[8,0] DISSERTATION VIII : Qu'est-ce que l'Esprit familier de Socrate? [8,1] I. Vous vous étonnez que Socrate eût un Esprit familier qui l'aimait, qui lui faisait prévoir l'avenir, qui l'accompagnait partout, qui était comme de moitié avec lui dans toutes ses pensées; Socrate, cet homme si distingué par la propreté de son corps, par les bonnes qualités de son âme, par l'austérité de sa manière de vivre, par la sagacité de son intelligence, par le charme harmonieux de ses discours, par sa piété envers les Dieux, par son respect pour ses semblables. Eh ! pourquoi vous en étonnez-vous, tandis que d'un autre côté vous ne vous étonnez point qu'à Delphes, une femme du peuple, la première venue; à Dodone, un Thesprotien; dans le Temple de Jupiter Ammon, un Lybien ; à Claros, un Ionien; à Xanthe un Lycien ; à Ismenès, un Béotien ; soient chaque jour dans le commerce le plus intime avec les Dieux, et qu'ils sachent parfaitement non seulement ce qu'ils doivent eux-mêmes, ou faire, ou ne pas faire; mais encore qu'ils rendent des oracles, soit en public, soit en particulier, sur la conduite que doivent tenir ceux pour l'intérêt desquels ils sont consultés? Est-ce parce que la Pythonisse, assise sur un trépied, remplie du souffle des Dieux, répond, avec cet appareil, aux questions qui lui sont faites? Est-ce parce que dans l'Ionie l'interprète des Dieux puise de l'eau dans une fontaine, la boit, et prononce ensuite son oracle? Est-ce parce qu'à Dodone, s'il faut en croire les Thesprotiens, on doit avoir passé la nuit sur la dure, ne pas s'être lavé les pieds, rendre un culte religieux à un chêne, pour apprendre de lui à lire dans l'avenir ? [8,2] II. Dans l'antre de Trophonius, (car le demi-Dieu de ce nom avait aussi son oracle, dans la Béotie, auprès de la ville de Lébadie) dans cet antre, celui qui avait besoin de consulter le Dieu était revêtu d'une espèce de grande robe de pourpre, qui lui descendait jusqu'aux pieds. Il prenait des gâteaux dans ses deux mains : il était introduit, ventre à terre, au travers d'une fort étroite ouverture : après qu'il avait vu certains objets, et qu'il avait entendu certaines paroles, on le retirait de l'antre ; et il était lui-même son propre oracle. Dans cette contrée de l'Italie, qu'on appelait la Grande-Grèce, auprès d'un lac nommé Aorne, était un antre fatidique; et les prêtres de cet antre empruntaient de leurs fonctions le nom d'évocateurs des âmes, sous lequel ils étaient connus. Là, aussitôt que celui qui venait consulter l'oracle était arrivé, il se mettait en oraison, il égorgeait des victimes, il faisait des libations, et évoquait l'âme quelconque d'un de ses parents ou de ses amis. Alors paraissait dans l'obscurité un spectre, difficile à distinguer, mais ayant le don de la parole et celui de prédire l'avenir. Aussitôt qu'il avait répandu à la question qui lui était adressée, il disparaissait. Homère semble avoir connu cet antre, et y avoir conduit Ulysse, mais, par une licence poétique, il a transporté le lieu de la scène loin de la mer qui nous environne. [8,3] III. Si tout ce que nous venons de dire de ces divers oracles est vrai, comme cela l'est réellement, (car certains d'entr'eux sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient autrefois ; et des autres, il nous en reste des monuments non équivoques, qui attestent la réputation et la vogue dont ils jouissaient); il est étonnant que personne n'ait songé à regarder ce qu'on en raconte, comme des absurdités et des inepties, qu'on n'ait point élevé le moindre doute à cet égard; que fidèle, au contraire, à l'opinion reçue de son temps, chacun soit venu consulter les oracles ; qu'après avoir entendu leur réponse; on y ait ajouté foi; qu'après y avoir ajouté foi, on ait exécuté ce qu'ils prescrivaient; qu'après avoir exécuté ce qu'ils prescrivaient, on leur ait donné des témoignages de vénération : et que, s'il s'agit d'un homme doué du plus heureux naturel, dont la conduite ait été dirigée par la moralité la mieux ordonnée, par la philosophie la plus vraie, par une âme parfaitement organisée, et que les Dieux aient jugée digne d'être en commerce avec un Esprit familier, on regarde cela comme un prodige, et l'on refuse de croire que cet Esprit familier ait servi d'oracle à cet homme dans tout ce qui pouvait l'intéresser personnellement; tandis qu'on ne voit point qu'un Esprit familier du même genre ait été l'oracle, ni des Athéniens délibérants sur les affaires générales de la Grèce, ni des Lacédémoniens impatients de connaître le sort d'une expédition militaire; ni des Athlètes allant combattre aux Jeux Olympiques, curieux de savoir qui remporterait la victoire ; ni des Plaideurs en instance devant les tribunaux, empressés d'être instruits s'ils gagneraient leur procès; ni des Spéculateurs avides de s'enrichir, et d'être informés d'avance du succès de leurs spéculations; ni de tous ceux qui se livrent à toutes sortes d'entreprises, sans nul motif raisonnable de confiance, et qui, chaque jour, viennent là-dessus fatiguer les Dieux. Peut-être, aussi, l'Esprit familier de Socrate, était-il capable de répondre à tant de questions, s'il avait le don de lire dans l'avenir. Car le plus habile médecin est, sans doute, celui qui n'est pas moins propre à traiter les maladies des autres, qu'à traiter les siennes. Il en est de même des constructeurs de bâtiments, des faiseurs de boucliers, et de tous ceux qui exercent les autres arts ou professions. Mais l'avantage de Socrate consistait en ce qu'associé par son intelligence aux pensées des Dieux, et ayant placé, par une conséquence de ses relations de son commerce avec eux, ce qui le regardait personnellement dans la sphère du Beau moral, il ne montrait aux autres hommes aucun sentiment de jalousie, et leur prêtait son secours, lorsqu'il leur était nécessaire. [8,4] IV. Eh bien, dira-t-on, nous accordons que cela soit ainsi, que Socrate, par sa vertu, par ses moeurs, par le mérite supérieur de ses qualités, ait été jugé digne d'être en commerce avec un Esprit familier. Mais nous désirerions savoir quel était cet Esprit-là. Vous le saurez : mais auparavant répondez-moi. Pensez-vous qu'il existe dans la Nature des êtres de ce genre, comme il existe des Dieux, des hommes, et des brutes; ou non? Car il serait ridicule de demander ce que c'était que l'Esprit familier de Socrate, si vous n'admettiez point l'existence des êtres de cette nature. Ce serait comme si un insulaire, qui n'aurait jamais vu de cheval, et qui ignorerait entièrement ce que c'est que ce quadrupède, entendant dire que le Roi de Macédoine avait Bucéphale, qu'il le montait sans qu'il remuât, tandis qu'il ne se laissait monter par nul autre, demandait ce que c'était que ce Bucéphale. Celui à qui une semblable question serait adressée, ne saurait comment s'y prendre, pour peindre l'image d'un cheval aux yeux de quelqu'un qui n'en aurait jamais vu. [8,5] V. Eh quoi ! ceux qui ne savent que penser de l'Esprit familier de Socrate, n'ont donc jamais entendu Homère dire les mêmes choses que, Socrate disait de lui-même ; dire d'Achille, que discourant dans un Conseil de guerre, il s'emporta contre Agamemnon, il tira son glaive pour le frapper, et que son bras fut retenu par une puissance divine. Or, par cette puissance divine, il entend Minerve. « Elle accourut », dit-il, « au secours du fils de Pélée, lorsqu'elle le vit en colère; elle se mit derrière lui, et le prit par sa blonde chevelure». C'est également de Minerve qu'il parle, lorsqu'il dit de Diomède « J'ai fait disparaître le nuage qui t'offusquait auparavant les yeux, afin que tu puisses facilement distinguer un homme d'un Dieu ». Ailleurs, lorsque Télémaque est sur le point de se présenter chez un Roi beaucoup plus âgé que lui, dont l'aspect va lui en imposer, et auquel il ne saura quel discours tenir, son compagnon lui dit : « Télémaque, votre esprit vous offrira une partie de ce que vous devrez dire, et un Dieu vous suggérera le reste » ; et il ajoute la raison pourquoi Télémaque doit compter sur cette auguste assistance ;« car je ne pense point que vous soyez venu au monde, ni que vous vous soyez conservé jusqu'à ce moment, sans l'intervention des Dieux ». Ailleurs il dit, en parlant d'Achille : « La Déesse Junon fit naître ce projet dans son esprit» : ailleurs il dit, au sujet de Diomède : « Minerve donna de la force et de l'intrépidité à Diomède, fils de Tydée» : et dans un autre endroit, il dit du même Héros : « Minerve donna de l'agilité à ses membres, à ses pieds, et à ses mains ». Vous voyez combien de personnes ont été en contact immédiat avec les Dieux. [8,6] VI. Voulez-vous que nous laissions Socrate de côté, et que nous demandions à Homère, le plus illustre des poètes, que veut dire tout cela ? L'Esprit familier de Socrate était unique, ingénu, propre à un seul individu, il ne se communiquait point à tout le monde. Tantôt il dissuadait de passer un fleuve ; tantôt il proposait des délais, lorsqu'il s'agissait de l'amour d'Alcibiade ; tantôt il déconseillait une défense que l'on voulait entreprendre; tantôt il ne s'opposait pas à une mort décidée. Chez Homère, au contraire, le Dieu n'y est point borné à un seul individu, à une seule conjoncture, il n'y est point unique, il n'y intervient point pour des bagatelles. Il est attaché à plusieurs personnages, il se montre en diverses circonstances, il y porte différents noms, il s’y présente sous des apparences très variées, il y parle tantôt un langage, tantôt un autre. Admettrez-vous donc quelqu'un de ces Dieux, et croirez-vous que Minerve, que Junon, qu'Apollon, que la Discorde, et tous les autres Dieux d'Homère sont quelque chose? Ne pensez pas que je vous demande si vous croyez que cette Minerve ressemble à celle qui est la fille du ciseau de Phidias, et qui ne le cède point à celle qu'Homère décrit dans ses vers, et qu'il nous peint, comme une jeune personne d'une grande beauté, ayant les yeux bleus, d'une haute taille, ceinte de son Égide, coiffée d'un casque, tenant une lance, armée d'un bouclier : ni si vous croyez que Junon ressemble à celle qui sortit du ciseau de l'Argien Polyclète, ayant les cuisses blanches, les bras d'ivoire, de très beaux yeux, des vêtements magnifiques, une prestance de reine, et pour siège un trône d'or : ni si vous croyez qu'Apollon soit comme le représentent les peintres et les statuaires, un très beau garçon, ne portant point de chlamyde, armé d'un arc, et les pieds séparés l'un de l'autre, comme s'il marchait. Je ne fais point de questions de cette nature. Je ne vous présume pas assez peu de sagacité pour ne pas apercevoir la vérité, et pour ne pas réduire à sa mesure ce que l'énigme enveloppe. Mais je vous demande si vous pensez réellement que tous ces emblèmes, toute cette nomenclature de Dieux, ne signifient que l'intervention de la puissance des Dieux qui prêtent, nuit et jour, leur assistance à des hommes privilégiés. Car, si vous n'admettez aucune intervention de ce genre, c'est déclarer la guerre à Homère, c'est renverser les oracles, c'est n'avoir aucune foi aux présages, c'est rejeter le pronostic des songes, c'est abandonner Socrate à lui-même. Mais, si, sans regarder tout cela comme incroyable, comme impossible, - vous n'en êtes pas plus éclairé sur ce qui concerne Socrate, je changerai de question, et je vous demanderai, si vous ne regardez pas Socrate comme digne d'avoir un Esprit familier, ou si vous regardez comme impossible ici ce qui vous paraît possible ailleurs. Mais, dès que vous avez admis cette possibilité, vous admettrez les droits de Socrate, et vous ne leur ôterez rien. Si donc la chose est possible, et que Socrate y ait des droits, il ne nous reste plus, une fois fixés sur ce qui concerne Socrate, qu'à rechercher, en général, en quoi consiste la nature de son Esprit familier. [8,7] VII. Je dirai ci-après tout ce que je pense là-dessus. Quant à présent, rentrons en nous-mêmes, et approfondissons ce point-ci, afin de mieux saisir ce qui fera la matière de la Dissertation suivante, savoir, que les Dieux ont distribué aux hommes le vice et la vertu, comme à des athlètes dans l'arène, l'un pour être le salaire des penchants pervers, et des âmes adonnées à la méchanceté, l'autre pour être la récompense des âmes honnêtes, des inclinations saines, lorsqu'elles se distinguent par les bonnes moeurs et la probité. C'est aux hommes de cette dernière classe que les Dieux veulent prêter leur assistance. C'est avec eux qu'ils veulent vivre dans une sorte de communauté, étendant sur eux leur main protectrice et leur vigilance. Ils conservent l'un par des présages, l'autre par des augures, celui-ci par des songes, celui-là par des vaticinations, cet autre par des sacrifices. Car il est impossible à l'âme humaine de tout soumettre au creuset de la raison, enveloppée, comme elle est, dans cette seconde vie, de nombreux, d'épais nuages, plongée dans l'abîme, dans le gouffre des maux d'ici-bas, par lesquels elle est incessamment tourmentée. Quel est le coureur assez leste et assez sûr de ses pieds, pour ne pas tomber, en courant, dans une excavation masquée, dans une fosse cachée, dans une tranchée, dans un précipice ? Quel est le pilote assez habile, assez confiant dans son art, pour faire une traversée sans éprouver ni tourmente, ni tempête, ni bourrasque, ni coup de vent? Où est le médecin assez profond dans la médecine, pour rassurer contre des maladies inapparentes et inattendues, lorsqu'en naissant l'une de l'autre, comme elles le font quelquefois, elles déconcertent toutes les combinaisons, tous les raisonnements de l'art? Où est l'homme assez vertueux, pour faire, sans nul faux pas, sans nulle chute, le trajet de la vie, sujette à mille accidents, comme le corps, livrée à mille incertitudes, comme la navigation., encombrée d'obstacles, comme les chemins, sans avoir besoin, au milieu de tout cela, ni de médecin, ni de pilote, ni d'un Dieu qui lui serve de guide? La vertu est sans doute une fort belle chose, très facile à acquérir, d'une très grande efficace. Mais elle se mélange avec un élément mauvais en soi, vague d'ailleurs, et dénué de consistance; élément auquel les hommes donnent le nom de fortune, chose également aveugle et fugitive, qui rivalise avec la vertu, qui entre en concurrence avec elle, qui est son antagoniste, et qui souvent même l'agite et la tourmente. De même que dans les airs un nuage, qui se place au-dessous des rayons du soleil, nous en dérobe la lumière, et que tout invisible qu'est alors le soleil à nos yeux ; il ne laisse pas de conserver son éclat ; de même la vertu, lorsqu'elle est traversée par les coups de la fortune, conserve bien d'ailleurs toute sa beauté, mais le nuage ténébreux qui se répand autour d'elle l'obscurcit et la masque. C'est alors qu'elle a besoin qu'un Dieu vienne à son secours, combatte pour elle, et se constitue son champion et son auxiliaire. [8,8] VIII. Or, DIEU, celui qui est proprement ainsi nommé, et qui est vraiment tel, ne change jamais de place. Il gouverne les Cieux et tout ce qui en compose l'ordonnance. Il existe une seconde espèce de substances immortelles, auxquelles il a donné l'être, qu'on appelle Dieux du second ordre, et qui sont placés dans l'intervalle qui sépare la terre des cieux : substances, inférieures à DIEU, mais supérieures à l'homme; ministres des volontés de DIEU, mais qui commandent aux volontés de l'homme; placées très proche de DIEU, mais veillant sur l'homme avec le plus grand soin. Car l'être mortel aurait été éloigné de la contemplation et du commerce des choses célestes, de tout l'intervalle qui le sépare de l'être immortel, si ces substances du second ordre, comme un intermédiaire harmonique, ne s'interposaient par des rapports qui les attachent à l'un et à l'autre, et ne servaient comme de point de contact des deux côtés, pour faire arriver la faiblesse humaine jusqu'au Beau divin. Il en est, je pense, comme des Barbares, qui sont séparés des Grecs, par le non usage de la langue. Mais les interprètes, en apprenant la langue des uns et des autres, leur servent tour-à-tour à se faire entendre, et établissent entr'eux les plus familières communications. De même les Dieux du second ordre s'interposent entre Dieu et l'homme, et sont entendus de l'un et de l'autre. Tels sont les Dieux qui se présentent à l'homme, qui conversent avec lui, qui ne se séparent point de lui, au milieu des vicissitudes de sa carrière mortelle, et qui lui administrent des Secours, selon qu'il est nécessaire qu'ils interviennent dans les affaires humaines. Au reste, ces Dieux sont en très grand nombre. « Il est sur la terre un nombre infini d'immortels ministres de Jupiter ». Les uns servent à la guérison des malades, les autres à fixer l'incertitude de ceux qui sont en perplexité, ceux-ci font connaître les choses cachées, ceux-là aident les hommes dans leurs travaux, ou les accompagnent dans leurs voyages. Il en est pour les Cités, il en est pour les campagnes. Il en est pour la mer, il en est pour le continent. Ceux-ci sont logés, l'un dans un corps, l'autre dans un autre corps; celui-ci chez Socrate, celui-là chez Platon; Celui-ci chez Pythagore, celui- là chez Zénon, et ce dernier chez Diogène. L'un est pusillanime, l'autre est philanthrope, l'un est politique, l'autre est militaire. Telles sont les inclinations naturelles des hommes, telles sont celles de ces Dieux : « Semblables à des étrangers tantôt sous un extérieur, tantôt sous un autre, ils parcourent les Cités, pour inspecter les bonnes et les mauvaises actions des hommes (35). Mais quand on a une âme où habitent le vice et la méchanceté, aucun de ces Dieux n'y vient établir son domicile pour la diriger (36).