[11,0] DISSERTATION XI. Qu'est-ce que DIEU, selon Platon ? [11,1] I. A-T-ON des doutes sur l'existence des Dieux du second ordre ? Eh bien ! qu'on mette aux prises la raison avec la raison : j'approuve ce combat; et je ne pense pas qu'il y ait rien de répréhensible, de téméraire, de déplacé, sous aucun rapport, de la part de celui qui est en balance sur cette question, de rechercher seul, ou avec autrui ; si ces Dieux existent, et, dans ce cas, qui et quels ils sont. Car le mot est bien manifeste, mais l'essence est invisible, et la puissance susceptible de controverse. Mais que vais-je faire ici, de parler de DIEU? Où trouver-des expressions assez lumineuses, des périodes assez brillantes, des raisonnements assez clairs, et un style assez harmonieux, pour me démontrer à moi-même, et aux autres, l'objet actuel de mon examen? Car, lorsque Platon, le plus éloquent des hommes, sans même excepter Homère, ne satisfait pas tout le monde dans ce qu'il dit sur la nature de DIEU, et que l'on demande des développements ultérieurs; un homme, d'un sens même médiocre, se décidera difficilement à entreprendre de les donner. Ce serait (de la part de ce dernier) imiter celui qui, ayant à désaltérer quelqu'un pressé par la soif, au lieu de puiser une boisson nécessaire dans un fleuve qu'il aurait sous la main, et dont l'eau, pure et limpide, serait aussi agréable à l'oeil, que salutaire et bonne à boire, irait la chercher dans le trou bourbeux d'une source dont l'eau n'aurait aucune de ces qualités: ce serait (de la part de ses auditeurs) ressembler au hibou qui ne peut, le jour, soutenir la splendeur du soleil, et qui, la nuit, court après le feu et la lumière. Celui donc à qui les discours de Platon ne suffisent pas, à qui tant de clarté ne paraît pas encore exempte d'obscurité et de ténèbres, celui-là, sans doute, serait incapable de voir le soleil à son lever, la lune dans son plein, Hespérus lorsqu'il se couche, et Lucifer lorsqu'il sort de l'horizon. [11,2] II. Un moment; il me vient une idée très propre à rendre sensible ce que j'ai à dire. Je prends pour analogie le travail des mines. Ceux qui fouillent la terre, et qui arrachent l'or de ses entrailles, ne sont pas capables de connaître la nature de ce métal. C'est l'affaire des artistes qui l'éprouvent en le soumettant au feu. Je compare donc la première lecture des ouvrages de Platon à de la mine d'or brut. À cette première opération il faut joindre celle d'un autre art, celle de la raison, faisant ici la fonction du feu, laquelle analyse, purifie le minerai soumis à l'épreuve; et, après l'avoir dépouillé de tout ce qu'il renferme d'hétérogène, le rend propre à être mis en oeuvre. Si donc la mine de la vérité se montre à nos yeux, si elle nous promet une exploitation riche et abondante, et que nous ayons besoin d'ailleurs d'un art subsidiaire, qui nous serve de creuset et de pierre de touche; allons; appelons cet art à notre secours, et qu'il nous aide, dans l'objet présent de nos recherches, à découvrir ce que c'est que DIEU, selon Platon. [11,3] III. Si donc cet art prenait la parole, et nous demandait : «Doutez-vous de l'existence de DIEU; pour n'avoir jamais pensé, même une seule fois, qu'il y en eût dans la Nature ; ou bien, avez-vous là-dessus le sentiment de Platon ; ou bien, d'après vos propres idées, professez-vous, sur cette matière, une opinion qui soit contraire à celle de ce philosophe »? Si ensuite, après avoir déclaré que nous reconnaissons que DIEU existe, nous étions pressés de répondre à cette autre question, « En quoi nous pensons que consiste l'essence de DIEU », que répondrions-nous, je vous prie; en quoi dirions-nous que consiste l'essence de DIEU? Dirions-nous avec Homère, «qu'il est voûté des épaules, qu'il a la peau noire, les cheveux crépus». Cette réponse serait ridicule, quand même, afin de le peindre plus en beau, nous lui donnerions «des sourcils d'azur une chevelure dorée, et le pouvoir d'ébranler les cieux d'un clin-d'oeil». Mais toutes ces descriptions ne sont que de fantastiques emblèmes, calqués sur ce qui paraît de plus magnifique à nos yeux, à l'aide desquels l'imagination des philosophes a cru pouvoir suppléer à une définition dont l'idée échappe, à la faiblesse, à l'imperfection de nos sens, et au peu d'étendue de nos connaissances. [11,4] IV. Réunissons actuellement tous les arts : formons-en une assemblée, et ordonnons-leur de donner chacun leur suffrage sur l'essence de DIEU. Eh bien? ne pensez-vous pas que celui du peintre ne sera pas celui du sculpteur, que celui du poète différera de celui du philosophe, qu'il n'y aura pas plus d'unanimité entre le Scythe, le Persan, le Grec, l'Hyperboréen ? L'un dira blanc, l'autre dira noir. Pas deux suffrages identiques : chacun fera bande à part. La même variété ne s'étend-elle pas au bien, au mal, au beau, au honteux? N'en est-il pas ainsi des lois et de la justice? N'est-ce pas la même discordance, le même chaos ? Bien loin qu'un peuple soit unanime sur ce point, avec un autre peuple, une Cité pense, au contraire, autrement qu'une autre Cité, une famille autrement qu'une autre famille, un homme autrement qu'un autre homme. Bien plus, le même individu n'est pas toujours d'accord avec lui-même; car «les pensées des habitants de la terre sont, chaque jour, ce que le père des Dieux et des hommes veut qu'elles soient ». [11,5] V. Mais, au milieu de ces systèmes qui se combattent, au milieu de ces dissentiments, de cette cacophonie, c'est une opinion et un sentiment commun chez toutes les nations de la terre, qu'il existe un DIEU suprême, père et roi de l'univers entier; et qu'il est un grand nombre d'autres Dieux, ses ministres et ses enfants. Il n'est qu'une voix là-dessus, entre le Grec et le Barbare, entre les peuples maritimes et les nations méditerranéen, entre l'homme vulgaire et le philosophe ; et si nous allons sur les bords de l'Océan, nous trouverons là-même des Dieux, dont, tour-à-tour, les uns s'élèvent au-dessus, les autres descendent au-dessous de l'horizon. Peut-on donc penser que Platon ait d'autres sentiments, qu'il enseigne une doctrine différente ? Peut-on penser qu'il ne soit pas d'accord et à l'unisson avec la plus belle des consonances, et la plus vraie des sensations de la Nature? Que vois-je? L'oeil me dit que c'est le soleil ? Qu'entends-je? L'oreille m'annonce que c'est le tonnerre. Que sont ce brillant spectacle, ces beaux phénomènes, ces périodes célestes, ces révolutions, ces vicissitudes de température, ces procréations d'animaux, ces productions de fruits de tout genre? L'âme me dit que toutes ces choses sont les oeuvres de DIEU. Ces choses, en effet, attestent l'existence d'un art et d'un artisan, puisqu'elles en sont l'ouvrage. A-t-il paru, dans le cours des siècles, deux ou trois individus, sans idée de DIEU, sans élévation, sans sentiment, perpétuellement dupes des illusions de leurs yeux et des erreurs de leurs oreilles, eunuques quant à l'âme, dénués de raison, vrais monstres dans leur espèce, comme un lion sans courage, un boeuf sans cornes, un oiseau sans ailes ? Eh bien ! de pareils êtres ne laissent pas de rendre hommage à l'existence de la Divinité. Bon gré, mal gré, on la reconnaît, et l'aveu en échappe, quand même on la dépouillerait de sa bonté avec Leucippe, quand on l'exposerait à toutes les impressions des corps avec Démocrite, quand on dénaturerait son essence avec Straton, quand on la croirait susceptible de volupté avec Épicure, quand on nierait son existence avec Diagoras, et quand on serait hors d'état de spécifier son essence avec Protagoras. [11,6] VI. Laissons tous ces hommes, incapables de saisir la vérité dans son intégrité, dans sa perfection, parce qu'ils ne prennent, pour aller à elle, que le chemin du mensonge et de l'erreur. Mais que ferons-nous, que dirons-nous, nous-mêmes, qui n'en voyons les vestiges qu'obliquement, et qui apercevons à peine son ombre ? Ulysse, ayant pris terre à un rivage inconnu, monta sur une hauteur, et promena ses regards sur la contrée, pour découvrir si « les peuples qui l'habitaient étaient féroces, sauvages, sans lois; ou bien s'ils avaient l'amour de l'hospitalité et la connaissance des Dieux ». Et nous, nous n'oserions élever notre raison, dans quelque belvédère au-dessus de l'âme, pour nous livrer à la recherche de la Divinité, de la région qu'elle habite, de ce qui fait son essence. Nous nous contenterions de l'aimer sans la connaître ! Que n'y a-t-il un oracle de Jupiter, ou d'Apollon, dont les réponses ne fussent ni obliques ni ambiguës. Je lui parlerais clairement de DIEU, et non du vase de Crésus, le plus insensé des Princes, le plus malheureux des cuisiniers; non des dimensions de la mer, et du nombre des grains de sable. Je dédaignerais même de lui faire de sérieuses questions telles que celles-ci : « Les Mèdes me menacent d'une invasion; quel parti prendre pour ma défense? Si les Dieux ne viennent à mon secours, j'ai la ressource de mes vaisseaux. J'ai le projet de me rendre maître de la Sicile, comment réussir ? Si les Dieux ne sont contre moi, la Sicile est accessible par bien des côtés». Qu'Apollon me dise donc, à Delphes, la vérité ouvertement sur le compte de Jupiter; ou bien, que Jupiter me la dise lui-même, ou, à son défaut, que je l'apprenne de quelque Athénien de l'Académie, divinement inspiré. Voici sa réponse. [11,7] VII. L'âme de l'homme est intelligente. Elle exerce cette faculté par le moyen de deux organes, l'un simple appelé l'entendement, l'autre complexe, composé de diverses parties destinées à diverses fonctions, qu'on appelle les sens. Différents par leur essence, ces deux organes sont de moitié dans toutes leurs opérations ; et le rapport qui existe entr'eux existe aussi entre les choses dont ils sont les instruments. Car ce qui est intelligible diffère de ce qui est sensible, autant que l'entendement diffère des sens. L'un, le sensible, est plus aisé à connaître par le contact immédiat où l'on est sans cesse avec lui. L'autre, l'intelligible, avec lequel un semblable rapport n'existe pas, n'en est que plus facile à saisir par sa nature même. Car les animaux, les plantes, les pierres, les sons, les saveurs, les odeurs, les formes, les couleurs, objets dont nous sommes habituellement environnés, et dont les sensations se confondent dans tous les moments de notre existence, font impression sur l'âme, et lui persuadent de penser qu'il n'y a rien au-delà. Les choses intelligibles, au contraire, étrangères à un tel contact, à de pareilles impressions, sont destinées à se contempler elles-mêmes par le moyen de l'entendement. Mais ce dernier, implanté dans l'âme, est tourmenté, agité, troublé par les sens, qui ne lui laissent pas un instant de relâche; de manière qu'il ne voit point les objets qui lui sont appropriés; et dans ce désordre, il se persuade qu'il doit être de l'avis des sens, et dire comme eux, que, hors ce qu'on voit, ce qu'on entend, ce qu'on flaire, ce qu'on goûte, et, ce qu'on touche, il n'y a plus rien. De même qu'il est difficile, dans un festin splendide, au milieu de la bonne chère, de la délicatesse des vins, des sons harmonieux de la flûte, du haut-bois, de la lyre, accompagnés de chants agréables, de parfums exquis, de voir un des convives ayant assez d'empire sur lui-même, pour mettre un frein à ses appétits, et les renfermer. dans les bornes, d'une sobriété décente; de même au milieu de ce tumulte, de cette polyphonie des sens, il est difficile de trouver un entendement calme et posé, et capable de se livrer aux contemplations de son ressort. D'un autre côté, les sens étant de différente nature, composés d'éléments divers, et dans une versatilité continuelle, ils entraînent l'âme, et la bouleversent avec eux dans ce tourbillon, de manière que lorsqu'elle veut porter ses regards sur les objets de l'entendement, stables et immobiles de leur nature, elle n'en peut rien faire, à cause de l'agitation et du trouble où elle se trouve plongée. C'est, à peu près, ce qui arrive à ceux qui sortent d'un vaisseau, et qui mettent pied à terre. Pendant que leur corps se ressent de l'impression du roulis et de la tourmente, ils ont de la peine à se tenir debout et en équilibre. [11,8] VIII. Dans laquelle donc de ces deux classes (des choses sensibles, ou des choses intelligibles), chercherons-nous l'essence de DIEU? Ne sera-ce pas dans celle qui présente de la stabilité, de l'immobilité, qui n'est susceptible ni de versatilité, ni de changement ? Y aurait-il dans la nature quelque chose de stable, si la stabilité n'était point un attribut de DIEU? Si cependant, afin d'aller plus avant, jusqu'à ce que nous soyons parvenus à notre but, nous avons, en quelque façon, besoin qu'on nous donne la main, prenons la raison pour guide. Elle nous dira qu'il faut diviser en deux branches les êtres les plus aisés à connaître, et procéder ainsi de division en division, jusqu'à ce que nous arrivions à l'objet final de nos recherches. Et d'abord, parmi les êtres, les uns sont animés, et les autres inanimés. Les êtres inanimés sont les pierres, les rochers, les bois et autres choses de cette nature. Les êtres animés sont les plantes, et les animaux proprement dits. Or, ce qui est animé vaut mieux que ce qui ne l'est pas. Parmi les êtres animés, les uns végètent, les autres ont du sentiment. Or, ce qui a du sentiment: est supérieur à ce qui ne fait que végéter. Parmi les êtres sensibles, les uns ont de la raison, les autres n'en ont pas. Or, l'être raisonnable l'emporte sur celui qui n'a point cette qualité. Dans l'âme raisonnable elle-même, qui peut être considérée comme une amalgame de nutrition, de sentiment, de mouvement, de passion et d'intelligence, le même rapport qui existe entre un être animé et un être inanimé, doit exister chez elle entre la partie proprement intelligente, et sa substance totale. Or, il est constant que cette partie intelligente de l'âme est supérieure à l'âme entière, considérée dans son amalgame avec toutes les choses dont nous venons de parler. Dans lequel de ces derniers emblèmes placerons-nous l'essence de DIEU? Sera-ce dans celui de l'amalgame ? A Dieu ne plaise. Il ne nous reste qu'à prendre notre essor sur les ailes de la raison, et à faire consister l'essence de DIEU dans l'intelligence suprême. Mais nous voyons encore ici deux espèces d'intelligence. L'une destinée à exercer son activité, et néanmoins ne l'exerçant pas ; l'autre également destinée à exercer son activité, et l'exerçant réellement. Cette dernière même ne serait pas encore complètement parfaite, si on n'ajoutait à sa faculté d'être en activité réelle, celle d'y être sans aucune interruption, celle d'étendre son activité sur tout l'univers, celle d'avoir dans son activité une marche constante et invariable. De manière que l'intelligence la plus parfaite est celle qui est dans une activité sans relâche, et qui embrasse toutes choses en même temps. [11,9] IX. Pour nous faire mieux entendre, employons une analogie. Comparons l'intelligence divine à la vue, et l'entendement humain à la parole. L'action de l'oeil est infiniment subtile et rapide. Il reçoit tout d'un coup le faisceau d'impressions des objets qui s'offrent à lui. Au lieu que la parole ne va que très lentement, et comme pas à pas. Encore une comparaison plus juste. Il en est de l'intelligence divine comme de la lumière du soleil, qui se répand à la fois sur tous les lieux de la terre. Au lieu que l'entendement humain, dans sa marche lente et progressive, ne parcourt et ne découvre les objets que l'un après l'autre. Cet Athénien de l'Académie, à qui nous devons ces révélations, nous apprend encore que cet Être est le père et le créateur de l'univers. À la vérité, il ne dit pas son nom; c'est qu'il ne l'a pas su. Il ne dépeint point sa couleur, c'est qu'il ne l'a jamais vu. Il ne parle pas de sa taille, parce qu'il n'en a jamais pris la mesure. Les yeux et les autres organes nous donnent la perception de toutes les substances; au lieu que la substance divine est invisible à l'oeil, ineffable à la voix, impalpable aux membres du corps, insensible à l'oreille. Il n'y a que cette partie de notre âme, la plus belle, la plus pure, la plus intelligente, la plus subtile et la plus ancienne, qui puisse voir et comprendre l'essence divine, à cause de son homogénéité, de sa syngénésie, et saisir dans son ensemble l'idée de cet immense tout. De même donc que, lorsqu'on veut voir le soleil, on ne consulte pas ses oreilles ; que, lorsqu'on veut apprécier de la musique, on ne s'adresse point à ses yeux; mais qu'on laisse la vue juger des couleurs, et l'oreille de l'harmonie; de même, l'entendement contemple les choses intelligibles, et entend les choses intelligibles. Voilà, sans doute, le mot de l'énigme de ce poète de Syracuse, l'Esprit voit et l'Esprit entend. [11,10] Mais comment l'Esprit voit-il? comment l'Esprit entend-il ? Par la force, par la rectitude de l'âme, qui contemple cette lumière pure, sans éblouissement, sans ténèbres, sans tourbillonner vers la terre, c'est-à-dire, qu'il bouche les oreilles, et qu'il dirige ensuite la vue et les autres sens du corps vers lui-même; et, s'élevant au-dessus de toutes les passions, de toutes les affections de chagrin, de douleur, de plaisir, de gloire, d'honneur, d'infamie, il se laisse aller et s'abandonne à la saine raison et à un ardent amour pour la vérité ; à la saine raison, qui lui montre où il faut aller ; à l'amour de la vérité, qui lui aide à supporter les fatigues de ses recherches, et qui les allège par des agréments. Or, à mesure que l'on s'avance dans cette carrière, et que l'on s'éloigne des choses d'ici-bas, celles qui se présentent deviennent successivement plus claires, plus resplendissantes, et offrent les notions préliminaires de l'essence de DIEU : pendant qu'on arrive, on apprend définitivement ce qu'elle est; et lorsqu'on est arrivé, on la contemple. Car le but d'un pareil voyage n'est pas de voir les cieux, et les corps qui y sont renfermés, quoique ce magnifique spectacle soit le propre ouvrage de DIEU, et que, dans son harmonique structure, il présente le tableau du beau suprême. Il faut aller encore au-delà : il faut s'élever au-dessus des cieux, et pousser jusqu'à cette sublime région, séjour du calme et de la vérité, « inaccessible », selon l'expression d'un poète, « aux orages et aux tempêtes, et où brillent sans cesse, au contraire, un jour sans nuage et une lumière éclatante ». Là, dans sa contemplation, l'âme n'est agitée par aucune de ces perturbations corporelles, qui se jouent ici bas de sa faiblesse, et qui l'empêchent, au milieu du tumulte, du tourbillon, où elles la tiennent continuellement plongée, de déployer sa faculté intelligible. En effet, est-il possible de connaître la nature de DIEU, tandis qu'on roule dans le chaos des passions, et des illusions absurdes qu'elles produisent; non, pas plus que de distinguer, au milieu des vociférations et de la polyphonie d'une assemblée populaire, la voix de l'Archonte et de l'organe de la loi. « Comment entendre celui qui parle au milieu d'un énorme tumulte »? L'âme, en effet, enveloppée dans ce tourbillon, est comme ballottée par une tourmente impossible à maîtriser. Ce sont des flots agités, d'où elle ne peut se sauver à la nage, jusqu'à ce que la philosophie lui jette ses cordons, comme la Nymphe Leucothoë jeta son ruban de tête à Ulysse. [11,11] XI. Comment donc échapper à cette tourmente? Comment voir et connaître DIEU ? Tu le verras, tu le connaîtras, lorsque tu seras appelé à lui. Tu ne tarderas pas à l'être. Mais attends que tu le sois. La vieillesse et la mort viendront bientôt t'ouvrir un chemin que le méchant redoute, à l'aspect duquel il frémit, et dans lequel l'homme de bien, l'ami de DIEU, s'élance avec autant de plaisir que de confiance. Mais, si, dès ce moment, tu désires de connaître son essence intime, qui satisfera ta curiosité? Sans doute DIEU est le BEAU, et le BEAU par excellence. Mais il n'est point le Beau des corps, il est le Beau d'où celui des corps émane. Il n'est point le Beau des prairies, c'est de lui que les prairies tirent leur beauté. Il n'est point le Beau des fleuves, le Beau des mers, le Beau des cieux, le Beau des puissances qui sont dans les cieux. Mais tous ces Beaux viennent de lui, comme d'une source éternelle et pure. Autant chacun des Êtres s'approche de son essence, autant il est Beau, incorruptible et permanent. Autant, au contraire, il s'en éloigne, autant il est hideux, corruptible, et périssable. Si tout ce qui précède suffit, à-la-bonne-heure. Tu connais DIEU. Dans le cas contraire, l'énigme te restera à deviner. Car il ne me vient pas dans l'esprit de le peindre avec de la taille, de la couleur, de la figure, ni aucune autre qualité de la matière. Mais, de même que si le corps plein de charmes d'une jeune beauté était dérobé à la vue par beaucoup de linge et de vêtements, un amant écarterait tout ce qui le couvre pour le contempler à nu; de même, que ta raison écarte tout ce qui enveloppe l'essence de DIEU; qu'elle fasse cesser l'inertie des yeux de l'âme, et alors tu contempleras DIEU, à découvert, comme tu le désires. [11,12] XII. Mais, si, malgré tes efforts, tu ne peux t'élever à la contemplation du créateur et de l'architecte de l'univers, contente-toi maintenant de contempler ses ouvrages, et d'adorer les diverses Divinités supérieures, dont le poète de Béotie n'a pas su le nombre. Car il y a plus de trente mille de ces Dieux, ou enfants de DIEU. Ils sont innombrables. Tels sont les astres des cieux. Telles sont encore les Divinités de l'Éther Mais je veux finir par donner de tout ce que je viens de dire le tableau le plus sensible et le plus frappant. Concevons un empire très vaste et très peuplé, souverainement gouverné par le génie d'un Prince, aussi excellent que vénérable, à qui tous ses sujets obéissent volontairement; que les limites de cet empire ne soient ni le fleuve Halys, ni l'Hellespont, ni les Palus-Méotides, ni les rivages de l'Océan, mais le ciel et la terre : le ciel, comme un rempart circulaire et indestructible, renfermant tout dans son enceinte ; et la terre, comme une forteresse ou une prison remplie de coupables ; que ce grand Prince, par son pouvoir suprême, répande, avec la plus exacte équité, sur ses sujets, le bonheur dont il est lui-même la source; qu'il ait pour ministres de sa puissance plusieurs Dieux, les uns visibles et les autres invisibles; les uns qui soient attachés à son palais, chargés de distribuer ses ordres, qui lui soient unis par une sorte de consanguinité, qui vivent et mangent avec lui; les autres, subordonnés à ceux-ci, et ayant eux-mêmes des subalternes. Voilà l'ordre et les rangs de cet empire de DIEU, qui s'étend depuis les cieux jusqu'à la terre.