on n'aura pas la certitude de la mort du premier. Item. Il est statué que ceux qui sont publiquement tombés en péché mortel ne doivent pas être trop promptement rétablis dans les ordres sacrés; car, comme dit le bienheureux Grégoire, si l'on accorde à ces pécheurs la permission de rentrer dans leur ordre, toute la force de la discipline canonique sera sans nul doute détruite, tant que chacun, par l'espoir du retour, ne craindra pas de concevoir le desir des mauvaises actions. Il est donc nécessaire de maintenir cette décision, afin que celui qui est tombé publiquement dans le crime ne puisse rentrer dans son premier état avant d'avoir terminé sa pénitence, à moins de grande nécessité, et toutefois après une digne satisfaction. Item. Si quelque pécheur a été trouvé dans le cas d'être repris, et que, pour le déposer, on n'ait pu réunir le nombre de co-évêques que l'autorité demande, savoir, six pour la déposition d'un prêtre, et trois pour celle d'un diacre, chacun des co-évêques qui n'aura pu venir, se fera représenter par son vicaire. Item. Il est statué que nul ne doit dîner dans le carême, avant que l'heure de none soit terminée, et que le soir commence. En effet, celui qui mange auparavant ne jeûne pas. Item. Il est statué que le samedi de Pâques, l'office ne doit pas commencer avant none. Effectivement il se rapporte à la nuit de la Résurrection du Seigneur, en l'honneur duquel on chante le gloria in excelsis et l'alleluia. Au commencement de cet office, on fera la bénédiction du cierge. Le livre des offices dit que, durant ces deux jours, on ne fait pas de célébration de sacrements; il appelle ces deux jours le sixième jour (vendredi), et le samedi, dans lesquels on renouvelle le deuil et la tristesse des Apôtres. Item. Si la fête de quelque saint survient ce même jour, pendant lequel on ne peut la célébrer, elle le sera non auparavant, mais huit jours après. Item. Conformément aux decrets des saints pères, savoir les papes Innocent et Léon, nous statuons que le baptême général ne peut se faire que le samedi de Pâques et de la Pentecôte; en observant toutefois que ce bain de la régénération ne peut être refusé aux enfants en quelque temps et quelque jour que ce soit. Nous interdisons entièrement de conférer le baptême la veille ou le jour de l'Epiphanie, à moins de nécessité pour cause de maladie. A ce concile, assistèrent Jean, archevêque de l'église de Rouen; Odon, évêque de Bayeux; Michel, évêque d'Avranches; Gislebert, évêque d'Evreux, et un grand nombre de vénérables abbés, qui alors étaient l'honneur des monastères de la Normandie, et y maintenaient la discipline monacale. [4,16] XVI. Je pense qu'il est à propos de transmettre à la postérité la mémoire des Pères qui gouvernèrent prudemment les monastères de Normandie, sous le règne de Guillaume, et s'efforcèrent jusqu'à leur mort d'exécuter avec diligence les lois du monarque éternel qui règne sans changement et sans trouble. Les disciples de ces Pères ont, comme je le pense, laissé à la postérité plusieurs écrits sur leur histoire. Cependant il m'est doux ainsi qu'à mes maîtres de nommer, au moins dans cette page, ceux que je chéris de préférence, non pour aucune récompense temporelle, mais à cause du seul amour de la sagesse et de la religion que le ciel leur départit. Après Guillaume de Dijon, homme sage et d'une religion très-fervente, le vénérable abbé Jean gouverna cinquante-un ans le monastère de Fécamp, situé en face de la mer, dédié à la sainte et indivisible Trinité, créatrice de toutes choses, fondé noblement par Richard I, duc des Normands, et largement augmenté en honneurs et en richesses par Richard II. Après Jean, Guillaume de Roz, clerc de Bayeux et moine de Caen, fut à la tête de l'abbaye pendant près de vingt-sept ans. Comme le nard mystique, il parfuma la maison du Seigneur par la charité, la libéralité et toutes sortes de mérites. Toutes les œuvres qu'il fit soigneusement en public, ou qu'il offrit au Dieu tout-puissant secrètement ou en présence d'un petit nombre de témoins, prouvent de quel esprit il était animé. Cet esprit, qui le possédait tout entier, le conduisit pour être couronné au pied du trône du Seigneur. Le cénobite Gontard fut, par l'élection des hommes sages, tiré du monastère de Fontenelles, et chargé de gouverner Jumiège, après la mort de l'abbé Robert. Il mit un grand soin à ouvrir les pâturages de la doctrine aux brebis qui lui furent confiées, et il observa sévèrement toute la rigueur de l'ordre monastique. Il honora avec bonté ceux qui étaient doux et obéissants, de même qu'un père traite ses enfants; mais comme un maître sévère, il frappa de la verge de la discipline les méchants, les mutins et ceux qui méprisaient la règle. Ce père avec les autres pasteurs, ses collègues de Normandie, se rendit au concile que le pape Urbain tint à Clermont, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1095, 3e de l'indiction, et par l'ordre de Dieu il termina sa vie le 6 des calendes de décembre (26 novembre). Il eut pour successeur Tancard, prieur de Fécamp, qui se montra redoutable comme un lion. Après la mort de Herluin, qui fut le fondateur et le premier abbé de l'abbaye du Bec, et qui, doué de beaucoup de grâces, se montra pendant sa vie entière disposé à servir sans feinte tous les enfants de l'Eglise, le vénérable Anselme, pleinement imbu de la science des lettres, lui succéda et remplit le monastère, avec la grâce de Dieu, et en méritant de grands éloges de frères aussi savants que dévots. Le nombre des serviteurs de Dieu s'étant accru, ce qui leur était nécessaire ne leur manqua pas; il y eut honorablement et en abondance toutes sortes de secours pour ces nobles amis et ces frères intimes qui se réunissaient de toutes parts. Les clercs et les laïques accouraient pour entendre ce philosophe éprouvé, de la bouche duquel les douces paroles de vérité découlaient et plaisaient aux amis de la justice comme les discours de l'ange de Dieu. Anselme, né en Italie, avait suivi Lanfranc au Bec; et de même que les Israélites, chargés de l'or et des richesses des Egyptiens, il s'était muni de la science séculière des philosophes, et avait avec ardeur gagné la terre de promission. Devenu moine, il s'attacha de toutes manières aux célestes connaissances, et versa copieusement, de la plus abondante fontaine de sagesse, des ruisseaux pleins du miel de la doctrine. Il approfondit avec sagacité les sentences les plus obscures de l'Ecriture-Sainte, il les éclaircit habilement dans ses entretiens et ses écrits, et débrouilla d'une manière salutaire les passages les plus difficiles des Prophètes. Tous ses discours étaient de la plus grande utilité, et ne manquaient pas d'édifier ses auditeurs bénévoles. Ses disciples dociles conservèrent par écrit ses lettres et ses discours typiques; et s'en étant rassasiés en retirèrent de grands avantages, non seulement pour eux, mais encore pour beaucoup d'autres. Ses successeurs Guillaume et Bozon, pénétrés de ses maximes, puisèrent d'une manière éclatante à la source des sciences de ce grand docteur, et y firent boire largement ceux qui avaient soif de ce desirable breuvage. Anselme était affable et doux, et répondait charitablement à tous ceux qui l'interrogeaient avec simplicité. A la demande de ses amis, il publia pieusement des livres d'une grande profondeur et d'un grand mérite sur la Trinité, sur la vérité, sur le libre arbitre, sur la chute du diable et sur la question de savoir pourquoi Dieu s'est fait homme. La réputation de ce disciple de la sagesse se répandit par toute la latinité, et l'Eglise s'abreuva noblement du nectar de ses bonnes opinions. Un grand dépôt de sciences libérales et de lectures sacrées commença à s'établir dans l'église du Bec par les soins de Lanfranc, et s'augmenta magnifiquement par ceux d'Anselme, de manière qu'il en résulta d'habiles docteurs, des nochers prévoyants et des cochers spirituels, auxquels on confia les rênes de l'église, pour conduire les fidèles divinement à travers la carrière de ce siècle. C'est ainsi que, par un bon choix, les moines du Bec se livrèrent aux études des lettres et se montrèrent empressés à rechercher et à répandre les saints mystères et les discours utiles, à tel point que presque tous paraissaient des philosophes. Dans leurs relations avec eux, ceux qui semblaient illettrés, et que l'on appelle rustiques, pouvaient s'instruire avantageusement dans la grammaire. Ils se réjouirent dans le culte de Dieu par une affabilité mutuelle et par les douceurs de la charité; ainsi que l'enseigne la vraie sagesse, ils excellèrent infatigablement dans la religion. Je ne puis parler avec assez de détail de l'hospitalité des moines du Bec; que l'on interroge les Bourguignons, les Espagnols, et les autres personnes qui arrivaient de loin ou de près, ils répondront et diront véridiquement avec quelle bienveillance ils furent accueillis par les religieux, et ils s'efforceront sans doute de les imiter sans feinte dans ces actes pieux. La porte du Bec est ouverte à tous les voyageurs, et leur pain n'est jamais refusé a quiconque le demande dans l'esprit de charité. Que dirais-je de plus de ces cénobites? Que celui qui a commencé et qui entretient le bien qui brille en eux, les maintienne dans leur persévérance et les conduise sains et saufs au port du salut. Gerbert de Fontenelles, Ainard de Saint-Pierre-sur-Dive et Durand du Troarn, dignes archimandrites, jetèrent un grand éclat dans le palais d'Adonaï, comme trois étoiles rayonnantes dans le firmament des cieux. Ils n'excellaient pas moins par la religion et la charité que par leurs connaissances multipliées, et ils ne cessaient de chanter avec zèle les louanges divines dans le temple de Dieu. Parmi les principaux chantres, ils possédèrent la science de l'art musical dans ses modulations les plus suaves, et mirent au jour des airs pleins de douceur pour les antiennes et les répons. Le roi suprême, que louent les chérubins, les séraphins, et toute la milice des cieux; Marie, vierge immaculée, qui nous a donné le Sauveur des siècles; les anges, les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges, furent l'objet de louanges pleines d'agrément, qui coulaient des cœurs le plus doucement émus. Ils les donnèrent aux enfants de l'Eglise, pour les faire chanter au Seigneur, comme avaient fait Asaph et Eman, Ethon, Idithon et les fils de Coré. Nicolas, fils de Richard III, duc des Normands, devenu moine de Fécamp depuis son enfance, gouverna pendant près de soixante ans le couvent de Saint-Pierre, prince des Apôtres, situé dans un faubourg de Rouen, et jeta les fondements d'une église remarquable par sa grandeur et son élégance: c'est là que repose le corps de saint Ouen, archevêque de Rouen, avec les reliques de plusieurs autres saints. Il y avait alors en Normandie plusieurs autres Pères dont je suis forcé d'omettre les nombreux mérites, de peur que la longueur de mes discours n'ennuie mes lecteurs. [4,17] XVII. L'an de l'Incarnation du Seigneur, 1078, 2e de l'indiction, le pape Alexandre II sortit de ce monde après avoir, pendant onze ans, gouverné le siége romain et apostolique. Grégoire VII, qui, au baptême, avait été appelé Hildebrand, lui succéda et siéga dix-sept ans dans la chaire pontificale. Moine depuis son enfance, il avait étudié beaucoup les lois du Seigneur, et plein de ferveur pour l'exécution de la justice, il eut à souffrir de grandes persécutions. Il adressa, dans tout l'univers, ses édits apostoliques; et n'épargnant personne, il fit tonner terriblement les célestes oracles, et tant par les menaces que par les prières, força tout le monde à s'unir de cœur au Seigneur des armées. A la demande du pape, le vénérable Hugues, abbé de Cluni, envoya à Rome avec d'autres moines capables, Odon, prieur du même monastère, et qui était chanoine de l'église de Rheims. Le pape les reçut avec joie et comme des collaborateurs que Dieu lui envoyait. Il choisit pour son premier conseiller Odon, qu'il établit évêque de la ville d'Ostie. Ce siége a pour prérogative de recevoir son évêque du clergé romain et de bénir le pape. Grégoire éleva les autres moines, autant qu'il était raisonnable, et leur confia dignement le gouvernement de diverses autres églises. A la mort d'Ernauld, évêque du Mans, le roi Guillaume dit à Samson de Bayeux, son chapelain: «Le siége de l'évêché du Mans est privé de son pontife, et, avec la permission de Dieu, je veux t'y placer. Le Mans, qui tire son nom de la rage canine, est une ville ancienne dont le peuple est insolent et sanguinaire pour ses voisins, en même temps qu'il est toujours opposé à ses maîtres, et avide de révoltes. C'est pourquoi je juge à propos de te remettre les rênes pontificales, à toi, que j'ai nourri dès l'enfance, et que j'ai toujours aimé. Je desire maintenant t'élever au rang des plus grands seigneurs de mon royaume.» Samson répondit: «D'après les traditions apostoliques, un évêque doit être irrépréhensible; quant à moi, je suis loin d'être dans ce cas, pour toutes les circonstances de ma vie: à la face de Dieu, mon ame et mon corps sont souillés de crimes, et je ne puis, à cause de ces souillures, recevoir tant d'honneurs, malheureux et méprisable que je suis.» Le roi reprit: «Tu as de l'esprit, et tu vois habilement qu'il convient que tu te confesses pécheur. Je ne m'en arrête pas moins à mon projet, et je ne permettrai pas que vous persistiez à refuser l'évêché, ou que vous ne me désigniez pas quelqu'un pour l'occuper.» A ces mots, Samson, plein de joie, répondit: «Maintenant, seigneur roi, vous avez très-bien parlé, et vous me trouverez, avec l'aide de Dieu, disposé à vous servir. Vous avez, dans votre chapelle, un certain clerc qui est pauvre, mais qui est noble et de bonnes mœurs. Confiez-lui l'évêché du Mans dans la crainte du Seigneur, parce qu'il est, comme je le pense, digne d'un tel honneur.» Le roi ayant demandé quel était ce clerc, Samson ajouta: «On l'appelle Hoël, il est originaire de Bretagne; mais il est humble et véritablement homme de bien.» Le roi donna ordre de mander Hoël, qui ignorait encore pourquoi on l'appelait. Le roi l'ayant trouvé jeune, maigre, et vêtu simplement, concut pour lui du mépris, et, s'étant tourné vers Samson, il lui dit: «Voilà donc l'homme que vous exaltez tant?» Samson reprit: «Oui, seigneur, je le loue en toute fidélité, et sans aucun doute; et c'est avec raison que je le mets avant moi et mes semblables. Il est doux et bienveillant, et par conséquent digne du siége épiscopal. Que sa maigreur ne vous le fasse pas mépriser. Ses vêtements simples ne le rendent que plus agréable aux sages. Dieu ne s'arrête pas à l'extérieur, mais il considère ce qui est caché intérieurement.» Le roi, qui était prudent, réfléchit au discours du sage, et commença un examen plein de sagacité. Ayant fait un retour sur lui-même, il resserra peu à peu, dans les liens de la raison, ses pensées diffuses, manda aussitôt le clerc dont il s'agit, et lui confia le soin et les droits séculiers de l'évêché du Mans. La décision du roi fut transmise au clergé; et tous ceux qui le connaissaient portèrent bon témoignage de la vie édifiante du clerc. Les fidèles rendirent dévotement grâces à Dieu d'une élection si pure et si sainte, et le pasteur élu fut conduit honorablement au bercail de son troupeau, par les évêques et les autres chrétiens que le roi avait chargés de cette mission. Hoël ne s'étonna pas moins de sa subite promotion à l'épiscopat, que David de son élévation au trône, lorsque Samuel eut écarté ses frères aînés. C'est ainsi que Hoël devint évêque des Manceaux, et s'acquitta saintement des fonctions pontificales pendant quinze ans. Il commença à bâtir la cathédrale dans laquelle repose le corps du confesseur saint Julien, premier évêque du Mans; il entreprit aussi plusieurs autres bons ouvrages nécessaires à l'Eglise de Dieu; il s'appliqua à terminer, autant que le temps put lui permettre, les travaux qui étaient commencés. Quand il fut mort, l'excellent versificateur Hildebert lui succéda; et, pendant près de trente ans, dirigea d'une manière digne d'éloges l'évêché qui lui était confié; il termina la cathédrale que son prédécesseur avait commencée, et en fit la dédicace à la grande satisfaction des peuples. Peu de temps après, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1125, 4e de l'indiction, quand Gislebert, archevêque de Tours, fut mort à Rome ainsi que le pape Calixte II, Hildebert, sous le pape Honorius, monta sur le siége métropolitain de la ville de Tours, forcé par les prières et par les ordres de la sainte Eglise; et, dans ce moment-ci, il s'y distingue encore par les plus louables travaux. [4,18] XVIII. De même que la mer, qui ne se repose jamais avec une certaine solidité, mais toujours plus ou moins agitée se trouble et demeure toujours en mouvement, et, quoiqu'elle paraisse quelquefois tranquille aux yeux de ceux qui la contemplent, n'en épouvante pas moins les navigateurs par ses fluctuations et son instabilité naturelle, de même le siècle présent est constamment tourmenté de son inconstance et varie sans cesse dans ses innombrables alternatives d'infortune et de bonheur. Parmi les insolents amateurs du monde, auxquels ce monde ne suffit pas, il s'élève souvent de cruelles altercations, qui vont croissant à l'infini. Pendant que chacun s'efforce de surpasser et d'écraser ses rivaux, il oublie l'équité, il transgresse les lois divines, et, pour acquérir ce que chacun ambitionne, le sang humain est cruellement répandu. C'est ce que rapportent fort au long les anciens livres des historiens; c'est ce que les écrits modernes nous montrent constamment dans les villes et sur les places. Il en résulte que certaines personnes se réjouissent du temps présent, tandis que d'autres n'ont qu'à pleurer et s'attrister. J'ai touché en peu de mots dans ce livre quelque chose de ces accidents, et je me propose d'en ajouter d'autres encore avec véracité, d'après ce que j'ai appris de nos anciens. Herbert comte du Mans, descendant, comme on le rapporte, de la famille de Charlemagne, mérita, par son grand mérite, d'être appelé vulgairement, mais en mauvais latin, Eveille-chien. Après la mort de Hugues son père, que le vieux Foulques avait soumis par la violence, il prit les armes contre ce prince et fit de fréquentes expéditions nocturnes. Il effrayait, dans les villes et dans les lieux fortifiés de l'Anjou, les hommes et les chiens, et les forçait de veiller, épouvantés par ses vives attaques. Après qu'Alain, comte des Bretons, fut mort en Normandie, empoisonné par les Normands, Hugues, fils d'Herbert, prit en mariage Berthe sa veuve, qui était sœur de Thibault, comte de Blois. Elle lui donna un fils nommé Herbert et trois filles: l'une d'elles fut mariée à Aszon, marquis de Ligurie; une autre nommée Marguerite, fiancée à Robert fils de Guillaume duc de Normandie, mourut vierge pendant qu'elle était sous sa garde; la troisième que l'on appelait Paule, se maria à Jean, seigneur du château de La Flèche. Elle donna à son mari trois enfants, Goisbert, Elie et Enoch. Geoffroi Martel, très-vaillant comte d'Anjou, étant venu à mourir, deux de ses neveux, enfants de sa sœur et d'Alberic comte du Gâtinois, lui succédèrent. L'un d'eux, nommé aussi Geoffroi, homme simple et de mœurs douces, obtint le comté par droit de primogéniture. Après la mort du jeune Herbert, Guillaume, prince des Normands, prit possession de son héritage. Le comte Geoffroi concéda tous les biens de Herbert et donna sa fille au jeune Robert, duquel il recut, en présence de son père à Alençon, l'hommage et la foi qui lui étaient dus. Peu de temps après, Foulques, surnommé le Réchin, se révolta contre Geoffroi son frère et son seigneur, le prit par trahison et le retint plus de trente ans enfermé dans les prisons du château de Chinon. Parmi tant de changements, les affaires mondaines éprouvèrent de grands troubles dans la province d'Anjou, et dans son voisinage; et les grands de l'Etat prirent diffcrens partis, selon qu'ils y étaient déterminés par leur propre volonté. Pendant que Foulques était profondément affligé de voir le Maine soumis aux Normands qui possédaient malgré lui un comté qui lui appartenait, des citoyens séditieux, des habitants des frontières et quelques chevaliers soldés conspirèrent unanimement contre les étrangers, et, s'armant avec vigueur, assiégèrent la citadelle et les antres fortifications de la ville, combattirent et chassèrent Jurgis de Traci, Guillaume de La Ferté, et les autres officiers du roi. Ceux qui résistèrent avec courage furent tués, d'autres furent jetés cruellement dans les fers, et les vainqueurs, triomphant tout à leur aise, se vengèrent ainsi des Normands. Tout le pays ne tarda pas à être troublé, la puissance normande à s'y éclipser et à se trouver attaquée de toutes parts, comme par une peste générale. Geoffroi de Mayenne et quelques autres seigneurs du Maine prirent part à cette conspiration contre les Normands, tandis que d'autres, mais en petit nombre, au milieu des alternatives des événements, restèrent favorables ou soumis à la cause du roi Guillaume. Ce monarque magnanime ayant appris, par de cruels rapports, le massacre des siens, s'occupa de réprimer l'attaque de ses ennemis et de tirer par les armes une vengeance légitime de la rébellion des traîtres. Il fit un appel aux Normands et aux Anglais, et donna les ordres nécessaires pour rassembler promptement ses troupes en un corps d'armée. Aidé des principaux chefs, il prépara au combat ses chevaliers et son infanterie; et, terrible, il entra à leur tête sur le territoire du Maine. Il assiégea d'abord le château de Frénai, et y ceignit l'épée de chevalier à Robert de Bellême. Hubert, châtelain de la place, fit sa paix avec le roi, lui rendit ses châteaux de Frênai et de Beaumont, et pendant quelque temps resta à son service. Ensuite le roi assiégea Sillé; mais le châtelain alla trouver le roi en suppliant et demanda à traiter. Le roi marchait avec trop de valeur pour qu'on osât lui résister: tous les habitants des villes et des campagnes, avec les clercs et les religieux, résolurent d'accueillir dignement le prince qui venait rétablir la paix, et de se soumettre de bonne grâce à sa puissance légitime. Enfin le roi arriva devant le Mans, mit le siége devant la ville avec plusieurs corps d'armée, fit connaître à propos sa volonté royale et manda, en maître, aux bourgeois de se consulter prudemment et de se soumettre en paix eux et leurs places avant l'assaut, le massacre et l'incendie. Dès le lendemain les citoyens, cédant à un avis salutaire, sortirent de la ville et vinrent en suppliants apporter les clefs de leurs portes au roi qui les accueillit avec bonté. Le reste des habitants du Maine fut effrayé de voir sur son territoire une si grande affluence de troupes cruelles, ils apprirent que leurs complices et leurs fauteurs avaient fait défection, ne pouvant pas même soutenir les regards d'un guerrier éprouvé par tant de victoires. Ils envoyèrent de leur côté aux vainqueurs des délégués pour solliciter la paix, et, chacun s'étant donné la main, ils réunirent gaîment leurs drapeaux aux étendards du roi, puis reçurent la permission de s'en retourner tranquillement pour demeurer et s'ébattre dans leurs maisons et sous leurs vignes. Le Maine ayant été ainsi rendu à la paix sans de grands combats, et restant tranquille sous la puissance du roi Guillaume, le comte Foulques fut attaqué méchamment de coupables sentiments et tenta de nuire aux partisans des Normands. Jean de La Flèche, le plus puissant des Angevins, lui était principalement odieux, parce qu'il leur était attaché. Dès qu'il eut la certitude que le comte marchait sur lui avec une armée, il réclama l'assistance de ses voisins qui étaient ses alliés, demanda et obtint des secours du roi Guillaume. Ce monarque si actif fit marcher au secours de Jean Guillaume de Moulins, Robert de Vieux-Pont et plusieurs autres guerriers vaillants et expérimentés: Jean s'empressa de leur confier, ainsi qu'à leurs troupes, la défense de ses places. Foulques ayant appris ces dispositions, fut vivement affligé; de toutes parts il rassembla des forces, et mit le siége devant le château de Jean. Le comte Hoel, avec un corps de Bretons, vint au secours de Foulques, et, de concert avec lui, s'employa vivement à détruire la puissance de Jean qui fut serré de très-près. Dès que le roi Guillaume connut quelle était la force des ennemis qui attaquaient ses alliés, il rendit un édit pour rappeler aux armes les Normands et les Anglais, et, comme un courageux général, il rassembla aussi les autres peuples qui lui étaient soumis. On rapporte qu'il marcha contre les bataillons ennemis avec soixante mille cavaliers. Les Angevins et les Bretons, ayant appris l'arrivée du roi et de ses troupes, tinrent ferme, passèrent hardiment la Loire, et, pour ôter aux lâches tout espoir de fuite et les forcer à combattre vaillamment, ils détruisirent les bateaux qui les avaient transportés. Pendant que les deux armées se préparaient aux chances du combat, et que les esprits du plus grand nombre étaient agités par la crainte, en présence de la mort et des malheurs qui suivent le trépas des réprouvés, un certain cardinal-prêtre de l'Eglise romaine et quelques moines religieux se trouvèrent là par la permission de Dieu, et, divinement inspirés, allèrent trouver les chefs des deux armées, pour les implorer et les réprimander. De la part de Dieu, ils leur détendirent courageusement de combattre, et, tant par leurs avis que par leurs prières, leur persuadèrent de faire la paix. Guillaume d'Evreux, Roger, quelques autres comtes et plusieurs grands remplis de courage, se joignirent à ces instances: comme ils étaient actifs et braves pour les combats légitimes, de même ils avaient horreur de concourir à des guerres détestables, entreprises injustement et avec orgueil. L'excessive fierté des ambitieux s'apaisa devant les messagers du Christ qui répandaient les semences de la paix, et la pâle crainte de ceux qui étaient effrayés se dissipa peu à peu. Plusieurs délibérations eurent lieu; on prépara divers traités, on échangea des propositions, et le Dieu victorieux permit que les envoyés de paix fussent partout accueillis. Le comte d'Anjou céda ses droits sur le Maine au jeune Robert, fils du roi, ainsi que les fiefs qu'il avait reçus du comte Herbert en épousant Marguerite. Ensuite Robert rendit les hommages dus à Foulques, comme doit agir l'inférieur à l'égard du supérieur. Jean et les autres Angevins qui, jusque-là, s'étaient armés en faveur du roi contre le comte, se réconcilièrent avec leurs princes, et la paix fut accordée aux Manceaux qui avaient pris parti pour le comte contre le roi. C'est ainsi que la grâce de Dieu adoucissant les cœurs des princes, pardonna en tous lieux à ceux qui se repentaient de leurs crimes; et le bon peuple voyant la sérénité de la paix dissiper au loin la noire tempête des guerres, se livra publiquement à la joie. Cette paix, qui fut conclue entre le roi et le comte, au lieu que l'on appelle ordinairement Blanche-Lande ou Blanche-Bruyère, dura toute la vie du roi pour l'avantage des deux Etats. [4,19] XIX. Dans le même temps, il s'éleva une effroyable tempête, qui fut excessivement cruelle et préjudiciable à beaucoup de monde en Angleterre. Deux comtes anglais très puissants, Roger de Herfort et Radulphe de Norwich son beau-frère se concertèrent pour se révolter ouvertement et s'emparer du trône, ou, pour mieux dire, de la tyrannie, après avoir enlevé le sceptre d'Angleterre au roi Guillaume. A l'envi l'un de l'autre, ils fortifièrent leurs châteaux, préparèrent leurs armes, rassemblèrent des chevaliers, envoyèrent souvent des délégués à ceux des seigneurs voisins ou éloignés en qui ils avaient confiance, et tant par promesses que par prières, engagèrent chacun d'eux à marcher à leur secours. Ayant considéré les révolutions des choses et les avantages du temps, ils disaient à leurs partisans, à leurs alliés: «Tous les hommes sages sont d'avis qu'il faut attendre le moment favorable; et que lorsqu'il se présente agréable et commode, on doit commencer avec courage et persévérance l'ouvrage que l'on entreprend. Nous n'avons jamais vu de circonstances plus avantageuses pour prendre la couronne de ce royaume, que celle qui nous est maintenant accordée par un don ineffable de Dieu. Celui qui prend le titre de roi en est indigne, puis qu'il est bâtard; et il est bien évident qu'il ne plaît pas à Dieu qu'un tel maître gouverne ce royaume. Au delà des mers, il est partout attaqué par la guerre et obligé de se défendre non seulement contre les étrangers, mais encore contre son propre sang; ses créatures elles-mêmes l'abandonnent dans sa détresse. Tel est le juste prix de son iniquité, connue par tout l'univers. Pour une seule parole, il a déshérité et chassé entièrement de la Neustrie Guillaume Warlenge, comte de Mortain; Gaultier, comte de Pontoise, neveu du roi Edouard, et sa femme Biote, accueillis par lui à Falaise et empoisonnés par ses ordres, ont trouvé la mort dans une même nuit. Il a empoisonné aussi le vaillant comte Conan, dont toute la Bretagne pleure la mort, au sein du deuil le plus affligeant que fait naître la perte d'un si grand mérite. Tels sont entre autres crimes ceux dont s'est rendu coupable, envers nous et nos alliés, ce Guillaume, qui ne cesse d'en consommer de semblables sur nous et nos pareils. Il a témérairement envahi le noble royaume d'Angleterre, tué injustement ses héritiers naturels, et cruellement exilé les plus puissants de l'Etat. Il a honoré d'une manière inconvenante tous les partisans qui l'ont élevé au dessus de son rang. Pour les causes les plus frivoles, il s'est montré ingrat envers un grand nombre de ceux qui ont versé leur sang à son service, et les a même punis de mort comme s'ils avaient été ses ennemis. Les blessés de son parti victorieux ont reçu de lui des terres stériles et désolées par le ravage; et, dès qu'elles ont été réparées, son avarice les leur a enlevées en tout ou en partie. Ainsi, il est odieux à tous, et, s'il succombe, sa mort comblera tout le monde de joie. La plus grande partie de son armée est retenue au delà des mers, et s'y trouve occupée par des guerres sanglantes et continuelles. A la vérité, les Anglais ne se livrent qu'à la culture de leurs terres; ils ne pensent qu'aux banquets et à l'ivresse, sans songer aux combats: toutefois ils n'en desirent pas moins vivement voir venger la mort et le désastre de leurs parents.» Les séditieux, tenant ces propos et d'autres semblables, s'exhortaient de toute manière à consommer le crime qui faisait l'objet de leurs vœux; ils appelèrent à leur conciliabule Guallève comte de Worthampton, et lui parlèrent en ces termes, pour le tenter de quelque manière que ce fût: «Le temps que nous desirions tous, homme courageux, est enfin arrivé; vous voyez maintenant que vous pouvez recouvrer les honneurs et les biens que l'on vous a ravis, et vous venger, comme vous le devez, des outrages que vous avez reçus récemment. Réunissez-vous à nous, et restez-nous sans cesse attaché; vous pourrez, sans nul doute, tenir, en vous unissant à nous, le tiers de l'Angleterre. Nous voulons que le royaume d'Albion soit en tout rétabli dans le même état où il était sous le très-pieux roi Edouard. Que l'un de nous soit roi et les deux autres ducs: ainsi nous partagerons entre nous trois tous les honneurs de l'Angleterre. Guillaume est au delà des mers, surchargé du poids accablant d'interminables guerres; et nous sommes bien certains que désormais il ne saurait rentrer en Angleterre. Allons, noble héros, profitez d'un avis et d'une détermination si avantageuse pour vous et votre famille, et en même temps si salutaire à la nation écrasée sous le poids des calamités.» Voici la réponse de Guallève: «Dans de semblables entreprises, la prudence est nécessaire, et tout homme en tout pays doit, avec intégrité, garder la foi à son seigneur. Le roi Guillaume a reçu la mienne comme le supérieur de l'inférieur; et pour que je lui fusse toujours fidèle, il m'a donné en mariage sa propre nièce. J'ai reçu de lui un riche comté, et il m'admet au nombre de ses commensaux les plus intimes. Comment voulez-vous que je puisse devenir infidèle à un tel prince, à moins de vouloir entièrement trahir ma foi? Je suis connu dans beaucoup de pays, j'aurais à subir, ce dont Dieu me garde, un grand déshonneur, si j'étais publiquement cité comme un traître et un sacrilége, et jamais bonne chanson ne fut chantée sur les traîtres. Toutes les nations maudissent comme un loup le traître et l'apostat; elles le poursuivent comme digne d'être pendu; et quand on le peut, on l'attache au gibet avec déshonneur et outrage. Achitophel et Judas consommèrent le crime de la trahison, et périrent tous deux, indignes des cieux et de la terre, par le supplice de la corde. Les lois anglaises font tomber la tête du traître et privent toute sa race de son héritage. Il n'arrivera pas que ma noblesse soit souillée d'une criminelle trahison, et l'univers ne retentira pas du bruit d'une si honteuse infamie. Mon Seigneur, qui délivra si puissamment David des mains de Goliath et de Saül, d'Adarezer et d'Absalon, m'a moi-même arraché, sans que je le méritasse, à de graves périls sur la terre et sur les flots. Je mets fidèlement en lui ma confiance, et sans crainte j'espère en lui. Il ne permettra pas que ma vie soit souillée par la trahison, ni que je devienne semblable par l'apostasie à l'ange Satan.» En entendant un tel discours, Radulphe le Breton et Roger furent profondément contristés: ils forcèrent Guallève de jurer par les plus terribles serments qu'il ne découvrirait pas leur complot. Peu de temps après, une révolte soudaine fut par toute l'Angleterre le fruit de la conjuration, et l'opposition contre les officiers du roi se propagea au loin. En conséquence, Guillaume de Varenne et Richard de Bienfaite fils du comte Gislebert, que le roi avait établis ses principaux justiciers pour régler les affaires d'Angleterre, convoquent les rebelles an palais. Ceux-ci ne daignent pas obéir aux ordres qu'ils reçoivent, et, s'efforçant de suivre le cours de leur insolence, préfèrent combattre les partisans du roi. Sans nul retard, Guillaume et Richard réunissent l'armée d'Angleterre, et livrent aux séditieux un combat sanglant dans le camp que l'on appelle Fagadune. Par la grâce de Dieu, ils triomphent des rebelles, et, les ayant tous pris, quelle que fût leur condition, ils leur font couper le pied droit afin de pouvoir les reconnaître. Ils poursuivent le Breton Radulphe jusqu'à son château, mais ils ne peuvent le prendre. Ayant rassemblé une forte armée, ils mettent le siége devant Norwich, l'attaquent, réunissent la valeur à l'habileté militaire, accroissent ainsi leurs forces, fatiguent les assiégés par de fréquens assauts et diverses attaques, et, durant trois mois, les pressent et les combattent de toute manière. Au dehors, l'armée vengeresse croît journellement, se fortifie et reçoit en abondance les vivres et les autres secours dont elle a besoin, pour ne pas être forcée de se retirer. Cependant Radulphe de Guader, se voyant ainsi renfermé, et n'espérant aucun secours de ses complices, eut soin de confier sa forteresse à des gardes fidèles, et, s'étant embarqué sur la mer, qui était à sa proximité, se rendit en Danemarck pour y solliciter de l'assistance. Pendant ce temps, les lieutenants du roi, Richard et Guillaume, pressèrent les bourgeois de la ville de se rendre: ils envoyèrent en toute hâte, au delà des mers, des délegués pour faire part au roi des troubles qui s'étaient élevés, et le prier de revenir promptement défendre lui-même ses propres Etats. Aussitôt que ce monarque plein d'activité connut le message de ses lieutenants, il mit ordre provisoirement à ses affaires de la Normandie et du Maine; et, ayant parfaitement réglé tout, il passa promptement en Angleterre. Aussitôt il convoqua à sa cour tous les grands du royaume, il réjouit par des paroles caressantes les héros qui avaient fait preuve de fidélité, et demanda, avec juste raison, aux auteurs et aux fauteurs des révoltes, pourquoi ils préféraient le crime à l'équité. Les assiégés ayant fait leur paix, Norwich se rendit au roi, et Radulphe de Guader, comte de Norwich, fut, à perpétuité, déshérité et chassé d'Angleterre. Ainsi banni, il retourna en Bretagne avec sa femme. Là, les excellents châteaux de Guader et de Montfort sont en sa puissance; le monarque anglais ne put les lui ravir, et ses enfants les possèdent encore aujourd'hui par droit héréditaire. Beaucoup d'années après, du temps du pape Urbain, Radulphe prit la croix du Seigneur et se rendit à Jérusalem contre les Turcs avec Robert II, duc des Normands; pénitent et pélerin, il mourut dans les voies de Dieu avec sa femme. Roger de Breteuil, comte de Herfort, appelé par le roi, se rendit à la cour; ayant été questionné, il ne put nier sa trahison, évidente aux yeux de tout le monde. En conséquence, il fut jugé selon les lois normandes, privé de tous ses biens, et condamné à passer le reste de ses jours en prison. Là même, il accabla souvent le roi des plus grands outrages, et l'offensa d'une manière implacable par des injures répétées. En effet, un jour que le peuple de Dieu célébrait convenablement la fête de Pâques, le roi envoya au comte dans sa prison, par les gardes du lieu, des vêtements précieux; le comte fit préparer devant lui un grand feu, et y fit aussitôt brûler les parures dont le roi lui avait fait présent, le manteau, la tunique de soie, et la pelisse de précieuses peaux de rats étrangers. Le roi Guillaume ayant appris cela, entra dans une grande colère, et dit: «C'est un trait d'insolence et d'orgueil que de me faire un tel affront; mais, par la splendeur de Dieu, cet homme ne sortira pas de sa prison tant que je vivrai.» L'arrêt fut si bien observé que, même après la mort du roi, Roger ne sortit de la prison qu'après avoir quitté la vie. Renaud et Roger, fils de ce comte, se montrent fidèles au roi Henri, et, dans une dure détresse, attendent l'effet d'une clémence qui leur paraît bien lente. Il est trop vrai, la gloire de ce monde tombe et se dessèche comme la fleur au milieu du foin; elle se dissipe et passe comme la fumée. Qu'est devenu ce Guillaume, fils d'Osbern, comte d'Herford, lieutenant du roi, sénéchal de la Normandie, et belliqueux chef de ses troupes? Le premier et le plus dur des oppresseurs des Anglais, il commit par sa témérité un forfait énorme, qui attira le désastre d'une mort misérable sur plusieurs milliers d'hommes; mais le juge équitable voit tout et rend dignement à chacun ce qu'il a mérité. Quelles douleurs! Guillaume tombe, et cet athlète audacieux reçoit ce dont il est digne. Comme il avait fait périr beaucoup de monde par l'épée, il tomba aussi tout à coup sous le fer. Enfin, après sa chute, et avant qu'un lustre fût accompli, l'esprit de la discorde arma hostilement son fils et son gendre contre leur seigneur et leur cousin, de même qu'elle avait soulevé les Sichémites contre Abimelech, qu'ils avaient pris pour chef, après avoir tué les soixante-dix fils de Jérobaal. C'est ainsi que j'ai rapporté avec véracité l'attentat par lequel la lignée de Guillaume, fils d'Osbern, disparut tellement de l'Angleterre que, si je ne me trompe, on n'y en peut plus trouver de traces. Le comte Guallève fut appelé par le roi. Il avait été accusé par la délation de Judith, sa femme, d'être coupable et fauteur de la trahison dont nous venons de parler, et de s'être montré infidèle à son seigneur. Comme il était sans crainte, il convint publiquement qu'il avait appris des conjurés leurs projets pervers, mais il soutint n'avoir donné aucune espèce d'assentiment à cette action criminelle. D'après cet aveu, le jugement de l'affaire se prolongea, et, les juges n'étant point d'accord entre eux, les délais s'étendirent jusqu'à une année. Cependant ce héros était retenu dans les prisons du roi à Winchester, où il pleurait amèrement ses fautes dont il entretenait, les larmes aux yeux, les religieux évêques et les abbés qui s'y trouvaient. C'est ainsi que, pendant l'espace d'un an, il fit pénitence d'après l'avis des prêtres, et ne manqua pas de chanter, dans ses prières de tous les jours, les cent cinquante psaumes de David qu'il avait appris dans son enfance. C'était un homme d'une taille élevée et élégante, et qui l'emportait sur des milliers de personnes en générosité comme en bravoure. Dévot adorateur de Dieu, il écoutait humblement les prêtres et les religieux, et chérissait avec tendresse l'Eglise et les pauvres: pour ces mérites et beaucoup d'autres qui le distinguaient parmi les laïques, il était fort aimé des siens et de tous ceux qui accomplissent la volonté de Dieu; aussi sa délivrance était-elle desirée instamment pendant tous ces délais d'une année. Enfin ses rivaux remportèrent et se réunirent à la cour: après beaucoup de discussions, il fut jugé digne de mort comme ayant été d'accord avec les conjurés qui tramaient la perte de leur maître, pour ne s'être pas opposé à leur criminelle entreprise, et ne l'avoir pas découverte par une dénonciation formelle. On ne lui accorda aucun répit. Les Normands qui craignaient beaucoup son évasion, desiraient obtenir pour eux ses grands biens et ses titres considérables. Pendant que le peuple dormait encore, il fut conduit, de grand matin, hors la ville de Winchester, sur la montagne où l'on a bâti l'église de Saint-Gilles, abbé et confesseur. Là, Guallève distribua dévotement aux clercs et aux pauvres, qui se trouvaient par hasard présents à ce spectacle, les vêtements qu'il avait portés honorablement en sa qualité de comte, et se prosternant jusqu'à terre, il pria long-temps le Seigneur avec des larmes et des sanglots. Comme les bourreaux craignaient que les citoyens éveillés ne vinssent empêcher l'exécution des ordres du roi, et, dans l'accès de leur amour pour un si noble compatriote, n'égorgeassent les officiers du roi, ils dirent au comte qui était encore prosterné: «Levez-vous, afin que nous puissions accomplir les ordres de notre Seigneur.» Guallève répondit: «Par la clémence du Dieu tout-puissant, attendez un moment, afin que je dise au moins pour moi et pour vous l'Oraison dominicale.» Ils accordèrent cette permission: le comte leva la tête, et, ayant fléchi seulement les genoux en même temps qu'il élevait les yeux au Ciel et qu'il étendait les mains, il commença à dire tout haut: "Pater noster, qui es in coelis". Quand il fut parvenu au dernier verset et comme il disait: "Et ne nos inducas in tentationem", ses pleurs qui coulèrent en abondance et ses gémissements qui éclatèrent vivement ne lui permirent pas de terminer les prières qu'il avait commencées. Le bourreau ne voulut pas attendre davantage: aussitôt ayant tiré son glaive, et frappant fortement, il trancha la tête du comte. Cependant la tête qui venait d'être coupée prononça d'une voix claire et distincte, et qui fut entendue de tous les assistans: "Sed libera nos a malo. Amen!" Ainsi le comte Guallève fut décollé à Winchester, le 2 des calendes de mai, au matin (30 avril). Là et sans aucune distinction, son corps fut jeté dans une fosse et fort à la hâte recouvert de gazon. A leur réveil, les citoyens, ayant appris cet événement par la rumeur publique, furent profondément affligés, et les hommes comme les femmes jetèrent de grands cris sur la catastrophe du comte Guallève. Quinze jours après, à la prière de Judith, et par la permission du roi, Yisketel, abbé de Croyland, vint enlever le cadavre que l'on trouva encore entier et dont le sang était frais comme s'il venait de mourir: il le porta au milieu du deuil général au monastère de Croyland, et l'ensevelit avec respect dans le chapitre des moines. [4,20] XX. Je crois qu'il est maintenant à propos d'insérer dans cet opuscule l'abrégé que j'ai fait récemment de la vie de saint Guthlac ermite, à la prière du vénérable prieur Wilfin. Un certain Félix, évêque des Anglais de l'Est, né en Bourgogne et respectable par sa sainteté, a écrit dans un style prolixe et quelque peu obscur, les gestes de ce trèssaint anachorète. Autant qu'il est en mon pouvoir, je les ai éclaircis en peu de mots, d'après la prière gracieuse de mes frères, avec lesquels j'ai passé cinq semaines à Croyland, par l'ordre bienveillant du vénérable abbé Goisfred. L'occasion de parler de ce bienheureux ermite nous est présentée dans ce récit par le comte Guallève, qui fut un frère fidèle et un ami secourable pour le monastère de Croyland, ainsi que je le dirai avec vérité à la fin de cet abrégé, d'après le rapport des vieillards. Sans nul doute, croyez que le récit des saintes actions des Saxons ou des Anglais d'outre-mer ne sera pas moins utile aux fidèles Cisalpins que ne peut l'être l'histoire des Grecs et des Egyptiens, sur lesquels on lit fréquemment des récits, longs à la vérité, mais profitables et avantageux, recueillis par le zèle des saints docteurs. Je pense en outre qu'autant ces choses ont été peu connues jadis de nos compatriotes, autant elles plairont aux hommes embrasés du feu de la charité et qui, au fond du cœur, s'affligent des crimes passés. Du temps d'Elhelred, roi des Anglais, Guthlac eut Tecta pour mère, et pour père Penvald descendant des seigneursdes Merciens. A sa naissance, un céleste prodige fut manifesté au peuple. On vit une main qui s'étendait des nuages vers une croix placée en face de la maison où Tecta faisait ses couches. Huit jours après, l'enfant fut baptisé et appelé Guthlac, c'est-à-dire présent de guerre, par la tribu que l'on appelle Guthlasingue. Après l'enfance la plus douce, lorsqu'il sentit la chaleur de l'adolescence et qu'il eut remarqué les vaillantes actions des héros, il rassembla des troupes, ravagea et détruisit par le fer et par le feu les terres et les forteresses de ses adversaires. Ayant ainsi enlevé un immense butin, il en remit spontanément le tiers, pour l'amour de Dieu, à ceux auxquels il l'avait enlevé. Ensuite neuf années s'étant écoulées, pendant lesquelles il avait causé les plus grands maux à ses ennemis tant par le meurtre que par la rapine, il considéra quelle était la fragilité de la vie mortelle et l'instabilité des choses périssables: effrayé, il fit un retour sur lui-même, se détacha de lui comme s'il eût eu la mort présente devant les yeux, et s'efforça d'entrer dans la voie d'une meilleure vie. En conséquence, il abandonna ses complices; dédaigna ses parents, sa patrie et les compagnons de son enfance pour ne plus s'occuper que du Christ; et, dès l'âge de vingt-quatre ans, renonçant aux pompes du siècle, il se rendit au monastère de Ripald, et là, sous l'autorité d'une abbesse nommée Elfride, il reçut la tonsure et l'habit clérical. Il fit ensuite tous ses efforts pour renoncer à l'ivrognerie ainsi qu'à toute espèce de débauches, et s'attacha, autant que l'humanité en est capable, à la religion et aux choses honnêtes. Il employa deux années à se pénétrer des saintes Ecritures et de la discipline monastique. Il ne se borna pas à ces choses: car il essaya de livrer le combat singulier de la vie d'ermite, dans laquelle on envient aux mains de plus près avec l'ennemi. Enfin, en ayant obtenu la permission des vieillards, il fut conduit dans une barque de pêcheur, par un certain homme nommé Tatwiu, dans l'île que l'on appelle Croyland. On trouve dans le milieu des terres de l'Angleterre un marais d'accès difficile et d'une grandeur immense, qui commence aux rives de la Gronta; il s'étend pendant un long espace du midi jusqu'au nord le long de la mer, semé tantôt d'étangs, tantôt de flaques d'eau, quelquefois de sources noirâtres, d'îles couvertes de bois et de cavités profondes le long de ses rives. Plusieurs personnes avaient tenté d'y habiter; mais ne connaissant pas les monstres qui peuplaient ce désert, et frappées de diverses terreurs, elles avaient quitté cette noire solitude. Dans le cours de l'été, Guthlac visita Croyland, et partit pour aller voir ses frères et ses maîtres, qu'il avait quittés sans prendre congé d'eux: il revint trois mois après avec deux enfants dans l'ermitage qu'il avait choisi. C'était le 8 des calendes de septembre (24 août), et il était alors âgé de vingt-six ans. On célèbre ce jour la fête de saint Barthélemi apôtre, qu'il pria avec un grand zèle d'être son compagnon et son soutien dans ses adversités. Pendant quinze ans, il ne se couvrit ni de laines ni de lin, mais seulement de vêtemens de peau, et n'usa que de pain d'orge et d'eau bourbeuse: encore n'en prenait-il que très-peu et seulement après le coucher du soleil. Satan le tenta de mille manières et essaya de le prendre dans ses filets ou au moins de le chasser de son ermitage. Une fois, comme il commençait à désespérer de mettre à fin un ouvrage qu'il avait commencé depuis trois jours, tout à coup Barthélemi, qui le secourait avec fidélité, lui apparut clairement dès la première veille du matin, et le fortifiant malgré sa crainte par des préceptes spirituels, il lui promit son assistance en toute chose. L'apôtre accomplit fidèlement sa promesse dans plusieurs tentations que l'ermite éprouva. Un autre jour, deux démons sous forme humaine vinrent à lui, et le tentant l'engagèrent à jeûner excessivement pour imiter Moïse, Elie, et quelques pères de l'Egypte. Il se mit à psalmodier, et, pour leur témoigner son mépris, mangea aussitôt un morceau de pain d'orge. Pendant que l'homme de Dieu veillait et passait la nuit en prières, il vit de toutes parts entrer dans sa cellule des troupes de démons. Après lui avoir lié les membres, ils l'entraînent dehors et le plongent dans un marais bourbeux. Ils le transportent ensuite dans les lieux les plus inaccessibles du marécage à travers les buissons les plus épais, et après lui avoir déchiré le corps lui ordonnent de sortir de son ermitage. Comme il n'y voulait pas consentir, ils le frappent avec des fouets de fer, et après d'affreux tourments le portent dans les espaces nébuleux de la région glacée. Là, secondés par d'innombrables troupes de démons accourus des contrées septentrionales, ils le mènent jusqu'au gouffre du Tartare. Alors Guthlac ayant vu les tortures de la géhenne fut effrayé; mais ayant méprisé les menaces des démons, il soupira profondément vers Dieu. Sans nul retard, saint Barthélemi, brillant d'une céleste lumière, se présenta à lui, et ordonna à ses ennemis de le reconduire en grande tranquillité jusqu'au sein de son ermitage. Les démons gémissants obéirent aux ordres de l'apôtre, et les anges pleins de joie vinrent au devant de lui en chantant avec douceur: «les saints iront de vertus en vertus.» Fréquemment et de diverses manières les démons s'efforcèrent d'effrayer Guthlac; mais, secondé par le Seigneur, il déjoua toutes leurs entreprises. Intrépide, il se maintint dans la forteresse des vertus, endura dans le combat de rudes épreuves, et rendit vaines toutes les tentatives diaboliques. Du temps de Coenred, roi des Merciens, le clerc Bécelin fut porté par le démon à tuer l'homme de Dieu. Pendant que le clerc frappait l'ermite, celui-ci lui demanda pourquoi son cœur avait conçu un pareil forfait. Dès qu'il se vit ainsi prévenu, rougissant de honte, il se jeta aux pieds du saint, confessa son crime, demanda pardont et l'ayant obtenu promit de se réunir à lui. Un Corbeau ayant volé un petit papier l'abandonna au milieu d'un étang, où il resta suspendu à un roseau. Par les mérites de l'homme de Dieu, il n'éprouva aucun dommage, et il le rendit en bon état à l'écrivain qui était fort affligé. Deux corbeaux qui habitaient l'île gênaient beaucoup le bienheureux Guthlac, brisant, jetant à l'eau, enlevant et souillant tout ce qu'ils pouvaient atteindre, de manière à le désoler, sans aucun respect pour lui, dans son ermitage comme au dehors; ce que l'homme de Dieu supportait avec bonté, à cause de la vertu de patience dont il était doué. A sa voix, comme à celle d'un pasteur, les oiseaux de cette inculte solitude, et les poissons errants dans ce marais fangeux accouraient en volant ou en nageant et recevaient de sa main leur nourriture, selon que leur nature l'exigeait. En présence du vénérable Wilfrid, deux hirondelles vinrent suivant leur naturel le visiter gaîment, et s'arrêtaient en chantant sur ses bras, ses genoux et sa poitrine: il posa des brins de paille sur son auvent, et désigna ainsi aux oiseaux l'emplacement de leur nid dans sa cellule; car, sans sa permission, ils n'auraient pas osé le faire. Un jour, pendant que Wilfrid conduisait vers l'homme de Dieu l'exilé Ethelbald, il avait oublié sa besace dans le vaisseau qui l'avait apportée: des corbeaux ravisseurs la lui enlevèrent. Aussitôt l'homme de Dieu, assis devant sa porte, reconnut par l'esprit divin et annonça à Wilfrid, pendant son entretien, que l'enlèvement avait été fait par les oiseaux dont il s'agit; et peu de temps après, par la vertu de la foi et de la prière, il fit cesser ses regrets en lui rendant la besace. Wethred, jeune homme illustre de l'Angleterre orientale, fut envahi par le démon et pendant quatre années tourmenté misérablement. Il déchirait tous ceux qu'il pouvait atteindre avec du bois, du fer ou avec les ongles et les dents. Dans un moment où la multitude faisait des efforts pour le lier, il saisit une hache et tua trois hommes. A la fin des quatre années, il fut conduit à Croyland: l'homme de Dieu le prenant par la main le fit entrer dans son oratoire; il y jeûna pendant trois jours entiers, fit ses prières, et fut guéri de toute agitation de l'esprit malin. Egga, compagnon de l'exilé Ethelbald, fut possédé par l'esprit immonde, à tel point qu'il ne savait ni ce qu'il était, ni où il se trouvait, ni ce qu'il devait faire. Ses amis le conduisirent à la porte de l'ermitage de Guthlac. Aussitôt qu'il eut mis la ceinture de l'homme de Dieu il recouvra la tranquillité, et depuis ce moment conserva toute sa vie et la ceinture et sa raison. Guthlac était doué de l'esprit de prophétie: cet homme de Dieu avait coutume de prédire l'avenir, et de raconter aux personnes présentes ce qui se passait en leur absence. Il fit connaître à un certain abbé, qui était venu le voir pour une pieuse conférence, que deux clercs s'étaient rendus dans la maison d'une veuve, avant la troisième heure, pour s'y enivrer. Il réprimanda deux autres frères, parce qu'ils avaient caché dans le sable du marais deux flacons pleins de bière. Comme ils étaient tout étonnés de la grande sagacité de l'homme de Dieu, et qu'ils s'étaient prosternés devant lui, il leur pardonna avec bonté. La réputation du bienheureux Guthlac ayant acquis de la célébrité et se répandant de tous côtés, il fut visité par beaucoup de personnes de divers rangs: abbés, moines, comtes, riches opprimés, pauvres accouraient vers lui des contrées voisines de la Mercie et des cantons de la Bretagne, afin d'obtenir la santé du corps et le salut de l'ame. Et chacun obtenait ces avantages s'il venait avec foi. Grâce aux paroles et aux prières efficaces de l'homme de Dieu, le malade trouvait un remède, l'affligé de la joie, le pénitent des consolations, et l'infortuné du soulagement à ses anxiétés. Obba, autre compagnon de l'illustre exilé Ethelbald, parcourant des champs sans culture, fut grièvement blessé au pied par une épine cachée sous l'herbe de ce terrain inculte. Cette blessure était si grave que tout son corps enfla jusques aux reins, et que cette douleur excessive ne lui permettait aucun repos, soit qu'il se tînt debout, soit qu'il se couchât. Ce fut avec beaucoup de peine qu'il put se traîner jusqu'à Croyland: ayant été conduit devant Guthlac, il lui raconta en détail la cause de ses douleurs. Guthlac l'enveloppa dans la peau de mouton sur laquelle il avait coutume de prier, et aussitôt, plus promptement que ne vole la parole, l'épine jaillit du pied, comme la flèche lancée par l'arc. En même temps toute la douleur s'étant calmée par l'écoulement des humeurs, le malade fut guéri, et, plein de joie, rendit grâces à Dieu avec ceux qui furent témoins du miracle. Une autre fois, l'évêque Headda avec un certain nombre de clercs et de laïques alla trouver Guthlac. Tout en s'entretenant, chemin faisant, de ce qui concernait ce bienheureux, ce prélat ayant découvert dans le vénérable Guthlac toute l'abondance des grâces divines et toute l'éloquence de la sagesse propre à exposer les saintes Ecritures, après avoir dédié l'église de Croyland, le 12 des calendes de septembre (21 août), usa de l'inviolable prétexte de l'obéissance, pour forcer le serviteur de Dieu à prendre l'habit sacerdotal. Le saint homme fut obligé, contre son usage, de prendre part au repas du pontife. Voyant assis à quelque distance le copiste Wigfrid, il l'interrogea sur la promesse qu'il avait faite la veille, pendant qu'il voyageait avec ses compagnons, d'examiner si la religion de l'ermite était sincère ou simulée. Wigfrid se mit à rougir, se prosterna à terre, sollicita sa grâce, et l'obtint. Chacun fut émerveillé de ce qu'un discours tenu en chemin avait été ainsi révélé à l'homme de Dieu, par l'esprit divin. La très-révérende abbesse Egburge, fille du roi Aldulf, ayant fait supplier humblement Guthlac, ce digne homme reçut d'elle un sarcophage de plomb avec un linceul pour l'ensevelir après sa mort; et comme elle lui faisait demander quel serait son successeur dans ce lieu, il répondit qu'il était encore païen. C'est ce qui eut lieu, car Cissa, qui lui succéda, fut, quelques années après, baptisé en Bretagne. Cliton Ethelbald, que le roi Céolred poursuivait en tous lieux, ayant épuisé ses forces et celles des siens en fuyant les périls dont il était menacé, vint, suivant son usage, se retirer auprès de l'homme de Dieu, afin d'implorer le secours divin quand celui des hommes lui manquait. Le bienheureux Guthlac le consola avec douceur, et lui promit, inspiré par l'esprit divin, qu'il aurait la souveraineté de sa nation, la principauté des peuples et le triomphe sur ses ennemis; et que toutes ces choses arriveraient, non par la violence des armes ni l'effusion du sang, mais par la main du Seigneur. Ces événemens s'accomplirent dans leur ordre, et tels que l'homme de Dieu les avait prédits: car le roi Céolred mourut, et Ethelbald monta sur son trône. [4,21] XXI. Après avoir passé quinze ans dans son ermitage, le vénérable Guthlac commença à devenir malade, le mercredi avant Pâques: toutefois, le jour de cette fête, il fit un effort au dessus de ses moyens, se leva et chanta sa messe. Le septième jour de sa maladie, il ordonna à son serviteur Beccel de faire venir après sa mort sa sœur Péga, afin qu'elle ensevelît son corps avec le suaire et dans le sarcophage qu'Egburge lui avait envoyé. Beccel pria et conjura l'homme de Dieu de lui faire connaître avant sa mort quel était celui qui journellement s'entretenait avec lui le matin et le soir. Le généreux athlète de Dieu, reprenant haleine, lui dit après quelques instants: «Mon cher fils, ne te mets pas en peine sur ce point. «Ce que pendant mon vivant je ne voulus révéler à personne, je vais maintenant te le manifester. La deuxième année où j'ai commencé à habiter cet ermitage, le Seigneur envoyait, matin et soir, pour s'entretenir avec moi et me consoler, quelqu'un qui me démontrait les mystères qu'il n'est pas permis à l'homme de raconter; qui soulageait, par de célestes avis, toute la peine de mes travaux, et qui me faisait voir les choses absentes comme si elles avaient été présentes. O mon cher fils, conserve mes paroles et n'en fais part à qui que ce soit, excepté à Péga, ou à l'anachorète Egbert.» A ces mots il sortit de sa bouche une si suave odeur, qu'on eût cru la maison remplie des parfums du nectar. La nuit suivante, pendant que le frère Beccel veillait, il vit, depuis minuit jusqu'à l'aurore, toute la maison briller des feux d'un vif éclat. Au lever du soleil, l'homme de Dieu s'étant un peu levé et étendant les mains vers l'autel, se munit de la communion du corps et du sang du Christ; et ayant élevé les yeux et les mains au ciel, il rendit l'ame pour aller goûter les joies éternelles, l'an 715 de l'Incarnation du Seigneur. Sur ces entrefaites, Beccel vit la maison se remplir d'une splendeur céleste, et comme une tour de feu s'élever de la terre jusqu'au ciel: en comparaison de tant d'éclat, le soleil semblait pâlir comme une lanterne en plein jour. On entendait retentir dans tout l'espace des airs des concerts angéliques. L'île rendit l'odeur et les émanations de divers aromates. Alors le frère, tout tremblant et ne pouvant supporter un éclat si vif, s'embarqua pour aller trouver Péga, vierge du Christ, et lui dire avec ordre tout ce qu'avait prescrit son frère. A ces mots, elle gémit profondément: le lendemain, elle se rendit avec Beccel à Croyland; le troisième jour elle ensevelit, dans un oratoire, les bienheureux membres de Guthlac, selon l'ordre qu'elle avait reçu de lui. Là le Seigneur opéra de nombreux miracles par la guérison des malades, en faveur des mérites de son ami. Le jour de l'anniversaire de la mort de saint Guthlac, sa sœur Péga réunit des prêtres et quelques autres hommes de l'ordre ecclésiastique, et ouvrit le tombeau pour faire transférer le corps dans un autre mausolée. Le corps fut trouvé tout entier comme s'il eût été encore en vie; les linges qui l'enveloppaient étaient neufs encore, et conservaient la pureté de leur première blancheur. Comme tout le monde s'émerveillait, s'étonnait et restait tout tremblant en voyant ce miracle, Péga, émue par l'esprit divin, enveloppa respectueusement ce saint corps dans un suaire que, du vivant de Gulhlac, l'anachorète Egbert avait envoyé pour cet usage, et fit poser le sarcophage sur la terre, comme un monument de souvenir, et jusqu'à ce jour on l'a conservé honorablement. L'exilé Ethelbald, dont nous avons déjà parlé, ayant appris la mort du saint homme, se rendit à son tombeau. Comme il s'était endormi dans une maison voisine, après avoir pleuré beaucoup et longuement prié, le saint lui apparut, et l'ayant consolé, lui promit qu'il obtiendrait le sceptre avant qu'un an fût écoulé. Il donna pour preuve que, le lendemain avant la troisième heure, les habitants de Croyland recevraient la consolation d'obtenir des vivres qu'ils désespéraient d'avoir. Sans retard, l'effet suivit les paroles. Ensuite Ethelbald ayant obtenu le royaume, décora d'admirables constructions et de divers ornements le mausolée du vénérable Guthlac. Un certain père de famille, dans la province de Wisa, perdit la vue pendant un an, et ne put la recouvrer, quoiqu'il employât toutes sortes d'onguents et de remèdes. Enfin, s'étant transporté avec foi à Croyland, il demanda à s'entretenir avec Péga, vierge du Christ, qui lui permit de s'étendre dans l'oratoire sur le saint corps. Cependant elle gratta dans de l'eau consacrée antérieurement par le saint homme un morceau de sel, et en versa quelques gouttes sur les paupières de l'aveugle: dès que la première goutte eut touché les yeux du malade, la vue lui fut rendue. Après l'avoir recouvrée, le père de famille rendit grâces à Dieu par les mérites de saint Guthlac. Plusieurs autres personnes souffrant de diverses infirmités, ayant entendu parler des miracles du bienheureux Guthlac, se transportèrent dans les marais de Croyland, où repose son saint corps; ils y recouvrèrent la santé par ses mérites et en rendirent grâces à Dieu. Jusqu'ici j'ai suivi, en les abrégeant, les écrits de l'évêque Félix, relativement au vénérable Guthlac, et j'en ai fait usage pour la louange de Dieu et l'édification des fidèles. Ce qui reste à dire sur la construction du monastère de Croyland et l'habitation de ses cénobites, je le tirerai de la relation véridique du sous-prieur Ansgo et de quelques autres écrivains. [4,22] XXII. Le roi Ethelbald ayant appris que son bienheureux consolateur opérait d'éclatants miracles, se rendit plein de joie au lieu de sa sépulture, et concéda à perpétuité aux serviteurs de Dieu les biens que, monté sur le trône, il avait donnés au saint homme. En effet le roi, voulant visiter son patron, avant son départ, était venu à Croyland. Là, l'homme de Dieu l'avait prié de lui accorder dans cette île une demeure tranquille. Ethelbald lui avait accordé cinq milles d'étendue de terrain vers l'orient, c'est-à-dire jusqu'à la fosse que l'on appelle Asendic, trois milles vers l'occident, deux au midi et deux au nord. Il affranchit ce terrain de toute redevance et coutume séculière, et de toute autre espèce de charge, et confirma, de son sceau, la charte de donation en présence des évêques et des grands. Comme la terre de Croyland est marécageuse, ainsi que l'indique son nom (en effet Croyland signifie une terre crue, c'est-à-dire fangeuse), le fond ne pouvait supporter de construction en pierres. Dans cette circonstance, le roi fit enfoncer en terre une innombrable quantité de grands pieux de chêne; puis il fit transporter en bateau une terre plus ferme à la distance de neuf milles, depuis Uppalonde, c'est-à-dire le sol supérieur, et la fit mêler au sol du marais. C'est ainsi qu'il fit commencer et terminer une église en pierre. Saint Guthlac s'était contenté d'un oratoire en bois. Le roi y réunit des hommes religieux, fonda un monastère, l'enrichit d'ornements, de fondations et d'autres dons faits en l'honneur de Dieu et du saint anachorète, qu'il avait beaucoup aimé pour les douceurs de la consolation qu'il en avait tant de fois reçue pendant son exil. Il aima ce lieu pendant toute sa vie, et, depuis la première fondation que ce prince avait faite, la maison de Groyland a été jusqu'à ce jour constamment habitée par des moines remplis de religion. Un certain Kevulfe eut alors une grande réputation: il gouverna pendant quelque temps le monastère de Saint-Guthlac, et c'est de lui que la limite posée contre les habitans de Deping prit le nom de pierre de Kevulfe. Peu de temps après, l'Angleterre fut troublée par les orages de la guerre. Le monastère de Croyland ainsi que plusieurs autres furent dévastés, quand les chefs barbares Jugar, Halfdenc, Gudrun et d'autres tyrans vinrent du Danemarck et de la Norwège, et firent descendre du trône les rois anglais, qui naturellement devaient commander à l'Angleterre. Alors ces maisons perdirent leurs ornements, leurs fermes furent détruites, et, contre le droit canonique, soumises à des laïques; mais la divine bonté qui, à cause des péchés du peuple, laisse quelque temps régner les hypocrites, jugea à propos, après avoir châtié ses enfants, de rendre un temps serein à l'administration des princes légitimes. Par la permission de Dieu, la mort ou l'expulsion délivra l'Angleterre des tyrans dont nous venons de parler, qui avaient mis à mort saint Edmond, roi des Estangles., ainsi que plusieurs autres hommes pieux, et livré aux flammes les églises des saints et les habitations des chrétiens. Alfred, fils du roi Adelvulf, l'emporta avec l'aide de Dieu, et fut le premier qui réunit dans sa main tout le royaume d'Angleterre. Après lui, son fils Edouard, que l'on surnomme le vieux, régna longtemps avec distinction, et après sa mort laissa le trône à ses trois fils Edelstan, Edmond et Edred. Ils régnèrent tous trois dans leur ordre; chacun d'eux mérita des éloges et s'appliqua à faire le bien de ses sujets. Du temps du roi Edred, un certain Turketel, clerc de Londres, alla lui demander l'abbaye de Croyland, et le roi lui accorda volontiers sa demande. Ce clerc était du sang royal, et cousin d'Osketel, métropolitain d'Yorck. Il possédait de grandes richesses et de vastes propriétés, dont il faisait peu de cas en comparaison de l'éternelle demeure. Comme nous l'avons dit, il avait demandé Croyland au roi, non pour augmenter ses revenus, mais parce qu'il savait que des hommes pieux habitaient cette solitude, qui est partout entourée de marais et d'étangs, et parce qu'il était décidé à renoncer à tous les attraits du siècle pour se livrer au culte divin. Après avoir mis sagement ordre à ses affaires, Turketel se fit moine à Croyland; il accrut par son zèle le nombre des religieux, devint leur maître et leur abbé, par la permission de Dieu et l'élection des gens de bien. Il devint l'ami le plus intime des saints prélats qui gouvernaient alors l'Eglise de Dieu, tels que Dunstan, archevêque de Cantorbéry, Adelvold, évêque de Winchester, et Osvald, d'abord évêque de Worcester et ensuite archevêque d'Yorck. Leurs conseils furent toujours la règle de sa conduite. Comme nous l'avons dit, Turketel était un homme très-généreux; il possédait soixante manoirs du patrimoine de ses pères: pour le repos de leurs âmes, il donna à l'église de Croyland les six terres de Wenliburg, de Beby, de Wiritorp, d'Elmenton, de Coteham et d'Oghinton. Cette donation fut confirmée par le sceau du grand roi Edgar, fils du roi Edmond. L'archevêque Dunstan, avec ses suffragants, fortifia le don des biens dont nous avons parlé en faisant un signe de croix, sur la charte, et excommunia, sous l'éternelle malédiction, quiconque enleverait à l'église de Croyland tout ou partie des biens désignés, à moins qu'il ne fît une digne satisfaction. Longtemps après, Turketel étant mort le 4 des ides de juillet (12 juillet), Egelric, son neveu, lui succéda, et, ayant terminé le cours de sa vie, il laissa l'abbaye de Croyland à un autre Egelric qui était de sa famille. A sa mort, Osketel, moine d'une grande noblesse, devint abbé de cette église. Sa sœur Leniova possédait la seigneurie d'Enolfsbury, où était alors déposé le corps de saint-Néot, abbé et confesseur; mais on n'y faisait point encore un service digne d'un si grand homme. C'est ce qui détermina cette dame à se rendre à Withelesey, où elle appela son frère Osketel ainsi que quelques moines de Croyland, et remit le corps de saint Néot, qu'elle avait apporté respectueusement avec elle, à des moines qu'elle croyait plus dignes de le conserver. Ils reçurent avec satisfaction ce présent qui leur était fait par Dieu même, et le placèrent honorablement dans la partie septentrionale de leur église, auprès de l'autel de sainte Marie mère de Dieu. C'est là que, jusqu'à ce jour, il a reçu des fidèles un culte de vénération, et sa fête y est célébrée le 2 des calendes d'août (31 juillet). Osketel étant mort le 12 des calendes de novembre (21 octobre), Goderic lui succéda. Quand il fut entré dans la voie de toute chair, le 14 des calendes de février (19 janvier), Brithmer fut mis à la tête de l'abbaye. Alors existait le couvent de Pégeland dont était abbé Wulfgeat, homme noble. La sainte Pega, sœur de saint Guthlac, y avait longtemps combattu pour le Seigneur. Après la mort de son vénérable frère, elle fit tous ses efforts, par amour pour le Christ, pour avancer la fin de sa carrière par l'austérité de ses travaux. Elle se rendit à Rome, pria pour elle et les siens dans l'église des saints apôtres, et y termina glorieusement sa vie le 6 des ides de janvier (8 janvier). Elle repose ensevelie dans l'église qui fut bâtie en son honneur par les fidèles. Cette vénérable sainte a obtenu beaucoup d'illustration par les pieux secours qu'elle accorde miraculeusement à ceux qui la prient avec foi. Quand Brithmer, abbé de Croyland, fut mort, le 7 des ides d'avril (7 avril), Wulfgeat, abbé de Pégeland, demanda au roi Edouard, fils d'Ethelred, la permission de réunir les troupeaux des deux couvents, et de n'en faire qu'un monastère sous un seul abbé et sous une seule loi, pour la plus grande gloire de Dieu. C'est ce que le prince s'empressa d'accorder avec bonté. Wulfgeat, en conséquence, prit longtemps soin de Croyland, et mourut le jour des nones de juillet (7 juillet). Ulfketel, moine de l'église de Burg, reçut du roi Edouard le gouvernement de Croyland et s'en chargea sur l'ordre de Leofric son abbé. Ce religieux fut à la tête de Croyland pendant vingt-quatre ans, et commença la construction de la nouvelle église, parce que l'ancienne menaçait ruine. Par l'inspiration de Dieu, il fut secondé dans cet ouvrage par Wallève, comte de Northampton, fils de Siward, duc de Northumbrie, lequel fit don à Saint-Guthlac d'une terre nommée Bernec. Peu de temps après il eut la tête tranchée par le fait de la méchanceté des Normands, qui lui portaient envie à cause de son mérite, et il périt à Winchester, à la grande douleur de beaucoup de personnes, la veille des calendes de juin (31 mai). A la prière de sa femme Judith, et par la permission du roi Guillaume, son corps fut transporté à Croyland par l'abbé Ulfketel. Peu de temps après, cet abbé, qui était anglais et odieux aux Normands, fut accusé par ses rivaux, déposé par l'archevêque Lanfranc et envoyé au couvent de Glaston. Ensuite Ingulf, moine de Fontanelles, reçut du roi Guillaume l'abbaye de Croyland, et la gouverna pendant vingt-quatre ans, malgré de grandes contrariétés. Il était anglais d'origine, il avait été secrétaire du roi, et avait fait le voyage de Jérusalem. A son retour, il s'était rendu à Fontenelles et y avait reçu l'habit monacal de la main du savant Gerbert, abbé de ce monastère, sous lequel s'étant instruit dans la règle, il avait été nommé prieur. Le roi, qui l'avait connu antérieurement, le demanda à son abbé, et le mit à la tête des moines de Croyland. Lorsqu'il fut chargé de ce soin, il ne négligea pas de s'employer auprès du roi Guillaume, dont il réclama la bonté en faveur de son prédécesseur. En conséquence, Ulfketel, avec la permission du roi, retourna à Burg, c'est-à-dire, à son église. et, quelques années après, y mourut le 7 des ides de juin (7 juin). Cependant l'abbé Ingulf s'appliqua autant qu'il le put à servir le monastère qui lui avait été confié; mais, par la permission de Dieu, il eut beaucoup à souffrir. Une partie de son église ainsi que diverses pièces, le vestiaire, les livres et beaucoup d'autres choses nécessaires furent la proie d'un incendie inattendu. Lui-même, retenu par de graves douleurs de goutte, languit long-temps avant de mourir. Toutefois il ne cessa, par l'activité de son esprit, d'être utile à ses subordonnés. Il fit transférer du chapitre dans l'église le corps du comte Guallève, et fit chauffer de l'eau pour laver ses ossemens; mais, quand on eut levé le couvercle du sarcophage, ou trouva le corps tout entier comme le jour où il avait été inhumé, quoiqu'il y eût seize ans qu'il fût mort, et la tête du comte était réunie au tronc. Les moines et quelques laïques qui étaient présens à cette cérémonie virent comme un fil rouge qui indiquait la décollation. Le corps fut transporté dans l'église et enterré honorablement auprès de l'autel. Il s'y fait souvent des miracles: c'est ce que déclarent avec vérité les malades qui, lorsqu'ils l'invoquent avec loi, recouvrent fréquemment le bonheur de la santé qu'ils desirent. Enfin, le 16 des calendes de décembre (16 novembre), l'abbé Ingulf étant mort, Goisfred fut son successeur, et rendit de grands services, par sa bonté et son honnêteté pleine de zèle, à l'église de Croyland et à ses habitants. Français et né à Orléans, il avait dès l'enfance suivi les écoles des arts libéraux et s'était profondément pénétré de l'instruction de son âge. Ayant pris le monde en aversion, et brûlant de l'amour des cieux, il revêtit l'habit monacal dans le couvent que le saint abbé Evroul avait bâti à Ouche du temps de Childebert roi des Francs. Comme ce lieu offre plus de religion que de richesse séculière, le novice Goisfred préféra s'y soumettre au joug monastique, qu'il porta long-temps sous l'abbé Mainier, qui jouissait de la réputation d'une grande ferveur. Eprouvé dans divers emplois, il mérita, quinze ans après sa profession, d'être promu au ministère du priorat. Enfin, l'an 1109 de l'Incarnation du Seigneur, il prit le gouvernement de l'église de Croyland, d'après les ordres du roi Henri. Il y commença la nouvelle église qui est un très-bel ouvrage, fit plusieurs autres constructions, et durant les quinze années qu'il remplit les fonctions d'abbé, il s'occupa, avec l'aide de Dieu, à consommer l'œuvre de son propre salut et de celui de ses subordonnés. [4,23] XXIII. Ce fut la troisième année de son gouvernement que commencèrent à se manifester les miracles du tombeau du comte Guallève. A la nouvelle de ces miracles, les Anglais éprouvèrent une grande joie. Les peuples d'Angleterre accoururent fréquemment vers la sépulture de leur saint compatriote, dont ils apprenaient que Dieu avait déjà glorifié la vie par de nombreux miracles. Ils venaient le prier tant pour le plaisir de la nouveauté que pour leurs propres besoins. Un certain moine normand, nommé Audin, ayant vu ces choses, en fut très-irrité: il se permit de rire aux dépens des pélerins, insulta avec dérision au comte Guallève, en disant qu'il n'avait été qu'un méchant traître, et qu'il avait mérité par son crime d'avoir la tête tranchée, L'abbé Goisfred, ayant entendu ces propos, réprimanda doucement Audin comme étranger, lui disant qu'il ne devait pas se faire le détracteur des œuvres divines, parce que Dieu a promis d'annoncer sa présence aux fidèles jusqu'à la consommation des siècles, et ne cesse de promettre à ceux qui se repentent du fond du cœur qu'il leur ouvrira, pour s'y désaltérer, la source de son inépuisable miséricorde. Tandis que l'abbé tâchait par ses paroles de mettre un frein à la témérité de l'insensé, qui proférait de plus en plus des injures déplacées, ce clerc fut tout à coup, en présence de l'abbé, frappé d'un grand mal dans les entrailles, et, peu de jours après, il mourut dans l'église de Saint-Alban, premier martyr des Anglais, où il avait fait sa profession monastique. La nuit suivante, comme l'abbé Goisfred reposait dans son lit, et s'occupait à méditer dans son esprit sur les événements qu'il venait de voir, tout à coup il eut une vision, et se vit debout au tombeau du comte Guallève, entouré des saints de Dieu, Barthélemi l'apôtre et Guthlac l'anachorète, revêtus d'aubes éclatantes. Il paraissait que l'apôtre, tenant la tête du comte remise en sa place, disait: «Il n'est pas décapité.» Guthlac, au contraire, qui se tenait à ses pieds, répondit: «Il fut comte.........» L'apôtre termina ainsi la phrase commencée: «Et maintenant il est roi.» L'abbé ayant entendu ces choses, et les ayant rapportées aux frères, les combla de joie, et glorifia le Seigneur, qui ne cesse en aucun temps de manifester sa bonté à ceux qui croient en lui. Après avoir passé quinze ans dans le gouvernement de Croyland, le vénérable abbé et prêtre Goisfred mourut le jour des nones de juin (5 juin). Son successeur fut Guallève, moine anglais du monastère de Croyland, frère de Gospatric, homme d'une grande noblesse en Angleterre. Les miracles étant devenus plus fréquents à Croyland, les moines en furent comblés de joie, et, autant qu'ils le purent, honorèrent avec satisfaction le corps d'un si grand comte, dont ils ordonnèrent à l'anglais Vital de composer l'épitaphe en vers héroïques. Celui-ci s'empressa de leur obéir, et leur fit part de ce fruit de ses méditations: «La pierre que vous voyez recouvre un homme d'un grand mérite. Fils intrépide de Siward, comte danois, l'excellent comte Guallève repose ici enseveli. Il vécut avec honneur, redoutable sous les armes et par le courage; cependant, au milieu des richesses corruptibles et des honneurs, il aima le Christ, et s'attacha à lui plaire; servit l'Eglise; il aima avec respect le clergé, et principalement les moines de Croyland, fidèles à sa mémoire. Enfin, frappé du glaive par des juges normands, ce fut le dernier jour de mai que ses membres furent confiés à la terre. La marécageuse Croyland se réjouit de posséder le tombeau d'un seigneur qui, tant qu'il vécut, l'aima avec un grand respect. Que le Tout-Puissant donne à son ame l'éternel repos dans la citadelle des cieux!» Le roi Guillaume fut blâmé par beaucoup de monde d'avoir fait périr le comte Guallève. Par un équitable jugement de Dieu, ce monarque eut à souffrir beaucoup de maux par les nombreuses entreprises qui se formèrent contre lui, et depuis ce moment il ne jouit pas d'une longue paix. A la vérité, comme il était plein de courage, il fit courageusement face à tous; mais il n'eut pas la joie, comme auparavant, de voir les événements réussir au gré de ses vœux, ni la victoire le couronner aussi fréquemment. En effet, pendant les treize années qu'il vécut encore, il ne mit en fuite aucune armée et ne prit de vive force aucune ville. L'arbitre tout-puissant dispose tout justement; il ne laisse aucun forfait impuni: tout crime reçoit sa peine, soit dans le présent, soit dans l'avenir. [4,24] XXIV. Le roi Guillaume desirant étendre ses frontières et voulant soumettre les Bretons à l'obéissance, comme ils avaient autrefois dépendu de Rollon, de Guillaume Longue-Epée et des autres ducs normands, marcha à la tête d'une grande armée, mit le siége devant la ville de Dol, effraya les assiégés par de grandes menaces, et affirma par serment qu'il ne quitterait pas la place sans l'avoir prise. Enfin, par l'ordre de Dieu qui gouverne tout, la chose arriva autrement qu'il ne le présumait. Pendant que le roi se tenait avec orgueil sous ses tentes et se glorifiait de sa puissance et de ses richesses, il apprit qu'Alain Fergant, comte de Bretagne, s'avançait au secours des assiégés, avec de nombreux corps de troupes: effrayé, il fit la paix avec la garnison qui ignorait encore que l'on marchait à son secours, et se retira sans retard, mais non sans une grande perte de bagages. Lors de la retraite faite en toute hâte, on abandonna les tentes, les couvertures, les vases, les armes et toutes sortes d'effets dont la perte, qui causa beaucoup de douleur, fut évaluée à quinze mille livres sterling. Ensuite le prudent monarque, considérant qu'il ne pouvait vaincre les Bretons par les armes, prit adroitement un autre parti, plus avantageux pour lui et pour ses successeurs. Il conclut avec Alain Fergant un traité d'amitié, et lui donna honorablement un mariage, à Caen, sa fille Constance. Elle vécut respectablement avec son mari pendant près de quinze ans, et s'attacha toujours à témoigner beaucoup d'affection à ses sujets et à tous ceux qui vécurent auprès d'elle. Effectivement, elle aspira toujours au nectar de la paix, elle aima les pauvres, elle honora de son respect tous les serviteurs de Dieu, qu'elle affligea toutefois beaucoup en mourant sans enfants. Les amis de l'équité seraient comblés de joie en Bretagne, s'ils avaient pour maîtres de dignes héritiers de cette illustre famille qui, dans leur bonté naturelle, tiendraient les balances de la justice chez les Bretons indomptés, et les forceraient de marcher selon les règles de la raison et de la divine loi. Après la mort de Constance, le comte Fergant épousa la fille du comte des Angevins, de laquelle il eut un fils nomme Conan, auquel depuis peu Henri, roi des Anglais, a donné sa fille en mariage, pour cimenter la paix entre eux. Vers ce temps-là, le révérend Ainard, premier abbé de Saint-Pierre-sur-Dive, fut forcé de garder le lit, et, ayant accompli ce qu'il appartient de faire à un serviteur de Dieu, il mourut le 19 des calendes de février (14 janvier). Il était Allemand de nation, pleinement imbu de toutes sortes de sciences et très-habile dans l'art de versifier, de chanter avec modulation, et de composer des chants gracieux. C'est ce que l'on pourrait prouver par l'histoire de Kilian, évêque de Wurtzbourg, et de la vierge Catherine, et par plusieurs autres chants pleins d'élégance qu'il composa à la louange du Créateur. Dès sa jeunesse, brûlant du zèle de la religion, il alla trouver le vénérable abbé Isembert et se soumit avec plaisir et pour l'amour de Dieu au joug de sa discipline: ce fut dans le couvent de la Sainte-Trinité, que Goscelin d'Arques avait bâti sur la montagne de Rouen, vers l'orient, qu'Ainard embrassa la profession monastique. De là, par la permission divine, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1046, il fut tiré de cet asile par les chefs de cette église et placé sur le chandelier, pour éclairer de ses lumières ceux qui étaient dans la maison. Ordonné abbé du couvent de Saint-Pierre-sur-Dive que la comtesse Lesceline, femme de Guillaume comte d'Eu, avait fait bâtir, il lui donna ses soins, et, pendant trente ans d'une bonne vie consacrée à l'instruction, il le gouverna avec succès; devenu vieux et plein de jours, il accomplit le cours de cette vie. Le vénérable Durand, abbé de Troarn, inhuma son corps dans l'église de Sainte-Marie, et composa des vers mémorables pour être gravés sur la pierre de son tombeau. Il y célèbre éloquemment, ainsi qu'il suit, les bonnes mœurs, les vertus et les grâces divines qui brillaient dans cet archimandrite; «Ci-gît Ainard qui répandait le parfum du nard pilé par les fleurs et les mérites de ses vertus. Ce lieu fut fondé par lui, et bâti avec un zèle ardent et à grands frais. Ainard fut un grand homme, doux dans ses mérites comme un agneau, illustre par sa vie, supérieur dans la science, sobre, chaste, prudent, simple, honnête, puissant par le conseil, célèbre par ses travaux. Son ame était pleine de gravité; il avait dépassé la maturité de l'âge; ses cheveux étaient blancs et sa figure maigre. Quand février parvint au dix-neuvième jour des calendes, le sort suprême l'enleva, et une prompte mort le ravit. Vous qui passez en ce lieu, n'oubliez pas de prier pour lui, afin qu'il jouisse suffisamment de la favorable présence de Dieu.» L'église de Saint-Pierre-sur-Dive, devenue veuve de celui qui la gouvernait, reçut pour la conduire Foulques, prieur d'Ouche, qui fut consacré abbé par Robert, évêque de Seès. Il gouverna la maison et la pourvut magnifiquement de tout ce dont elle avait besoin, dès le temps du roi Guillaume et pendant plusieurs années du duc Robert II. Ce héros amena avec lui quatre moines d'Ouche, Bernard surnommé Matthieu, son cousin Richard, Guillaume de Montreuil et Turchetil, utiles et expéditifs copistes de livres, très-instruits dans le culte divin: ils le secondèrent pacifiquement, et furent les premiers à prêter leurs épaules pour porter jour et nuit le joug du Seigneur. Ils disaient sans cesse et gaîment à leurs confrères, tant par leurs discours que par leur exemple infatigable, «venez avec nous à Béthel.» [4,25] XXV. Robert, fils du roi, fut, comme on le rapporte, la cause et le foyer des tempêtes qui agitèrent, ainsi que nous l'avons dit, les Manceaux et les Normands. Avant la bataille de Senlac et depuis, dans une de ses maladies, le roi Guillaume avait nommé Robert, son fils aîné, pour lui succéder; il lui avait fait rendre hommage et fidélité par tous les grands. Ils s'empressèrent d'obéir à ses ordres. Après la mort de sa femme Marguerite, le jeune prince, animé par l'ambition de son âge et poussé par les conseils préjudiciables de ses amis, réclama de son père ce qu'il lui devait, c'est-à-dire la souveraineté du Maine et de la Neustrie. Le père, plein de prévoyance, d'après diverses considérations, refusa ce qu'on lui demandait et engagea son fils à attendre un temps plus favorable pour obtenir ce qu'il desirait. Robert fut profondément blessé du refus de son père et disputa à ce sujet avec arrogance. Ce jeune prince était causeur et prodigue, hardi, vaillant dans les armes, habile à tirer de l'arc, ayant la voix claire et nette, la langue éloquente, la figure pleine, le corps gras, et la taille petite: ce qui l'avait fait surnommer Gambaron et Courte-Botte. Un jour que le roi préparait une expédition contre le Corbonnois, et qu'il se trouvait logé chez Gunhier dans la ville de Richer, que l'on appelle L'Aigle à cause d'un nid d'aigle qu'on y trouva dans un chêne, pendant que Fulbert en faisait construire la forteresse, il s'éleva entre les fils du roi une discussion diabolique qui depuis produisit de nombreux différents et beaucoup de crimes. Les deux frères Guillaume-le-Roux et Henri étaient d'accord avec leur père, et, croyant que leur pouvoir devait être égal à celui de Robert, trouvaient qu'il était injuste que leur frère obtînt seul les biens de leur père et se montrât son égal, en s'entourant d'une armée de clients. En conséquence, ils se rendirent à L'Aigle dans la maison où était descendu Robert chez Roger Calcège. Ils se mirent, suivant l'usage des chevaliers, à jouer aux dés sur une terrasse. Ensuite ils firent un grand bruit et jetèrent de l'eau sur Robert et ses amis qui se trouvaient au dessous d'eux. Alors Yves et Alberic de Grandménil dirent à Robert: «Pourquoi donc souffres-tu cet outrage? Est-ce que tu ne vois pas tes frères qui se sont élevés au dessus de ta tête et qui, par mépris pour toi, nous couvrent d'ordures? Ne vois-tu pas ce que cela signifie? Les moins clairvoyants s'en apercevraient. Si tu ne punis pas promptement l'outrage que l'on te fait, tu es perdu, et tu ne t'en releveras jamais.» A ces propos, Robert furieux se leva, et courut à la chambre où étaient ses frères. Au bruit qui s'éleva, le roi accourut de son appartement, et, par son autorité royale, calma pour un temps la fureur de ses fils. La nuit suivante, Robert avec sa suite quitta la cavalerie du roi, gagna Rouen et tenta de s'emparer furtivement du château. Mais Roger d'Ivri, échanson de Guillaume, et qui gardait la tour, ayant vu quel était le dessein de ceux qui lui tendaient un piége, la fortifia en toute diligence pour la mettre à l'abri de l'attaque des méchants, et fit partir sur-le-champ des dépêches pour annoncer promptement au roi leur entreprise. Dans l'excessive colère qui l'anima, Guillaume ordonna de saisir tous les factieux. Dès qu'ils eurent connaissance de cet ordre, ils éprouvèrent une grande terreur; quelques-uns furent pris; les autres s'enfuirent, et gagnant les pays étrangers, s'y mirent en sûreté. Alors Hugues de Château-Neuf, neveu et héritier d'Albert Ribault, reçut le premier les exilés, et, pour dépeupler la Neustrie, leur ouvrit Château-Neuf, Rémalard, Sorel et quelques autres places. Il était gendre du comte Roger, ayant épousé Mabille, sœur de Robert de Bellême, qui avait suivi le fils du roi avec Raoul de Conches et plusieurs autres. Leur mauvaise entreprise les ayant forcés à fuir, ils commencèrent l'exécution de leur trame détestable. Ils abandonnèrent leurs places et leurs riches propriétés, pour un vain espoir et de frivoles promesses. Le roi s'empara de leurs biens et se servit de leurs revenus pour récompenser les hommes qu'il arma contre eux. Ces troubles agitèrent cruellement les habitants du pays et du voisinage, qui tous prirent les armes soit contre le roi, soit en sa faveur. Français et Bretons, Manceaux, Angevins et autres peuples flottaient dans l'incertitude et ignoraient quel parti la justice leur prescrivait de suivre. Comme la guerre menaçait de toutes parts, le roi, plein de courage, rassembla son armée, et marchant à l'ennemi, fit la paix avec Rotrou, comte de Mortagne. Ce comte ayant souvent pillé les terres de l'église de Chartres, qui est dédiée à la Vierge Marie, avait souvent été réprimandé à ce sujet, par l'évêque et par son clergé, et même excommunié comme incorrigible. Par punition divine, il perdit l'ouïe, et resta sourd jusqu'à sa mort. Le roi Guillaume le gagna à prix d'argent, et le mena avec lui au siége de Rémalard qui était dans sa mouvance. Il fortifia quatre châteaux des environs, et y plaça des troupes pour tenir en bride les assiégés. Cependant, un certain jour, Aimeric de Villerei conduisait le maître d'hôtel du roi des Français, qui retournait vers son maître et se rendait avec trois chevaliers à son château, où les ennemis du roi s'étaient mis en sûreté; par hasard, quatre chevaliers des troupes du roi étant venus à sortir, marchèrent à sa rencontre et lui fermèrent l'accès de son château. Ils le frappèrent et le tuèrent. Ils placèrent ensuite sur un cheval le cadavre de cet infortuné partisan, comme celui d'un porc qu'ils auraient égorgé, et le jetèrent devant les chaumières du comte Roger contre lequel il avait long-temps fait la guerre. Goulfier, fils d'Aimeric, effrayé de la catastrophe de son père, fit la paix avec le roi, et lui resta fidèle ainsi qu'à ses héritiers pendant environ cinquante ans. De nombreuses infortunes menacent les enfants de la terre: si on les racontait toutes avec soin, on en remplirait de grands volumes. Comme je souffre beaucoup du froid de l'hiver, je vais me livrer à d'autres occupations, et, fatigué de mon travail, je crois convenable de terminer ici ce présent livre. Au retour de la sérénité du doux printemps, je reprendrai dans les livres suivants le récit des faits sur lesquels je ne me suis pas suffisamment étendu ou dont il me reste à parler et j'éclaircirai complétement, avec l'aide de Dieu et dans un style véridique, les causes de la guerre et de la paix entre nos concitoyens.