[1,0] DISSERTATION I : La philosophie s'approprie à toutes les situations de la vie. [1,1] QUOI donc ! ceux qui représentent les pièces de théâtre dans les fêtes de Bacchus, lorsqu'ils prennent tantôt le rôle d'Agamemnon, tantôt celui d'Achille, lorsqu'ils jouent tantôt le personnage de Télèphe, tantôt celui de Palamède, ou tout autre quelconque, selon que le drame l'exige, ne sont censés rien faire ni contre les bienséances, ni contre les mœurs, quoique les mêmes individus se montrent sous des formes si variées : et si, mettant à part ces divertissements, ces jeux de théâtre, et les renfermant dans le cercle de ce qui appartient aux fêtes, nous réfléchissons qu'il est un drame politique où nous avons un rôle à jouer ; non point un drame en vers ïambes qu'un poète ait habilement composé à l'unique occasion de quelque fête ; ni en musique dont un chœur doive faire briller l'harmonie ; mais le drame de tous les événements de la vie que le philosophe regarde comme plus vrai sous le rapport du sujet, comme plus long sous le rapport de la durée, et d'ailleurs comme l'ouvrage et la leçon des Dieux mêmes ; si ensuite nous disposant à figurer dans ce drame, et nous plaçant à la tête du chœur, nous gardons les bienséances des situations, nous n'offrons que le caractère, nous ne parlons que le langage, convenables à la nature de l'action dramatique dont les Dieux eux-mêmes ont tracé le plan ; nous reprochera-t-on d'être incohérents, de faire plusieurs personnages, de ressembler à ce Protée dont parle Homère, à ce héros marin, qui se métamorphosait de tant de manières ? Ou bien en est-il comme de la supposition où il faudrait que les hommes, pour être heureux, fussent musiciens de profession et en même temps susceptibles des impressions musicales ; comme de la supposition où l'on ne ferait nulle part nul cas d'un musicien, capable à la vérité de briller seul dans le mode dorien, mais qui resterait muet s'il s'agissait de faire aller ensemble plusieurs parties, et de mettre en harmonie le ton ïastien avec le ton aeolien ? [1,2] II. Mais, puisque les hommes font peu d'usage de la musique, et qu'ils sont peu sensibles aux affections attrayantes que l'âme en reçoit, puisqu'il leur faut une autre muse plus digne d'eux, sous le nom de Calliope, pour parler le langage d'Homère, sous le nom de Philosophie, pour parler le langage de Pythagore, ou sous tout autre nom ; les Auteurs et leurs ouvrages, dirigés par l'influence de cette muse, doivent-ils être moins capables que les musiciens de se prêter à cette variété d'harmonie, à cette diversité de tons qui lui sont propres, sans porter jamais atteinte à la beauté de ses inspirations, et en même temps sans se laisser déconcerter, ni réduire au silence ? Car, si dans le cours étendu, si dans la longue durée de la vie, il est quelques intervalles auxquels les principes de la philosophie ne soient point nécessaires, nous n'avons nul besoin de cette muse capable de se prêter à divers accents, de cette harmonie susceptible de varier ses modulations. Il en serait de même, si les choses humaines allaient toujours le même train, sous une forme unique, si elles n'établissaient point d'alternative, de la volupté à la douleur, et de la douleur à la volupté, si elles ne formaient point entre les passions une réciprocité de succession et de correspondance, si elles ne bouleversaient pas, si elles ne mettaient pas sens dessus dessous les têtes de chacun des hommes, « car chaque jour les pensées des mortels sont ce que le père des mortels et des immortels veut qu'elles soient». Il est dans le décret des Dieux que les choses humaines soient dans un état continuel de vicissitudes, et que chaque manière d'être n'ait qu'une durée éphémère. De même que les fleuves qui prennent leur origine dans des sources qui coulent continuellement, n'ont qu'un nom unique, tels que le Sperchius, l'Alphée, ou tout autre; et que la succession de leurs eaux qui se remplacent et se renouvellent sans cesse en impose aux yeux par la continuité du courant, comme s'il restait toujours le même sans se mouvoir ; de même les choses humaines naissent, se suivent, comme si elles émanaient d'une source intarissable. Elles marchent avec une célérité vive et désordonnée. Leur cours est insensible. Elles produisent sur les yeux de l'esprit la même illusion que l'aspect des fleuves sur les yeux du corps ; et la raison appelle tout cela une seule et même vie. C'est néanmoins une chose très diverse, très variée, modifiée par une infinité d'accidents, de conjonctures, de circonstances. A la vérité, elle a été soumise à l'empire de la raison, qui s'accommode toujours au présent : semblable à un médecin habile vis-à-vis d'un corps qui n'a point de consistance, qui se porte d'une extrémité à l'autre, qui se jette tour à tour dans les excès de la satiété ou de l'inanition, et qu'il doit gouverner de manière à prévenir l'une et l'autre. Telle est la fonction des principes de la philosophie à l'égard de la vie de l'homme ; ils se mettent en harmonie avec les passions, ils mitigent ce qu'elles ont de hideux, ils applaudissent à ce qu'elles ont d'agréable. [1,3] III. Si la vie n'avait qu'une même marche, qu'une même manière d'être, il ne faudrait qu'une seule règle, qu'un identique plan de conduite. Mais il n'est qu'un moment unique marqué pour le musicien qui sait marier les doux accents de sa voix aux tendres sons de la guitare, c'est celui où les tables regorgent « de mets et de vins, et où les échansons versent à boire à la ronde ». II n'est qu'un moment unique marqué pour l'orateur, c'est celui où le tribunal qui doit l'entendre est en séance. Il n'est qu'un moment unique marqué pour le poète dramatique, c'est celui où dans les fêtes de Bacchus on demande un chœur. Au lieu que les discours philosophiques n'ont aucun moment propre qui leur ait été spécialement assigné. Ils s'appliquent à tous les moments de la vie. Ils en embrassent toutes les circonstances. Il en est comme de la lumière, à l'égard des yeux. Car, quelle fonction imaginerait-on que pussent remplir les yeux, si on ôtait la lumière ? Encore même les yeux aident-ils à quelque chose en pleine nuit. A peine discernent-ils les objets les uns des autres ; ils ont néanmoins comme la main leur tâtonnement au milieu des ténèbres. Tandis que, si on ôte à la vie humaine la droite raison destinée à la guider, elle se jettera au travers de routes, inconnues, scabreuses, funestes, qui la conduiront dans des précipices : routes, auxquelles ne peuvent point s'arracher, tant qu'ils demeurent étrangers aux principes de la droite raison, les Barbares, sans cesse livrés au brigandage, à l'impudicité, aux affections mercenaires, aux égarements de tout genre. Éloignez d'un troupeau de chèvres le berger, ôtez au berger son flageolet, vous dispersez le troupeau. Si vous ôtez à l'espèce humaine cette droite raison qui doit lui servir de régulateur et de guide, que faites-vous autre chose que jeter dans le désordre et la perdition des êtres d'une aménité naturelle, mais qu'une mauvaise éducation pervertit facilement, et qui demandent à être gouvernés avec ordre et mesure, sans que pour châtier leur indocilité ou réprimer leurs écarts, on se serve ou d'aiguillons, ou de verges. Ceux donc qui ne pensent pas qu'il n'y a pas un seul moment où le philosophe n'ait occasion de faire usage des principes de la droite raison, ressemblent à peu près à ceux qui prescriraient à un guerrier habile dans tous les détails du métier de la guerre, également propre à combattre au milieu de l'infanterie, ou parmi les troupes légères, à cheval, ou sur un char, de ne charger son ennemi qu'à une époque déterminée, sans avoir égard aux accidents, aux conjonctures de tout genre, que produit la guerre, la chose du monde la plus féconde en vicissitudes, et sur les règles de laquelle on est le moins unanime. [1,4] IV. Un athlète qui a combattu dans les Jeux Olympiques peut dédaigner les Jeux Isthmiques. Dans ce cas-là même, on ne laisse pas de lui reprocher sa nonchalance. Une âme qui a l'amour de la gloire ne supporte point la paresse. Elle ne renonce point au désir de s'illustrer dans toutes les occasions; elle ambitionne non seulement la couronne d'olivier d'Olympie, mais encore la couronne de pin des Jeux Isthmiques, la couronne d'ail des Jeux de l'Argolide, et la couronne de pommier des Jeux Pythiques ; et cela, non que l'âme soit personnellement intéressée dans ces combats, mais elle habite avec le corps, elle est avec lui dans des relations si étroites, qu'elle est sensible aux acclamations dont il est l'objet, qu'elle jouit de sa victoire. Et dans les choses où l'âme est proprement intéressée, dans les combats où le rôle est tout entier pour elle, où la victoire n'appartient qu'à elle seule, elle laissera échapper l'occasion d'acquérir de la gloire, elle s'abandonnera spontanément à l'indolence, lorsque ce n'est ni de rameaux d'olivier, ni de branches de pommier qu'elle doit être couronnée, mais lorsque le prix qui l'attend est bien plus propre par son éclat à flatter son ambition, à frapper les regards des spectateurs sous le rapport de l'utilité, et à faire marcher avec plus de sécurité dans la carrière de la vie celui qui l'obtient ! Dans ces combats, les circonstances, les lieux, varient. Quelquefois on les proclame à l'improviste. La Grèce ne s'y réunit pas de son pur mouvement. Elle ne s'y rassemble pas sans y être convoquée. On ne vient point s'y repaître d'une vaine volupté. On s'y engage dans l'espérance d'y recueillir la vertu, ce qui a bien plus de rapport avec l'âme de l'homme que la volupté. Dans les autres combats, on voit en quoi consistent ceux qui ont pour objet la force et les autres dons du corps, et on y remarque que dans la foule des spectateurs qui ont mis de l'intérêt à s'y rendre, il n'en est pas un seul qui songe à se piquer d'émulation, et à imiter ce qu'il voit. C'est dans la critique situation d'autrui que les yeux puisent les plaisirs qu'ils y goûtent ; et dans la multitude de ceux qui assistent au spectacle, il n'est personne qui voulût être du nombre de ceux qui se couvrent de poussière, qui courent, qui froissent, qui sont froissés, qui succombent sous les coups au milieu de l'arène, à moins d'avoir une âme d'esclave. Au lieu que les combats de l'âme me paraissent d'autant plus nobles que les autres combats, au lieu que les fatigues auxquelles on s'y livre me paraissent d'autant plus utiles que les autres fatigues, au lieu que l'intérêt des spectateurs me paraît d'autant plus vif en faveur des athlètes, qu'il n'est aucun de ceux qui sont témoins de ce qui s'y passe, s'il a une raison saine, qui ne désire de quitter son rôle, et de se mettre au nombre des combattants. [1,5] V. Quelle en est donc la cause ? C'est que toutes les complexions physiques ne sont point susceptibles des dons du corps, ni des violentes épreuves auxquelles ils donnent lieu. Ce n'est pas d'ailleurs quelque chose d'absolument volontaire. Cela vient de soi-même. C'est ta nature qui le dispense, et même elle n'en favorise qu'un petit nombre d'individus. Car il faut être né ou avec l'énorme taille de Titorme, ou avec la vigueur de Milon, ou avec la force de Polydamas, ou avec la vélocité de Lasthène. Or, si quelqu'un plus faible qu'Épée, plus hideux que Thersite, plus petit que Tydée, plus lourd qu'Ajax, et réunissant toutes les autres défectuosités corporelles, avait envie de se mettre sur les rangs, certes ce serait être animé d'un désir vain et impossible à satisfaire. C'est tout le contraire des combats de l'âme. Ils sont rares ceux qui n'apportent point en naissant les qualités nécessaires pour y figurer. Il est petit le nombre de ceux qui ne peuvent point se rendre vertueux. Car les vertus ne viennent pas d'elles-mêmes : elles ne sont point innées dans l'âme. A la vérité, la nature y fait bien quelque chose, mais il en est comme d'un mince fondement sous un large mur, ou d'une petite quille sous un grand vaisseau. Les Dieux ont associé à nos facultés intellectuelles l'amour et l'espérance, le premier, semblable à des ailes légères, propres à s'élancer dans les plus sublimes régions, pour enlever l'âme, pour lui faire prendre un facile et rapide essor, et lui frayer une route vers l'objet de ses désirs; (les philosophes appellent cet élan, cet essor chez l'homme, impulsion de l'appétit) : la seconde, l'espérance, qui n'est point aveugle, suivant la pensée du poète d'Athènes, mais qui a au contraire des yeux très perçants, les Dieux l'ont attachée à l'âme pour soutenir son courage, dans la poursuite de ses désirs, pour lui défendre de se relâcher au milieu de ses efforts, dans la certitude d'obtenir complètement ce qu'elle désire. Sans l'espérance il y a longtemps que le commerçant aurait cessé le commerce, que le stipendiaire aurait cessé de porter les armes, que le navigateur aurait cessé de naviguer, que le brigand aurait cessé de courir après le butin, que l'impudique aurait cessé de corrompre la femme d'autrui. Mais ils sont dupes de l'espérance ceux qui n'entreprennent les choses impossibles qu'elle leur commande, que parce qu'ils comptent, le commerçant qu'il s'enrichira, celui qui porte les armes qu'il remportera des victoires, celui qui navigue qu'il ne fera point naufrage, le déprédateur qu'il fera une grande fortune, l'adultère qu'il ne sera point découvert. Un accident imprévu, un malheur inopiné, surviennent à chacun d'eux et voilà le commerçant ruiné, le guerrier mort, le navigateur submergé, le déprédateur chargé de chaînes, l'adultère publiquement signalé, et les désirs de tous anéantis avec leurs espérances. Car les Dieux n'ont déterminé la mesure, n'ont posé la limite, ni des richesses, ni de la volupté, ni de nul autre des objets des désirs de l'espèce humaine. Ces objets ne connaissent point de bornes. D'où il arrive que ceux qui les poursuivent en sont d'autant plus affamés qu'ils en regorgent davantage. Car ce qu'ils ont déjà est toujours au-dessous de ce qu'ils attendaient. Au lieu que, lorsque l'âme tend à un objet qui a de la consistance, dont le mérite n'est point équivoque, qui est bien défini, bien déterminé, beau de sa nature, dont on peut venir à bout par le travail, que l'entendement peut saisir, auquel l'amour peut s'attacher, et qui peut être embrassé par l'espérance ; alors l'âme triomphe dans le combat où elle s'engage ; elle atteint son but ; elle remporte la victoire. Tel est l'unique motif pour lequel les philosophes rassemblent des spectateurs autour d'eux. [1,6] VI. J'ai besoin encore de cette allégorie des athlètes. Chacun d'eux désirerait que nul compétiteur ne se présentât avec eux dans l'arène. Il voudrait vaincre sans se couvrir de poussière. Car entre plusieurs, la victoire ne peut appartenir qu'à un seul. Dans les autres combats au contraire le comble de la gloire est d'attirer à soi un grand nombre de concurrents. Car, si les Dieux faisaient que quelqu'un de ceux qui m'écoutent se lançât à côté de moi dans la même carrière, et que dans la même arène il vînt se couvrir de la même poussière, et se livrer aux mêmes efforts, c'est alors que j'acquerrais de la gloire, c'est alors que je ceindrais mon front de couronnes, c'est alors que je serais proclamé avec honneur dans toute la Grèce. Mais j'avoue que jusqu'à ce jour, je n'ai obtenu ni couronne, ni proclamation de ce genre, de quelques applaudissements que je sois d'ailleurs honoré. Car quel fruit ai-je recueilli de tant de discours, et de ma continuelle assiduité dans la carrière? Des éloges ? j'en ai assez. De la gloire ? j'en suis rassasié. En un mot, loue-t-on l'art oratoire, sans en faire usage, lorsqu'on a de la voix et des oreilles ? Loue-t-on la philosophie sans en pratiquer les leçons, lorsqu'on a une âme à morigéner, et un maître pour remplir cette tâche ? Mais il en est comme de ces belles choses dont la flûte, ou la guitare, ou toute autre harmonie musicale, relève l'éclat, dans les représentations de tragédie, ou de comédie, aux fêtes de Bacchus ; tout le monde les couvre d'éloges, et personne ne les imite. [1,7] VII. Certes, dans ces représentations-là même, il y a une grande distance entre l'éloge et la volupté. Car tous ceux qui écoutent, éprouvent de la volupté. Celui-là seul décerne vraiment l'éloge qui se laisse emporter à l'émulation. Jusqu'alors nul éloge n'a été décerné. On a vu des hommes qui ne s'étaient jamais occupés de musique, montrer, au son de la flûte, de la disposition pour cet art ; on les a vus avec de l'oreille retenir les airs exécutés sur cet instrument, et les fredonner, à voix basse. Avec de l'émulation pour un pareil exemple, peut-être prendrait-on du goût pour la flûte. Un homme qui aimait les bêtes avait des oiseaux, de ceux qui sont dressés à donner agréablement le bon jour avec leur langage ; non toutefois sans quelque imperfection, mais aussi bien que des oiseaux peuvent le faire. Cet homme avait pour voisin un joueur de flûte. Ces oiseaux qui l'entendaient s'exercer sur son instrument, s'étant accoutumés à le suivre chaque jour, formèrent leurs oreilles au son de la flûte, et finirent par être en état de l'accompagner et de faire chorus avec lui, dans l'air qu'il jouait, lorsqu'il commençait à l'exécuter. Et des hommes ne feront point vis-à-vis de nous ce que firent ces oiseaux, tandis que nous leur faisons si souvent entendre non pas de vains sons, mais des discours qui s'adressent à leur raison, des discours composés selon les règles de l'art, pleins de principes féconds et de leçons faciles à pratiquer! Si donc jusqu'à ce moment j'ai gardé le silence vis-à-vis de tout le monde touchant nos intérêts les plus chers, si je n'ai rien dit de grand, d'élevé, soit en particulier, soit en public, je crois devoir aujourd'hui, à votre considération, traiter les matières les plus sublimes et les plus transcendantes. O jeunes gens, je vous offre une foule de moyens d'instruction très étendus, très variés, sur toute sorte de sujets, à la portée de tous les degrés d'intelligence, propres à toutes les inclinations, à tous les goûts, à tous les systèmes d'éducation, moyens que chacun peut mettre à contribution à son gré, sans se constituer en frais, sans que la négligence puisse être excusée, sans qu'on ait à redouter l'envie, et qui sont à la discrétion de quiconque veut en profiter ! Quelqu'un a-t-il du goût pour la rhétorique ? la carrière de l'éloquence s'ouvre devant lui. Il peut apprendre à se mettre à la hauteur de plusieurs sujets, à être abondant, élevé, énergique, soutenu, vigoureux, et facile. Quelqu'un a-t-il du goût pour la poésie ? Qu'il vienne avec la seule précaution de se munir d'ailleurs de poèmes. Il recueillera ici toutes les instructions sur l'art poétique. On lui enseignera en quoi consistent la pompe, l'éclat, le brillant, le sublime. On lui enseignera à bien dessiner un plan, à le bien conduire, à fuir la recherche dans les expressions, à ne pas pécher contre les règles de l'harmonie. Un autre désire-t-il de s'instruire dans la politique, d'apprendre l'art de manier le peuple, de parler dans ses assemblées ? Pour remplir son but, il n'a besoin que de lui-même. Qu'il observe le peuple : qu'il assiste à ses délibérations : qu'il entende ses orateurs : qu'il soit témoin de ce qui persuade, de ce qui fait impression. Un autre méprise-t-il tout cela, veut-il embrasser la philosophie, offrir ses hommages à la vérité ? Ici, je cesse de me faire valoir. J'avoue mon insuffisance : je ne suis plus en mesure. Il s'agit d'une chose de haute importance, qui veut, de par tous les Dieux, être dirigée par quelqu'un qui soit au-dessus du vulgaire, qui n'aille point terre à terre, et qui ne soit point encroûté de la rouille de la multitude. [1,8] VIII. Si quelqu'un dit donc que la philosophie consiste en mots, en paroles, en discours artificieux, en controverses, en disputes, en sophismes, et en futilités de cette nature, il n'est pas difficile alors de trouver un maître. On rencontre partout de pareils sophistes. Ils abondent de toutes parts. Il s'en sera bientôt présenté. J'oserai même dire que les professeurs d'une semblable philosophie sont en plus grand nombre que les disciples. Mais si ce n'est là qu'une petite partie de la philosophie, une partie telle, qu'à la vérité il soit honteux de l'ignorer, mais dont la science ne donne aucune recommandation, évitons la honte de l'ignorance ; mais en remplissant ce but, ne nous en faisons pas accroire à nous-mêmes. Car certes ceux-là même qui donnent les premières leçons de la lecture, mériteraient beaucoup de considération, quoiqu'ils ne s'occupent que de syllabes, et qu'à faire bégayer des troupes d'enfants lorsqu'ils sont le plus dépourvus d'intelligence. Ce qui constitue la partie fondamentale de la philosophie, le chemin qui y conduit, exigent un maître qui sache donner de l'élévation à l'âme des jeunes gens, régler leurs désirs, et leur faire sentir que la douleur et la volupté en sont l'unique mesure : selon la méthode de ceux qui dressent les jeunes chevaux, qui n'éteignent point toute leur fougue, et qui ne leur permettent pas non plus de s'y laisser entièrement emporter. Si d'ailleurs l'impétuosité des jeunes chevaux est gouvernée par le frein, par les rênes, par le manège du cavalier, ou du cocher, l'âme de l'homme est gouvernée par le discours, non point par un discours insignifiant, abject, dénué d'intérêt, mais par un discours où le pathétique est allié à la saine morale, qui ne donne point à ceux qui l'entendent le temps d'occuper leur attention à ce qui concerne le style, et le plaisir qu'il peut faire, mais qui produit une espèce de transport, une sorte d'enthousiasme, semblable à celui des trompettes qui sonnent tantôt la charge, tantôt la retraite. [1,9] IX. Si tel est le genre d'éloquence nécessaire à ceux qui embrassent l'étude de la philosophie, il faut chercher avec soin celui qui en a le talent, l'éprouver, et le choisir, soit vieux, soit jeune, soit pauvre, soit riche, soit qu'il ait, ou qu'il n'ait point de réputation. Ce n'est pas qu'à mon avis la vieillesse ne le cède à la jeunesse, la pauvreté à l'opulence, et l'obscurité à la renommée. Mais les hommes songent plus volontiers à devenir philosophes, lorsqu'ils pèchent par tous ces désavantages ; et les disgrâces de la fortune sont regardées comme le véhicule de la philosophie. Parce que Socrate était pauvre, le pauvre s'empressera donc de marcher sur les traces de Socrate ? Nous serons heureux, si ceux qui, comme Socrate, ont un petit nez et un gros ventre, ne viennent pas se mettre aussi sur les rangs. Que personne d'ailleurs ne reproche à Socrate de ne s'être exclusivement occupé que des pauvres, et de n'avoir fait aucune attention à ceux qui se distinguaient par leurs richesses, leur réputation, et l'illustration de leur origine. Car Socrate pensait, je crois, que la République d'Athènes ne recueillerait que peu de fruit des élucubrations philosophiques d'Eschine ou d'Antisthène, et que même nul de leurs contemporains n'en recueillerait plus d'avantages, que n'en produirait vis-à-vis de nous, qui devions leur succéder, la mémoire de leurs discours. Mais si, en effet, ou Alcibiade, ou Critias, on Cléobule, ou Callias, eussent été philosophes, les Athéniens de ce temps-là n'auraient point éprouvé les maux qui leur arrivèrent. Il ne suffit pas, pour ressembler à Diogène, de porter comme lui une besace et un bâton. On peut avec cet attirail n'être pas moins malheureux que Sardanapale. Le célèbre Aristippe, vêtu de pourpre, et embaumé de parfums, n'avait pas moins de tempérance que Diogène. Car de même que celui qui parviendrait à mettre son corps à l'épreuve de l'action du feu, pourrait, sans rien craindre, s'élancer dans les gouffres du mont Etna ; de même celui qui s'est pleinement mis en mesure contre les impressions de la volupté, n'a rien à craindre au milieu de ses prestiges, de ses amorces, de ses séductions. [1,10] X. La pierre de touche du philosophe n'est donc ni son costume, ni son âge, ni sa situation sous le rapport de la fortune. Ce sont les opinions, les principes, la manière d'être sous le rapport de l'âme, qui seuls en constituent, en déterminent le vrai caractère. Tout le reste dont la fortune fait les frais, ressemble aux décorations et aux habits de théâtre pendant les fêtes de Bacchus. La beauté des ouvrages des poètes est toujours une, toujours la même, que ce soit un Roi, que ce soit un esclave qui parle. Le costume dépend des rôles. On donne à Agamemnon un sceptre, à un homme des champs un gilet de peau, à Achille une armure, à Télèphe des haillons et une besace. Les spectateurs ne prêtent pas plus d'attention à Agamemnon qu'à Télèphe. L'âme embrasse le poème entier, et non point la situation isolée des interlocuteurs. Qu'on pense de même que dans les discours des philosophes, ce qui en fait le beau n'est ni cisaillé, ni morcelé, mais toujours un, mais toujours en cohésion avec lui-même. Ceux qui entrent dans la carrière de la vie dont il est le but, s'y présentent avec la diversité de costume dont la fortune les a revêtus. Tels on vit Pythagore avec un habit de pourpre, Socrate avec un mauvais manteau, Xénophon avec la cuirasse et le bouclier, le champion de Sinope, comme Télèphe, dont nous parlions tout à l'heure, avec une besace et un, bâton. Leur costume même prêtait à leurs rôles. En effet, Pythagore répandait l'admiration, Socrate le reproche, Xénophon la docilité, et Diogène le sarcasme. O heureux les personnages de ces drames ! heureux les spectateurs qui les entendirent en scène ! Où trouverons-nous aujourd'hui un acteur et un personnage, non point de ceux dont le costume n'a rien d'agréable, et qui sont condamnés aux rôles muets, mais de ceux qui auraient pu se présenter sur le théâtre des Grecs ? Cherchons-le, peut-être le trouverons-nous quelque part, et si cela nous arrive, il n'aura point à se plaindre d'avoir été dédaigné.