[2,0] DISSERTATION II : S'il faut représenter les Dieux sous des emblèmes sensibles. [2,1] LES Dieux ont toujours été regardés comme les conservateurs, comme les gardiens tutélaires des hommes; d'abord tous les Dieux comme les conservateurs de tous les hommes, et ensuite tel Dieu, selon sa dénomination, comme le gardien de tel homme en particulier. De leur côté, les hommes ont consacré aux Dieux des honneurs solennels, des objets pour les représenter, selon que les bienfaits qu'ils en avaient reçus les touchaient, sous les rapports divers de leur intérêt personnel. C'est ainsi que les matelots consacrèrent aux Dieux de la mer des timons de navire qu'ils placèrent sur des points élevés au bord du rivage, de manière que les vagues n'y pussent atteindre. C'est ainsi que les bergers honorèrent le Dieu Pan, en lui consacrant ou un grand sapin, ou une profonde grotte. C'est ainsi que les agriculteurs rendirent hommage à Bacchus, en plantant dans leur jardin le tronc d'un arbre venu de lui-même, genre d'emblème vraiment agreste. On consacra à Diane les fontaines d'eau vive, les coteaux et les vallons couverts de forêts, les prés où les chasseurs sont si à leur aise. Jupiter aussi reçut de la part des premiers mortels des offrandes de cette nature. On lui consacra les points les plus éminents des montagnes, le mont Olympe, le mont Ida, et tous ceux qui s'approchaient le plus du ciel.Les fleuves eux-mêmes ne restèrent point sans honneurs, ou lorsqu'ils furent utiles, comme le Nil en Égypte, ou lorsqu'ils offrirent à là vue un beau coup d'œil, comme le Pénée en Thessalie, ou lorsqu'ils en imposèrent par leur majesté, comme le Danube chez les Scythes, ou lorsque quelque événement fabuleux les eut rendus recommandables, comme l'Acheloüs chez les Étoliens, ou lorsque les lois de l'État s'en mêlèrent, comme l'Eurotas à Lacédémone, ou lorsqu'ils entrèrent pour quelque chose dans une institution religieuse, comme l'llissus à Athènes. L'usage que faisaient les peuples des eaux des fleuves fut une autre source des honneurs qu'ils leur décernèrent. Les arts eurent aussi chacun leurs Dieux particuliers, auxquels ils consacrèrent des monuments. Et s'il est des hommes, qui ne soient ni épars sur les rivages de la mer, ni répandus dans les campagnes, mais réunis dans des cités, vivant dans des relations communes sous une même forme de gouvernement, les Dieux n'en obtiendront-ils ni honneurs ni hommages ? Ou bien les révéreront-ils seulement de bouche, et penseront-ils d'ailleurs que les Dieux n'ont nul besoin ni d'autels, ni d'emblèmes qui les représentent ? Car les emblèmes et les autels ne paraissent pas plus nécessaires aux Dieux, que les images des grands hommes aux gens de bien. [2,2] II. De même, à mon avis, qu'en ce qui concerne la parole et le langage nous n'avons nul besoin qu'il consiste en caractères, ou Phéniciens, ou Ioniens, ou Attiques, ou Assyriens, ou Égyptiens, et que tous ces signes ont été inventés par la faiblesse humaine, comme un supplément à l'imperfection de l'intelligence, et comme une ressource pour la mémoire; de même, sans doute, les Dieux n'ont nul besoin ni d'emblèmes, ni d'autels. Mais les hommes, dans l'excès de leur faiblesse, éloignés comme ils le sont des Dieux, autant que le ciel l'est de la terre, imaginèrent ce genre de signes auxquels ils imposèrent les noms des Dieux, et auxquels ils attachèrent ce qu'ils en disaient. Ceux donc qui ont de la vigueur dans l'intelligence, et qui peuvent faire prendre à leur âme un essor direct vers le ciel, et s'y aller mettre en commerce avec les Dieux, ceux-là peut-être peuvent se passer d'emblèmes. Mais le nombre en est assez rare parmi les hommes, et il serait impossible de trouver une nation entière qui eût la connaissance des Dieux, et à laquelle un tel secours ne fût point nécessaire. De même que ceux qui enseignent à lire aux enfants pratiquent certains artifices, comme de crayonner à leurs yeux les caractères dans une forme très défectueuse, pour leur donner lieu de rectifier eux-mêmes ces défectuosités, et s'imprimer par ce moyen dans la mémoire le souvenir de ces caractères; de même les législateurs, tout ainsi que s'ils avaient eu affaire à des troupeaux d'enfants, me paraissent avoir inventé pour les hommes ces représentations, ces images des Dieux, comme des signes du culte qui leur est dû, comme un moyen propre à conduire, à diriger vers ce souvenir. [2,3] III. D'ailleurs, il n'existe nulle uniformité touchant ces images, ces représentations des Dieux, ni dans l'objet fondamental de l'institution religieuse qu'on leur attache, ni dans le mode du cérémonial qu'on leur approprie, ni dans la forme même qu'on leur donne, ni dans la matière dont on les compose. Les Grecs, par exemple, ont jugé convenable de consacrer à leurs Dieux les premiers genres de beau qui sont sur la terre, la matière la plus pure, la forme humaine, l'art le plus parfait. Et ce n'est pas sans raison qu'on a imaginé de faire ressembler à l'homme les représentations, les images des Dieux. Car si l'âme de l'homme est ce qui approche le plus de la Divinité, ce qui lui ressemble davantage, il n'y avait nulle apparence de représenter la Divinité, qui lui ressemble le plus à elle-même, sous les figures les plus difformes, mais sous celle qui par sa prestance, sa légèreté, sa mobilité devait être appropriée à des âmes immortelles ; mais sous la figure du seul des êtres qui sont sur la terre, qui soit capable de tourner ses regards vers le ciel, qui ait de la dignité, de la majesté, une régulière ordonnance; qui n'épouvante point par sa grandeur, qui n'en impose point par sa force ; qui n'est ni par son poids difficile à mouvoir, ni par sa légèreté facile à renverser; qui ne repousse point par ses aspérités; qui ne se traîne point terre à terre à cause de sa frigidité; qui n'a point de chaleureuse impétuosité; qui n'est réduit, ni à vivre dans l'eau à cause du peu de consistance de son organisation, ni à manger de la chair crue, à cause de sa férocité, ni à se nourrir d'herbe, à cause de sa faiblesse; mais harmoniquement doué de toutes les qualités propres à sa destination, offrant un aspect terrible au méchant, montrant de l'aménité à l'homme de bien; ayant toujours ses pieds attachés à la terre, mais s'élançant dans les airs sur les ailes de l'intelligence, au milieu des mers sur les ailes de la navigation; vivant des productions de la terre, la cultivant par ses labeurs, se nourrissant des fruits qu'il lui fait produire, ne présentant à l'œil que des agréments sous le rapport de la teinte de la carnation, sous le rapport de la stature et sous celui de la physionomie. C'est en représentant les Dieux sous la forme d'un pareil être, que les Grecs crurent les honorer. [2,4] IV. Quant aux Barbares, admettant tous également l'existence des Dieux, ils les représentèrent les uns sous une figure, les autres sous une autre. Les Perses sous l'image fugitive du feu, élément dévorateur et insatiable. Dans les sacrifices, ils lui offrent son aliment ordinaire, en lui disant : « Feu, souverain maître, mange.». Ils mériteraient ces Perses qu'on leur dît,« O les plus insensés des hommes, qui, dédaignant de prendre pour représenter vos Dieux les nombreux, les divers objets que vous offrait la nature, ou cette terre nourricière, ou ce brillant soleil, ou cette mer, théâtre de la navigation, ou ces fleuves pères de la fécondité, ou cet air qui donne la vie, ou le ciel lui-même, ne vous êtes principalement occupés que de celui-là seul qui en est le plus violent, le plus propre à la destruction; et qui, sans vous contenter d'offrir à ce Dieu que vous vous êtes choisi, à cet emblème sous lequel il vous a plu de le représenter, ce qui est son naturel aliment, ou des sacrifices, ou des parfums, lui avez donné à dévorer Érétrie, Athènes, les temples de l'Ionie, et les statues de la Grèce » ! [2,5] V. Je n'approuve pas davantage les institutions de l'Égypte. On y adore un bœuf, un oiseau, un bouc, les reptiles du Nil, êtres dont les corps sont périssables, l'existence abjecte, la vue rampante, les fonctions serviles, et qu'il est honteux d'adorer. Chez les Égyptiens, les Dieux meurent : on porte leur deuil. On voit à la fois et leurs tombeaux et leurs temples. Chez les Grecs, dans les solennités célébrées en l'honneur des héros, on offre des hommages à leurs vertus, mais on ne parle point des maux qui ont pu être leur ouvrage. Mais en Égypte, dans le culte qu'on rend aux Dieux, on mêle quelquefois les pleurs aux offrandes. Une femme égyptienne élevait un petit crocodile. Les Égyptiens regardaient comme un grand bonheur pour elle d'être la nourrice d'un Dieu. Quelques-uns même allaient jusqu'à faire des caresses à cette femme et à son nourrisson. Cette Égyptienne avait un fils, encore impubère, du même âge que le Dieu, avec lequel il était accoutumé de prendre ses ébats et de manger. Tant que le Dieu fut faible, il eut de la mansuétude. En grossissant, il développa sa férocité naturelle. Un jour il dévora l'enfant. L'infortunée Égyptienne envisagea comme un bonheur pour son fils son genre de mort, d'avoir été la proie d'un Dieu domestique. Voilà pour ce qui concerne l'Égypte. [2,6] VI. Le célèbre Alexandre, après s'être rendu maître de la Perse, s'être emparé de Babylone, et avoir fait Darius prisonnier, poussa jusqu'aux Indes, où jusqu'alors nulle autre armée étrangère, d'après ce que disent les Indiens, n'avait pénétré, à l'exception de celle de Bacchus. Porrus et Taxile, Rois de cette contrée, prirent les armes. Porus fut fait prisonnier, et Taxile rechercha la bienveillance d'Alexandre. Il lui fit parcourir toutes les merveilles de l'Inde. Il lui fit admirer la grandeur des fleuves, la variété des oiseaux, les parfums des plantes, et tout ce qui pouvait piquer la curiosité d'un Grec. Entre autres choses prodigieuses, il lui montra un animal d'une grandeur au-dessus de toutes les proportions de la nature, que les Indiens regardaient comme la représentation de Bacchus, et auquel ils offraient des sacrifices. C'était un dragon d'une longueur et d'une grosseur monstrueuse. On le nourrissait dans un lieu creux, profond, et entouré de murailles qui dominaient toutes les hauteurs d'alentour. Il absorbait les troupeaux de l'Inde. On lui amenait des bœufs et des moutons à manger, plutôt comme à un tyran que comme à un Dieu. [2,7] VII. Les Libyens occidentaux habitent une langue de terre étroite et longue que la mer cerne des deux côtés. A l'extrémité de cette langue de terre, la mer qui la baigne fait du fracas par le tourbillonnement et l'impétuosité de ses vagues. L'Atlas est le Dieu de ce peuple. Il est lui-même sa représentation. Or l'Atlas est une montagne creuse, d'une médiocre hauteur, et dont l'ouverture s'offre du côté de la mer, comme l'ouverture d'un théâtre s'offre vis-à-vis de l'atmosphère. Dans le milieu de la montagne est un court boyau d'une terre féconde, et couvert de beaux arbres. Ces arbres portent du fruit. En regardant du sommet de la montagne on voit comme dans le fond d'un puits. D'ailleurs, il n'est pas possible d'y descendre à cause de la raideur de la pente, et d'un autre côté cela n'est pas permis. Ce qu'il y a là de plus merveilleux, c'est que quand le flux de l'Océan gagne le rivage, les ondes se répandent à droite et à gauche au travers des terres, tandis qu'en face de l'Atlas elles s'amoncellent; et l'on voit les flots s'entasser les uns sur les autres comme une muraille, sans se diriger vers la cavité de la montagne, et sans toucher à la terre ferme, entre laquelle et les flots sont un air extrêmement dense, et des bois enfoncés. Tel est le temple, tel est le Dieu des Libyens. C'est par lui qu'ils jurent. C'est à lui qu'ils rendent leurs adorations. [2,8] VIII. Les Celtes adorent Jupiter, et le Jupiter des Celtes est un grand chêne. Les Poeons adorent le soleil, et le soleil des Poeons est un petit disque pendu à une longue perche. Les Arabes adorent aussi, mais je ne sais quoi. Quant à l'objet sensible de leurs adorations, je l'ai vu, c'est une pierre quadrangulaire. Vénus était adorée à Paphos. La figure sous laquelle on la représentait ne ressemblait guère qu'à une pyramide blanche, de l'on ne sait quelle matière. Chez les Lyciens, le mont Olympe jette des flammes, mais non point à l'instar de l'Etna. Ce sont des flammes périodiques et qui ne font aucun mal. Ce feu est pour eux l'objet de leur culte. Il leur représente leur Dieu. Les Phrygiens, qui habitent Célène, rendent leurs hommages à deux fleuves que j'ai vus, le Marsyas et le Méandre. Ils partent de la même source. L'eau qui en sort, après avoir traversé une montagne, disparaît à côté de la ville. Elle reparaît au delà, et se distribue en deux courants sous des noms divers. Celui qui se dirige vers la Lydie est le Méandre. L'autre va se perdre dans les campagnes. Les Phrygiens sacrifient à ces fleuves, les uns à tous les deux, les autres au Méandre, et les autres au Marsyas. Ils jettent leurs offrandes dans la fontaine qui leur sert de source, en prononçant à haute voix le nom du fleuve auquel elles sont destinées. Ces offrandes suivent le courant des eaux au travers de la montagne, s'engloutissent, ressortent avec elles, et l'on ne voit point que celles qui sont adressées au Méandre prennent le chemin du Marsyas, ni que celles qui doivent appartenir au Marsyas prennent le chemin du Méandre. Si elles sont pour l'un et pour l'autre, elles se partagent entre eux. C'est une montagne qui est le Dieu des habitants de la Cappadoce. C'est par elle qu'ils jurent. C'est elle qui leur représente la Divinité. Chez les peuples qui habitent les rivages du Palus-Méotide, c'est le Palus-Méotide lui-même. Chez les Massagètes, c'est le Tanaïs. [2,9] IX. O quelles différences, quelle variété dans les images des Dieux, dans les signes qui les représentent ! Tantôt c'est la main des arts qui les a élaborés. Tantôt ce sont les services du besoin qui ont déterminé les hommages. Les uns se sont conciliés le respect des mortels par le bien réel qu'ils leur faisaient, les autres par des impressions imposantes. Ici le culte a été commandé par l'énormité des formes; là, il a été l'ouvrage de leur régularité, de la beauté de leur coup d'œil. D'ailleurs il n'est aucun peuple, ni Grec, ni Barbare, ni placé sur les bords de la mer, ni reculé dans l'intérieur des terres, ni nomade, ni civilisé, qui n'ait senti le besoin d'avoir sous les yeux des symboles quelconques propres à rappeler l'idée des hommages que l'on doit aux Dieux. A quoi bon mettre donc en question s'il faut représenter les Dieux sous des emblèmes sensibles ? Si nous avions à donner des lois à des hommes qui nous fussent totalement étrangers, qui vécussent dans une autre atmosphère que la nôtre; qui fussent récemment sortis du sein de la terre, ou pétris par un nouveau Prométhée, sans aucune expérience de notre manière de vivre, de nos habitudes, de notre langage, peut-être aurions-nous besoin de nous livrer à cette recherche, et d'examiner s'il conviendrait de permettre à une semblable génération de prendre pour symboles de la Divinité ceux que la nature présente, et d'adorer non de l'ivoire, ni de l'or, ni des chênes, ni des cèdres, ni des fleuves, ni des oiseaux, mais le soleil à son lever, la lune dans son plein, le firmament dans sa variété brillante, ou même la terre, l'air, ou le feu universel, ou les eaux en masse. Aimerions-nous mieux les réduire à la nécessité d'adorer du bois, de la pierre, de la toile ? Mais si telle est la condition commune de tous les peuples, laissons les choses comme elles sont; respectons les opinions reçues sur le compte des Dieux, et conservons leurs symboles ainsi que leurs noms. [2,10] X. Car il est un DIEU, père et créateur de tout ce qui existe, plus ancien que le soleil, plus ancien que le firmament, antérieur aux temps, aux âges, et à toutes les générations qui en ont émané; législateur supérieur à toutes les lois, dont le langage des mortels ne peut pas plus énoncer le nom, que leurs yeux n'en peuvent contempler l'essence. Dans l'impuissance où nous sommes de nous faire une idée de sa nature, nous cherchons un appui dans les mots, dans les dénominations, dans les animaux, dans les images d'or, d'argent et d'ivoire, dans les plantes, dans les fleuves, dans les hauteurs des montagnes, dans les fontaines. Nous sommes avides de le connaître, mais la faiblesse de notre intelligence nous réduit à nous le représenter sous l'emblème du beau à nos yeux. Il en est comme de ce qu'on éprouve en amour. Ce qu'on voit avec le plus de plaisir est le portrait de l'objet qu'on aime. On se plaît encore à fixer ses regards sur la lyre dont il tirait de si agréables sons, sur la lance dont il s'armait avec tant de grâce, sur le siège où il venait se reposer, sur le lieu où il jouissait de la promenade; en un mot, sur tout ce qui peut en rappeler le souvenir. Que servirait donc d'aller plus avant et de nous ériger eu législateurs sur cette matière? Il suffit que l'entendement humain ait l'idée de DIEU. D'ailleurs, que le ciseau de Phidias soit employé chez les Grecs pour en retracer la mémoire, qu'en Égypte le culte qu'on rend aux animaux soit chargé de la même fonction, que chez certains peuples on adore un fleuve, chez d'autres le feu, qu'importe la différence ? Elle ne me choque pas. C'est assez pour moi que les nations sachent qu'il est des Dieux. Il suffit qu'elles les honorent. Il suffit qu'elles en conservent le souvenir.