[1,0] De la docte ignorance. Dédicace. Le cardinal Nicolas de Cusa au très Révérend Père le cardinal Julien, son maître vénérable. Ton génie, de tout premier ordre et si apprécié, s'étonne à juste titre : que signifie donc ce fait que je te prends pour arbitre, tandis que je tente d'exposer — inconsidérément — mes extravagances maladroites ? Toi qui, vu ton rôle de Cardinal auprès du Siège Apostolique, te trouves si occupé par des affaires publiques de la plus haute importance, tu aurais encore quelque loisir ? Et, tandis que tu connais parfaitement tous les écrivains latins qui ont brillé jusqu'à ce jour, et même, maintenant, les Grecs, tu pourrais être attiré, par la nouveauté du titre, vers mes conceptions peut-être très gauches ? Pourtant, tu sais parfaitement déjà quelle est la mesure de mon talent. Mais cet étonnement que tu auras, sans penser trouver ici des idées inconnues jusqu'aujourd'hui, en voyant avec quelle audace j'ai été amené à traiter de la docte ignorance, entraînera, je l’espère, ton esprit avide de savoir, à prendre connaissance de mon livre. En effet, l'histoire naturelle nous rapporte qu'une sensation pénible dans le palais précède l'appétit, de telle sorte que la nature qui s'efforce de se conserver saine, reprenne des forces une fois stimulée. Ainsi ai-je raison de penser que le fait de s’étonner, qui entraîne celui de philosopher, précède le désir de savoir, de sorte que l’intelligence, dont l’être consiste à rendre intelligible, reprenne des forces dans l’ardent désir de la vérité. Les choses rares ont beau être monstrueuses, d'ordinaire elles nous émeuvent. C'est pourquoi, ô toi qui es un maître incomparable, je te prie d'estimer que, eu égard à ta bonté, quelque chose de digne de toi est ici caché, et de recevoir d'un Allemand une façon de raisonner sur les choses divines, quelle qu'elle soit, que mon travail acharné m'a rendue très chère. [1,1] Livre premier. § l. — COMMENT « SAVOIR » EST « IGNORER. » Nous voyons que, par une grâce divine, toutes les choses ont en elles un désir spontané d'exister d'une meilleure manière, autant que le permet la condition naturelle de chacune ; et que, de plus, agissent à cette fin et ont les instruments qu'il leur faut les êtres en qui le jugement est inné : celui-ci correspond au but de la connaissance, afin que le besoin n'en soit pas vain et que, là où l'entraîne la tendance de sa propre nature, il puisse trouver le repos. Si par hasard il n'en va pas ainsi, cela provient nécessairement d'un accident : par exemple la maladie fausse le goût ou la simple opinion, le raisonnement. C'est pourquoi l'intelligence saine et libre, qui, sans relâche, d'une recherche innée en elle, désire atteindre la vérité en explorant tout, la connaît, disons-nous, lorsqu'elle l’a appréhendée d'une étreinte amoureuse, car nous ne mettons pas en doute la parfaite vérité de ce qui s'impose à l'assentiment de tous les esprits sains. Or, tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l'objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d'appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d'intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s'y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu'il leur faut l'intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d'une part et altérité d'autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C'est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d'une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l'inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer. Et un autre inspiré de l'Esprit de Dieu dit que la sagesse est cachée et qu'il n'est homme vivant qui puisse voir le siège de l'intelligence. Si donc il en est ainsi, comme l’affirme le très profond Aristote dans sa Philosophie première, pour les choses qui sont les plus manifestes dans la nature, si nous rencontrons une telle difficulté, comme des hiboux qui essaient de voir le soleil, alors que le désir que nous avons en nous n'est pas vain, il nous faut connaître notre ignorance. Si nous atteignons tout à fait ce but, nous atteindrons la docte ignorance. En effet l’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s'il est trouvé très docte dans l'ignorance même, qui est son propre, et l'on sera d'autant plus docte, que l'on saura mieux qu'on est ignorant. Tel est mon but : la docte ignorance, c'est à en parler quelque peu que j'ai consacré mes efforts. [1,2] § 2 - ÉCLAIRCISSEMENT PRÉLIMINAIRE DES PAGES QUI SUIVENT. Avant de traiter de la plus grande des doctrines : celle de l'ignorance, je tiens pour nécessaire d'étudier ce que c'est que d'être le plus grand. J'appelle maximum une chose telle qu'il ne puisse pas y en avoir de plus grande. Or, la plénitude convient à un seul être ; c'est pourquoi l'unité coïncide avec la maximité et elle est aussi entité. Or, si une telle unité est absolue d'une façon universelle, hors de tout rapport et de toute restriction, il est manifeste, puisqu'elle est la maximité absolue, que rien ne lui est opposé. C'est pourquoi le maximum absolu est une chose unique qui est tout, en qui tout est, parce qu'il est le maximum. Comme rien ne lui est opposé, avec lui, en même temps, coïncide le minimum ; c'est pourquoi il est ainsi dans tout. Et parce qu'il est absolu il est en acte tout l'être possible, ne subit des choses aucune restriction et en impose à toutes. Ce maximum que la foi indubitable de toutes les nations révère aussi comme Dieu, sera, dans mon livre premier sur la raison humaine, l'objet que, sans jamais pouvoir le comprendre, je m'efforcerai de rechercher, sous la conduite de celui qui, seul, habite dans une lumière inaccessible. En second lieu comme la maximité absolue est l'entité absolue, par laquelle toutes les choses sont ce qu'elles sont, ainsi est-ce d'elle, que l'on nomme maximum absolu, que vient l'unité universelle d’essence, et, par suite, elle existe à l'état restreint comme univers, parce que son unité s'est restreinte en une pluralité, sans laquelle elle ne peut pas être. Mais bien que, dans son unité universelle, ce maximum embrasse toute chose, de sorte que tout ce qui provient de l'absolu est en lui et que lui est en tout, il ne saurait cependant pas subsister en dehors de la pluralité, dans laquelle il est, parce qu'il n'existe pas sans la restriction et qu'il ne peut pas en être affranchi. Sur ce maximum, qui apparaît comme l'univers, j'ajouterai des remarques : et ce sera mon livre second. En troisième lieu le maximum montrera la nécessité d'un troisième ordre de considérations. En effet, comme l'univers ne subsiste que d'une façon restreinte dans la pluralité, nous rechercherons, dans les choses multiples elles-mêmes, le maximum un, dans lequel l'univers subsiste au degré maximum et le plus parfait, dans sa réalisation et dans sa fin. Et comme cet univers s'unit avec l'absolu, qui est le but universel, parce qu'il est la fin la plus parfaite et qui dépasse toutes nos possibilités, nous ajouterons, sur ce maximum à la fois restreint et absolu, que nous appelons du nom à jamais béni de Jésus, nous ajouterons, dis-je, quelques mots, autant que Jésus lui-même nous aura inspiré. Mais si l'on veut atteindre le sens de ce que je vais dire il faut élever son intelligence plus haut que la force des mots eux-mêmes, et non pas insister sur les propriétés de vocable, car les mots ne peuvent pas être adaptés avec propriété à de si grands mystères intellectuels. Il est nécessaire de se servir d'une façon transcendante des exemples que tracera ma main ; que le lecteur, laissant là les choses sensibles, s'élève aisément à l'intellectualité simple ; j'ai travaillé à chercher cette voie, avec un talent médiocre, mais aussi clairement que j'ai pu, pour ouvrir, en évitant toute rudesse de plume, et mettre au jour aussitôt la racine même de la docte ignorance, quelqu'impossible qu'il soit d'en saisir la vérité précise. [1,3] §3. — LA VÉRITÉ PRÉCISE EST INSAISISSABLE. Parce qu'il va de soi qu'il n'y a pas de proportion de l'infini au fini, il est aussi très clair, de ce chef, que, là où l'on peut trouver quelque chose qui dépasse et quelque chose qui est dépassé, on ne parvient pas au maximum simple ; en effet ce qui dépasse et ce qui est dépassé sont des objets finis ; au contraire le maximum simple est nécessairement infini. Quelque objet que l'on me donne, si ce n'est pas le maximum simple lui-même, il est manifeste qu'on pourra toujours m'en donner un plus grand. Et, parce que nous voyons que l'égalité comporte des degrés, de sorte que telle chose soit plus égale à celle-ci qu'à celle-là, à cause des convenances et différences génériques, spécifiques, de lieu, d'influence et de temps, avec les choses qui lui ressemblent, il est clair qu'on ne peut pas trouver deux ou plusieurs objets semblables et égaux à tel point que des objets plus semblables encore ne puissent pas exister en nombre infini. Que les mesures et les objets mesurés soient aussi égaux que l'on voudra, il subsistera toujours des différences. Donc, notre intelligence finie ne peut pas, au moyen de la similitude, comprendre avec précision la vérité des choses. En effet, la vérité n'est pas susceptible de plus ou de moins, mais elle est d'une nature indivisible, et tout ce qui n'est pas le vrai lui-même est incapable de la mesurer avec précision ; ainsi ce qui n'est pas cercle ne peut pas mesurer le cercle, car son être consiste en quelque chose d'indivisible. Donc l'intelligence, qui n'est pas la vérité, ne saisit jamais la vérité avec une telle précision qu'elle ne puisse pas être saisie d'une façon plus précise par l'infini ; c'est qu'elle est à la vérité ce que le polygone est au cercle : plus grand sera le nombre des angles du polygone inscrit, plus il sera semblable au cercle, mais jamais on ne le fait égal au cercle, même lorsqu'on aura multiplié les angles à l'infini, s'il ne se résout pas en identité avec le cercle. Donc, il est clair que tout ce que nous savons du vrai, c'est que nous savons qu'il est impossible à saisir tel qu'il est exactement ; car la vérité, qui est une nécessité absolue, qui ne peut pas être plus ou moins qu'elle est, se présente à notre intelligence comme une possibilité. Donc, la quiddité des choses, qui est la vérité des êtres, est impossible à atteindre dans sa pureté ; tous les philosophes l'ont cherchée, aucun ne l'a trouvée, telle qu'elle est ; et plus nous serons profondément doctes dans cette ignorance, plus nous approcherons de la vérité elle-même. [4] §4 - LE MAXIMUM ABSOLU EST COMPRIS SANS ÊTRE SAISI ; AVEC LUI COÏNCIDE LE MINIMUM. Le maximum simple et absolu qui est ce qu'il peut y avoir de plus grand, parce qu'il est trop grand pour pouvoir être saisi par nous puisqu'il est la vérité infinie, est atteint par nous sans que nous puissions le saisir. En effet, comme il n'est pas de nature à admettre un excédent et un excès, il est au-dessus de tout ce qui peut être conçu par nous ; car tous les objets qui sont appréhendés par les sens, la raison ou l'intelligence, diffèrent tellement entre eux et de l'un à l'autre, qu'il n'y a pas entre eux d'égalité précise. Donc l'égalité maxima, celle qui n'a de diversité et de différence avec rien, dépasse toute intelligence ; c'est pourquoi le maximum absolu, puisqu'il est tout ce qui peut être est tout entier en acte, et, comme il est ce qu'il peut y avoir de plus grand, pour la même raison il est ce qu'il peut y avoir de plus petit : n'est-il pas tout ce qui peut être ? Or, le minimum est une chose telle qu'il ne puisse y en avoir de plus petite. Et, comme le maximum est ainsi, il est évident que le minimum coïncide avec le maximum. Pour que cela soit plus clair, que l'on restreigne le maximum et le minimum à la quantité : la quantité maxima est grande au maximum ; la quantité minima est petite au maximum. Que l'on purifie de la quantité le maximum et le minimum en enlevant par l'intelligence le grand et le petit et l'on voit clairement que le maximum et le minimum coïncident. Ainsi en effet le maximum est un superlatif, comme le minimum un superlatif. Donc la quantité absolue n'est pas maxima plutôt que minima, puisqu'en elle le minimum et le maximum coïncident. Donc, les oppositions n'existent que pour les objets qui admettent un excédent et un excès, elles leur conviennent avec des différences, mais en aucune façon elles ne conviennent au maximum absolu, car il est au-dessus de toute opposition. Par suite, comme le maximum absolu est absolument en acte toutes les choses qui peuvent être, tellement en dehors de n'importe quelle opposition que le minimum coïncide dans le maximum, il est, de la même manière, au-dessus de toute affirmation et de toute négation. Et tout ce dont on conçoit l'existence, est et n'est pas, tout aussi bien. Et tout ce dont on conçoit l'inexistence, n'est pas et est, tout aussi bien. Mais alors tel objet particulier se trouve être toutes les choses réunies ; toutes les choses réunies se trouvent n'être rien du tout, et ce qui est au maximum est en même temps au minimum. En effet il n'y a aucune différence entre l'affirmation : « Dieu qui est la maximité absolue elle-même, est la lumière » et l'affirmation : « Dieu est au maximum la lumière, lui qui est au minimum la lumière ». En effet la maximité absolue ne serait pas tout le possible en acte, si elle n'était pas infinie, si elle ne bornait pas toutes les choses, et si elle pouvait être bornée par l'une d'elles. Nous allons l'expliquer dans les pages suivantes, grâce à la bonté de Dieu lui-même. Or, cela dépasse toute notre intelligence, car elle ne peut pas, dans son principe, combiner les contradictoires par la voie de la raison, parce que nous cheminons parmi les objets que nous manifeste la nature elle-même ; et notre intelligence, trébuchant parce qu'elle est loin de cette force infinie, ne peut pas lier des contradictoires, séparés par un infini. Donc, au-dessus de toute démarche de la raison, nous voyons, d'une façon incompréhensible, que la maximité absolue est infinie, que rien ne lui est opposé, et qu'avec elle coïncide le minimum. Mais le maximum et le minimum, tels qu'ils sont employés dans cet ouvrage, sont des termes d'une valeur transcendante, d'une signification absolue, de telle sorte que toutes les choses sont embrassées dans leur simplicité absolue, au-dessus de toute restriction à une quantité de masse ou de force. [1,5] §5 - LE MAXIMUM EST UN. De cela il résulte très clairement que le maximum absolu est intelligible sans qu'on puisse le saisir, et nommable sans qu'on puisse le nommer, comme nous l'enseignerons d'une façon plus manifeste par la suite. Il n'y a pas d'objet que l'on puisse nommer et qui soit tel qu'il n'y en ait pas un plus grand ou un plus petit, parce que les noms sont attribués par un mouvement de la raison aux choses qui admettent un excédent ou un excès. Et puisque toutes les choses sont de la façon la meilleure qu'elles peuvent, du même coup sans le nombre il ne peut pas y avoir de pluralité des êtres. En effet enlevez le nombre et il n'y aura plus de distinction des choses, d'ordre, de proportion, d'harmonie et même de pluralité des êtres. D'ailleurs si le nombre lui-même était infini, puisque alors il serait grand au maximum et qu'avec lui coïnciderait le minimum, tout ce qui vient avant tomberait pareillement. Il revient en effet au même que le nombre soit infini et qu'il soit au minimum. Si donc, en montant dans l'échelle des nombres on parvient en acte à un maximum, cependant parce que le nombre est fini, on ne parvient pas à un maximum tel qu'il ne puisse pas y en avoir de plus grand, car celui-là serait infini. C'est pourquoi il est manifeste que l'ascension du nombre est, en acte, chose finie et qu'en puissance il arriverait à un autre nombre ; mais dans la descente le nombre se comporterait de la même façon ; par soustraction, on peut toujours en donner un plus petit, comme, pour l'ascension, on pouvait en donner un plus grand par addition, les mêmes conséquences se produisent ; sinon on ne trouverait dans les nombres ni distinction entre les choses, ni ordre, ni pluralité, ni excédent, ni excès ; bien plus, il n'y aurait pas de nombre. C'est pourquoi il est nécessaire que, dans le nombre, on arrive à un minimum, tel qu'il ne puisse pas y en avoir de plus petit : l'unité. Et, parce qu'il ne peut rien y avoir de plus petit que l'unité, elle sera un minimum simple, et celui-ci coïncide, comme on le voit tout de suite, avec le maximum. Or, l'unité ne peut pas être un nombre, parce que le nombre, comme il admet un excédent, ne peut en aucune façon être ni un minimum ni un maximum simple ; mais elle est, parce que minimum, le principe de tout nombre, et, parce que maximum, la fin de tout nombre. L'unité est donc absolue ; rien ne lui est opposé, elle est la maximité absolue elle-même ; elle est le Dieu béni. Cette unité, puisqu'elle est maxima, ne peut pas être multipliée, puisqu'elle est tout ce qui peut être. Donc elle ne peut pas devenir elle-même un nombre. Que l'on voie où le nombre nous a amenés : nous comprenons qu'au Dieu que nous ne saurions nommer, convient très exactement l'unité absolue et que Dieu est un de telle sorte qu'il soit en acte tout ce qui peut être. C'est pourquoi l'unité elle-même ne reçoit ni plus ni moins et on ne saurait la multiplier. Aussi la Déité est-elle l'unité infinie. Donc celui qui a dit : « Écoute, Israël : ton Dieu est un» et « vous n'avez qu'un maître et qu'un Père aux cieux» n'aurait rien pu dire de plus vrai ; et celui qui dirait qu'il y a plusieurs dieux, affirmerait très faussement qu'il n'y a ni Dieu ni rien de tout ce qui compose l'univers : on le montrera dans les pages suivantes. En effet, de même que le nombre qui est un être de raison fabriqué par notre faculté de discernement comparative, présuppose nécessairement l'unité, qui est tellement le principe du nombre que, sans elle, il est impossible que le nombre existe ; de même les pluralités des choses, qui descendent de cette unité infinie, sont avec elle dans un rapport tel que sans elle, elles ne pourraient pas être ; en effet comment seraient-elles sans être ? Or, l'unité absolue est entité ; nous le verrons plus loin. [1,6] §6 - LE MAXIMUM EST LA NÉCESSITÉ ABSOLUE. On a montré, dans ce qui précède, que toutes les choses, sauf le seul maximum simple, sont finies et limitées par rapport à lui. Mais le fini, le limité a un commencement et une fin ; or, on ne peut pas dire que le maximum soit plus grand qu'un fini donné et qu'il soit fini, même si, de cette façon, on progresse toujours et jusqu'à l'infini, car dans les excédents et les excès la progression à l'infini ne peut pas se faire en acte, sinon le maximum serait de la nature des objets finis ; donc, le maximum est nécessairement en acte le principe et la fin de tous les objets finis. En outre rien ne pourrait être si le maximum simple n'existait pas ; en effet, comme tout objet qui n'est pas le maximum est fini, il dérive d'un principe ; or, il sera nécessaire qu'il dérive d'un objet autre que lui, autrement si c'était de lui-même, il aurait été, avant même d'être, et il n'est pas possible, comme la règle le montre, que de principe en cause on aille jusqu'à l'infini. Donc, le maximum simple sera ce sans quoi rien ne peut exister. En outre restreignons le maximum à l'être et disons : rien n'est en opposition à l’être au maximum, donc ni l’être ni l’être au minimum ; comment donc peut-on comprendre que le maximum puisse ne pas être, quand être au minimum est être au maximum ? De plus on ne peut comprendre d'aucun objet qu'il soit sans l’être. Or, l'être absolu ne peut être autre chose que le maximum absolu. Donc, on ne peut comprendre d'aucun objet qu'il soit sans le maximum. En outre la vérité maxima est le maximum absolu ; or, ce qui est vrai au maximum est que le maximum simple lui-même soit, ou qu'il ne soit pas, ou qu'il soit et ne soit pas, ou que ni il ne soit, ni il ne soit pas ; on ne peut ni dire ni penser davantage ; donc, on peut me dire n'importe laquelle de ces propositions comme vraie au maximum, ma démonstration est faite, car j'ai la vérité maxima, c'est-à-dire le maximum simple. Par suite bien que dans les prémisses on ait exprimé que ce nom Être ou n'importe quel autre n'est pas le nom précis du Maximum — et n'est-il pas au-dessus de tout être qu'on puisse nommer ? — cependant on doit lui reconnaître qu'il est au maximum et de façon telle qu'on ne puisse pas le nommer par le nom maximum au-dessus de tout être qu'on puisse nommer. Pour de telles raisons et une infinité de raisons supérieures analogues la docte ignorance voit que le maximum simple existe nécessairement, de telle sorte qu'il est l'absolue nécessité. Or, il a été prouvé que le maximum simple ne peut être qu'un, donc il est très vrai que le maximum est un. [1,7] § 7 - DE L'ÉTERNITÉ TRINE ET UNE Il n'y eut jamais aucune nation qui ne servît pas Dieu et ne le reconnût pas pour le maximum absolu. Nous savons que Varron dans ses Antiquités a noté : « Les Sisséniens adoraient par-dessus tout l'unité. » Or, le très illustre Pythagore dont l'autorité était inébranlable de son temps, estimait que cette unité est trine. Explorant la vérité de ce jugement, tout en portant plus haut notre esprit, raisonnons conformément aux prémisses. Ce qui précède toute altérité est éternel, personne n'en doute : l'altérité en effet c'est la mutabilité, or, tout ce qui précède naturellement la mutabilité est immuable, donc éternel. Mais l'altérité est composée de l'un et de l'autre, et c'est pourquoi l'altérité, comme le nombre, est postérieure à l'unité. Donc l'unité est, par nature, antérieure à l'altérité, et, puisqu'elle la précède naturellement, l'unité est éternelle. En outre toute inégalité se compose d'une égalité plus un excédent. Donc l'inégalité est, par nature, postérieure à l'égalité, ce que l'on peut prouver très solidement par résolution. En effet toute inégalité se résout en une égalité ; car l'égal se trouve entre le plus grand et le plus petit. Si donc on enlève ce qui dépasse on aura l'égal ; et si, au contraire, on a eu un plus petit, qu'on enlève du reste ce qui dépasse et on obtiendra un égal. Et cela on pourra le faire jusqu'à ce que, par des diminutions, l'on soit parvenu à des éléments simples. Il est donc évident que toute inégalité se ramène, par des diminutions, à une égalité. Par conséquent l'égalité précède naturellement l'inégalité. Mais inégalité et altérité vont ensemble par nature. En effet où il y a inégalité, au même endroit il y a nécessairement altérité et inversement. C'est en effet entre deux choses au moins, qu'il y aura altérité. Or, ces choses, par rapport à l'une d'elles, feront un double, c'est pourquoi il y aura inégalité. Donc, altérité et inégalité iront ensemble par nature, surtout puisque la dualité est la première altérité et la première inégalité ; mais on a prouvé que l'égalité précède par nature l'inégalité, donc du même coup l'altérité ; c'est pourquoi l'égalité est éternelle. En outre si, de deux causes, l'une a été antérieure à l'autre, l'effet de la première sera par nature antérieur à l'effet de la seconde ; or, l'unité est soit connexion, soit cause de connexion. C'est pour cela en effet que l'on dit certaines choses « connexes » parce qu'elles sont unies. La dualité, elle, est soit division, soit cause de division. La dualité en effet est la première division. Si donc l'unité est cause de connexion, la dualité est cause de division. Donc, comme l'unité est antérieure par nature à la dualité, ainsi la connexion est antérieure par nature à la division. Mais la division et l'altérité vont ensemble, par nature, et c'est pourquoi la connexion, comme l'unité, est éternelle, puisqu'elle est antérieure à l'altérité. Il a donc été prouvé, puisque l'unité est elle-même éternelle et que l'égalité est éternelle, que, de la même manière, la connexion est éternelle. Mais il ne peut pas y avoir plusieurs éternels. Si en effet il y avait plusieurs éternels, alors, puisque l'unité précède toute pluralité, il y aurait quelque chose, d'antérieur par nature à l'éternité, ce qui est impossible. En outre s'il y avait plusieurs éternels, l'un manquerait à l'autre, aussi aucun d'entre eux ne serait parfait, et il y aurait ainsi un éternel, qui ne serait pas éternel, puisqu'il ne serait pas parfait ; cela étant impossible, il ne se peut pas qu'il y ait plusieurs éternels ; mais parce que l'unité est éternelle, l'égalité est éternelle, et de même la connexion : donc unité, égalité et connexion, sont une seule chose. Et voici bien cette unité trine que Pythagore, le premier de tous les philosophes, l'honneur de l'Italie et de la Grèce, a enseignée à notre adoration. Mais ajoutons encore quelques mots plus précis sur la génération de l'égalité par l'unité. [1,8] §8 - DE LA GÉNÉRATION ÉTERNELLE. Montrons maintenant très rapidement que, par l'unité, est engendrée l'égalité de l'unité, et, de plus, que la connexion procède de l'unité et de l'égalité de l'unité. Unité est synonyme de ontité, du mot grec g-ohn, qui se dit en latin ens, et l'unité est entité. Dieu en effet est l'entité même des choses, car il est le principe de l’essence, et c’est pourquoi il est entité. Or, égalité de l'unité est synonyme d'égalité de l'entité, c'est-à-dire à égalité de l'essence ou de l'existence. Or, l'égalité de l'essence est ce qui dans une chose n'est pas susceptible de plus et de moins, de trop et de trop peu. En effet si elle est en plus qu'il ne faut dans une chose, c'est un monstre, et si elle est en moins, il n'y a pas non plus de génération de l'égalité par l'unité ; ce qui apparaît clairement, lorsqu'on étudie la nature de la génération : en effet la génération est soit la répétition de l'unité, soit la multiplication de la même nature par le père, par procession dans un fils. A la vérité cette sorte de génération ne se trouve que dans les seules choses caduques ; au contraire la génération de l'unité par l'unité est une répétition unique de l'unité, c'est-à-dire une fois l'unité ; et si je multiplie l'unité deux fois, trois fois ou davantage, l'unité procréera d'elle-même autre chose : un binaire, un ternaire, ou un autre nombre ; mais l'unité répétée une fois seulement engendre l'égalité de l'unité, ce qui ne peut se comprendre autrement que par l'engendrement de l'unité par l'unité, et, en vérité, cette génération est éternelle. [1,9] § 9 - PROCESSION ÉTERNELLE DE LA CONNEXION. De même que la génération de l'unité par l'unité est une répétition unique de l'unité, ainsi la procession de l'une et de l'autre est une répétition de la répétition de cette unité, ou, si on préfère, l'unition de l'unité et de l'égalité de l'unité elle-même. Or, on appelle procession une sorte d'extension de l'un dans l'autre, comme, lorsque deux choses sont égales, une certaine égalité s'étend, pour ainsi dire, de l'une à l'autre pour les unir et les lier d'une façon quelconque ; c'est donc à bon droit que l'on dit de la connexion qu'elle procède de l'unité et de l'égalité de l'unité, et en effet il n'y a pas de connexion d'une chose seule, mais l'unité procède de l'unité dans l'égalité et de l'égalité de l'unité dans l'unition. Aussi est-ce à juste titre qu'on dit qu'elle procède des deux puisqu'elle s'étend, d'une certaine manière, de l'une à l'autre. Mais nous disons que la connexion n'est engendrée ni par l'unité ni par l'égalité de l'unité parce qu'elle ne naît de l'unité ni par répétition, ni par multiplication et, bien que l'égalité de l'unité naisse de l'unité et que la connexion procède de l'une et de l'autre, c'est une seule et même chose que l'unité, l'égalité de l'unité et la connexion qui procède des deux, comme si on appelait la même chose ceci, cela, le même (hoc, id, idem). Ce qui est appelé cela (id) est rapporté au premier et ce qui est appelé le même (idem) lie l'objet rapporté et l'unit au premier. Si donc sur le pronom id on avait formé le mot idité pour que nous pussions dire unité, idité, identité, idité marquant une relation avec l'unité, et identité désignant une connexion de l'idité et de l'unité, ces termes conviendraient d'assez près à la trinité. Sans doute nos très saints docteurs ont appelé Père l'unité, Fils l'égalité et Esprit-Saint la connexion ; mais ils l'ont fait à cause d'une similitude avec les objets caduques. En effet dans le père et dans le fils il y a une nature commune, qui est unique, et, aussi, par l'effet même de la nature, le fils est égal au père ; car il ne se trouve ni plus ni moins d’humanité dans le fils que dans le père et, entre eux, il y a une certaine connexion. En effet l'amour naturel lie l'un à l'autre et cela à cause de la similitude de la même nature qui est en eux, et qui descend du père dans le fils ; et pour cela même il aime son fils plus qu'un autre homme, parce qu'il lui est conforme en humanité. C'est d'après une telle similitude, si éloignée soit-elle, que l'unité a été appelée Père, l'égalité Fils et la connexion Amour ou Esprit Saint, en considération seulement des créatures, comme nous le montrerons plus bas, quand nous en serons là. Et voici bien, à mon avis, d'après l'enquête pythagoricienne, l'enquête très manifeste sur la trinité dans l'unité et l'unité dans la trinité à jamais adorables. [1,10] § 10 - COMMENT L'INTELLIGENCE DE LA TRINITÉ DANS L'UNITE DEPASSE TOUT. Cherchons maintenant ce que veut dire Martianus, lorsqu'il nous apprend que la philosophie qui voulait s'élever à la compréhension de cette trinité a vomi cercles et sphères. On a montré ci-dessus que le maximum infiniment simple est unique et que la représentation de corps la plus parfaite, comme la sphère, n'en est pas un, ni celle d'une surface, comme le cercle, ni celle de lignes droites, comme le triangle, ni celle de la simple rectitude, comme la ligne droite ; mais lui-même est au-dessus de tout cela, tant et si bien qu'il faut nécessairement vomir ce que l'on atteint grâce aux sens à l'imagination ou à la raison, au moyen des organes naturels, et parvenir à l'intelligence la plus simple et la plus abstraite, où toutes choses sont l'Unité, où la ligne droite est un triangle, le cercle une sphère, l'unité une trinité, et inversement, où l'accident est la substance, le corps l'esprit, le mouvement le repos et ainsi de suite pour tout le reste ; et dès lors que l'on comprend que tout objet dans l'Unité elle-même est l'Unité on comprend que l'Unité elle-même est toutes choses et que, par conséquent, en elle-même, tout objet est toutes choses. Et l'on n'a pas vomi complètement la sphère, le cercle etc., si l'on ne comprend pas que l'unité suprême elle-même est nécessairement trine ; en effet on ne pourra en aucune façon la comprendre tout à fait comme suprême, si on ne la comprend pas comme trine, pour user d'exemples qui conviennent à la chose. Nous voyons que l'acte d'intelligence, dans son unité, se compose de l'être intelligent, de l'objet intelligible et du fait de comprendre. Si donc de ce point de départ : l'être intelligent, on veut se transporter jusqu'au maximum et dire que le maximum est l'être intelligent au maximum, et si l'on n'ajoute pas que lui-même est l'objet intelligible au maximum, et le fait de comprendre au maximum, on n'a pas une conception exacte de l'unité maxima et parfaite. Si en effet l'unité est l'intellection maxima et parfaite qui, sans ces trois composantes, ne pourra être ni intellection, ni intellection parfaite, il n'a pas une conception exacte de l'unité, celui qui n'atteint pas la trinité de l'unité elle-même. Pas d'unité en effet sans trinité, car le mot exprime indivision, discernement et connexion. L'indivision, en vérité, vient de l'unité, de même le discernement, de même aussi l'union ou connexion ; donc l'unité maxima n'est pas autre chose qu'indivision, discernement et connexion, et, comme elle est indivision, elle est éternité sans commencement, de même que l'éternel ne s'est séparé de rien ; comme elle est discernement elle vient d'une éternité immuable ; et comme elle est connexion ou union elle procède des deux. Donc lorsque je dis : « L'unité est maxima » j'exprime la trinité. En effet, en disant « l'unité », j'exprime le commencement sans commencement ; « maxima », le commencement qui sort du commencement et lorsque je dis, grâce au verbe, qu'il y a là une copulation et une union, j'exprime la procession qui vient des deux termes. Si donc il a été très manifestement prouvé plus haut qu'il n'y a qu'un maximum, parce que minimum, maximum et connexion sont une seule chose, et, ainsi, que l'unité elle-même est à la fois minima, maxima et union, de là résulte comment il est nécessaire à la philosophie de vomir tout ce qu'on obtient par l'imagination et le raisonnement, si elle veut comprendre, par l'intellection simple, que l'unité maxima est trine. Cependant tu t'étonnes de ce que j'ai dit : alors qu'il est nécessaire que celui qui veut appréhender le maximum par l'intellection simple dépasse les différences et les diversités des choses, n'ai-je pas placé la ligne, la superficie, le cercle et la sphère dans le maximum ? Mais ainsi, ma main qui s'efforcera de t'amener à aiguiser ton intelligence, le fera plus facilement avec sûreté ; tu verras que toutes ces idées sont nécessaires et très justes, que, très directement, lorsque, du symbole, tu te seras élevé à la vérité, en portant ton intelligence très haut au-dessus des mots, elles t'amèneront à une étonnante félicité ; car, dans la docte ignorance, tu progresseras sur ce chemin où, autant qu'il est permis à un homme d'un zèle ardent, qui s'est élevé selon les forces de la nature humaine, tu pourras voir le maximum lui-même, unique et suprême, qui dépasse toute compréhension : Dieu, dans son unité et sa trinité à jamais bénies. [1,11] §11 - DE L'AIDE PUISSANTE DES MATHÉMATIQUES DANS L'APPRÉHENSION DES DIVERSES VÉRITÉS DIVINES. Tous nos docteurs les plus sages, les plus divins et les plus saints sont d'accord pour affirmer que les choses visibles sont véritablement des images des choses invisibles et que notre créateur peut être vu et connu par les créatures comme dans un miroir et dans une énigme. Or, le fait que l'on peut explorer symboliquement les vérités spirituelles, qui sont en soi impossibles à atteindre par nous, a sa racine dans ce qui a été dit plus haut, car toutes les choses sont entre elles dans un rapport, caché pour nous sans doute et incompréhensible, mais tel que d'elles toutes sort un univers un, et que toutes sont l’unité elle-même dans le maximum un. Et, bien que toute image semble s'élever à la ressemblance du modèle, cependant, à part l'image maxima, qui est ce modèle lui-même dans l'unité de la nature, il n'y a pas d'image tellement semblable ou même égale au modèle, qu'il ne puisse pas y en avoir d'infiniment plus semblable et plus égale : nous comprenons bien cela maintenant. Or, lorsque l'on fait une recherche par le moyen d'une image, il est nécessaire qu'il n'y ait rien de douteux sur l'image en proportion de laquelle, en transsumant, on explore l'inconnu, car il n'y a de chemin vers l'incertain, que par le présupposé et le certain. Or, toutes les choses sensibles sont dans une instabilité continuelle à cause de la possibilité matérielle qui abonde en elles. Au contraire si l'on prend des images plus abstraites qu'elles, où les choses sont envisagées d'une façon telle que, sans manquer tout à fait des moyens matériels sans lesquels elles ne sauraient être imaginées, elles ne soient plus complètement soumises à la fluctuation du possible, nous voyons que ces images sont très solides et très certaines pour nous. Les mathématiques sont ainsi ; c'est pourquoi les sages ont cherché avec finesse chez elles des exemples pour suivre les choses à la piste par l'intelligence, et aucun des grands esprits de l'antiquité ne s'est attaqué aux choses difficiles au moyen d'une ressemblance autre que celle des mathématiques : ainsi Boèce, le plus érudit des Romains, affirmait que nul homme, qui fût tout à fait étranger à la pratique des mathématiques, ne pouvait atteindre la science des choses divines. Est-ce que Pythagore, le premier des philosophes, en titre et en fait, n'a pas placé toute la recherche de la vérité dans les nombres ? Or, les Platoniciens et même les premiers de nos penseurs l'ont tellement bien suivi que saint-Augustin et Boèce, après lui, affirmaient qu'indubitablement le nombre a été, dans l'esprit du Créateur, son principal modèle pour la création des choses. Comment Aristote, qui voulut se singulariser par la réfutation de ses prédécesseurs a-t-il pu, dans les mathématiques, nous livrer la différence des espèces si ce n'est en les comparant elles-mêmes aux nombres ? Et le même auteur, tandis qu'il voulait livrer sa science sur les formes naturelles, qui montre comment chacune est comprise dans une autre, a dû se jeter sur les formes mathématiques, en disant : « Comme le triangle est dans le tétragone, ainsi la forme inférieure se trouve dans la forme supérieure ». Je passe sous silence d'innombrables exemples analogues à celui-ci. Même, le platonicien Aurelius Augustin, lorsqu'il a fait ses recherches sur la quantité de l'âme, sur son immortalité et tous autres sujets très profonds, s'est jeté sur les mathématiques pour s'en faire une aide. Cette voie a paru plaire à notre Boèce au point qu'il affirmait constamment que toute la doctrine de la vérité était comprise dans la pluralité et la grandeur. Et, pour parler bref, la théorie des Épicuriens sur les atomes et le vide, théorie qui nie Dieu et bat en brèche toute vérité, n'est-elle pas morte d'une démonstration mathématique, celle des Pythagoriciens et des Péripatéticiens ? Ils ont établi que manifestement, on ne peut pas arriver à des atomes indivisibles et simples : or, c'est là le principe que posa Épicure. C'est donc sur ce chemin que nous avançons, concurremment avec eux et nous affirmons, parce qu'aucun chemin n'est ouvert qui accède aux choses divines si ce n'est par les symboles, que nous pourrons maintenant choisir les signes mathématiques à cause de leur incorruptible certitude. [1,12] § 12 - COMMENT IL FAUT USER DES SIGNES MATHÉMATIQUES POUR L'USAGE QUE NOUS VOULONS EN FAIRE. Mais, comme il résulte de ce qui précède que le maximum simple n'est aucune de ces choses que nous savons ou que nous concevons, comme nous nous proposons de l'explorer par le moyen des symboles, il est nécessaire de dépasser la simple similitude. En effet, comme toutes les choses mathématiques sont finies, sans quoi on ne saurait les imaginer, lorsque nous voudrons nous servir, comme exemple, de choses finies dans notre ascension vers le maximum simple, il est nécessaire : premièrement, que nous considérions les figures mathématiques finies avec leurs passions et leurs raisons ; secondement, que nous transportions les raisons elles-mêmes, en les faisant correspondre, à des figures infinies qui soient comme elles. De plus, il faut en troisième lieu transumer les raisons mêmes des figures infinies plus profondément, jusqu'au maximum simple, absolument pur de toute figure ; et, à ce moment-là, notre ignorance apprendra d'une façon incompréhensible quel sentiment exact et vrai il faut que nous ayons de la profondeur suprême, nous qui peinons en pleine énigme. Donc, comme nous agissons ainsi et que nous commençons sous la direction de la vérité maxima, nous disons que des hommes saints et d'un génie très élevé, qui se sont occupés des figures, ont eu des avis divers. Le très dévot Anselme a comparé la vérité maxima à la rectitude infime ; suivons-le et jetons-nous sur l'image de la rectitude que nous figurons par la ligne droite. D'autres penseurs très savants ont comparé à la Trinité bénie par-dessus tout, un triangle ayant trois angles égaux et droits. Et comme un tel triangle a nécessairement des côtés infinis (on le montrera) on pourra l'appeler triangle infini; nous suivons aussi ces penseurs-là. D'autres se sont efforcés de figurer l'unité infinie et ils ont dit que Dieu est un cercle infini. Mais ceux qui ont considéré l'existence la plus actuelle de Dieu, ont affirmé que Dieu est comme une sphère infinie. Quant à nous, nous montrerons que tous ces penseurs en même temps ont eu du maximum une conception exacte, et qu'ils étaient, tous, d'un avis unique. [1,13] § 13 - LES PASSIONS DE LA LIGNE MAXIMA ET INFINIE. J'affirme donc que, s'il y avait une ligne infinie, elle serait une droite, elle serait un triangle, elle serait un cercle, et elle serait une sphère ; et, de la même façon, s'il y avait une sphère infinie, elle serait un triangle, un cercle et une ligne ; et, ainsi, il faut dire la même chose du triangle infini et du cercle infini. D'abord il est visible qu'une ligne infinie est une droite. Le diamètre du cercle est une ligne droite, et la circonférence est une ligne courbe plus grande que le diamètre ; si donc la ligne courbe est d'autant moins courbe que la circonférence est celle d'un cercle plus grand, la circonférence du cercle maximum, qui ne peut pas être plus grande, est courbe au minimum donc droite au maximum ; ainsi le minimum coïncide avec le maximum et les yeux voient la nécessité pour la ligne maxima d'être droite au maximum et courbe au minimum. Et ici, il ne peut rester aucun scrupule, lorsqu'on voit, sur la figure ci-contre, comment l'arc c d, arc d'un plus grand cercle, s'éloigne plus de la curvité que l'arc e f, arc d'un moins grand cercle ; par conséquent la ligne droite a b sera l'arc du cercle maximum, celui qui ne peut pas être plus grand. Ainsi l'on voit comment la ligne maxima et infinie est nécessairement la plus droite ; qu'à elle la curvité n'est pas opposée ; bien plus, que la curvité même de la ligne maxima est rectitude, et c'est ce qu'il faut prouver d'abord. Secondement on a dit que la ligne infinie est le triangle maximum, un cercle et une sphère, et, pour le montrer, il faut que dans les lignes finies nous voyions ce qui est dans la puissance de la ligne finie, et parce que l'infinie est en acte tout ce que la finie est en puissance, l'objet de nos recherches nous sera plus clair. Et nous savons, en premier lieu, que la ligne finie en longueur peut être plus longue et plus droite ; alors qu'il a déjà été prouvé que la ligne maxima est la plus longue et la plus droite. En second lieu, si une ligne a b, le point a restant immobile, décrit une rotation autour de a jusqu'à ce que b vienne en c, on a un triangle, et si la rotation est achevée jusqu'à ce que b revienne à sa place initiale on a un cercle. Si, de nouveau, a restant immobile, b est mené jusqu'à ce qu'il vienne au lieu opposé à sa position première, qui est d, par la ligne a b et a d, a été effectuée une ligne continue et un demi-cercle a été décrit ; et si, autour du diamètre b d qui reste immobile, un demi-cercle est décrit, on a une sphère ; et la sphère elle-même la dernière figure que la ligne ait en sa puissance de réaliser totalement en acte, parce que la sphère n'est, en puissance, aucune figure ultérieure. Si donc ces figures sont en puissance dans la ligne finie, et si la ligne infinie est en acte tout ce que la finie est en puissance, il suit que l'infini est triangle, cercle et sphère. C. Q. F. D. Et, parce que tu veux peut- être voir plus clairement comment l'infini est en acte ce que le fini est en puissance, de cela encore je te rendrai très certain. [1,14] § 14 - COMMENT LA LIGNE INFINIE EST UN TRIANGLE. La faculté imaginative qui ne dépasse pas l'espèce des choses sensibles, ne comprend pas que la ligne puisse être un triangle, parce que ce sont des quantités non-homogènes ; cependant pour l'intelligence ce sera chose facile. En effet il est déjà évident qu'il n'y a qu'un maximum infini unique qui soit possible. D'autre part il est évident, puisque deux côtés réunis de n'importe quel triangle ne peuvent pas être plus petits que le troisième, que, si un côté d'un triangle est infini, les autres ne sont pas plus petits. Et, parce qu'une partie quelconque de l'infini est infinie, il est nécessaire que, si un triangle a un côté infini, de la même façon les autres soient infinis. Et, puisqu'il ne peut pas y avoir plus d'un infini, tu comprends transcendantalement qu'un triangle infini ne peut pas être composé de plus d'une ligne, bien qu'il soit le triangle maximum, le plus vrai, indivisible et infiniment simple. Et, parce qu'il est le triangle le plus vrai, qui ne peut pas être sans trois lignes, il sera nécessaire que la ligne infinie unique elle-même en soit trois, et que les trois n'en soient qu'une, infiniment simple. Il en est ainsi des angles, parce qu'il ne pourra y avoir qu'un angle unique et infini, et celui-là est trois angles et les trois angles n'en sont qu'un. Et ce triangle maximum ne sera pas composé de côtés et d'angles, mais ligne infinie et angle sont une seule et même chose, et, de cette façon, la ligne est un angle, parce que le triangle est une ligne. Tu pourras encore t'aider à l'intelligence de cette vérité en t'élevant du triangle mesurable au triangle qui est au-dessus de toute mesure. En effet il est manifeste que tout triangle mesurable a ses trois angles égaux à deux droits, et, ainsi, plus un angle est grand, plus les autres sont petits ; et, bien que chaque angle puisse être augmenté jusqu'à deux droits exclusivement et non complètement selon notre premier principe, admettons néanmoins qu'il soit tout à fait augmenté jusqu'à deux droits inclusivement, sans que disparaisse le triangle ; il est alors manifeste que le triangle a un seul angle, qui en est trois, et que les trois sont un. De même on pourra voir que le triangle est une ligne : en effet deux côtés réunis d'un triangle mesurable sont d'autant plus longs que le troisième, que l'angle qu'ils font est plus petit que deux droits ; ainsi parce que l'angle b a c, est beaucoup plus petit que deux droits, les lignes b a et a c réunies sont beaucoup plus longues que b c. Donc, plus cet angle sera grand, comme b d c par exemple, plus sa superficie sera petite ; donc, si par position, un angle valait deux droits, le triangle tout entier se résoudrait en une ligne simple. Par suite, avec cette position, qui est impossible dans les triangles mesurables, tu peux t'aider dans ton ascension vers ceux qui sont au-dessus de toute mesure, dans lesquels tu vois que ce qui est impossible dans les mesurables, est tout à fait nécessaire, et là il est clair que la ligne infinie est le triangle maximum C. Q. F. D. [1,15] §15 - CE TRIANGLE EST UN CERCLE. Alors tu verras plus clairement que le triangle est un cercle. Posons un triangle a b c, créé par une rotation de la ligne a b jusqu'à ce que b vienne en c, a restant fixe ; si la ligne a b était infinie, sans aucun doute, lorsque b ferait une rotation complète jusqu'à ce qu'il revienne à sa position première, on aura le cercle maximum ; portion de l'arc infini, b c est alors une ligne droite, et parce que toute partie de l'infini est infinie, b c n'est pas plus petit que le pourtour entier de la circonférence infinie ; donc b c ne sera pas seulement une proportion, mais la circonférence. C'est pourquoi il est nécessaire que le triangle a b c soit le cercle maximum, et, parce que la circonférence b c est une ligne droite, a b ne sera pas plus grande que la ligne infinie, puisqu'il n'y a rien de plus grand que l'infini, et elles ne sont pas deux lignes différentes puisqu'il ne peut y avoir deux infinis. Donc la ligne infinie, qui est un triangle est aussi un cercle C. Q. F. D. Encore de la même façon il est manifeste que la ligne infinie est une sphère : la ligne a b est la circonférence du cercle maximum ; bien plus elle est le cercle maximum : cela a déjà été prouvé ; et, dans le triangle, elle a été conduite de b en c, comme on l'a dit plus haut ; mais b c est une ligne infinie, comme il vient d'être prouvé. Donc a b est revenu en c, par un retour complet sur lui-même, et quand cela est fait, il suit qu'on a nécessairement une sphère, par suite d'une telle révolution d'un cercle sur soi-même ; et, parce qu'il a été prouvé plus haut qu'a b c est un cercle, un triangle et une ligne, nous avons prouvé maintenant qu'il est aussi une sphère. Et voici bien ce que nous nous étions proposés de chercher. [1,16] §16 - LE MAXIMUM EST PAR TRANSPOSITION A TOUTES CHOSES CE QUE LA LIGNE MAXIMA EST AUX LIGNES. Maintenant qu'il est manifeste comment la ligne infinie est en acte toutes ces figures à un degré infini, qui sont infinies en puissance, nous voyons par transposition, de la même façon à propos du maximum simple, comment le maximum lui-même est en acte au plus haut point tout ce qui est en puissance dans la simplicité absolue. En effet le maximum est en acte, lui-même, au plus haut point tout ce qui est possible, non d'une façon possible, mais au plus haut point, de la même manière que le triangle est mené à partir de la ligne ; et la ligne infinie n'est pas un triangle comme il est mené à partir de la ligne finie, mais elle est en acte le triangle infini qui est la même chose que la ligne. En outre la possibilité absolue elle-même n'est pas autre chose dans le maximum que le maximum lui-même en acte, comme la ligne infinie est en acte la sphère ; au contraire dans le non maximum, car puissance n'y est pas acte, ainsi la ligne finie n'est pas un triangle. De là on voit que l'on peut tirer ici de cette considération d'importantes remarques sur le maximum : comment il est lui-même tel que le minimum est en lui maximum ; ainsi, l'infini nous fait dépasser complètement toute opposition ; de ce principe, on pourrait tirer à son sujet autant de vérités négatives qu'on pourrait en écrire ou en lire. Bien plus, toute la théologie que nous pouvons saisir sort de ce si grand principe ; et c'est pourquoi le plus grand scrutateur des choses divines, le fameux Denis l'Aréopagite dans sa Théologie mystique dit que le bienheureux Barthélémy a merveilleusement compris la théologie, lui qui disait qu'elle était également maxima et minima ; en effet qui comprend cela comprend tout et il dépasse toute intelligence créée. En effet Dieu, qui est ce maximum lui-même, comme le même Denis le dit dans son De divinis nominibus, n'est pas telle chose de préférence à telle autre, en tel endroit plutôt qu'en tel autre ; en effet comme il est toutes choses, il n'est aussi rien du tout. Car, ainsi que le même conclut dans la fin de la Théologie mystique, lui-même est, au-dessus de toute position, la cause parfaite et singulière de toutes choses, et, au-dessus de la suppression de toutes choses, se place sa prédominance, à lui qui est d'une façon simple indépendant de toutes choses et au delà de toutes choses. De là il conclut dans la Lettre à Gaius qu'il est connu au-dessus de tout esprit et de toute intelligence. Et, en concordance avec cela, Rabbi Salomon dit que tous les sages ont convenu que les sciences n'appréhendent pas le créateur et il n'y a que lui qui appréhende ce qu'il est ; et notre appréhension par rapport à lui-même est un défaut d'approche pour son appréhension. Et, à cause de cela, le même dit ailleurs en conclusion : « Loué soit le créateur ! A comprendre son essence la recherche des sciences s'arrête, la sagesse est réputée ignorance, et l'élégance des mots affectation. » Et voici bien cette docte ignorance, que nous cherchons, par laquelle seule Denis s'est efforcé par de multiples exemples de montrer que l'on pouvait trouver le créateur lui-même, à partir, je pense, du principe que nous avons dit. Que donc la spéculation, que nous tirons de notre remarque « la curvité infinie est la rectitude infinie », opère une transomption dans le maximum, à propos de son essence parfaitement simple et infinie, parce qu'elle est elle-même l'essence la plus simple de toutes les essences ; voyons comment toutes les essences des choses qui sont, ont été, ou seront, sont en acte toujours et éternellement en elle-même, sont elle-même, l'essence, et ainsi toutes les essences sont l'essence même de tout ; comment elle-même, l'essence de tout, est ainsi n'importe laquelle, parce qu'elle est toutes les essences en même temps et aucune en particulier ; et comment l'essence maxima elle-même, comme la ligne infinie est la mesure la plus adéquate de toutes les lignes, est, de la même façon, la mesure la plus adéquate de toutes les essences. En effet le maximum, puisque le minimum ne lui est pas opposé, est nécessairement la mesure la plus adéquate de toutes, ni trop grande puisque minimum, ni trop petite puisque maximum. Or, toute chose mesurable tombe entre le maximum et le minimum. Donc l'essence infinie est la mesure la plus adéquate et la plus précise de toutes les essences. Et pour qu'on voie cela encore plus clairement, que l'on considère que si une ligne infinie était constituée de lignes d'un pied en nombre infini et une autre de lignes de deux pieds en nombre infini il serait nécessaire que ces lignes fussent absolument égales, parce qu'il est faux que l'infini soit plus grand que l'infini. Donc, comme un pied seul n'est pas, dans la ligne infinie, plus petit que deux pieds, ainsi est-il faux que la ligne infinie ait plus de différence avec un pied qu'avec deux. Bien plus, toute partie de l'infini est infinie, donc un pied de ligne infinie se convertit avec la ligne infinie entière, et deux pieds aussi. De la même façon, comme toute essence dans l'essence maxima est l'essence maxima elle-même, le maximum n'est que la mesure la plus adéquate de toutes les essences, et on ne trouve pas d'autre mesure précise de n'importe quelle essence que celle-là, en effet toutes les autres sont en défaut, et peuvent être plus précises, comme il a été très clairement montré plus haut. [1,17] § 17 - ENSEIGNEMENTS TRÈS PROFONDS TIRÉS DU MEME PRINCIPE. Toujours la même chose : la ligne finie est divisible, la ligne infinie indivisible, parce que l'infini n'a pas de parties et qu'en lui le maximum coïncide avec le minimum. Mais la ligne finie n'est pas divisible en non ligne, parce que, en grandeur, on ne parvient pas au minimum, tel qu'il ne puisse y en avoir de plus petit, comme il a été montré plus haut ; aussi la ligne finie est indivisible en tant que ligne. En effet une ligne d'un pied n'est pas moins ligne qu'une ligne d'une coudée. Il reste donc que la ligne infinie est la raison de la ligne finie. Ainsi le maximum simple est la raison de tout, or, la raison est la mesure. Aussi Aristote dit-il avec justesse dans sa Métaphysique que, d'abord, il y a le mètre et la mesure de toutes choses, parce que c'est là la raison de tout. De même, comme la ligne infinie est indivisible, elle qui est la raison de la ligne finie, et, par conséquent, immuable et perpétuelle, ainsi la raison de toutes choses (qui est Dieu béni) est éternelle et immuable. Et ici s'éclaire l'idée du grand Denis qui disait que la raison des choses est incorruptible, et de bien d'autres, qui ont dit que la raison des choses est éternelle. De même le divin Platon, au rapport de Calcidius, a dit dans le Phédon : «Un est le modèle ou l'idée de toutes les choses : la chose en soi ; mais, lorsqu'on regarde les choses, qui sont multiples, on voit de multiples modèles ». En effet lorsque je considère une ligne de deux pieds, et une autre de trois pieds, et ainsi de suite, il y a deux choses : la raison de la ligne qui est une et égale dans les deux et dans toutes les autres, et puis la différence qu'il y a entre la ligne de deux pieds et celle qui a trois pieds. Ainsi la ligne de deux pieds me semble avoir une raison et la ligne de trois pieds une autre raison. Mais il est manifeste que dans la ligne infinie il n'y a pas de différence entre la ligne de deux pieds et la ligne de trois pieds, et c'est elle qui est la raison de la ligne finie. Donc, les deux lignes ont une seule raison et la diversité des choses ou des lignes ne vient pas d'une diversité de raison, car il n'y a qu'une raison, mais d'accident, parce qu'elles ne participent pas également de la raison ; par conséquent, il n'y a qu'une raison de toutes les choses et elles participent d'elle de diverses façons. Pourquoi, alors, y a-t-il diverses façons de participer ? Parce que, on l'a prouvé plus haut, il ne peut pas y avoir deux choses également semblables, par conséquent qui participent tout à fait également d'une seule raison. En effet il n'y a, dans l'égalité parfaite, de raison de laquelle on puisse participer, que par le maximum, parce qu'il est lui-même la raison infinie ; de même qu'il n'y a qu'une unité maxima, ainsi ne peut-il y avoir qu'une seule égalité de l'unité. Et comme elle est l'égalité maxima, elle est la raison de tout ; en effet il n'y a qu'une seule ligne infinie, qui est la raison de toutes les lignes finies, et parce que la ligne finie vient nécessairement de celle-là même qui est infinie, pour cela justement elle ne peut pas être sa propre raison, comme elle ne peut pas être également finie et infinie. Donc, comme deux lignes finies ne peuvent jamais être égales d'une façon précise, parce que l'égalité précise, qui est maxima, n'est que le maximum lui-même, ainsi on ne trouve pas deux lignes qui participent également de la raison unique pour toutes. En outre, il n'est pas vrai que la ligne infinie soit plus grande dans une ligne de deux pieds que la ligne de deux pieds, ni qu'elle soit plus petite ; on l'a dit plus haut ; ainsi en est-il de la ligne de trois pieds et ainsi de suite ; et comme elle est indivisible et une, elle est tout entière dans n'importe laquelle des lignes finies ; mais il n'est pas vrai qu'elle soit tout entière dans n'importe laquelle des lignes finies selon la participation et la finition, autrement quand elle serait tout entière dans celle de deux pieds, elle ne pourrait pas être dans celle de trois ; comme la ligne de deux pieds n'est pas la ligne de trois pieds. Aussi est-elle tout entière dans n'importe laquelle, sans être dans aucune ; car elle est une et distincte des autres à cause de leur finition. Donc, la ligne infinie est tout entière dans n'importe quelle ligne, comme n'importe laquelle est en elle. Et il faut considérer cela conjointement. Et l'on voit clairement comment le maximum est dans n'importe quelle chose et n'est dans aucune ; et cela veut dire, puisque le maximum est dans la même raison en n'importe quelle chose, comme n'importe quelle chose est en lui-même, et parce qu'il est cette raison elle-même, que le maximum est en soi. Donc, c'est la même chose de dire que le maximum est le mètre et la mesure de tout, que le maximum simple est en soi, ou qu'il est le maximum. Donc, aucune chose n'est en soi, si ce n'est le maximum, et toute chose, comme étant dans sa raison, est en soi, parce que sa raison est le maximum. De cela l'intelligence peut s'aider et, dans la ressemblance avec la ligne infinie, progresser beaucoup vers le maximum simple dans l'ignorance sacrée au-dessus de toute intelligence, car nous voyons alors clairement comment nous trouvons Dieu, par suppression de la participation des êtres. En effet tous les êtres participent de l'entité. Donc, que l'on enlève de tous les êtres la participation, reste l'entité parfaitement simple elle-même, qui est l'essence de tous les êtres et nous ne voyons une telle entité elle-même que dans la docte ignorance, en effet lorsque je supprime en esprit tout ce qui participe de l'entité, rien ne paraît rester. Et à cause de cela le grand Denis dit que l'intelligence de Dieu amène plutôt au néant qu'à quelque chose. Mais l'ignorance sacrée m'apprend que ce qui semble le néant à l'intelligence est le maximum incompréhensible. [1,18] § 18 - COMMENT, DU MÊME PRINCIPE, NOUS SOMMES CONDUITS A L'INTELLIGENCE DE LA PARTICIPATION DE L'ENTITÉ. Notre intelligence insatiable stimulée, avec la plus grande douceur, par ces débuts, demande comment on peut voir plus clairement cette participation du maximum unique et, s'aidant à nouveau de l'exemple de la rectitude linéaire infinie, elle dit : Il n'est pas possible qu'une courbe, qui est susceptible de plus et de moins, soit le maximum ou le minimum, et la courbe n'est pas quelque chose comme courbe, car elle est une déchéance de la droite. Donc l'être qui est dans une courbe vient de la participation de la rectitude, puisque au maximum et au minimum une courbe est une droite. C'est pourquoi moins la courbe est courbe, comme est la circonférence d'un cercle plus grand, plus elle participe de la rectitude, non qu'elle en prenne une partie, puisque la rectitude infinie n'est pas divisible en parties, mais plus la ligne droite finie est grande, plus elle paraît participer de l'infinité de la ligne infinie maxima. Or, la droite finie, en tant que droite, de cette rectitude dans laquelle se résout la curvité minima, participe de l'infinie selon une participation plus simple ; la courbe au contraire le fait selon une participation qui n'est pas aussi simple et immédiate, mais qui est plutôt médiate et éloignée parce que par le moyen de la rectitude de laquelle elle participe ; donc quelques êtres participent plus immédiatement de l'entité maxima en soi : les substances finies simples ; d'autres au contraire participent de l'entité non par eux-mêmes, mais par le moyen des substances : ce sont les accidents ; donc, malgré la diversité de participation, la rectitude, comme dit Aristote, est la mesure de soi-même et de l'oblique, comme la ligne infinie est la mesure de la ligne droite et de la ligne courbe, ainsi le maximum est la mesure de tous les êtres qui participent, si diverses qu'en soient leurs façons. En ceci se comprend cette parole : la substance n'a pas de plus ni de moins ; voilà comment ceci est vrai : la ligne droite finie, en tant que droite, n'a pas de plus ni de moins, mais, parce que finie, et participant avec diversité de l'infinie, l'une, par rapport à l'autre, est plus grande ou plus petite et l'on n'en trouve jamais deux d'égales. Mais la courbe, dans sa participation de la rectitude, est susceptible de plus et de moins ; et, en conséquence, à cause même de la rectitude de laquelle elle participe, elle reçoit de la rectitude plus et moins. De là vient que plus les accidents participent d'une substance noble, plus ils sont nobles. Et l'on voit ainsi comment il ne peut y avoir que des êtres qui participent soit par eux, soit par d'autres de l'entité du premier, de même qu'on ne trouve que des lignes droites ou courbes. Et pour cela, Aristote divise avec justesse tout ce qu'il y a au monde en substance et en accident. Donc de la substance et de l'accident il n'y a qu'une mesure parfaitement adéquate, qui est le maximum très simple lui-même, et, bien qu'il ne soit ni substance, ni accident, il est manifeste d'après nos premières recherches, que le nom des êtres qui participent de lui immédiatement lui est plus naturel : celui de substance, plutôt que d'accident. Aussi le très grand penseur Denis l'appelle plus que substance, soit supersubstantiel, plutôt que superaccidentel, parce qu'il est beaucoup plus de dire qu'une chose est supersubstantielle que superaccidentelle ; c'est pourquoi le premier nom lui est donné avec infiniment plus de convenance. Or, il est dit supersubstantiel, c'est-à-dire apparemment non substantiel, parce que la substance est plus bas que lui, mais il est au-dessus de la substance ; ainsi un nom négatif convient au maximum avec plus de vérité, comme nous le dirons plus bas à propos des noms qu'on peut donner à Dieu. Quelqu'un pourrait, d'après les pages précédentes, faire beaucoup de recherches à propos de la diversité et de la noblesse des accidents et des substances ; mais nous n'avons pas lieu de le traiter ici. [1,19] § 19 - TRANSOMPTION DU TRIANGLE A LA TRINITÉ MAXIMA. Sur ce que nous avons dit et montré, que la ligne maxima est le triangle maximum, instruisons-nous maintenant dans l'ignorance. On a montré que la ligne maxima est un triangle, et parce que la ligne est infiniment simple, elle sera un trine infiniment simple. Tout angle du triangle sera une ligne, puisque le triangle tout entier est une ligne. C'est pourquoi la ligne infinie est trine. Or, il n'est pas possible qu'il y ait plus d'un infini ; aussi cette trinité est unité. En outre, comme un angle opposé à un plus grand côté est plus grand, comme on le montre en géométrie, et comme nous avons là un triangle qui n'a que des côtés infinis, les angles seront au maximum et infinis. Aussi l'un n'est il pas plus petit que les autres, et deux ne sont pas supérieurs au troisième, mais parce que, hors de la quantité infinie, il ne peut y avoir de quantité, ainsi hors d'un angle unique et infini, il ne peut pas y avoir d'autres angles. C'est pourquoi ils seront l'un dans l'autre, et tous trois en seront un, maximum. En outre, comme la ligne maxima n'est pas ligne plutôt que triangle, cercle ou sphère mais qu'elle est véritablement toutes ces figures en dehors de la complexité (on l'a montré), ainsi, de la même façon, le maximum simple est comme un maximum linéaire, que nous pouvons nommer essence ; comme un maximum triangulaire, et il peut être dit trinité ; comme un maximum circulaire et il peut être dit unité ; comme un maximum sphérique et il peut être dit existence actuelle. Donc, le maximum est une essence trine, une en acte ; et l'essence n'est pas autre chose que la trinité ; la trinité n'est pas autre chose que l'unité ; l'actualité n'est pas autre chose que unité, trinité ou essence, bien qu'il soit très vrai que le maximum est tout cela identiquement et très simplement. Donc, comme il est vrai que le maximum est et qu'il est un, ainsi il est vrai que lui-même est trine, de la façon dont la vérité de la trinité ne contredit pas l'unité infiniment simple, mais est l'unité même. Or, cela n'est pas possible autrement que comme on l'atteint grâce à la similitude avec le triangle maximum. C'est pourquoi, connaissant d'après ce qui précède le vrai triangle lui-même, et la ligne infiniment simple de la façon qui est possible à l'homme, nous atteindrons la trinité dans la docte ignorance. En effet nous voyons que nous ne trouvons pas un angle et puis un autre et puis troisièmement encore un autre, comme dans les triangles finis, en effet un angle, un autre et puis un troisième ne peuvent pas exister dans l'unité du triangle sans complexité, mais nous en voyons un qui est trinité en dehors de la multiplicité numérique. C'est pourquoi avec justesse le très savant Augustin dit : « Dès que tu commences à compter la trinité, tu sors de la vérité ». En effet en théologie il faut, autant que possible, embrasser les contradictoires d'une conception simple, en les dépassant eux-mêmes ; pense qu'il ne faut pas en théologie concevoir la distinction et l'indistinction, et seulement deux choses contradictoires, mais il faut les concevoir comme elles sont dans leur principe le plus simple, en les dépassant, là où il n'y a pas de différence entre la distinction et l'indistinction ; alors on conçoit plus clairement que la trinité et l'unité soient la même chose. En effet où la distinction est indistinction, la trinité est unité ; et inversement où l'indistinction est distinction, l'unité est trinité. Et il en est ainsi de la pluralité des personnes et de l'unité de l'essence. En effet là où pluralité est unité, trinité des personnes est la même chose qu'unité de l'essence. Et, inversement, là où unité est pluralité, unité de l'essence est trinité dans les personnes ; et l'on voit aussi clair dans notre exemple, où la ligne infiniment simple est un triangle, et inversement le triangle simple, unité linéaire. Ici on voit même comment les angles du triangle ne peuvent pas être comptés par un, deux, trois, puisque n'importe lequel est dans n'importe lequel, comme dit le Fils : « Je suis dans le Père et le Père en moi ». Encore une fois la vérité du triangle demande trois angles. Donc, il y a ici très véritablement trois angles, et chacun est maximum, et tous sont un seul maximum. En outre la vérité du triangle demande qu'un angle n'en soit pas un autre, et en même temps la vérité de l'unité de l'essence infiniment simple demande que ces trois angles n'en soient pas trois distincts, mais un seul, et cela encore est vrai ici. Donc réunis, en les dépassant, comme j'ai dit, ces choses qui paraissent opposées, et tu n'auras pas un et trois, ou inversement, mais l'unitrine ou le tri-un ; et c'est là la vérité. [1,20] § 20 - ENCORE AU SUJET DE LA TRINITÉ : LA QUATERNITÉ ET PLUS N'EST PAS POSSIBLE DANS LES CHOSES DIVINES. De plus la vérité de la trinité, qui est trinité, demande que le trine soit un, puisqu'il est dit tri-un. Or, cela ne tombe pas dans nos conceptions, si ce n'est de la manière dont la corrélation unit les choses distinctes et l'ordre les distingue. Donc, comme lorsque nous faisons un triangle fini, d'abord il y a un angle, en second lieu un autre, en troisième lieu un troisième après les deux, et ces angles ont une corrélation mutuelle de telle sorte qu'ils ne forment qu'un seul triangle, ainsi en est-il infiniment dans l'infini. Cependant il faut concevoir la priorité dans l'éternité d'une façon telle que la postériorité ne lui soit pas en contradiction ; autrement il ne pourrait pas arriver de priorité et de postériorité dans l'infini et dans l'éternel. Donc le père n'est pas antérieur au fils et le fils n'est pas postérieur, mais le père est antérieur d'une façon telle que le fils ne lui est pas postérieur. Le père est la première personne d'une façon telle que le fils n'est pas, ensuite, seconde personne ; mais parce que le père est la première sans priorité, ainsi le fils est la seconde sans postériorité et l'Esprit-Saint la troisième de la même façon. Mais cela suffit, car ç'a été dit suffisamment plus haut. Veuille cependant au sujet de cette trinité à jamais bénie, remarquer que le maximum lui-même est trine et non pas quaterne, ou quine et plus. Et cela est, sans nul doute, digne d'être noté ; en effet cela répugne à la simplicité et à la perfection du maximum ; en effet toute figure polygonale a pour élément infiniment simple la figure triangulaire, et celle-là est la figure polygonale minima, telle qu'il ne peut y en avoir de plus petite. Or, il a été prouvé que le minimum simple coïncide avec le maximum. Donc, le triangle est dans les figures polygonales, comme l'unité dans les nombres. Donc, comme tout nombre se résout en unité, ainsi les figures polygonales en triangle ; donc le triangle maximum, avec lequel coïncide le minimum, embrasse toutes les figures polygonales. En effet le triangle maximum se comporte à l'égard de tout polygone, comme l'unité maxima à l'égard de tout nombre. Or, la figure quadrangulaire n'est pas la plus petite, c'est évident, puisque la figure triangulaire est plus petite qu'elle. Donc, la figure quadrangulaire, qui ne peut pas exister sans complexité, puisqu'elle est plus grande que le minimum, ne peut aucunement convenir au maximum infiniment simple qui ne peut coïncider qu'avec le minimum ; bien plus il y a contradiction entre être le maximum et être quadrangulaire : la mesure des triangles, en effet, ne pourrait pas être adéquate ; il y aurait toujours un excédent. Comment donc serait un maximum qui ne serait pas la mesure de tout ? Bien plus, comment serait un maximum qui aurait autre chose dans sa composition et qui, par conséquent, serait fini ? On voit déjà pourquoi d'abord de la puissance de la ligne simple sort le triangle simple, par lequel on arrive aux polygones, puis le cercle simple, puis la sphère simple, et l'on n'arrive pas à d'autres figures que ces figures élémentaires mutuellement infinies, hors de toute proportion, enveloppant en elles-mêmes toutes les figures. Donc, comme il serait nécessaire, si nous voulions concevoir les mesures de toutes les quantités mesurables d'abord pour la longueur, d'avoir une ligne infinie maxima avec laquelle coïnciderait le minimum, ensuite, de la même façon, pour l'étendue rectilinéaire, d'avoir le triangle maximum, et pour l'étendue circulaire, le cercle maximum, et pour la profondeur la sphère maxima, et d'autres que ces quatre figures, on ne pourrait pas atteindre toutes les choses mesurables, comme, aussi, toutes ces mesures seraient nécessairement infinies et au maximum avec lequel coïncide le minimum, et comme il ne peut y avoir plus d'un maximum, en conséquence nous disons que le maximum unique lui-même qui doit être la mesure de tout ce qui est susceptible de quantités, se trouve être ces choses sans lesquelles il ne peut y avoir de mesure maxima, bien que, considéré en soi, sans tenir compte de ce qui se mesure, il ne soit ou ne puisse être dit véritablement aucune d'elles, mais infiniment et incomparablement au-dessus. Ainsi le maximum simple, parce qu'il est la mesure de tout, est lui-même, disons-nous, ce sans quoi nous ne comprenons pas qu'il puisse être lui-même la mesure de tout. C'est pourquoi, bien que le maximum soit infiniment au-dessus de toute trinité, nous le disons trine, parce qu'autrement nous ne comprendrions pas qu'il fût la cause simple, le mètre et la mesure des choses dont l'unité d'essence est trinité, comme dans les figures l'unité triangulaire consiste dans une trinité d'angles, bien que, en vérité, si l'on ne considère pas cela, et le nom et notre conception de la trinité ne conviennent en rien au maximum mais soient infiniment éloignés de cette vérité maxima et incompréhensible. C'est pourquoi nous tenons le triangle maximum pour la mesure parfaitement simple de tous les êtres qui subsistent trinalement, comme sont les opérations, les actions qui consistent trinalement en puissance, objet, acte ; de même les visions, intellections, volitions, similitudes, dissemblances, beautés, proportions, corrélations, appétits naturels et toutes les autres choses, dont l'unité d'essence consiste en une pluralité, comme sont principalement l'être et l'opération de nature consistant en la corrélation d'un agent, d'un patient et d'une résultante commune des deux. [1,21] § 21 - TRANSOMPTION DU CERCLE INFINI A L'UNITÉ. Nous avons dit quelques mots du triangle maximum ; de même nous en ajouterons quelques-uns sur le cercle infini. Le cercle est la figure parfaite de l'unité et de la simplicité. Déjà l'on a montré plus haut que le triangle est un cercle ; ainsi la trinité est-elle unité. Mais cette unité est infinie, comme le cercle infini. C'est pourquoi elle est, s'il est permis de parler ainsi, plus une et plus identique que toute unité expressible et infiniment appréhensible par nous ; en effet, il y a là une si grande identité qu'elle passe avant toutes les oppositions même relatives, parce que l'autre et le divers n'y sont pas opposés à l'identité ; c'est pourquoi, comme le cercle est le maximum de l'unité infinie, tout ce qui convient à ce maximum est lui-même, sans diversité et aliété, parce que sa bonté n'est pas différente de sa sagesse, mais la même chose. En effet toute diversité est en lui identité. Donc, comme sa puissance est, pour ainsi dire, parfaitement une, elle est aussi parfaitement forte et infinie. Et sa durée est si parfaitement une que le passé n'est pas autre chose, en lui, que le futur, le futur que le présent ; mais ils sont la durée parfaitement une, ou éternité sans commencement ni fin ; en effet si grand est le contenu du commencement lui-même que la fin y est commencement. Or, tout ceci nous est montré par le cercle infini sans commencement ni fin, éternel indivisiblement, un et puissant au maximum. Et, parce que ce cercle est maximum, son diamètre aussi est maximum. Comme il ne peut pas y avoir plusieurs maxima, ce cercle est si parfaitement un que son diamètre est sa circonférence. Mais un diamètre infini a un milieu infini. Or son milieu est son centre. On voit donc que centre, diamètre et circonférence sont la même chose. Par là notre ignorance apprend que le maximum est incompréhensible, que le minimum ne lui est pas opposé, mais que le centre est en la circonférence. Tu vois comment le maximum parfait tout entier est à l'intérieur de tout, qu'il est simple et indivisible, puisqu'il est le centre infini ; et en dehors de tout, entourant toutes choses, puisque circonférence infinie ; et pénétrant tout, puisque diamètre infini ; principe de toutes choses, puisque centre ; fin de toutes choses, puisque circonférence ; milieu de tout, puisque diamètre. Cause efficiente, puisque centre ; formelle, puisque diamètre ; finale, puisque circonférence. Donnant l'être, puisque centre; gouvernant, puisque diamètre ; conservant, puisque circonférence ; et ainsi de suite pour beaucoup de choses. C'est pourquoi tu appréhendes par l'intelligence comment le maximum n'est la même chose que rien, ni différent de rien, et comment tout est en lui, de lui et par lui, parce qu'il est circonférence, diamètre et centre. Non parce qu'il est cercle ou circonférence, diamètre ou centre, mais, parce qu'il est le maximum si parfaitement simple, qu'on l'explore au moyen de ces comparaisons, on trouve qu'il entoure tout ce qui est et n'est pas, de telle sorte que ne pas être est en lui être le maximum, comme le minimum est le maximum ; il est la mesure de toute circulation de la puissance à l'acte, et, au retour, de l'acte à la puissance, de la composition à partir des principes jusqu'aux individus, de la résolution des individus aux principes, des formes parfaitement circulaires et des opérations circulaires, des mouvements sur soi qui reviennent à leur commencement et de toutes les choses semblables, dont l'unité consiste dans une perpétuité circulaire. Ici l'on pourrait tirer beaucoup de conclusions de cette figure circulaire, au sujet de la perfection de l'unité ; mais n'importe qui, en se conformant aux prémisses, peut les tirer facilement ; pour être bref je passe. Cependant j'invite à noter comment toute théologie est circulaire, et se trouve posée en cercle ; à tel point que les noms des attributs se vérifient circulairement l'un l'autre : la justice parfaite est la vérité parfaite ; la vérité parfaite est la justice parfaite ; et ainsi pour toutes choses ; si on veut poursuivre cette recherche, une infinité de choses théologiques encore obscures, pourront devenir très manifestes. [1,22] §22 - LA PROVIDENCE DE DIEU UNIT LES CONTRADICTOIRES Or, pour chercher comment nous sommes conduits à une intelligence profonde, appliquons notre recherche à la providence de Dieu, au moyen de ce que nous savons déjà. Et parce qu'il est manifeste d'après ce qui précède que Dieu embrasse tout, même les contradictoires, rien ne peut échapper à sa providence ; que nous ayons fait quelque chose, ou l'opposé de cela, ou rien, tout a été impliqué dans la providence de Dieu. Donc, rien n'arrivera si ce n'est selon la providence de Dieu. Sans doute Dieu aurait pu prévoir beaucoup de choses, qu'il n'a pas prévues et ne prévoira pas, sans doute aussi il a prévu beaucoup de choses qu'il aurait pu ne pas prévoir, mais rien ne peut être ajouté à la divine providence, ni lui être enlevé ; ainsi la nature humaine est simple et une : qu'un homme naisse, même dont la naissance n'était pas attendue, rien n'est ajouté à la nature humaine et rien ne lui serait enlevé, s'il ne naissait pas ; c'est tout comme à la mort et cela parce que la nature humaine enferme en elle aussi bien ceux qui sont, que ceux qui ne sont pas et ne seront pas, quoiqu'ils aient pu être. Ainsi même s'il arrivait ce qui n'arrivera jamais, rien ne serait ajouté à la providence divine, parce qu'elle-même enferme aussi bien ce qui arrive, que ce qui n'arrive pas mais peut arriver. Donc, comme il y a dans la matière beaucoup de possibles qui ne se réaliseront jamais, ainsi, inversement, les choses qui n'arriveront pas, si elles peuvent arriver, si elles sont dans la providence de Dieu, y sont non pas d'une façon possible, mais en acte, et il ne résulte pas de là que ces choses soient en acte. Comme nous disons que la nature humaine enferme et embrasse une infinité de choses, parce que ce sont non seulement les hommes qui ont été, sont et seront, mais ceux qui peuvent être, alors même qu'ils ne seront jamais, ainsi elle embrasse le muable d'une façon immuable. Comme l'unité infinie enferme tout nombre, ainsi la providence de Dieu enferme les choses en nombre infini : celles qui arriveront, celles qui n'arriveront pas mais peuvent arriver, et leurs contraires, comme le genre enferme les différences contraires, et ce qu'elle sait, elle ne le sait pas avec la différence des temps, parce qu'elle ne sait pas le futur comme futur, ni le passé comme passé, mais elle sait éternellement et immuablement les choses muables. Aussi est-elle inévitable et immuable, et rien ne peut la dépasser, et tout ce qui est rapporté à la providence elle-même est dit avoir le caractère de la nécessité ; et à bon droit, car tout est en Dieu, qui est la nécessité absolue. Et l'on voit ainsi que les choses qui n'arriveront jamais, sont dans la providence de Dieu de la façon que nous avons dite, même si elles n'ont pas été prévues pour arriver, et il est nécessaire que Dieu ait prévu ce qu'il a prévu, car sa providence est nécessaire et immuable ; et cela, alors même qu'il aurait pu prévoir l'opposé de ce qu'il a prévu ; en effet si l'on pose que Dieu embrasse tout, on ne pose pas, du même coup, ce qui est embrassé, mais si l'on pose le développement on pose que Dieu embrasse tout : en effet je pourrai, demain, lire ou ne pas lire, quel que soit ce que j'aurai fait, je n'échappe pas à la providence, car elle embrasse les contraires ; et tout ce que j'aurai fait arrivera selon la providence de Dieu. Ainsi on voit comment, d'après nos premiers principes qui nous enseignent que le maximum est avant toute opposition, parce qu'il embrasse, qu'il enferme toutes les choses de toutes les façons, nous appréhendons la vérité sur la providence de Dieu et autres choses semblables. [1,23] § 23 - TRANSOMPTION DE LA SPHÈRE INFINIE A L'EXISTENCE ACTUELLE DE DIEU. Il convient de spéculer encore quelque peu au sujet de la sphère infinie. Nous trouvons que, dans la sphère infinie, trois lignes maxima concourent au centre : celles de la longueur, de la largeur et de la profondeur. Mais le centre de la sphère maxima est égal au diamètre et à la circonférence. Donc, par ces trois lignes la sphère infinie est égalée au diamètre et à la circonférence. Donc, par ces trois lignes la sphère infinie est égalée au centre, bien plus, le centre est tout cela : longueur, largeur et profondeur ; il sera donc le maximum simple et infini, et toute longueur, largeur et profondeur qu'on trouve en lui sont le maximum un, parfaitement simple et indivisible. Et, comme le centre précède toute largeur, longueur et profondeur et qu'il est la fin ainsi que le milieu de tout cela, puisqu'il est le centre dans la sphère infinie, épaisseur et circonférence sont la même chose, et de même que la sphère infinie est entièrement en acte et infiniment simple, ainsi le maximum est entièrement en acte d'une façon infiniment simple. Et comme la sphère est l'acte de la ligne, du triangle et du cercle, ainsi le maximum est l'acte de toutes choses. C'est pourquoi toute existence actuelle tient de lui tout ce qu'il y a d'actualité, et toute existence existe en acte pour autant qu'elle est en acte dans l'infini lui-même ; par suite le maximum est la forme des formes, la forme de l'essence, ou l'entité maxima actuelle. Aussi Parménide, dans une considération très subtile, disait : « Dieu est celui pour lequel qu'une chose soit ce qu'elle est, consiste en ce qu'elle soit tout ce qu'elle est. » Donc, comme la sphère est l'ultime perfection des figures, telle qu'il ne peut pas y en avoir de plus grande, ainsi le maximum est la perfection tellement la plus parfaite de toutes que toute imperfection est en lui infiniment parfaite, comme la ligne infinie est une sphère et comme en elle curvité est rectitude, complexité simplicité, diversité identité, altérité unité, et ainsi de suite. En effet comment pourrait-il y avoir une imperfection quelconque là où l'imperfection est la perfection infinie, la possibilité acte infini et ainsi de suite. Maintenant nous voyons clairement, puisque le maximum est comme la sphère maxima, comment de tout l'univers et de tout ce qui existe dans l'univers il est l'unique mesure parfaitement simple et adéquate, puisqu'en lui il est faux que le tout soit plus grand que la partie, la sphère que la ligne infinie. Donc, Dieu est la raison, unique parfaitement simple de l'univers entier, et comme la sphère provient des circulations infinies, ainsi Dieu, comme la sphère maxima, est la mesure parfaitement simple de toutes les circulations ; en effet toute vivification, tout mouvement, toute intelligence viennent de lui, sont en lui, sont par lui ; auprès de lui une révolution de la huitième sphère n'est pas plus petite qu'une révolution de la sphère infinie, parce qu'il est la fin de tous les mouvements, qu'en lui tout mouvement se repose, comme dans sa fin. En effet il est le repos maximum en qui tout mouvement est repos. Ainsi le repos maximum est la mesure de tous les mouvements, comme la rectitude maxima celle de toutes les circonférences, et la présence maxima ou éternité celle de tous les temps ; en lui en effet tous les mouvements naturels, comme en leur fin, se reposent, et toute puissance se parfait en lui, comme dans l'acte infini. Et parce qu'il est lui-même l'entité de tout être, et que tout mouvement va vers l'être, le mouvement est lui-même repos, c'est-à-dire la fin du mouvement : il est la forme et l'acte de l'être. Donc tous les êtres tendent vers lui. Et parce qu'ils sont finis et ne peuvent pas participer également de leur fin, en comparaison les uns des autres, quelques-uns participent de cette fin par le moyen d'autres, comme la ligne est conduite à la sphère par le moyen du triangle et du cercle, et le triangle par le moyen du cercle et le cercle est conduit à la sphère par lui-même. [1,24] §24 - LA DÉNOMINATION DE DIEU ET LA THÉOLOGIE AFFIRMATIVE. Maintenant que, grâce à Dieu, nous avons travaillé sur l'exemple des mathématiques à devenir plus savants dans notre ignorance au sujet du maximum premier, pour être plus complets encore faisons des recherches sur le nom du maximum ; et, cette recherche, si nous nous la sommes convenablement répétée mentalement, comme nous l'avons fait maintes fois, nous sera d'une invention facile. Il est manifeste, puisque le maximum est le maximum simple lui-même, à qui rien n'est opposé, qu'aucun nom ne peut lui convenir avec propriété ; car tous les noms sont venus d'un choix particulier de notre raison, par lequel on distingue une chose d'une autre ; mais, là où toutes choses sont unité, aucun nom ne peut être approprié. Aussi est-ce à bon droit qu'Hermès Trimegistus dit : « Parce que Dieu est l'universalité des choses, il ne peut avoir aucun nom approprié, parce que ou bien il serait nécessaire d'appeler Dieu du nom de tout, ou bien toutes choses de son nom, puisque lui-même enferme dans sa simplicité l'universalité de toutes les choses ». Donc selon lui-même, le nom qui lui est approprié (que nous disons ineffable, et qui est g-tetragrammaton ou de quatre lettres, et qui est approprié parce qu'il convient à Dieu non par un rapport quelconque aux créatures, mais selon son essence propre) doit être compris : « un et tout », ou « tout en un », ce qui est mieux, car, ainsi, nous voyons placée plus haut l'unité maxima, qui est la même chose que «tout en un », Bien plus un nom paraît encore plus près et plus convenable que « tout en un », c'est « unité ». Et c'est pourquoi le Prophète dit : « Comment Dieu sera en ce jour et son nom sera un ». Et ailleurs : « Écoute, Israël (c'est-à-dire vois Dieu par ton intelligence), parce que ton Dieu est un ». Or, l'unité n'est pas l'appellation de Dieu de la façon dont nous nommons ou comprenons l'unité, parce que, comme Dieu dépasse toute intelligence, ainsi a fortiori dépasse-t-il toute dénomination. Et les noms sont imposés par un mouvement de la raison, laquelle est de beaucoup inférieure à l'intelligence, en vue de distinguer les choses ; or, parce que la raison ne peut pas franchir les contradictoires, il n'y a pas de nom auquel n'en soit pas opposé un autre, selon le mouvement de notre raison. C'est pourquoi « pluralité » ou « multitude » sont opposés à « unité » selon un mouvement de notre raison. Cette « unité » là ne convient pas à Dieu, mais une « unité » à laquelle ne sont opposées ni l' « altérité », ni la « pluralité », ni la « multitude ». Ce nom c'est « maximum », parce qu'il enferme tout dans la simplicité de son unité, et il est le nom ineffable placé au-dessus de toute intelligence. En effet qui pourrait comprendre l'unité infinie qui dépasse infiniment toute opposition, où toutes choses sont enfermées dans la simplicité, hors de toute complexité, où l'autre et le divers n'existent pas, où l'homme n'est pas différent du lion, le ciel de la terre, et où cependant ils sont très véritablement, non pas selon leur finité, mais en y étant contenus, l'unité maxima elle-même ? C'est pourquoi, si quelqu'un pouvait comprendre ou nommer une telle unité qui est toutes choses, alors qu'elle est l'unité et le maximum, alors qu'elle est le minimum, celui-là atteindrait la dénomination de Dieu. Mais, comme l'appellation de Dieu est « Dieu », son nom est inconnu, si ce n'est par cette intelligence qui est le maximum lui-même et le nom maximum. C'est pourquoi, la docte ignorance nous le fait toucher du doigt, bien que le nom « unité » paraisse très proche du maximum, il est cependant infiniment éloigné du vrai nom du maximum qui est maximum lui-même. C'est pourquoi il est maintenant manifeste que les noms affirmatifs que nous attribuons à Dieu, ne lui vont qu'en le diminuant infiniment ; en effet de tels noms lui sont attribués d'après quelque chose que l'on trouve dans les créatures. Donc, comme aucun nom particulier, parce qu'il a forcément quelque chose de distinct de lui qui lui est opposé, ne peut convenir à Dieu, si ce n'est avec une diminution infinie, il suit que les affirmations ne sont pas assez compréhensives, comme dit Denis. En effet, si on dit qu'il est « Vérité » on verra en face « Fausseté », « Vertu », ce sera alors « Vice », « Substance », ce sera « Accident », et ainsi de suite. Mais comme lui-même n'est pas une substance qui ne soit pas tout et telle que rien ne lui soit opposé, et qu'il n'est pas une vérité qui ne soit pas tout, en dehors de toute opposition, ces noms particuliers ne peuvent lui convenir qu'en le diminuant à l'infini. En effet comme toute affirmation dépose en lui, pour ainsi dire, quelque chose de sa signification, aucune ne peut lui convenir, à lui qui est aussi bien quelque chose que tout. Et c'est pourquoi les noms affirmatifs, s'ils lui conviennent, ne lui conviennent que par rapport aux créatures, non que les créatures soient la cause pour laquelle ils lui conviennent, puisque le maximum ne peut rien tenir des créatures, mais ils lui conviennent de par sa puissance infinie à l'égard des créatures : Dieu éternellement a pu créer, parce que s'il n'avait pas pu, il n'aurait pas eu la toute-puissance. Donc, ce nom « créateur.», bien qu'il lui convienne par rapport aux créatures, lui a convenu néanmoins avant que fût toute créature, parce que de toute éternité il aurait pu créer. Il en est ainsi de « justice » et de tous les autres noms affirmatifs que nous attribuons à Dieu en les prenant aux créatures, parce qu'ils signifient, par eux- mêmes, quelque perfection ; et cela bien que tous ces noms aient été de toute éternité, avant même que nous les lui eussions attribués, véritablement enfermés dans sa haute perfection et dans son nom infini, comme toutes les choses qui sont signifiées par de tels noms, et desquelles nous les transférons à Dieu. Et ce que nous disons des noms affirmatifs est tellement vrai que le nom même de la trinité et de ses personnes Père, Fils et Saint-Esprit, lui sont imposés de par la complexion des créatures ; en effet parce que Dieu est le père qui engendre du fait de son unité, le fils qui est engendré du fait de l'égalité de l'unité, l'esprit-saint du fait qu'il est la connexion des deux, il est clair que le fils est appelé fils du fait qu'il est l'égalité de l'unité, de l'entité ou de l'essence. Donc il est clair, du fait que Dieu aurait pu de toute éternité créer les choses, même s'il ne les avait pas créées, qu'il est dit fils en considération des choses elles- mêmes ; en effet il est fils parce qu'il est l'égalité d'être, au-dessus et au-dessous de laquelle les choses ne pourraient pas être ; ainsi l'on voit qu'il est fils du fait qu'il est l'égalité d'entité des choses que Dieu pouvait faire, même, s'il n'avait pas dû les faire, mais c'est s'il n'avait pas pu les faire que Dieu n'aurait été ni père, ni fils, ni esprit-saint, bien plus, qu'il n'aurait pas même été Dieu. C'est pourquoi, si tu subtilises, que le père engendre le fils, tout cela est contenu dans le mot « créer ». Et, d'après cela, Augustin affirme que le mot lui-même, le Verbe, est un artifice et une idée créés en considération des créatures. Donc Dieu est père du fait qu'il a engendré l'égalité de l'unité, et esprit-saint du fait qu'il est leur amour mutuel, et tout cela en considération des créatures. En effet la créature commence à être du fait que Dieu est père ; du fait qu'il est fils elle est parachevée ; du fait qu'il est esprit-saint, elle se met en accord avec l'ordre universel des choses : tels sont, dans chacune des choses, les traces de la trinité. Et voilà aussi l'idée d'Aurelius Augustin lorsqu'il exposait cette parole de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », idée qui explique que « Dieu a créé les principes des choses du fait qu'il est père. » C'est pourquoi quelque affirmation que l'on prononce sur Dieu dans la théologie, elle est fondée sur la considération des créatures, même pour ce qui est de ces noms très saints, dans lesquels se cachent les plus profonds mystères de la connaissance de Dieu, ces noms que gardent les Hébreux et les Chaldéens, dont aucun n'exprime Dieu si ce n'est suivant une propriété particulière, excepté le nom des quatre lettres qui sont g-ioth g-he g-vau g-he ; c’est le nom approprié et ineffable que nous avons interprété plus haut ; Hieronimus et Rabbi Salomon en parlent longuement dans le livre Dux neutrorum, on peut s'y reporter. [1,25] § 25 - LES GENTILS NOMMAIENT DIEU DE DIVERSES FAÇONS, EN CONSIDÉRATION DES CRÉATURES. De la même manière les païens nommaient Dieu, par diverses considérations sur les créatures : Jupiter, à cause de sa bonté étonnante. En effet Julius Firmicus dit que Jupiter est un astre si prospère que, si Jupiter régnait seul dans le ciel, les hommes seraient immortels. Ainsi ils le nommaient Saturne à cause de la profondeur des pensées et des inventions dans les choses nécessaires à la vie ; Mars, à cause des victoires dans les guerres ; Mercure, à cause de la prudence des conseils ; Vénus, à cause de l'amour qui conserve la nature ; Soleil, à cause de la vigueur des mouvements naturels ; Lune, à cause de la conservation des humeurs, en laquelle consiste la vie ; Cupidon, à cause de l'amitié des deux sexes, ce pourquoi on l'appelait même Nature parce qu'il conserve les espèces des choses, au moyen de la dualité des sexes. Hermès dit que toutes les choses, animales et non animales, ont deux sexes ; c'est pourquoi, dit-il, la cause de toutes choses, à savoir Dieu, enferme en lui le sexe masculin et le sexe féminin ; fait dont il voyait une explication dans Cupidon et Vénus. Même le Romain Valerius, affirmant la même chose, chantait un Jupiter tout-puissant, Dieu père et mère, d'où il concluait que Cupidon, en tant qu'une chose en désire (cupit) une autre, est fille de Vénus, c'est-à-dire la beauté naturelle elle-même. Mais on disait que Vénus était la fille de Jupiter tout-puissant, duquel vient la nature ainsi que tout ce qui l'accompagne. Même le temple de la paix, et de l'éternité et de la concorde, le Panthéon dans lequel se trouvait l'autel du Terme infini, qui n'a pas de terme, au milieu du temple, à ciel ouvert, et d'autres analogues nous apprennent que les païens nommaient Dieu de diverses façons en considération des créatures ; tous ces noms développent ce qu'enferme le nom ineffable unique ; et, comme le nom approprié est infini, il enferme en lui, en nombre infini, tous ces noms des perfections particulières. C'est pourquoi les développements ont beau être nombreux, jamais ils ne seront en assez grand nombre et assez grands pour qu'ils ne puissent pas être plus nombreux encore, parce que n'importe lequel est à l'approprié et à l'ineffable, comme le fini est à l'infini. Les anciens païens riaient des Juifs qui adoraient un Dieu unique et infini qu'ils ne connaissaient pas, alors que c'était lui qu'eux- mêmes vénéraient dans ses développements, mais ils le vénéraient là où ils voyaient ses œuvres divines. Et il y eut entre les hommes du monde entier cette différence que, si tous croyaient en un Dieu un et maximum tel qu'il ne pût y en avoir de plus grand, les uns, comme les Juifs et les Sissenniens, l'adoraient dans son unité infiniment simple, qui enferme toutes les choses, et les autres l'adoraient dans les objets où ils trouvaient un développement explicatif de la divinité, prenant les connaissances sensibles pour un chemin vers la cause et le principe. Et dans cette dernière voie ont été attirés les simples, le peuple ; et ils n'ont pas fait usage de l'explication comme d'une image, mais comme d'une vérité ; ainsi l'idolâtrie a été introduite dans la foule, tandis que les sages avaient une croyance très exacte à l'unité de Dieu : tout le monde peut se rendre compte de cela, il suffit d'avoir étudié avec soin les œuvres des philosophes anciens, par exemple le De natura deorum de Cicéron. Cependant nous savons bien que certains païens n'ont pas compris que Dieu, parce qu'il est l'entité des choses, fût hors des choses autrement que par abstraction, comme la matière première n'existe hors des choses que par une abstraction de notre intelligence ; et ceux-ci ont adoré Dieu dans les créatures, même lorsqu'ils fondaient leur idolâtrie sur des raisons. Même certains ont pensé que l'on pouvait appeler Dieu par des incantations : les uns l'appelaient dans les anges, comme les Sissenniens ; les Gentils, eux, l'appelaient dans les arbres, comme ce qu'on lit sur l'arbre de soleil et de lune ; et certains, dans l'air, l'eau ou les temples, l'appelaient par des incantations bien fixées ; tous étaient le jouet d'illusions et très éloignés de la vérité, nos premières démonstrations montrent comment. [1,26] § 26 - LA THÉOLOGIE NÉGATIVE. Parce que le culte de Dieu, qui doit être adoré en esprit et en vérité, se fonde nécessairement sur des affirmations positives au sujet de Dieu, toute religion s'élève nécessairement dans son culte au moyen de la théologie affirmative, adorant Dieu comme un et trine, comme infiniment sage, bon, lumière inaccessible, vie, vérité et ainsi de suite ; dirigeant toujours son culte par une foi qu'elle atteint plus véritablement par la docte ignorance ; croyant que celui qu'elle adore, étant un, est uniment toutes choses, et que celui à qui elle rend son culte comme étant la lumière inaccessible, n'est pas comme la lumière matérielle à laquelle s'opposent les ténèbres, mais la plus simple et l'infinie dans laquelle les ténèbres sont la lumière infinie ; elle croit que la lumière infinie elle-même luira toujours dans les ténèbres de notre ignorance, mais que les ténèbres ne peuvent pas la comprendre. Ainsi la théologie de la négation est si nécessaire pour parvenir à celle de l'affirmation, que, sans elle, Dieu n'est pas adoré comme Dieu infini, mais plutôt comme créature ; or, ce culte est une idolâtrie attribuant à l'image ce qui ne convient qu'à la vérité. Il sera donc utile d'ajouter à ce qui précède quelques mots sur la théologie négative. L'ignorance sacrée nous a enseigné un Dieu ineffable ; et cela, parce qu'il est infiniment plus grand que tout ce qui peut se compter ; et cela, parce qu'il est au plus haut degré de vérité. On parle de lui avec plus de vérité en écartant et en niant ; ainsi le très grand Denis a voulu qu'il ne fût ni vérité, ni intelligence, ni lumière, ni rien de ce qui peut se dire ; or Rabbi Salomon et tous les sages le suivent. Donc, selon cette théologie négative, il n'est ni Père, ni Fils, ni Esprit-Saint, mais il est seulement infini. Or l'infinité, comme infinité, n'engendre pas, n'est pas engendrée, ne procède pas. C'est pourquoi Hilaire de Poitiers a dit avec beaucoup de subtilité, en distinguant les personnes : « Infinité en éternité, espèce en image, exécution en don. » Il veut dire par là que, sans doute, nous ne pouvons voir dans l'éternité que l'infinité ; cependant l'infinité elle-même, qui est l'éternité même, parce qu'elle est négative, ne peut être comprise comme engendrant, mais bien comme éternité, parce que l'éternité est affirmative de l'unité, ou de la présence maxima, c'est pourquoi elle est le commencement sans commencement. « Espèce en image » exprime un commencement à partir du commencement ; « exécution en don » signifie la procession des deux. Cela nous est bien connu maintenant ; en effet, bien que l'éternité soit l'infinité, de sorte que l'éternité n'est pas la cause du Père plutôt que l'infinité, cependant, selon la façon de considérer, l'éternité est attribuée au Père, et non au Fils, ou au Saint-Esprit. Mais l'infinité n'appartient pas à une seule personne plutôt qu'à l'autre, parce que l'infinité elle-même est Père selon la considération de l'unité, Fils selon la considération de l'égalité de l'unité, Esprit-Saint selon la considération de la connexion ; ni Père, ni Fils, ni Esprit-Saint selon la simple considération de l'infinité, bien qu'elle-même soit l'infinité et l'éternité de n'importe laquelle des trois personnes ; qu'inversement n'importe quelle personne soit l'infinité et l'éternité, non, cependant, selon une considération quelconque, comme on l'a montré ; parce que, selon la considération de l'infinité, Dieu n'est ni un, ni plusieurs, et l'on ne trouve pas en Dieu, selon la théologie négative autre chose que l'infinité. C'est pourquoi, selon elle, il n'est connaissable ni dans ce siècle, ni dans le siècle futur, parce que toute créature est obscurité par rapport à lui, car elle ne peut pas comprendre la lumière infinie, mais elle n'est connue que d'elle seule. Et il est manifeste dès lors comment les négations sont vraies et les affirmations insuffisantes en théologie ; et les négations qui écartent du parfait ce qui est plus imparfait, sont d'autant plus vraies que les autres. Il est plus vrai de dire que Dieu n'est pas une pierre, que de dire qu'il n'est pas vie ou intelligence, de dire qu'il n'est pas l'ivresse, qu'il n'est pas la vertu ; or, c'est le contraire dans les affirmations : car il est plus vrai d'affirmer que Dieu est intelligence et vie, que d'affirmer qu'il est terre, pierre ou corps. Après ce que nous avons dit plus haut, tout cela est très clair. Nous en concluons que la précision de la vérité luit d'une façon incompréhensible dans les ténèbres de notre ignorance. Et voilà bien cette docte ignorance que nous avons cherchée, au moyen de laquelle, seule, nous avons montré que nous pouvions accéder vers le Dieu de l'infinie bonté, le maximum, l'unitrine, suivant les degrés de la doctrine même de l'ignorance, afin que nous ayons assez de vigueur pour l'en louer à jamais de toutes nos forces, lui qui est béni, au-dessus de toutes choses, dans les siècles des siècles.