[19,0] DISSERTATION XIX : Qu'est-ce que l'amour de Socrate? (suite) [19,1] Revenons à ce que nous avons à dire de l'amour, (ce n'est que le début d'une longue route) et, après un moment de repos, poursuivons notre chemin, et prenons pour guides, Mercure qui préside à l'art de la parole, la Persuasion, les Grâces, et l'Amour lui-même. Car il s'agit ici d'une chose qui a ses dangers, et qui n'est point une bagatelle. En traitant un pareil sujet, on marche entouré de précipices, et il faut, de deux choses l'une, ou que ceux dont l'amour est bien ordonné, aillent leur train avec sécurité, ou que ceux qui se fourvoient, tombent dans des affections déréglées, et de là dans quelque abîme. L'aspect de ce désordre effraya Socrate. Il vit que le mal allait en croissant, par toute la Grèce, et principalement à Athènes. Il vit que tout fourmillait d'impurs débauchés, et de Ganymèdes pris dans les pièges. Il eut pitié des uns et des autres. Il ne pouvait point opposer à ce genre de libertinage une loi. Car il n'était ni Lycurgue, ni Solon, ni Clisthène, ni aucun de ceux qui, revêtus d'une délégation publique, avoient de l'empire sur l'esprit des Grecs. Il ne pouvait point, de son autorité privée, employer la violence, pour améliorer les mœurs. Les Grecs auraient eu besoin pour cela, ou d'un Hercule, ou d'un Thésée, ou de quelque autre vigoureux professeur de décence et d'honnêteté. Il ne pouvait pas tenter les voies de la persuasion. L'on persuade difficilement, lorsque la passion est aiguillonnée par le désir, et poussée presque jusqu'au délire. Socrate ne laissa pas de songer, et de travailler, à guérir, à sauver les uns et les autres. Voici le moyen qu'il imagina pour les amener d'eux-mêmes où il voulait. [19,2] II. Pour, me faire entendre, je prendrai, à l'exemple d'Ésope, le langage de l'allégorie. Un berger et un boucher voyageaient ensemble. Ils virent un agneau bien nourri, qui errait, séparé du reste de son troupeau. Tous les deux se ruent dessus. Dans ce temps-là, les bêtes parlaient le même langage que les hommes. L'agneau leur demande qui ils sont, et quel est celui d'entre eux qui veut s'emparer de lui et l'emmener. Lorsqu'il eut, en effet, appris le métier qu'ils faisaient l'un et l'autre, il donna la préférence au berger, et dit au boucher : « Toi, tu es un bourreau, » tu égorges mes semblables ; au lieu que celui-ci se contente d'en retirer ce que la Nature les a destinés à faire pour lui ». Comparez, si vous voulez, d'après cette fable, tous les Pédérastes à des bouchers, Socrate à un berger, et les beaux garçons de l'Attique à des agneaux égarés, qui parlent, à la vérité, le même langage, mais sur un autre ton, que dans l'apologue. Que fera donc ce berger, en voyant ces bourreaux avides de la beauté de ces adolescents, et s'empressant autour d'eux? Souffrira-t-il cela? Restera-t-il dans l'inaction? Sans doute, si l'on le suppose plus sanguinaire que les bourreaux eux-mêmes. Il se mettra donc en mouvement : il courra comme les bouchers. Il tendra au même but, mais avec une intention différente. Qui est-ce qui, sans connaître la profession de ce concurrent, et le sujet qui le fait courir, pensera qu'il conspire aussi la perte de ce qu'il poursuit? Mais si l'on attend la fin, on louera le motif, on prendra ce zèle pour exemple, on admirera et le chasseur, et le bonheur de sa proie. C'est dans ce sens que Socrate disait qu'il aimait tous les jeunes gens. C’est dans ce sens qu'il courait autant que les autres, qu'il poursuivait les beaux adolescents, qu'il gagnait ses concurrents de vitesse, et qu'il rendait vains tous les efforts des bourreaux. Il était plus propre qu'eux à ce genre d'exercice, plus habile à aimer, plus adroit à parvenir à son but. Cela devait être ainsi. Chez les autres, l'amour n'était que l'appétit du désir qui se perd en vagabond dans les jouissances, qui a sa source dans les agréments corporels, qui attire et séduit les yeux, et par eux s'insinue dans l'âme. Car les yeux sont le chemin de la beauté. Chez Socrate, l'amour ne le cédait point en intensité à celui des autres : il était différent sous le rapport du désir, plus modéré sous le rapport de la jouissance, plus ingénieux sous le l'apport de la vertu. Il avait son principe dans la beauté de l'âme qui se dessine sur le corps. Imaginez dans une prairie le beau crystal d'un ruisseau. Les fleurs déjà belles qu'il humectera en deviendront plus éclatantes encore. Tel est l'effet de la beauté de l'âme dans un beau corps. Elle en reçoit du lustre, de la splendeur, de l'éclat. La beauté du corps n'est elle-même que la beauté de la vertu qui doit l'embellir, et, en quelque façon, que le prélude d'une beauté plus accomplie. De même que la lueur crépusculaire qui annonce le lever du soleil, du haut des montagnes, réjouit les yeux dans l'attente du grand astre de la lumière ; de même la beauté de l'âme, se montrant dans les charmes répandus extérieurement sur le corps, offre au philosophe un spectacle qui le ravit par la perspective des résultats. [19,3] III. Un Thessalien se passionnera pour un poulain, un Égyptien pour un veau, un Spartiate pour un jeune chien de chasse ; et le philanthrope, celui qui fait ses délices de former un homme, le cédera-t-il à l'agriculteur Égyptien, au cavalier de la Thessalie, et au chasseur de la Laconie? Ceux-ci, en soignant leurs animaux, les préparent aux travaux auxquels ils les destinent : et le philanthrope, celui qui a de l'amour pour les jeunes gens, les cultive, dans la vue d'établir avec eux un commerce de vertu: il choisit, en conséquence, ceux qui sont les plus propres à son dessein ; et ce sont ceux qui sont les plus beaux, qui promettent le plus. Quant à la beauté, intrinsèquement considérée, elle est autre aux yeux de celui qui a des intentions de débauche, et autre aux yeux de celui qui n'a que des projets de vertu. Il en est de même d'un glaive. Envisagé comme tel, le vaillant homme de guerre le voit d'un autre œil que le bourreau. Les yeux d'Ulysse pour Pénélope ne sont pas les yeux d'Eurymaque. Le Soleil est aux yeux de Pythagore autre chose que ce qu'il est aux yeux d'Anaxagoras; car le premier le regarde comme un Dieu, et le second comme une pierre. Socrate s'attache à la vertu par un motif qui n'est pas celui d'Épicure. Socrate l'aime, parce qu'elle conduit au bonheur, Épicure parce qu'elle mène à la volupté. De même, en se passionnant pour un beau jeune homme, Socrate et Clisthène ont des vues toutes différentes. L'aiguillon de Socrate est son amour pour la vertu ; celui de Clisthène est son goût pour le plaisir. [19,4] IV. Lors donc que vous entendrez dire d'un philosophe, qu'il aime, et d'un débauché, qu'il aime aussi, ne donnez pas le même nom au sentiment de l'un et de l'autre. L'un cède à l'impulsion du plaisir, l'autre est entraîné par les charmes de la beauté. L'un est malade malgré lui; l'affection de l'autre est spontanée. Celui-ci aime pour le bien de celui qui est aimé : l'autre pour la perte de tous deux. La vertu est l'œuvre de l'amour de l'un : le plus honteux dérèglement est l'œuvre de l'amour de l'autre. L'amitié est la fin de l'amour de l'un ; la haine est le terme de l'amour de l'autre. L'amour de l'un est gratuit : l'amour de l'autre est intéressé. L'amour de l'un est digne d'éloges : l'amour de l'autre ne mérite que l'infamie. L'un est d'un Grec; l'autre d'un Barbare. L'un est un amour généreux ; l'autre un amour lâche et efféminé. L'un est constant ; l'autre est fugitif et sans consistance. L'homme qui est animé du premier amour est ami de Dieu, ami des lois, plein de pudeur, et zélateur de l'indépendance. Il est, toute la journée, à courtiser celui qu'il aime, à se complaire dans son amour. Il joue avec lui dans le gymnase ; il court avec lui dans l'arène ; il en fait son compagnon de chasse, son frère d'armes. S'il est malheureux, il partage son malheur ; s'il faut mourir, ils meurent ensemble. Dans le commerce qu'ils ont entre eux, ils n'ont besoin ni de la nuit, ni de la solitude. Celui que l'autre amour possède est ennemi des Dieux, car il a de mauvaises mœurs. Il est ennemi des lois, car il agit contre les lois. Il est peureux, craintif, sans pudeur. Il aime les lieux écartés, les ténèbres, les cavernes. Il n'ose jamais se montrer au grand jour, à côté de l'objet de sa passion. Il fuit le soleil, il cherche la nuit et l'obscurité, « que les bergers n'aiment pas», et qui favorisent les voleurs. Le premier ressemble au berger; l'autre ressemble au voleur, et désire autant que lui de se dérober à tous les yeux. Car il ne se dissimule point le mal dont il est coupable. Mais, quoiqu'il le connaisse, la passion l'entraîne. Le cultivateur ne touche qu'avec précaution à ses arbres fruitiers. Au lieu que le larron qui s'y jette enlève tout. Il dégrade. Il ravage. [19,5] V. Vous voyez un beau corps qui commence à fleurir, qui promet du fruit. N'en souillez point, n'en flétrissez point la fleur ; n'y touchez point. Imitez le voyageur de l’Odyssée. « Telle j'ai vu s'élever, auprès de l'hôtel d'Apollon, la tige d'un jeune palmier ». Ménagez la plante d'Apollon et de Jupiter. Attendez ses fruits : vous l'aimerez à plus juste titre. Cela n'est pas bien pénible. Il ne faut être pour cela ni Socrate, ni un philosophe. Un Spartiate, qui n'avait point été nourri au Lycée, qui n'avait point fréquenté l'Académie, qui n'avait point été instruit dans les principes de la philosophie, ayant rencontré un jeune-homme, Barbare à la vérité, mais extrêmement beau, et déjà dans la fleur de l'âge, en devint amoureux. Eh ! comment s'en serait-il défendu? Mais son amour n'alla point au-delà de ses yeux. Je fais plus de cas du courage qu'Agésilas montra, dans cette occasion, que de celui de Léonidas, aux Thermopyles. Il était, en effet, plus difficile de vaincre l'amour qu'un Roi Barbare. Les traits de l'Amour blessent plus profondément que les flèches des Cadusiens, ou des Mèdes. Au lieu que Xerxès passa sur le corps de Léonidas vaincu, et pénétra par les Thermopyles ; l'Amour, arrivé jusqu'aux yeux d'Agésilas, s'arrêta là, à la porte de l'âme. Ce coup de force l'emporte sur le dévouement de Léonidas. Je lui donne la palme. Je loue Agésilas de cette victoire, plus que d'avoir mis Tissapherne eu fuite, que d'avoir vaincu les Thébains, et supporté des coups d'étrivières. Car ces derniers triomphes appartenaient aux institutions du corps, à l'éducation physique. Au lieu que l'autre était l'œuvre de l'âme vraiment exercée, et accoutumée à se morigéner elle-même.