[1,0] PRÉFACE. Je me flatte d'avoir gardé dans mes légères productions assez de mesure pour ne point donner le droit de s’en plaindre à quiconque n'aura rien à se reprocher. ; j'ai plaisanté, mais sans manquer d'égards pour les particuliers même les plus obscurs, discrétion dont n’ont pas toujours usé nos anciens auteurs, qui n'ont pas craint d'articuler les véritables noms, et même de compromettre les plus illustres personnages. Je ne veux point arriver à la renommée par le scandale ; je préfère la réputation d'homme d'honneur à celle d'homme d'esprit ; mes plaisanteries sont innocentes ; loin d'elles toute maligne application. Je ne veux point qu'un autre aiguise mes épigrammes : c'est le fait d'un malhonnête homme que de mettre son esprit à la place de celui d'un auteur. J’essayerais de justifier les libertés d'expression que je me suis quelquefois permises, et qui sont, à proprement dire, la langue du genre épigrammatique, si, le premier, j'en donnais l'exemple ; mais c'est ainsi qu'ont écrit Catulle, Marsus, Pédon, Goetulicus, tous ceux enfin qui ont obtenu des succès dans cette carrière. Si cependant quelqu'un affiche une telle austérité de moeurs qu'il ne permette aucune de ces libertés que comporte la franchise de la langue latine, qu'il se tienne ici pour averti, ou même, que sur le titre, il abandonne le livre. J'écris mes épigrammes pour ceux qui ne craignent point d'assister aux jeux floraux. Que Caton ne se présente point dans notre théâtre, ou, s'il s'y montre, qu'il y reste jusqu'à la fin. Je crois pouvoir terminer cet avertissement par l'épigramme suivante, qui ouvrira mon recueil. [1,1] 1. Des jeux floraux consacrés au plaisir Tu connaissais la liberté folâtre ; Triste Caton, tu vins donc au théâtre Uniquement pour qu'on t'en vît sortir ? [1,2] (I) A SON LECTEUR. Le voilà cet auteur qui sait pincer et rire, Que tu lis, que tu veux relire, Ce Martial, connu dans l'univers Par le soi piquant de ses vers. D'un tel succès qu'il apprécie, Il s'applaudit sous un double rapport, Puisqu'il jouit pendant sa vie D'une faveur que tout poète envie Et qu'il obtient à peine après sa mort. [1,3] (II) OU SE VENDENT SES LIVRES. Toi qui veux qu'à la ville ainsi qu'à la campagne, Partout mon livre t'accompagne Et voyage avec toi dans de lointains climats, Sur tes rayons laisse les grands formats ; Fais emplette d'un exemplaire Écrit en menu caractère, Bien réduit, bien compacte, et dont le parchemin Tienne aisément dans une seule main. Pour t'éviter la fatigue inutile De parcourir tous les coins de la ville, Écoute, et dirige tes pas Au temple de la Paix, près celui de Pallas ; Tu te verras, après ce court voyage, Chez l'affranchi du docte Sécundus, Qui pour tes cinq deniers au plus S'empressera de te livrer l'ouvrage. [1,4] (III) A SON LIVRE. Lorsqu'à te recevoir mon portefeuille est prêt, Tu veux aller briller au quartier d'Argilet, Livre trop imprudent ; ah ! tu ne connais guère Les superbes dédains de cette Rome altière, Ni les airs de mépris dont sa fière grandeur Accueille les essais d'un indiscret auteur. Crains le goût délicat dont l'extrême finesse A, chez les fils de Mars, remplacé la rudesse Nul peuple n'offre des lecteurs Plus dégoûtés et plus frondeurs. Jeunes gens et vieillards, tous ont l'humeur railleuse ; Chez eux l'enfance même est plaisante et moqueuse. N'attends pas là d'amis, de protecteurs. Après mille bravos, mille feintes caresses, Quand tu t'applaudiras de leurs faveurs traîtresses, Aux outrages sanglants, soudain abandonné, Par les valets tu te verras berné. Mais quoi ? las d'essuyer ratures sur ratures, Et de voir ta gaîté mourir sous mes censures, Au risque dans les airs de bientôt voltiger, Tu veux, jeune étourdi, courir les aventures ; De ton obscurité je vois que tu murmures. Eh bien donc, prends l'essor et brave le danger ! Mais chez moi tu trouvais la paix sans voyager. [1,5] (IV) À CÉSAR. César, si ce produit d'une muse légère Par hasard vous est présenté, Quittez pour un instant cet air de dignité Qui ceint le front des, maîtres de la terre. Sans en être offensé, souvent un Général D'un trait malin sourit sur son char triomphal. Daignez lire mes vers avec cette indulgence Qui d'un Mime au théâtre excuse la licence. Loin d'un livre innocent les rigides censeurs ! Libre dans mes écrits, je suis chaste en mes moeurs. [1,6] (V) MOT DE L'EMPEREUR A MARTIAL. Quand je donne un combat naval Tu viens me présenter ton livre ; C'est prendre ton temps assez mal Dans le bassin veux-tu le suivre ? [1,7] (VI) COMPARAISON DE L'AIGLE DE JUPITER AVEC LE LION DE DOMITIEN. L'aigle de Jupiter, en sa serre puissante Enlève Ganymède aux cieux sans l'offenser. Le lion de César, en sa gueule innocente Tient un lièvre qui joue, et craint de le blesser. De quel prodige ici s'étonner davantage ? Tous deux ont un dieu pour auteur ; De Jupiter le premier est l'ouvrage, L'autre, celui de l'empereur. [1,8] (VII) A MAXIME ÉLOGE DU POÈME DE STELLA SUR UNE COLOMBE. Stella, comme Catulle, a su par son génie Immortaliser un oiseau. Mais, dût Vérone ici frémir de jalousie, Maxime, je soutiens, en dépit de l'envie, Qu'autant qu'une colombe efface un passereau, Autant de mon Stella la colombe chérie De ton Catulle efface le moineau. [1,9] (VIII) ÉLOGE DIS PRINCIPES DE DÉCIANUS. Ainsi que Thraséas et le divin Caton Décianus du stoïque Zénon Suit l'austère philosophie, Mais non jusqu'à se jouer de la vie. Le sein nu il ne prétend pas Courir au-devant du trépas. J'approuve en tout point son système ; Mon héros, le héros que j'aime, N'est pas celui qu'illustre une action d'éclat, Ou qui, par une mort facile et d'apparat, Au prix de quelques jours achète un nom célèbre C'est le sage Mortel dès son vivant cité Pour ses vertus, sa rare intégrité ; Qui, de l'Indus jusques à l'Ebre, Voit son nom chéri, respecté, Et dont l'éloge, en tous lieux répété, N'est pas son éloge funèbre. [1,10] (IX) CONTRE COTTA. Tu te crois un Caton ; mais un Caton musqué N'est en effet, Cotta, rien qu'un homme manqué. [1,11] (X) SUR GEMELLUS ET ALCINE. Gemellus depuis quelque temps Recherche Alcine en mariage ; Soins empressés, prières et présents, Pour l'obtenir il met tout en usage. - C'est donc une beauté ? - Difforme à faire peur, Sa richesse peut seule égaler sa laideur ; Elle est vieille ; de plus, maussade, acariâtre - Et c'est d'un tel objet qu'il se montre idolâtre Au point d'en vouloir titre époux ! Comment a-t-elle pu le séduire ? - Entre nous, C'est par sa toux opiniâtre. [1,12] (XI) SUR LE BUVEUR SEXTILIUS. Aux spectacles, l'état concède Dix sesterces aux chevaliers. Sextilius, hier, de vingt deniers, Seul, tu bus la valeur durant un intermède ; Bientôt nos échansons auraient manqué d'eau tiède, Mais tu t'en passes volontiers. [1,13] (XII) SUR RÉGULUS. Non loin de Rome, au pied de ce coteau fleuri, Séjour d'Hercule, où le frais Tivoli Voit fumer d'Albula l'eau blanche et sulfureuse, Une plaine, un vallon des muses favori Leur offre de son bois l'ombre silencieuse. Là, dans la canicule, aux ardeurs du midi Un long et ténébreux portique Opposait l'épaisseur de sa voûte rustique. Mais ce vieux monument, de quel affreux malheur Il a failli naguère être l'auteur ! Tandis que sur son char Régulus le traverse, Il croule, et sur les pas de l'illustre orateur, Sans l'offenser, en débris se disperse. La Fortune, sans doute, en détournant ses coups, N'osa de Rome entière affronter le courroux. Le mal fut même un bien dans cette circonstance. Ce danger qui n'est plus a du charme : après tout, L'édifice resté debout N'eût pas si bien des Dieux marqué la, providence. [1,14] (XIII) SUR ARRIE ET POETUS. Arrie à son époux remettant cette épée Que dans son propre sang elle-même a trempée : Prends ce fer, lui dit-elle, et remplis ton devoir ; A peine j'ai senti le coup qui m'a frappée, Mais je meurs de celui que tu vas recevoir. [1,15] (XIV) A CÉSAR. Ton spectacle, César ; nous offre une merveille Dont nul cirque jamais n'avait vu la pareille. Dans sa gueule entrouverte un lion caressant Laisse un lièvre courir, jouer impunément. D'où vient dans un lion cette humeur pacifique ? César, il t'appartient : le prodige s'explique. [1,16] (XV) A JULIUS. O toi qu'une amitié par le temps éprouvée Place au premier rang dans mon coeur, A soixante ans bientôt ta carrière arrivée Compte bien peu de jours marqués par le bonheur. Ne diffère donc plus, saisis ce qui t'en reste. Hors le passé, pour toi rien n'est certain ; Sais-tu si la faveur céleste A ce jour qui te luit réserve un lendemain ? Des peines, des chagrins, quelque accident funeste, Peut-être de ta vie obscurciront la fin. Le plaisir est un météore Qui dans l'air brille et s'évapore ; Il fuit pour ne plus revenir : Hâte-toi donc de le saisir. Serre-le bien, et crains qu'il ne t'échappe encore. Le Sage ne dit point : Demain ! Fais comme lui, Demain serait trop tard : vis donc dès aujourd'hui. [1,17] (XVI) A AVITUS. Bon, mauvais, médiocre, ici frappent tes yeux, Ami lecteur ; où trouveras-tu mieux ? LA MÊME, AUTREMENT. Du bon, du médiocre et beaucoup de mauvais, Voilà mon livre ; ainsi tous les livres sont faits. [1,18] (XVII) SUR TITUS. Titus veut qu'au Barreau je consacre mes soins ; Plaidez ; c'est, me dit-il, une noble carrière, Un état important, utile et nécessaire. - Celui d'agriculteur, Titus, ne l'est pas moins. [1,19] (XVIII) A TUCCA. Tucca, quelle est cette manie De mêler au Falerne adouci par les ans L'âpre boisson récemment recueillie Sur l'ingrat coteau des Toscans ? Quel mal t'a donc pu faire un nectar délectable, Ou quel bien attends-tu d'un limon détestable ? Étrangle tes amis, soit ; mais ces bons vins vieux, Des plus mortels poisons les infecter comme eux, C'est un assassinat, un meurtre véritable. Tes convives peut-être ont mérité la mort Mais ce breuvage exquis, délices de la table, Pour quel crime doit-il subir un pareil sort ? [1,20] (XIX) A AELIA Quatre dents te restaient, encore pas très entières ; Une première toux t'en a fait sauter deux ; Hier un autre accès t'emporta les dernières Aelia désormais, à ton aise tu peux Tousser impunément jour et nuit si tu veux. [1,21] (XX) A COECILIEN. Coecilien, quelle est, dis-moi, Cette incroyable impertinence Vingt convives, hier, chez toi Sont invités pour fêter ta naissance. Avec de vieux amis, tes anciens compagnons, Te croyant dispensé de faire des façons, Impudemment en leur présence Tu dévores, toi seul, un plat de champignons. De quel voeu devons-nous payer ce trait infâme ? Qu'on te serve, dès aujourd'hui, Des champignons semblables à celui Dont Claude fut jadis régalé par sa femme. [1,22] (XXI) SUR PORSENNA ET MUCIUS SCAEVOLA. Le bras de Mucius dans son choix s'est trompé, Au lieu de Porsenna l'intendant est frappé. A l'instant, au brasier prêt pour un sacrifice Le héros a plongé sa main. Le roi tremble et ne peut contempler le supplice Qu'ose endurer son assassin. Cet excès d'héroïsme a désarmé son âme ; Il cesse en Mucius de voir un ennemi ; Lui-même il l'arrache à la flamme, Et veut qu'à Rome il retourne impuni. Mucius, ton erreur te donne un nouveau lustre ; Si ton bras n'eût failli, tu serais moins illustre. [1,23] XXII Pourquoi fui-tu maintenant, lièvre, les terribles machoires d'un lion placide ? Elles n'ont pas appris à briser d'aussi faibles bêtes. Ces griffes servent pour de grandes nuques ; une telle soif ne peut se réjouir de si peu de sang. Le lièvre est la proie des chiens ; il ne remplit pas une vaste gueule. Un enfant dace ne craindrait pas les armes de César. [1,24] XXIII. Tu n'invites personne à dîner, Cotta, sinon ceux qui prenent leur bain avec toi et seuls les bains te procurent des convives. Je m'étonnais de n'avoir jamais, Cotta, été invité : je sais maintenant que je t'ai déplu quand j'étais nu. [1,25] XXIV. Tu vois, Decianus, celui aux cheveux décoiffés dont tu crains le froncement des sourcils, celui qui parle des Curius et des Camille, ces libérateurs ? Ne te fie pas à son air : hier c'était une femme. [1,26] (XXV) A FAUSTINUS. Donne enfin au public tes merveilleux ouvrages, Et cède à nos voeux, Faustinus ; Livre-nous ces écrits si longtemps attendus Que d'Athènes et de Rome applaudiront les Sages. Cette idole en secret que tout auteur poursuit, L'agile et prompte Renommée, Elle frappe à ta porte, et tu la tiens fermée ; Ainsi de tes travaux tu repousses le fruit. C'est assez différer, Faustinus ; ton volume Doit vivre avec son père et même encore après. N'attends pas pour jouir l'instant de ton décès ; Quel bien peut faire aux morts une gloire posthume ? [1,27] (XXVI) CONTRE SEXTILIUS. Sur les bancs où des chevaliers L'élite du théâtre s'assemble, Gratifié de trois deniers, Seul, tu bois plus de vin que cinq autres ensemble ; A boire autant, en vérité, On pourrait s'enivrer d'eau claire. Mais, comme ton mince honoraire N'y suffit point, de tout côté, A droite, à gauche et devant et derrière, Tu tends la main ; à tes emprunts De tes voisins nul ne peut se soustraire. Ce ne sont pas des vins communs Que demande ta soif : il te faut du massique, De l'opimien pur et d'un cachet antique ; Tu mets à sec nos plus riches celliers. Crois-moi, Sextilius, avec tes trois deniers, Si tu veux mettre au pair et dépense et recette, Laisse là les bons vins, et bois l'aigre piquette Que brassent les cabaretiers. [1,28] A PROCILLUS. Hier au soir, après mainte et mainte rasade, J'ai pu te dire : Camarade, Demain je t'attends à souper. Au sérieux traitant l'affaire, Tu prends acte aussitôt d'un mot qu'à la légère J'ai laissé peut-être échapper. Eh quoi ! dans un accès de douce confiance, De tendre épanchement qu'inspire un long festin. Ne puis-je donc, le verre en main, Me permettre, une inconséquence Sans danger pour le lendemain ? Entre amis rassemblés pour s'égayer et boire, Je n'aime pas trop de mémoire ; Tant de sobriété ne me plaît qu'à demi : Que mon valet soit sobre, et non pas mon ami. [1,29] (XXVIII) SUR ACERRA. Lorsqu'Acerra vous infecte de vin, Vous croyez que c'est de la veille : Erreur ! Acerra boit pendant que tout sommeille, Et ne cesse que le matin. [1,30] (XXIX) A FIDENTINUS. En public quelquefois quand tu lis mon ouvrage, Tu laisses volontiers croire qu'il est le tien ; Arrangeons-nous : Si tu me rends mon bien, En cadeau je consens à t'en faire l'hommage ; Sinon, achète-le ; c'est là le seul moyen Pour qu'il cesse d'être le mien. [1,31] CONTRE ROCH, LE MÉDECIN. (XXX) Roch, jadis médecin, aujourd'hui fossoyeur, Maintenant étend dans la bière Tous ceux qu'il étendait sur un lit de douleur ; C'est bien là, jusqu'au bout, poursuivre son affaire. [1,32] XXXI Phébus, Enclopos l'amant du centurion Pudens, fait le voeu de toute sa chevelure, quand celui-ci obtiendra le grade de primipile. Phébus, coupe ses longs cheveux le plus vite possible avant qu'un tendre duvet ne recouvre ses joues et tant que son cou blanc est encore recouvert de boucles éparses. Pour que le maître et l'esclave jouissent longtemps de tes bienfaits, fais qu'il soit tondu tout de suite et qu'il devienne le plus tard possible un homme. [1,33] (XXXII) A PAUL. Paul, je ne t'aime pas. Pourquoi ? je n'en sais rien Mais, je ne t'aime pas ; c'est ce que je sais bien. [1,34] (XXXIII) SUR GELLIA. En secret, Gellia ne pleure pas son père ; En public, un torrent jaillit de sa paupière : L'hypocrite douleur du grand jour a besoin ; Mais le vrai deuil gémit dans l'ombre et sans témoin. [1,35] XXXIV Lebie, tu t'envoies en l'air la porte toujours non gardée et ouverte, tu ne caches pas tes adultères. Un spectateur y prend plus de plaisir qu'un amant. Ta jouissance t'est d'autant moins agréable quand elle est cachée. Mais une courtisane doit éloigner les témoins par un rideau et un verrou : dans les lupanars du Sumemnium il y a une petite fente. Apprends donc la pudeur chez Chione ou Ias : les plus immondes des prostituées se cachent dans des monuments. Ma censure te parait trop sévère ? Je ne t'interdis pas, Lesbie, d'être ramonée. [1,36] XXXV. Tu te plains, Cornélius, que j'écrive des vers trop lestes et qu'un maître d'école ne puisse les utiliser. Ces petits livres sont comme des maris pour leurs épouses : ils ne pouraient plaire sans leur verge. C'est comme si tu me demandais d'écrire un chant nuptial avec des mots qui n'ont aucun rapport avec le mariage ? Qui donne des vêtements aux Floralies et permet aux prostituées une robe de matrone ? C'est la façon de faire de la poèsie plaisante : on ne peut la goûter que si elle chatouille agréablement l'oreille. C'est pourquoi laisse tomber cette sévérité, pardonne mes plaisanteries et mes badinages. Ne va pas châtrer mes petits livres : rien de plus ignoble que Priape devenu Galle. [1,37] (XXXVI) A TULLUS ET LUCAIN. Aux jumeaux Tullus et Lucain, Si des fils de Léda l'on offrait le destin, Entr'eux s'établirait un débat de tendresse ; On les verrait, pour se sacrifier, Se disputer le droit d'aînesse ; Celui qui chez Pluton descendrait le premier, Heureux de quitter la lumière. En partant dirait : O mon frère Aux jours que le sort t'a donnés Joins encore ceux qui me sont destinés. [1,38] (XXXVII) A BASSA. Dans un grand bassin d'or, sans en rougir, Valère Dépose le produit de sa digestion ; A table il boit simplement dans un verre Cette dernière fonction Lui coûte moins que la première. [1,39] (XXXVIII) A FIDENTINUS. Les vers que tu nous lis sont de moi, j'en conviens, Mais quand tu les lis mal, je n'y prétends plus rien. [1,40] (XXXIX) ÉLOGE DE DÉCIANUS. Parmi les citoyens de Rome, Si je viens à parler d'un homme Digne sans doute d’être admis Au rang de ces fameux amis Que l'antiquité tant renomme ; Homme d'honneur, de probité, Et d'une rare modestie, Chez qui candeur, simplicité, Au plus profond savoir s'allie ; Observateur religieux Des saintes lois de la justice, Et qui jamais par avarice En secret ne demande aux dieux Rien dont en public il rougisse ; Homme enfin dont la fermeté, Plus forte que l'adversité, Sur une grande âme s'appuie ; A l'instant, d'après ce portrait, Autour de moi chacun s'écrie : C'est Décianus trait pour trait. [1,41] (XL) CONTRE UN ENVIEUX. Tu fronces le sourcil aux vers qui sont de moi. Et ton oeil irrité les fronde ; Sois donc, tel est ton lot, jaloux de tout le monde ; Mais qui jamais pourra l'être de toi ? [1,42] (XLI) Tu te crois spirituel, Caecilius. ce n'est pas vrai, crois-moi. Qu'es-tu donc ? Un bouffon. Tu es le même que le marchand ambulant transtévérin qui échange des allumettes soufrées contre du verre brisé ; que celui qui vend à un cercle de badauds des pois chiches bouillis ; que le gardien et le maître de vipères ; que les jeunes esclaves à bas prix des marchands de salaisons ; que le cuisinier enroué qui promène ses cervelas fumants dans ses casseroles chaudes; qu'un mauvais poète des rues ; qu'un impudique maître à danser de Gadès ; que la bouche impertinente d'un vieux pédérastre. Cesse donc enfin, Caecilius, de te croire ce que tu es seul à te croire, toi qui penses pouvoir surpasser Galba par tes traits d'esprit, et même Tettius Caballus. Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir du nez : qui badine avec une stupide insolence n'est pas un Tettius, mais une simple rosse ("caballus"). [1,43] SUR PORCIE. (XLII) Porcie, en apprenant le sort de son époux, Cherche un poignard qu'en vain son désespoir implore : - Amis, malgré vos, soins jaloux, Mille chemins s'offrent à nous Pour courir au trépas ; l'ignorez-vous encore ? L'exemple de mon père est-il perdu pour vous ? Du charbon allumé qu'avide elle dévore Au moment qu'elle expire : - Eh bien ! cruels amis, Le poignard pour mourir m'était-il seul permis. [1,44] (XLIII) CONTRE MANCINUS. A soixante dîneurs invités à ta table, Tu servis pour tout mets, hier, un sanglier. Je ne vis ni raisins mûris dans le cellier, Ni ces fruits savoureux dont le suc délectable Au miel le plus exquis me semble préférable, Ni la poire qu'un jonc suspend dans le fruitier, Ni la pomme incarnate, honneur du grenadier ; Point de ces simples mets préparés au village. De cette crème grasse ou de ce pur laitage, Meule, cube ou cylindre épaissi dans l'osier ; De cette verte olive, en ovale allongée, Qui vient de Picenum en barils bien rangée. Ton sanglier vint seul. C'était un marcassin Qu'un nain eût terrassé d'un revers de sa main ? Rien, absolument rien, ne lui servait d'escorte. Le convive surpris attend que l'on apporte Les mets que d'ordinaire on sert en un festin ; C'est en vain qu'il espère ; il fait le rôle enfin D'un spectateur au cirque, alors que l'on amène Un sanglier qui doit figurer dans l'arène. Après un tel méfait, que jamais cuisinier, Mancinus, devant toi ne serve un sanglier ; Mais pour nous venger mieux, qu'on te serve toi-même A celui dont la dent déchira Charidême. [1,45] XLIV Une page plus courte et une plus longue décrit la course folâtre du lièvre et les jeux du lion : je fais deux fois la même chose. Si sela, Stella, te semble de trop, sers moi deux fois aussi du lièvre. [1,46] XLV. Pour que tout le soin que j'ai pris pour mes petits livres ne périsse pas, ajoutons donc : "ton d'apameibomenon." [1,47] XLVI. Hedyle, quand tu me dis : "Je me dépêche, fais ce que tu as à faire" : aussitôt je débande et je suis tout mou. Je te demande de ne pas aller si vite : j'irai moi-même plus vite si je suis retenu. Hedyle, si tu te dépêches, dis-moi de ne pas me dépêcher. [1,48] (XLVII) ROCH, LE MEDECIN. Roch, jadis médecin, met en terre les morts Ce qu'il fait aujourd'hui, Roch le faisait alors. [1,49] XLVIII Les dompteurs n'ont pu arracher de la gueule des taureaux cette proie fugitive : un lièvre qui va et vient : et ce qui est plus étonnant encore, il sort plus rapide de la gueule de son ennemi, et il emporte quelque chose d'une si grande noblesse. Il n'est pas plus en sûreté quand il court dans l'arène déserte et la cage où on l'enferme ne le garde pas aussi fidèlement. Si tu cherches, lièvre téméraire, à éviter les morsures des chiens, tu as pour te réfugier la gueule d'un lion. [1,50] (XLIX) A LICINIEN, SUR SON DÉPART POUR L'ESPAGNE. Toi, l'orgueil et l'amour de notre belle Espagne, Et dont le nom toujours y doit être cité, Tu vas donc visiter cette antique cité Qui couronne le front d'une haute montagne, Bilbilis, si féconde en rapides coursiers, Et qui consacre à Mars ses bruyants ateliers ; Tu vas donc voir ce site et riant et terrible, Le Caunus ceint de neige, et ce Vadavéron Que ses flancs escarpés rendent inaccessible ; Et plus loin, sur un sol tapissé de gazon, Les vergers de Botrode, et leur ombre paisible ; Le tiède Congédus et ses lacs tempérés, Dans tous les temps aux nymphes consacrés, Tu les traverseras doucement à la nage. Amolli par le bain, retrempe ton courage Dans les eaux du Xalon, où, brusquement plongé, Le fer en dur acier à l'instant est changé. Tout près de Voberta, la fort giboyeuse Te promet une chasse aisée autant qu'heureuse ; Tranquillement assis pour apaiser ta faim, Là, tu verras la proie accourir sous la main. Du Tage au sable d'or, les rives solitaires Ont pour toi des abris contre les feux du jour ; Dircenne et Néméa t'offriront tour à tour, Pour étancher ta soif, leurs eaux froides et claires. Mais quand l'hiver ; le front ceint de frimas, Environné de son hideux cortège, Te rendra les brouillards, l'aquilon et la neige, Tu reviendras, cherchant de moins âpres climats, Habiter Tarragone et ta Lalétanie. Là des plus doux plaisirs s'embellira ta vie ; Ta main immolera le daim pris dans tes rets, Et le dur sanglier nourri dans tes forts. Mais, laissant ton fermier lancer le cerf agile, Tu montes un coursier vigoureux et docile ; Et tu cours, franchissant plaines, fossés, guérets, Forcer un lièvre adroit, éventer ses secrets. A ta voix, descendus de la forêt voisine, Le chêne, le bouleau, garniront ton foyer, Où se roule et s'ébat une troupe enfantine Qui doit le jour à ton vieux métayer. Arrive à ton signal ton compagnon de chasse, Un bon voisin dans l'instant invité, Qui, t'escortant chacun de son côté, A la table prennent leur place. Dans ta maison jamais tu n'aperçois Du client la robe importune. Ni la chaussure à demi-lune, Ni le manteau de pourpre à Tyr trempé deux fois ; Loin de toi les huissiers à voix malencontreuse, Le client éploré, la veuve impérieuse ! Nul accusé tremblant ne hâte ton réveil, Qui jamais ne prévient le retour du soleil. Qu'un autre, épris d'un vain suffrage Achète au prix de son repos D'un vulgaire insensé les stériles bravos ; Toi, dans ton paisible ermitage Tu vois en pitié son erreur ; Et tandis que Sura de Rome obtient l'hommage, Libre d'ambition, tu jouis du bonheur Qu'on goûte au gîte après un long voyage. Celui qui voit sa vie assez riche en succès, Du reste de ses jours peut disposer en paix. [1,51] L. Aemilianus, si on appelle ton cuisinnier Mithyllos, pourquoi ne pas appeler le mien Taratalla ? [1,52] LI. Ce n'est pas la nuque qui fait de cruels lions, à moins qu'elle ne soit énorme : pourquoi, lièvre prétentieux, fuis-tu ces machoires ? Tu voudrais sans doute qu'elle descendent vers toi de ces taureaux puissants et qu'elle brisent un cou qu'elles ne voient pas. Tu ne dois pas espérer la gloire de ce merveilleux destin : tendre proie, tu ne peux mourir de la part d'un tel ennemi. [1,53] (LII) A QUINCTIANUS. Sous ton illustre patronage, Quinctianus, je place mon ouvrage ; Si je puis dire mien un livre qu'aujourd'hui Un poète impudent affirme être de lui ; En esclave à sa loi s'il prétend le soumettre, Dis que j'en suis le seul et légitime maître. Tu n'auras pas deux ou trois fois Hautement proclamé ton puissant témoignage, Que l'imposteur, plissant à ta voix, Ira cacher dans l'ombre et sa honte et sa rage. [1,54] (LIII) A FIDENTINUS. Fidentinus, dans mon ouvrage De toi tu glissas une page, Une seule, mais, par malheur, De ton cachet si fortement empreinte, Qu'à l'instant même on peut, sans crainte De se tromper, en désigner l'auteur. Ainsi d'un vil manteau la misérable bure Gâte par son contact la pourpre la plus pure ; Ainsi de simple argile un vulgaire bocal Jure, placé trop près d'un vase de cristal ; Ainsi du noir corbeau le plumage sinistre Outrage la blancheur des cygnes du Caïstre ; Ainsi quand Philomèle, au retour du printemps, Par son harmonieuse plainte Du bois sacré fait retentir l'enceinte, L'aigre cri de la pie insulte à ses accents. Qu'ai-je besoin, pour venger mon ouvrage, De témoin ou de défenseur ? Ton délateur est ton propre passage ; Il t'accuse, il te crie : ô voleur ! ô voleur ! [1,55] (LIV) A FUSCUS. Veux-tu, Fuscus, m’accorder une grâce ? Si tu consens encore à te laisser aimer, Pour l’amitié, s’il reste en ton coeur une place, Permets-moi de la réclamer. De tes amis je sais que le nombre est immense, Et que très souvent les refus Sont le lot des derniers venus. Cependant j’ose encore conserver l’espérance ; Tous tes amis anciens furent nouveaux jadis ; Lorsque aujourd’hui de toi je sollicite Parmi les tiens la faveur d’être admis, Vois seulement, Fuscus, si je mérite De figurer un jour parmi tes vieux amis. [1,56] (LV) A FRONTON Toi qui, capitaine, orateur, De ta patrie es doublement à l’honneur, Fronton, tu désires entendre Ce qui de ton ami peut faire le bonheur : En deux mots je vais te l'apprendre. Un rustique manoir, un champêtre domaine Qui sans conteste m'appartienne, Un petit bois, un modeste jardin Que je cultive de ma main ; Peu de fortune, mais longue méridienne, Voilà, Fronton, pour être heureux, A quoi se bornent tous mes voeux. Voudrait-il habiter ces froids et longs portiques Que le marbre de Sparte incruste en mosaïque, Ou courir le matin, devançant le soleil, D'un dédaigneux patron saluer le réveil, Celui qui chaque soir, au retour de la chasse, Vis à vis d'un foyer, dont le feu le délasse, Non sans orgueil, étale ses filets Enrichis du gibier des champs et des forêts ; Qui voit prendre à sa ligne un poisson qui frétille, Et rapporte en triomphe ou la carpe ou l'anguille ; Qui, pour calmer sa soif par un doux hydromel, A l'amphore rougie emprunte l'or du miel, Pendant que du logis la rustique intendante Sur sa table boiteuse étale quelques mets, Un pur laitage, et des oeufs frais Cuits à propos sous la cendre brûlante Du foyer que son bois alimente sans frais ? Ne connaissez jamais cette heureuse existence, Vils esclaves des grands ! Adorez leur puissance, Et consacrez vos jours à des patrons ingrats : Que souhaiter de pire à qui ne m'aime pas ? [1,57] LVI Endommagée par des pluies continuelles, les vendanges sont trempées : même si tu le voulais, aubergiste, tu ne pourrais nous vendre du vin pur. [1,58] (LVII) A FLACCUS. Quelle maîtresse je voudrais Trop de facilité me lasse, Trop de difficulté me chasse ; Je n'aime l'un ni l'autre excès. [1,59] LVIII Pour un jeune esclave, le marchand m'a demandé cent mille sesterces : j'ai bien ri mais Phébus les a donné aussitôt. Cela rend triste ma verge et elle s'en plaint en elle-même. On loue Phébus à mes dépens. Mais sa verge a valu à Phébus deux millions de petits sesterces : donne-moi cette somme et j'achéterai à plus haut prix. [1,60] (LIX) A FLACCUS SUR LA SPORTULE. Avec tes cent quadrans, à Baya, cher Flaccus, Dans des bains somptueux ; j'éprouve la famine ; Rends-moi les bains obscurs de Lupus, de Grillus ; Tes bains sont beaux, très beaux ; mais il faut que je dîne. [1,61] LX Tu peux entrer, lièvre, dans l'ample gueule de ce farouche lion, cependant le lion considère ses machoires comme vides. Sur quel dos se ruer ou quelles épaules s'abattre ? Les profondes blessures des jeunes taureaux, où les faire ? Pourquoi fatigues-tu en vain le maître et le roi des forêts ? Celui-ci se nourrit uniquement des proies qu'il choisit. [1,62] (LXI) A LICINIEN, SUR LA PATRIE DE QUELQUES ÉCRIVAINS. Virgile est à jamais la gloire de Mantoue ; Vérone aime Catulle et son goût délicat ; Tite-Live, Flaccus, sont l'orgueil de Padoue ; Lucain, les deux Sénèque, ont illustré Cordoue Et Sulmone d'Ovide emprunte son éclat ; Sur les rives du Nil le nom d'Apollodore Retentira longtemps encore. Si Cadix s'applaudit de son cher Canius, De l'illustre Décianus A son tour Mérida s'honore. C'est sur toi, cher Licinien, Que notre Bilbilis fonde aujourd'hui sa gloire ; Puisse-t-elle à côté du tien Garder longtemps mon nom dans sa mémoire ! [1,63] (LXII) SUR LOEVINA. La chaste Loevina, d'un mari très austère Épouse encore plus sévère, Qui rappelait les moeurs des antiques Sabins Part avec son époux, et visite les bains Dont on vante partout la vertu salutaire. Tandis que de Baya le séjour enchanté De son humeur farouche adoucit l'âpreté, Voilà qu'au sein des eaux, d'un feu soudain surprise, Pour un jeune homme elle devient éprise, Et furtivement, sans éclats, Elle fuit son époux, accompagne les pas. Du nouveau Pâris qui l'emmène : Pénélope arrivée, elle est partie Hélène. [1,64] (LXIII) A CELER. D'un ouvrage que tu composes J’entends dire beaucoup de bien Lis-le moi? - Je n'en ferai rien. N'insiste point. - Pour quelles causes ? - Tu voudrais me lire le tien. [1,65] (LXIV) A POLLA. Nulle belle, on le sait, n'est plus belle que toi ; Plus riche, on en convient ; plus sage, je le crois Polla ; mais quand tu veux commander mon hommage, Tu n'es plus, à mes yeux, belle, riche ni sage. [1,66] LXV. Quand je dis "ficus", tu te moques comme si c'était un mot barbare et tu me demandes, Cécilianus, de dire "ficos". Je dirai "ficos" pour ce qui pousse sur un arbre et "ficus", Cécilianus, pour tes hémorroïdes. [1,67] (LXVI) CONTRE UN PLAGIAIRE. Plagiaire impudent, voleur de mes écrits, Qui crois que pour être poète Il suffit d'acheter un volume à vil prix, Reviens de ton erreur ; ce beau nom que l'on fête, Par or, ni par argent, ne fut jamais acquis. Crois-moi, va déterrer au fond d'un secrétaire Quelque rouleau chargé de bons ou mauvais vers, Vierge encore et connu seulement de son père ; Qui, sans avoir passé sous les yeux du vulgaire Ne fut encore visité que des vers. Un livre publié ne change plus de maître. Mais si tu cherches bien, peut-être Tu trouveras sur ton chemin Un volume nouveau, dont les soins d'un libraire N'ont encore poncé ni rougi le vélin. Qu'on te le cède, mais sous le sceau du mystère, Puis, chez toi, de ton nom va couvrir ton larcin. Voilà tout le secret : celui dont l'impuissance Veut s'illustrer par l'ouvrage d'autrui, Traitant avec l'auteur, doit acheter de lui Son livre et surtout son silence. [1,68] LXVII "Tu es un homme trop libre" me dit toujours Ceryle. Ceryle, qui dit de toi : "Tu es un homme libre" ? [1,69] LXVIII. Quoi que fasse Rufus, pour Rufus il n'y a rien sauf sa Naevia. Si il rit, si il pleure, si il se tait, c'est d'elle qu'il parle. Il mange, il boit, il demande, il dit oui, il dit non : il n'y a qu'une personne : Naevia. Si Naevia n'est pas là, il sera muet. Hier comme il écrivait à son père : "Naevia, ma lumière, dit-il, Naevia mon rayon, salut" - Naevia lit et se met à rire en baissant la tête. Il n'y a pas qu'une seule Naevia : à quoi bon, cher ami, devenir complètement cinglé. [1,70] (LXIX) PLAISANTERIE SUR CANIUS. A Térente on a vu longtemps un PAN rieur; Canius aujourd'hui se fait son successeur. [1,71] A SON LIVRE. (LXX) Pars, mon cher livre, et sans retard Cours au bel hôtel de Procule, Et répète-lui, de ma part, Du salut la simple formule, Mon tribut de chaque matin. Crains-tu de te perdre en chemin ? Du long trajet que tu dois faire Écoute et suis l'itinéraire Longe le temple de Castor, Ensuite celui des Vestales, Puis, franchissant dans ton essor Du Mont-Sacré les hautes dalles, Tu verras l'auguste palais Où partout le marbre et l'ivoire De notre prince offrent les traits. Où tout nous parle de sa gloire. Admire en passant la grandeur De cette statue imposante, Dont le soleil, de sa splendeur, Revêt la tête rayonnante, Et dont celle qu'à Rhode on vante Pourrait envier la hauteur. Dirige-toi vers la chapelle Où le vin coule pour Bacchus ; Plus loin est le dôme où Cybèle Est peinte avec ses attributs Au milieu de sa cour fidèle. Enfin, à gauche tu verras S'élever le noble portique De l'édifice magnifique Où doivent s'adresser tes pas. Jamais le sourire ironique Ni l'insolence des valets N'en prétend défendre l'accès. On ne trouve pas dans la ville Maison d'un abord plus facile, Ni plus accessible aux auteurs Apollon et ses doctes soeurs Y trouvent leur plus cher asile. Si l'on te demandait pourquoi, Au lieu de venir avec toi, Ton maître ce matin s'absente, L'excuse aussitôt se présente : C'est que ces vers, bons ou mauvais, Qu'avec son salut il vous donne, Procule, il ne les eût point faits S'il eût dû venir en personne. [1,72] LXXI Qu'on boive six coupes pour Laevia, sept pour Justina, cinq pour Lycas, quatre pour Lyde, trois pour Ida. Qu'on verse autant de Falerne qu'il y a de lettres chez toutes mes amies et puisqu'il n'en vient aucune, viens donc pour moi, Sommeil ! [1,73] (LXXII) A FIDENTINUS. Tu m'as volé mes vers, et tu te crois poète ; Tu veux même passer pourtel ; eh ! pourquoi non ? Ainsi fait Lycoris, quand la vieille coquette, Plus noire qu'une mûre en l'arrière-saison, Se croit belle du vermillon Et des lis qu'au matin lui fournit sa toilette ; Telle encore, quand, ses dents viennent à la quitter, Églé, qui sait bientôt en réparer l'absence, En souriant exprès, montre avec complaisance Le râtelier qu'elle vient d'acheter. Fidentinus, malgré ton impuissance, Sois-donc poète si tu veux. Comme lorsque le Temps, qui dépouille ta nuque, Aura jusqu'au dernier emporté tes cheveux, Nous te verrons d'une jeune perruque Couvrir la nudité de ta tête caduque. [1,74] (LXXIII) A CAECILIANUS. Quand ta femme de près n'était pas observée, Nul ne l'eût seulement voulu toucher du doigt ; Depuis qu'elle est par toi mise en chartre privée, Elle a nombre d'amants ; tu n'es pas maladroit. [1,75] (LXXIV) A PAULA. On le disait bien votre amant, Mais on n'en avait pas la preuve ; Vous l'épousez, à peine veuve : Or, niez-le donc maintenant ! [1,76] (LXXV) SUR LINUS. A Linus, qui voudrait m'emprunter cent écus, J'en vais donner cinquante, et gagne le surplus. [1,77] (LXXVI) A FLACCUS. O toi le tendre objet de ma sollicitude, Digne fils de Padoue et son plus cher espoir, Remets à d'autres temps les douceurs de l'étude, Les muses, leurs concerts. Que peux-tu recevoir Pour prix de tes travaux, sinon l'ingratitude ? A des dieux indigents c'est trop sacrifier ; Tourne-toi vers Pallas. Seule elle peut payer Tous les soins qu'on lui rend ; grâce à son opulence, Les mortels et les dieux sont sous sa dépendance. Fais-lui la cour : crois-moi, cultive l'olivier ; Tu verras ses rameaux, courbés sous leurs richesses, De leurs fruits dans ton sein épancher les largesses. Laisse à Bacchus son lierre, à Phébus son laurier. Que t'offre l'Hélicon ? Des eaux et des ombrages, Une lyre, des fleurs, d'infructueux suffrages. Pourquoi chercher si loin le Permesse et Cirrha ? Le Forum est plus près : Plutus réside là ; De l'or et de l'argent là le doux son nous flatte ; Tandis que sur la scène, ou d'une chaire ingrate, On n'entend retentir que le bruit des bravos Dont on croit trop payer nos pénibles travaux. [1,78] LXXVII Charinus se porte bien et pourtant il est tout pâle. Il boit peu et pourtant il est tout pâle. Charinus mange bien et pourtant il est tout pâle. Charinus se met au soleil et pourtant il est tout pâle. Charinus se maquille et pourtant il est tout pâle. Charinus lèche un con et pourtant il est tout pâle (il n'en rougit pas). [1,79] (LXXVIII) SUR FESTUS. Depuis longtemps en proie à l'ulcère malin Qui lui ronge la gorge et gagne sa figure, Le généreux Festus, l'oeil sec, le front serein, A ses amis en pleurs déclare le dessein Qu'il a formé d'abréger sa torture ; Mais il rejette avec dédain Du poison la ressource obscure, Et le supplice de la faim. Il veut par une digne fin Couronner une vie irréprochable et pure. Romain il a vécu, sa mort est d'un Romain. De Caton, qu'on nomme divin, On vante le trépas ; mais on peut, sans injure, Lui préférer Festus : car de César, enfin, Festus était l'ami : sa gloire en est plus pure. [1,80] LXXIX Tu plaides toujours des procès, Attalus, et tu gagnes toujours de l'argent. Même s'il n'y a rien à plaiser, Attalus, tu plaides toujours. Si procès et affaires manquent, tu conduis, Attalus, des mules. Attalus, de peur qu'il n'y ait plus tien à plaider, rends l'âme. [1,81] (LXXX) SUR CANUS. La nuit même où Canus subit la loi commune, Quoique malade, il tenait bon pourtant ; Il voulut la sportule : on l'apporte ; à l'instant Il meurt, mais de regret de n'en avoir eu qu'une. [1,82] (LXXXI)A SOSIBIEN. Tu naquis d'un esclave, et n'en fais pas mystère Quand du nom de patron tu désignes ton père. [1,83] LXXXII. Ce portique qui s'était écroulé au milieu d'un nuage de poussière expose ses immenses ruines : en s'écroulant il a manqué de provoquer une catastrophe ! Régulus venait à peine de se promener sous son toit et de se retirer quand il céda sous son propre poids. Quand il n'a plus craint pour son maître, le portique s'est écroulé sans le blesser et sans dommage. Après la crainte d'une telle plainte, Régulus, qui pourrait nier que les dieux ne prennent pas soin de toi, eux qui t'ont laissés sain et sauf après une telle catastrophe ? [1,84] (LXXXIII) CONTRE MANNA. Un chien lécha à Manna la bouche et la figure, Pourquoi s'en étonne ? le chien aime l'ordure. [1,85] LXXXIV. Quirinalis ne pense pas se marier alors qu'il voudrait des enfants : il a trouvé le moyen d'y remédier. Il baise les servantes et remplit la maison, les champs de petits esclaves chevaliers. Quirinalis est un vrai Pater familias. [1,86] LXXXV. Un crieur public spirituel vendait des coteaux bien cultivés et de beaux arpents de terre suburbaine. "Il se trompe, dit-il, si quelqu'un croit que Marius est obligé de vendre : il n'a pas de dettes, bien plus il prête de l'argent" - "Quelle est donc la raison de sa vente ?" - Il a perdu ici tous ses esclaves, son bétail et ses revenus : c'est pourquoi il n'aime plus l'endroit." Qui aurait mis un prix à moins de vouloir perdre ses biens ? Ainsi Marius n'a pu vendre son champ malfaisant. [1,87] (LXXXVI) SUR UN VOISIN INSOCIABLE. Nonus est mon proche voisin, Et ma maison est si près de la sienne Que par la fenêtre, au matin, Nous pourrions, sans beaucoup de peine, Nous donner le bonjour et nous serrer la main. Qui n'envierait cette bonne fortune, Qui de nos deux maisons semble n'en faire qu'une, Et qui permet que deux amis A chaque instant soient réunis ? Eh bien ! Terentius qui gouverne Siène, Et, sur la plage égyptienne, De Rome en ce moment fait respecter la loi, N'est pas plus séparé de moi. L'un à l'autre étrangers, pour le voir, pour l'entendre Je ne sais plus bientôt comment m'y prendre ; On n'est pas à la fois et plus près et plus loin. Afin donc d'en finir, je crois qu'il est besoin Que l'un de nous deux déménage, Et qu'emportant avec lui son bagage, Il cherche à l'écart quelque coin Pour ne point voir Nonus de votre vie entière, Faites-vous son voisin, ou bien son locataire. [1,88] (LXXXVII) CONTRE FESCENNIA. Quand ton haleine accuse un excès de la veille, Comme palliatif, ton docteur te conseille De menthe une pastille au matin prise à jeun : Pour un instant ta lèvre en reçoit le parfum ; Mais son effet est nul quand un levain acide De ton estomac chasse une vapeur fétide. De plus, le souffle impur de ta bouche exhalé N'en est que plus infect; à des parfums mêlé, Et s'étend plus au loin. Laisse là ta finesse, Crois-moi : c'est déjà trop que l'odeur de l'ivresse. [1,89] (LXXXVIII) SUR ALCIMUS. Alcime, enfant chéri, qu'à mes embrassements La mort vient de ravir à la fleur de tes ans, Sous ce tertre léger dors d'un sommeil tranquille ! Ma tendresse a choisi pour ton dernier asile, Non loin de mon séjour, ce pré semé de fleurs, Qu'à défaut de rosée humecteront mes pleurs. Reçois de moi, non pas un tombeau de porphyre, Ni ces vains monuments que le temps peut détruire ; Mais des buis, de l'ombrage, un autel de gazon : Voilà le mausolée oie doit vivre ton nom. Lorsqu'au sombre manoir il me faudra descendre, Je n'en demande pas un autre pour, ma cendre. [1,90] (LXXXIX) SUR CINNA. A tout Cinna met du mystère, Il vient vers vous à petits pas Pour vous raconter, mais bien bas, La nouvelle la plus vulgaire. A votre oreille, en grand secret, Il pleure, chante, rit, se plaint, crie ou se tait. Sans doute il faut qu'habitude pareille Chez lui soit incurable, car, Ce matin encore, à l'oreille Il me faisait l'éloge de César. [1,91] XC. Parce que jamais je ne te voyais, Bassa, d'hommes avec toi et parce que personne ne racontait que tu étais une débauchée et que tu étais entourée de gens de ton sexe pour te servir et que jamais un homme ne t'approchait, j'avoue que tu me paraissais une Lucrèce. Mais, horreur ! c'est toi, Bassa, qui était le baiseur. Tu oses accoupler des cons identiques et un prodigieux clitoris te fait ressembler à un homme. Tu as imaginé une monstruosité digne de l'énigme de Thèbe : ne pas avoir besoin d'homme pour être adultère. [1,92] (XCI) CONTRE LAELIUS. Tu critiques mes vers sans publier les tiens Mets donc les tiens au jour, ou laisse en paix les miens. [1,93] XCII Souvent Cestos se plaint de ses beaux yeux mouillés que tu le touches de ton doigt, Mamurianus. Pas besoin de doigt : possède Cestos en entier si c'est de cela dont tu as besoin, Mamurianus. Mais tu n'as pas de foyer ni même le bois d'un lit dégarni, ni de coupe dépareillée comme chez Chione ou Antiope. Si un manteau usé et rempli de tâches te pend sur les reins, si une casaque gauloise recouvre une moitié de tes fesses, si tu te nourris seulement de l'odeur d'immondes cuisines et si tu bois, accroupi, une eau immonde avec les chiens, j'enfoncerai mon doigt non dans ton cul (et ce n'est pas un cul ce qui ne chie plus depuis longtemps) mais dans l'oeil qui te reste. Ne va pas dire que je suis jaloux ou malveillant. Marianus, sodomise, mais le ventre plein. [1,94] (XCIII) SUR AQUIN. Près de son cher Fabrice, Aquin gît aujourd'hui, Qui partant le premier, voulut de l'Élysée Lui ménager l'accès par une pente aisée. Trop heureux, maintenant il dort auprès de lui ; Au pied d'un double autel, un marbre funéraire Exalte leurs exploits, leur haut rang militaire : C'est trop borner leur gloire ; à leurs devoirs soumis, On les a vus rivaux sans cesser d'être amis, Mérite dont le monde, hélas ! ne parle guère. [1,95] XCIV Tu chantais mal, Aeglé, pendant que tu te faisais baiser. Maintenant tu chantes bien : tu n'es plus baisable. [1,96] (XCV) CONTRE HÉLIUS. Quand cesseras-tu de brailler Et d'interrompre mon affaire ? - Moi ? je fais ici mon métier ; Payez-moi bien, je vais me taire. [1,97] XCVI. Mon vers, si cela ne t'ennuie pas et si cela ne t'est pas pénible, nous allons dire quelques paroles à l'oreille de notre cher Maternus pour qu'il soit seul à les entendre. Cet amateur de tristes manteaux, revêtu de laine bétique ou habillé de blanc, qui considère que ceux qui sont vêtus d'écarlate ne sont pas des hommes, qui appelle vêtements de femmes les vêtements violets, loue les couleurs naturelles, porte uniquement des couleurs sombres et a des moeurs efféminées. On te demandera d'où me vient ce soupçon d'homme efféminé. On prend son bain ensemble : il a les yeux baissés mais il dévore du regard les débauchés et regarde leurs verges sans un mouvement de lèvres. Tu me demandes de qui je parle ? Son nom m'échappe. [1,98] (XCVII) CONTRE L'AVOCAT NOEVOLUS. Lorsqu'un conflit de voix assourdit l'audience, Noevole parle, parle, et ne déparle pas. Il renforce sa voix, allonge ses grands bras, Et se donne sans frais un renom d'éloquence. Mais tout à coup voilà qu'un absolu silence Au barreau rentre par hasard : Allons, Naevole, à toi ! fais briller ta science, Ou tu n'es à mes yeux qu'un ignorant bavard. [1,99] (XCVIII) A FLACCUS , CONTRE UN PLAIDEUR. Un dit que Diaulus le plaideur a la goutte ; - Est-ce aux pieds? - Je ne sais ; mais à ses avocats Il ne donne rien. - En ce cas, Je le vois, c'est aux mains, sans doute. [1,100] (XCIX) CONTRE L'AVARE CATENUS. Lorsqu'à peine tes revenus S'élevaient à deux mille écus, Je te voyais généreux, noble, affable, Menant une vie honorable ; Et les amis qui, toujours bien reçus, Venaient souvent prendre place à ta table, T'en souhaitaient vingt mille et plus. Cette somme, en moins d'une année, Les Dieux, touchés de nos voeux assidus, Par quatre ou cinq décès soudain te l'ont donnée ; Toi ; comme si le ciel, au lieu de t'envoyer Pareille aubaine à tes biens l'eût ravie, Réformant ton genre de vie, Tu pris celui d'un sordide usurier. Telle est depuis lors ta lésine, Que quand ta vanité mesquine Une fois l'an, non sans regret, Pour quelques vieux amis veut bien se mettre en frais, La dépense de ta cuisine, J'en suis certain, n'excède pas Cinq ou six misérables as. Pour te récompenser de ta munificence. Puissent les Dieux encore décupler ta finance ! Bientôt, suivant le même train, nous te verrons mourir de faim. [1,101] (C) SUR LA VIEILLE AFRA. De maman, de papa, les mots jadis charmants, Aujourd'hui dans ta bouche, Afra, cessent de plaire, Quand des papas et des mamans Toi-même peux passer pour être la grand-mère. [1,102] (CI) SUR DÉMÉTRIUS. De mes écrits longtemps le seul dépositaire, Dont la main aux Césars n'était point étrangère, Démétrius expire à la fleur de ses ans ; A peine il avait vu naître dix-neuf printemps : Frappé d'un noir fléau, lorsqu'il allait s'éteindre. Esclave encore, il parut craindre D'en emporter le titre au séjour de Pluton. De tous mes droits alors je lui fis l'abandon, Heureux si mon bienfait l'eût pu rendre à la vie ! Il en sentit le prix, et sa voix affaiblie Me dit : Je suis-donc libre ! adieu, mon cher patron ! [1,103] (CII) A LYCORIS. L'artiste qui t'a peint cette mère d'amour, A Minerve, je crois, voulut faire sa cour. [1,104] (CIII) CONTE SCOEVOLE. Oh! si des Dieux un jour la faveur indulgente Me daignait envoyer vingt mille écus de rente, Nous répétait Scaevole, alors maigre rentier, Avant qu'il eût atteint au rang de chevalier, Que j'aimerais à vivre une vie honorable ! Que d'amis tous les jours prendraient place à ma table ! Comme je jouirais ! Quel mortel plus heureux ? Les Dieux, trop complaisants, ont exaucé ses voeux, Sa robe, depuis lors, n'est plus qu'une guenille, Et son manteau râpé qu'une sale mandille ; Dix fois de ses souliers bâillants et racornis L'alène a rapproche les ignobles débris. Qu'on lui serve à dîner quelques fruits de Minerve, De dix il en prend cinq; le reste il le réserve. Sur le repas du jour il vit le lendemain. Il ose boire à peine, encore de quel vin ! Des pois bouillis, des noix, voilà toute la chère Qui compose aujourd'hui son chétif ordinaire. Triple fourbe ! affronteur ! misérable fripon ! Devant les tribunaux viens nous rendre raison ! Viens apprendre comment l'honnête homme doit vivre ; Prends le train que jadis tu promettais de suivre, Faussaire ! ou rends aux Dieux, de ta crasse lassés, Leurs stériles bienfaits, chez toi si mal placés. [1,105] CIV. Le léopard porte un joug charmant sur son cou tachetée, les tigres féroces supportent avec patience le fouet, les cerfs mordent les mors en or, les ours de Libye obéissent aux freins ; aussi grand que celui qui, dit-on, ravagea Calydon, un sanglier obéit au licou de pourpre, d'affreux bisons traînent des chars de guerre et, docile aux ordres de son maître noir, l'éléphant ne refuse pas d'exécuter des danses gracieuses. Qui ne croirait pas à des spectacles de dieux ? Et pourtant on les considère comme peu de choses quand on voit les humbles chasses des lions que fatigue la crainte des lièvres rapides. Ils les laissent aller, les reprennent, les caressent après les avoir saisis, et dans leur gueule leur proie est en grande sécurité. Ils se plaisent à leur donner une gueule desserrée et par où ils peuvent passer, et à retenir craintivement tant ils ont peur de briser une proie si tendre ; et cela, au moment même où ils viennent de terrasser des taureaux. Cette clémence ne provient pas du dressage, mais les lions savent bien au service de qui ils sont. [1,106] CV. Ovidius, chaque fois que ce qui pousse dans les champs de Momentum veillit longtemps, sa vieillesse chargée d'années lui enlève ses qualités et son nom. N'importe quelle amphore peut s'appeler vieille. [1,107] (CVI) RUFUS. D'où te vient cet air sombre, et quel sujet nouveau, Quand tout nous rit à table, offusque ton cerveau ? Toujours morne et pensif, si quelque camarade Te provoque et te verse une large rasade, Tu bois le quart d'un verre, encore trempé d'eau Je crois te deviner : Naevia la danseuse, Vive, folâtre et grande prometteuse, Mais à qui la mémoire échappe assez souvent T'a promis de venir égayer la soirée ; Elle n'est pas venue, et, partout désirée, Elle est allée ailleurs déployer son talent. Oui, voilà le chagrin, ami, qui te possède ; Mais on peut le calmer. Contre, un tourment pareil, Appelle Bacchus à ton aide ; Ne le ménage point : ton souverain remède, C'est de bon vin d'abord, et puis un long sommeil. [1,108] (CVII) A LUCIUS JULIUS. Tu n'es qu'un paresseux, me dites-vous souvent ; Écris, compose-nous quelque ouvrage important. - Ami, donnez-moi donc l'existence facile Que Mécène créa pour Horace et Virgile ; Par quelque écrit, peut-être, on me verra, comme eux, A la postérité transmettre un nom fameux. Le taureau se refuse à des labeurs stériles, Et garde ses sueurs pour des terrains fertiles. [1,109] (CVIII) A GALLUS. Ta maison, cher Gallus, est vaste et magnifique, Mais située en de lointains quartiers ; Et mon logis, à moi, touché presque aux lauriers Dont Agrippa jadis décora son portique. C'est là qu'en paix j'achève de vieillir. Chaque matin m'en voit partir Pour t'offrir un salut consacré par l'usage. Tu vaux bien que plus loin on aille te trouver, Sans doute ; mais pour toi c'est un faible avantage Qu'un seul client de plus présent à ton lever ; C'en est un grand pour moi qu'éviter ce voyage. Vers la chute du jour, ou peut-être plus tard, En personne j'irai te porter mon hommage : Mon livre, ce matin, te le rend de ma part.. [1,110] (CIX) SUR LA PETITE CHIENNE DE PUBLIUS. Florette est gentille, mignonne, Plus agaçante et plus friponne Que le moineau par Catulle chanté. Les doux baisers qu'à son ramier fidèle Donne la tendre tourterelle, Moins que les siens ont de suavité ; Et les caresses ravissantes Des vierges les plus innocentes N'ont pas autant de pureté. Près d'elle le rubis, l'opale, Le diamant, la perle orientale, Cessent d'être aussi précieux ; Elle efface ou du moins égale Tout ce qui brille sous les cieux. Elle est de Publius la compagne et l'idole, Et partage avec lui sa joie ou son plaisir : Si quelque mal vient la saisir, A son ami qui la console, Par un regard, par un soupir Elle répond ; il semble, en l'entendant gémir, Qu'elle ait le don de la parole. Modèle de fidélité Près du sein de son maître au lit elle se pose, Et là, paisible elle repose Avec tant d'immobilité, Qu'on croirait son souffle arrêté. Mais si quelque besoin la presse, Amante de la propreté, De peur de rien gâter, avec délicatesse Sa patte le réveille ; il la prend, et du lit A terre la dépose ; un seul instant suffit, Et Florette a repris sa place accoutumée. Étrangère à l'amour, sa pudeur alarmée Repousse les amants : nous ne lui trouvons pas Un digne compagnon pour de tendres ébats. Publius, qui du sort craint la fatale injure, Pour ne point en un jour voir périr tant d'appas, A voulu qu'un portrait conservât sa figure ; C'est une autre elle-même ! et, lorsque la peinture Avec l'original est placée en regard, On se dit : toutes deux sont l'ouvrage de l'art, Ou toutes deux celui de la nature. [1,111] (CX) A VÉLOX. Mon style, selon toi, n'est pas assez précis. Tu n'écris jamais rien : le tien est plus concis. [1,112] CXI. Puisque ton renom et le souci que tu as des dieux égalent ta sagesse et que ta piété n'est pas moindre que ton intelligence, Régulus, celui qui s'étonne que l'on t'offre un livre et de l'encens, ignore ce que c'est de donner un cadeau à ceux qui le mérirent. [1,113] (CXII) CONTRE PRISCUS. Priscus, avant de te connaître, Je t'appelais mon roi, mon maître ; Maintenant que je te connais, Tu ne seras pour moi que Priscus désormais. [1,114] CXIII. Tout ce que j'ai produit dans ma jeunesse et jadis dans mon enfance, ces enfantillages dont je ne me souviens plus, si tu veux perdre ton temps et si tu t'ennuies, lecteur, demande-les à Quintus Valerianus Pollion. Mes bagatelles, grâce à lui, ne prériront pas. [1,115] (CXIV) A FAUSTINUS. Faustinus, ce bosquet, ce modeste jardin, Ce pré, ce petit champ qui du tien est voisin, Faenius en a fait un tombeau de famille ; C'est là qu'il a placé les restes de sa fille. Sur ce tombeau sacré dont il est le gardien, D'Antulle on lit le nom ; que n'y lit-on le sien ! Un père le premier chez Pluton doit descendre, C'est le droit de son âge ; et le ciel, cette fois, Sembla, frappant sa fille, intervertir ses lois. Il veut qu'il vive ; il vit pour honorer sa cendre. [1,116] (CXV) CONTRE PROCILLUS. Procillus, j'ai touché le coeur D'une beauté sensible et tendre, Jeune, riche, et dont la fraîcheur De la neige et du lis ternirait la blancheur. Mais quoi ! déjà tu cesses de m'entendre ; Je te vois changer de couleur, Et tu sembles prêt à te pendre ! Écoute encore : l'amour, dont je subis les lois, Pour un tout autre objet détermine mon choix. Ses dents sont plus noires qu'ébène ; Sa peau, qui ressemble à la poix, A la suie, au corbeau ne le cède qu'à peine ; Tel est l'objet qui me tient dans ses lacs ; Si je te connais bien, Procillus, tu vivras. [1,117] CXVI. Ce bois et ces beaux arpents de sol cultivé, faenius les a consacré à l'honneur éternel de cendres. Dans ce tombeau se trouve Antulla ravie trop tôt aux siens ; il servira de tombeau aux deux parents. Si quelqu'un veut cette petite terre, je lui dis de ne pas y penser : il sera éternellement au service de ses maîtres. [1,118] (CXVII) CONTRE LUPERCUS. Te rencontré-je à mon passage ; Aussitôt tu me dis : Mon ami, voudrais-tu Demain par ton valet m'envoyer ton ouvrage, Que je te renverrai dès que je l'aurai lu ? - Mon cher, à cet enfant épargne le voyage : De chez toi le trajet est long jusque chez moi ; De plus, il faut gravir jusqu'au troisième étage. Ce que tu veux avoir n'est pas bien loin de toi. Le quartier d'Argilet est dans ton voisinage, Tu prends par là bien souvent ton chemin. Au marché de César se trouve un magasin Dont la façade, en très gros caractères, Offre, affiché, le nom de mes confrères Et sans doute le mien ; tu n'iras pas plus loin. De t'informer pour t'épargner le soin, Chez Attrectus (c'est le nom du libraire) Demande un Martial : du deuxième rayon Ou du premier tu le verras extraire De mon ouvrage un exemplaire Bien poncé, revêtu d'un brillant vermillon ; Et cinq deniers termineront l'affaire. Mais c'est beaucoup, dis-tu, que cinq deniers ! Et tu ne les vaux pas ! -J'en conviens volontiers : Garde donc ton argent et laisse le libraire. [1,119] (CXVIII) A CAECILIANUS. Cent épigrammes sans dormir ! Lecteur, si tu soutiens l'épreuve. De ton courage à tout souffrir Je ne veux point une autre preuve.