[5,0] LIVRE CINQ. [5,1] CHAPITRE I. Que Virgile est supérieur à Cicéron, sinon sous tous les rapports, du moins en ce qu'il excelle dans tous les genres de style; tandis que Cicéron n'a excelle que dans un seul. De la division du style en quatre et en deux genres. Eusèbe s'étant arrêté en cet endroit, afin de prendre un peu de repos, toute l'assemblée fut d'accord pour reconnaître dans Virgile l'orateur aussi bien que le poète, et l'observation aussi exacte des règles de l'art oratoire que de celles de la rhétorique. - Dis-moi, ô le premier des docteurs, dit Aviénus à Eusèbe, si l'on consent, comme il le faut bien, à mettre Virgile au rang des orateurs, maintenant, l’homme qui étudie l'art oratoire, lequel devra-t-il préférer, de Virgile ou de Cicéron? - Je vois, dit Eusèbe, ton intention, où tu prétends venir et m'amener c'est à établir, entre les deux écrivains, un parallèle que je veux éviter. Tu me demandes simplement lequel est supérieur à l'autre, afin que , de ma réponse à cette question, il en résulte nécessairement que l'un doive être plus étudié que l'autre. Mais je veux que tu me dispenses d'une décision si difficile et si grave. Il ne m'appartient pas de prononcer sur de si grandes questions; et quelle que dût être mon opinion, j'en appréhenderais également la responsabilité. J'oserai dire seulement, en considérant la fécondité si variée du poète de Mantoue, qu'il embrasse tous les genres d'éloquence, tandis que Cicéron n'a qu'une manière : son éloquence est un torrent abondant et inépuisable. Cependant, il est plusieurs manières d'être orateur. L'un coule et surabonde; l'autre, au contraire, affecte d'être bref et concis; l'un aime en quelque sorte la frugalité dans son style; il est simple, et d'une sobriété d'ornements qui va jusqu'à la sécheresse; l'autre ce complaît dans un discours brillant, riche et fleuri. Toutes ces qualités si opposées, Virgile les réunit; son éloquence embrasse tous les genres. - Je voudrais, dit Aviénus, que tu me fisses sentir plus clairement ces diversités, en me nommant des modèles. Eusèbe répondit: Il est quatre genres d'éloquence, le genre abondant dans lequel Cicéron n'a point d'égal; le genre concis, dans lequel Salluste est au-dessus de tous; le genre sec, dont Fronton est désigné comme le modèle; enfin le genre riche et fleuri, qui abonde dans les écrits de Pline le jeune, et de nos jours, dans ceux de notre ami Symmaque, qui ne le cède, sous ce rapport, à aucun des anciens : or ces quatre genres, on les retrouve dans Virgile. Voulez-vous l'entendre s'exprimer avec une concision qu'il est impossible de surpasser : « Les champs où fut Troie. » Voilà comment, en peu de paroles, il détruit, il efface une grande cité, il n'en, laisse pas seulement un débris. Voulez-vous l'entendre exprimer la même idée avec de longs développements : « Le dernier jour est arrivé, que l'inévitable destin assigna à la race de Dardanus ! Il n'est plus de Troyens; Ilion, qui fut leur gloire, a passé. Le cruel Jupiter a tout livré à Argos; les Grecs sont maîtres de la ville, que la flamme « consume.... O patrie ! ô Ilion, demeure des dieux ! ô remparts célèbres partant d'assauts que leur livrèrent les fils de Danaüs!... Qui pourrait raconter le deuil et les désastres de cette nuit? Quelles larmes pourront égaler de telles douleurs? Elle croule cette cité antique, qui fut reine pendant tant d'années ! » Quelle source, quel fleuve, quelle mer répandirent jamais plus de flots, que Virgile en cet endroit répand d'expressions? Je passe maintenant à un modèle de simplicité dans l'élocution : « Turnus, qui volait, pour ainsi dire, au-devant de son armée, à son gré trop tardive, arrive à l'improviste devant la ville, suivi de vingt cavaliers d'élite : il monte un cheval thrace, tacheté de blanc; il porte un casque doré, surmonté d'un panache rouge. » Voyez maintenant avec quels ornements, avec quelle richesse il sait exprimer, quand il veut, les mêmes choses : « Choré, consacré à Cybèle, et qui en fut autrefois le prêtre, se faisait remarquer au loin par l'éclat de ses armes phrygiennes; son cheval écumant s'agitait sous lui, décoré d'une peau brodée d'or, et garnie d'écailles de bronze, posées les unes sur les autres, comme les plumes sont sur l'oiseau; le fer étranger et la pourpre brillaient sur lui; il lançait des traits « fabriqués à Cortyne, avec un arc travaillé en Lycie. Il portait aussi une tunique brodée et des brodequins, à la manière des peuples barbares. » Vous venez de voir séparément des modèles de chaque genre de style en particulier. Voulez-vous voir maintenant comment Virgile sait les allier tous quatre, et former un tout admirable de leurs diversités : « Souvent il convient de mettre le feu aux champs stériles, et de livrer le petit chaume aux flammes pétillantes; soit que cette opération communique actuellement à la terre de nouvelles forces et produise un abondant engrais, soit que le feu consume les substances délétères et fasse exhaler l'humidité superflue, soit que la chaleur élargisse les pores et les filtres secrets à travers lesquels les plantes renouvellent leurs sucs; soit enfin qu'au contraire la terre, par l'action du feu, s'endurcisse et resserre ses fissures, en sorte que ni les pluies, ni l'action rapide et puissante du soleil, ni le souffle glacial et pénétrant de Borée, ne lui enlèvent sa substance. » Voilà un genre de style que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Il réunit tout: concision sans négligence, abondance sans vide, simplicité sans maigreur, richesse sans redondance. Il est encore deux autres genres de style différents dans leur couleur : l'un est sérieux et grave, c'est le caractère de celui de Crassus. Virgile l'a employé dans la réponse de Latinus à Turnus : « Jeune homme, votre âme est élevée ; mais plus votre courage est ardent, plus il me convient à moi de réfléchir mûrement, etc. » L'autre genre de style, au contraire, est audacieux, ardent, offensif. C'était celui d'Antoine; il n'est pas inusité dans Virgile : « Ce n'est pas ainsi que naguère tu parlais. Meurs, et va rejoindre ton frère. » Vous voyez que l'éloquence de Virgile se distingue par la réunion de la variété de tous les genres, que le poète opère avec tant d'habileté, que je ne puis m'empêcher d'imaginer qu'une sorte de prescience divine lui révélait qu'il était destiné à servir de modèle à tous. Aussi n'a-t-il suivi aucun autre modèle que la nature, mère de toutes choses, en la voilant; comme dans la musique l'harmonie couvre la diversité des sons. En effet, si l'on considère attentivement le monde, on reconnaîtra une grande analogie entre son organisation divine, et l'organisation divine aussi du poème de Virgile. Car, de même que l'éloquence du poète réunit toutes les qualités, tantôt concise, tantôt abondante, tantôt simple, tantôt fleurie, tantôt calme ou rapide, tout ensemble; de même aussi la terre, ici est ornée de moissons et de prairies, là hérissée de rochers et de forêts; ailleurs desséchée par les sables, plus loin arrosée par les sources, ou couverte en partie par la vaste mer. Pardonnez-moi cette comparaison; elle n'a rien d'exagéré; car si je prends dix rhéteurs parmi ceux qui fleurirent dans Athènes, cette capitale de l'Attique, je trouverai dans le style de chacun des qualités différentes; tandis que Virgile les aura réunies toutes en lui. [5,2] CHAPITRE II. Des emprunts que Virgile a faits aux Grecs; et que le plan de l'Énéide est modelé sur ceux de l'Iliade, et de l'Odyssée d'Homère. Évangelus prenant la parole dit ironiquement : - C'est très-bien, certainement, d'attribuer à quelque main divine l'ouvrage du paysan de Mantoue; car je ne craindrais pas d'assurer qu'il n'avait lu aucun de ces rhéteurs grecs dont tu as parlé tout à l'heure. Comment en effet un habitant du pays des Vénètes, né de parents rustiques, élevé au milieu des broussailles et des forêts, aurait-il pu acquérir la plus légère connaissance de la littérature grecque? - Eustathe - Prends garde, Évangelus, qu'il n'est aucun des auteurs grecs, même parmi les plus distingués, qui ait puisé dans les trésors de savoir de cette nation avec autant d'abondance que Virgile, ou qui ait su les mettre en oeuvre avec autant d'habileté qu'il a fait dans son poème. - Praetextatus - Eustathe, tu es prié de nous communiquer, sur ce sujet, tout ce que ta mémoire te fournira à l'instant. Tout le monde se joignit à Praetextatus pour adresser à Eustathe les mêmes sollicitations, et il commença en ces termes : Vous vous attendez peut-être à m'entendre répéter des choses déjà connues : que Virgile, dans ses Bucoliques, a imité Théocrite, et dans les Géorgiques, Hésiode; que, dans ce dernier ouvrage, il a tiré ses pronostics dés orages et de la sérénité, du livre des Phénomènes d'Aratus; qu'il a transcrit, presque mot à mot, de Pisandre, la description de la ruine de Troie, l'épisode de Sinon et du cheval de bois, et enfin tout ce qui remplit le second livre de l'Énéide. L'ouvrage de Pisandre a cela de remarquable entre tous ceux des poètes de sa nation, que, commençant aux noces de Jupiter et de Junon, il renferme toute la série des événements qui ont eu lieu depuis cette époque jusqu'au siècle de l'auteur, et qu'il forme un corps de ces nombreux épisodes historiques. Le récit de la ruine de Troie est de ce nombre, et l'on suppose que celui de Virgile n'est qu'une traduction littérale de celui de Pisandre. Cependant je passe sous silence ces observations et quelques autres encore, qui ne sont que des déclamations d'écolier. Mais, par exemple, les combats de l'Énéide ne sont-ils pas pris de l'Iliade, et les voyages d'Énée ne sont-ils pas imités de ceux d'Ulysse? Seulement le plan des deux ouvrages a nécessité une différence dans la disposition des parties; car tandis qu'Homère ne fait voyager Ulysse que lorsqu'il revient de la prise de Troie, et après que la guerre est terminée ; dans Virgile, la navigation d'Énée précède les combats qu'il va livrer en Italie. Homère, dans son premier livre, donne Apollon pour ennemi aux Grecs, et il place le motif de sa haine dans l'injure faite à son pontife. Virgile donne Junon pour ennemie aux Troyens; mais les motifs de la haine de la déesse sont de la création du poète. Une observation que je ferai sans y attacher beaucoup d'importance, quoique tout le monde, je crois, ne l'ait pas signalée, c'est que Virgile, après avoir promis, dès le premier vers, de prendre Énée à son départ des rivages troyens : - « (Je chante) celui qui, poursuivi par le destin, arriva le premier des bords troyens en Italie, et atteignit les rivages latins; » - lorsqu'il en vient à commencer sa narration, ce n'est point de Troie, mais de la Sicile qu'il fait appareiller la flotte d'Énée : « A peine leurs voiles joyeuses, perdant de vue la terre de Sicile, commençaient à cingler vers la haute mer. » - Ce qui est entièrement imité d'Homère, lequel évitant dans son poème de suivre la marche de l'histoire, dont la première loi consiste à prendre les faits à leur origine et à les conduire jusqu'à leur fin par une narration non interrompue, entre en matière par le milieu de l'action, pour revenir ensuite vers son commencement ; artifice usité par les poètes. Ainsi, il ne commence point par montrer Ulysse quittant le rivage troyen; mais il nous le fait voir s'échappant de l'île de Calypso, et abordant chez les Phéaciens. C'est là qu'à la table du roi Alcinoüs, Ulysse raconte lui-même sa traversée de Troie chez Calypso. Après cela, le poète reprend de nouveau la parole en son propre nom, pour nous raconter la navigation de son héros, de chez les Phéaciens jusqu'à Ithaque. Virgile, à l'imitation d'Homère, prend Énée en Sicile, et le conduit par mer jusqu'en Libye. Là, dans un festin que lui donne Didon, c'est Énée lui-même qui raconte sa navigation depuis Troie jusqu'en Sicile, en résumant en un seul vers, ce que le poète avait décrit longuement: « C'est de là que je suis parti pour venir, poussé par quelque dieu, aborder sur vos côtes. » Après cela le poète décrit de nouveau, en son propre nom, la route de la flotte, depuis l'Afrique jusqu'en Italie : « Cependant la flotte d'Énée poursuivait sa route sans obstacles. » Que dirai-je enfin? le poème de Virgile n'est presque qu'un miroir fidèle de celui d'Homère. L'imitation est frappante dans la description de la tempête. On peut, si l'on veut, comparer les vers des deux poèmes. Vénus remplit le rôle de Nausicaa, fille du roi Alcinoüs ; Didon, dans son festin, celui d'Alcinoüs lui-même. Elle participe aussi du caractère de Scylla, de Charybde et de Circé. La fiction des îles Strophades remplace celle des troupeaux du Soleil. Dans les deux poèmes, la descente aux enfers, pour interroger l'avenir, est introduite avec l'accompagnement d'un prêtre. On retrouve Épanor dans Palinure; Ajax en courroux, dans Didon irritée; et les conseils d'Anchise correspondent à ceux de Tirésias. Voyez les batailles de l'Iliade, et celles de l'Énéide, où l'on trouve peut-être plus d'art; voyez, dans les deux poèmes, l'énumération des auxiliaires, la fabrication des armes, les divers exercices gymnastiques, les combats entre les rois, les traités rompus, les complots nocturnes; Diomède, à l'imitation d'Achille, repoussant la députation qui lui est envoyée; Énée se lamentant sur Pallas, comme Achille sur Patrocle; l'altercation de Drancès et de Turnus, pareille à celle d'Agamemnon et d'Achille, (quoique, dans l'un des deux poèmes, l'un soit poussé par son intérêt, et dans l'autre par l'amour du bien public) ; le combat singulier entre Énée et Turnus, dans lequel, comme dans celui d'Achille et d'Hector, des captifs sont dévoués, dans l'un aux mânes de Patrocle, dans l'autre à ceux de Pallas : « En ce moment Énée saisit, pour les immoler aux ombres infernales, quatre jeunes gens fils de Sulmuni et quatre autres qu'élevait Ufens. » Poursuivons. Lycaon, dans Homère, atteint dans sa fuite, a recours aux prières pour fléchir Achille, qui ne fait grâce à personne, dans la douleur qu'il ressent de la mort de Patrocle; dans Virgile, Magus, au milieu de la mêlée, se trouve dans une position semblable. « Énée avait lancé de loin à Magus un javelot meurtrier. » Et lorsqu'il lui demande la vie en embrassant ses genoux, Énée lui répond : « Turnus a le premier banni de nos combats les échanges de guerre, lorsqu'il a tué Pallas. » Les insultes qu'Achille adresse au cadavre de Lycaon, Virgile les a traduites par celles qu'Énée adresse à Tarquitius. Homère avait dit : {uerba graeca} « Va au milieu des poissons, qui ne craindront pas de boire le sang qui coule de tes blessures; Ta mère ne te déposera point sur un lit pour t'arroser de ses larmes; mais les gouffres du Scamandre t'entraîneront dans le vaste sein de la mer. » Après lui le poète latin a dit : « Maintenant, guerrier redoutable, reste là étendu, etc. » [5,3] CHAPITRE III. Des divers passages de Virgile traduits d'Homère. Je rapporterai, si vous le voulez, les vers que Virgile a traduits d'Homère, presque mot pour mot. Ma mémoire ne me les rappellera pas tous, mais je signalerai tous ceux qui viendront s'offrir à moi : {uerba graeca} « Il retire la corde vers sa poitrine, et place le fer sur l'arc. » Homère a exprimé toute l'action en aussi peu de mots que lui a permis la richesse de son idiome. Votre poète dit la même chose, mais en employant une période : « Camille tend fortement son arc, au point que la courbure des deux extrémités les fit se rencontrer; ses deux mains sont à une égale distance du milieu de l'arc; la gauche dirige le fer, la droite tire le nerf vers sa poitrine. » Homère a dit : {uerba graeca} « On n'apercevait plus la terre, on ne voyait plus que le ciel et la mer. Alors Saturne abaissa sur le navire une nuée sombre, qui obscurcit la surface de la mer. » (Virgile) « On n'apercevait plus aucune terre; de tous côtés on ne voyait que cieux et mers. » (Homère) {uerba graeca} « Pareil à une montagne, le flot azuré les enveloppe de ses plis. » (Virgile) « L'eau s'arrête autour (d'Aristée), et se courbe en forme de montagne. » Homère a dit, en parlant du Tartare : {uerba graeca} « L'enfer est autant au-dessous de la terre, que le ciel au-dessus. » (Virgile) « Le Tartare est deux fois aussi profondément enfoncé vers les ombres, que l'Olympe est suspendu au loin dans les hauteurs de l'Éther. » (Homère) {uerba graeca} « Après qu'ils eurent satisfait leur faim et leur soif. » (Virgile) « Après qu'on eut apaisé la faim et éteint l'appétit. » (Homère) {uerba graeca} « Telle fut la prière (d'Achille). Jupiter l'entendit, et, dans sa sagesse, l'exauça en partie, mais lui refusa l'autre partie - il voulut bien lai accorder de repousser la guerre de dessus les vaisseaux des Grecs; mais il lui refusa de revenir sauf du combat. » (Virgile) « Phébus entendit la prière (d'Arruns), et il résolut d'en exaucer la moitié, mais il laissa l'autre se perdre dans les airs. » (Homère) {uerba graeca} « Énée doit désormais régner sur les Troyens, ainsi que les enfants de ses enfants et leur postérité. » (Virgile) « C'est de là que la maison d'Énée dominera surtout le monde, ainsi que les enfants de ses enfants, et leur postérité. » Dans un autre endroit, Homère a dit : {uerba graeca} « Alors Ulysse sentit ses genoux fléchir sous lui, son courage l'abandonner; et s'adressant à son coeur magnanime, il se disait à lui-même. » De ces deux vers, Virgile n'en a fait qu'un : « A cette vue les membres d'Énée sont glacés par l'effroi. » (Homère) {uerba graeca} « Auguste Minerve, gardienne de la ville, la plus excellente des déesses, brise la hache de Diomède, et qu'il soit lui-même précipité devant les portes de Scée. » (Virgile) « Toute puissante modératrice de la guerre, chaste Minerve; brise de ta propre main le fer du ravisseur phrygien; renverse-le lui-même sur la poussière, et étends-le devant les portes (de la ville). » (Homère) {uerba graeca} « (La Discorde) se montre d'abord d'une petite stature ; mais bientôt elle porte sa tête dans les cieux, tandis que ses pieds foulent la terre. » (Virgile) « (La Renommée) marche sur la terre, et cache sa tête parmi les nuages. » Homère a dit, en parlant du sommeil : {uerba graeca} « Un doux sommeil, profond, délicieux, image de la mort, s'appesantit sur les paupières (d'Ulysse). » Virgile a dit à son tour : « Un sommeil doux et profond, semblable à une mort paisible. » (Homère) {uerba graeca} « Je te le promets, je t'en fais le plus grand des serments; par ce sceptre qui ne produira plus de rameaux ni de feuilles, puisqu'il a été séparé du tronc de l'arbre des montagnes qui le porta; par ce sceptre qui ne repoussera plus, puisque la hache l'a émondé de ses feuilles et dépouillé de son écorce, et que les juges des Grecs le tiennent dans leurs mains, lorsqu'ils rendent la justice au nom de Jupiter. » (Virgile) « Mon serment est aussi infaillible qu'il est certain que ce sceptre (Latinus portait alors le « sien) ne poussera jamais la moindre branche ni la moindre feuille qui puisse donner de l'ombrage, puisqu'il a été retranché du tronc maternel de l'arbre de la forêt, et dépouillé par le feu de ses feuilles et de ses branches, alors que la main de l'ouvrier osa le revêtir d'un métal précieux, pour être porté par les princes latins. » Maintenant, si vous le trouvez bon, je vais cesser la comparaison des vers traduits d'Homère par Virgile. Un récit si monotone produirait à la fin la satiété et le dégoût, tandis que le discours peut se porter sur d'autres points non moins convenables au sujet. Continue, dit Aviénus, à faire l'investigation de tout ce que Virgile a soustrait à Homère. Quoi de plus agréable en effet que d'entendre les deux premiers des poètes exprimant les mêmes idées? Trois choses sont regardées comme également impossibles: dérober à Jupiter sa foudre, à Hercule sa massue, à Homère, son vers; et quand même on y parviendrait, quel autre que Jupiter saurait lancer la foudre? qui pourrait lutter avec Hercule? qui oserait chanter de nouveau ce qu'Homère a déjà chanté? Et néanmoins Virgile a transporté dans son ouvrage, avec tant de bonheur, ce que le poète grec avait dit avant lui, qu'il a pu faire croire qu'il en était le véritable auteur. Tu rempliras donc les voeux de toute l'assemblée, si tu veux bien lui faire connaître tout ce que notre poète a emprunté au vôtre. - Je prends donc, dit Eustathe, un exemplaire de Virgile, parce que l'inspection de chacun de ses passages me rappellera plus promptement les vers d'Homère qui y correspondent. - Par ordre de Symmaque, un serviteur alla chercher dans la bibliothèque le livre demandé. Eustathe l'ouvre au hasard, et jetant les yeux sur le premier endroit qu'il rencontre ; - Voyez, dit-il, la description du port d'Ithaque transportée à la cité de Didon : « Là, dans une rade enfoncée, se trouve un port formé naturellement par les côtes d'une île; les vagues qui viennent de la haute mer se brisent contre cette île, et, se divisant, entrent dans le port par deux passages étroits : à droite et à gauche s'élèvent deux roches dont les sommités menacent le ciel, et à l'abri desquelles la mer silencieuse jouit du calme dans un grand espace; leur cime est chargée d'une forêt d'arbres touffus, qui répandent sur le port une ombre épaisse et sombre. Derrière la forêt, un antre est creusé dans les cavités des rochers suspendus; on y trouve des eaux douces, et des sièges taillés dans le roc vif. C'est là la « demeure des Nymphes; là, les vaisseaux battus par la tempête trouvent le repos, sans être attachés par aucun câble, ni fixés par des ancres. » (Virgile.) {uerba graeca} « Sur la côte d'Ithaque, il est un port consacré au vieillard Phorcus, dieu marin. Ce port est produit par la disposition de la côte escarpée, qui s'ouvre entre deux lignes parallèles pour former un canal où la mer est à l'abri de la fureur des vents qui l'agitent au dehors; les vaisseaux bien construits peuvent séjourner dans l'intérieur de ce port, sans être attachés; l'olivier touffu orne le sommet de la côte - non loin est située une caverne gracieuse et profonde, consacrée aux Nymphes des eaux, dans l'intérieur de laquelle on trouve des urnes et des coupes formées par le roc, et où l'abeille fabrique son miel. » (Homère.) [5,4] CHAPITRE IV : Des passages du premier livre de l'Énéide, traduits d'Homère. Aviénus pria Eustathe de ne point faire ses remarques sur des passages pris çà et là, mais de suivre un ordre méthodique, en partant du commencement du poème. Eustathe ayant donc retourné les feuilles jusqu'au talon, commença ainsi : (Virgile) « Éole ; toi à qui le père des dieux et des hommes a donné le pouvoir d'apaiser les flots, ou de les soulever par les vents. » (Homère) {uerba graeca} « Saturne a constitué (Éole) le gardien des vents, qu'il peut apaiser ou déchaîner à son gré. » (Virgile) « J'ai quatorze Nymphes d'une beauté parfaite; Déiopée est la plus belle d'entre elles ; elle sera à toi, unie par les liens durables du mariage. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi donc, agis en ma faveur; et je te donnerai pour épouse la plus jeune des Grâces, Pasithée, pour laquelle tu brûles tous les jours de ta vie. » La tempête qu'Éole excite contre Énée, ainsi que le discours que celui-ci adresse à ses compagnons sur leur situation, sont imités de la tempête et du discours d'Ulysse, à l'égard duquel Neptune remplit le même office qu'Éole. Comme ce passage est long dans les deux poètes, je ne le rapporte point; j'en indiquerai le commencement pour ceux qui voudront le lire dans le livre de l'Énéide; c'est à ce vers : « Il dit, et tourne son sceptre contre la montagne caverneuse. » Et dans Homère, au cinquième livre de l’Odyssée : {uerba graeca} « Il dit; et prenant son trident, il rassemble les nuages et trouble la mer, en déchaînant les vents avec toutes leurs tempêtes. » (Virgile) « Dès que le jour secourable parut, il résolut de sortir pour aller reconnaître sur quelles nouvelles côtes il avait été jeté par les vents, et si ce pays, qui lui paraissait inculte, était habité par dès hommes ou par des bêtes, afin d'en instruire ensuite ses compagnons. » (Homère) {uerba graeca} « Mais l'aurore du troisième jour s'étant levée radieuse, je prends ma lance et mon épée, et je m'élance hors du vaisseau, pour aller à la découverte, désirant d'entendre la voix d'un mortel et d'apercevoir quelques travaux de sa main. » (Virgile) « Qui es-tu, ô vierge, toi dont je n'ai jamais vu ni entendu la soeur, toi qui n'as ni le visage ni la voix d'une mortelle, toi qui es certainement une déesse? Es-tu la soeur de Phébus, ou l'une de ses nymphes? » (Homère) {uerba graeca} « Je te supplie, ô reine, que tu sois une divinité, ou bien une mortelle. Mais non, tu es une de ces divinités qui habitent la vaste étendue des cieux; ta beauté, ta stature, tes traits, me portent à te prendre pour Diane, fille du grand Jupiter ». (Virgile) « O déesse, si je reprenais les événements à leur origine, et que tu eusses le loisir d'écouter les annales de nos malheurs, Vesper aurait auparavant borné dans le ciel la carrière du jour. » (Homère) {uerba graeca} « Quel mortel pourrait raconter toutes ces choses? cinq ou six ans ne suffiraient pas pour raconter tous les malheurs qu'ont éprouvés les généreux Grecs. » (Virgile) « Tandis qu'ils étaient en marche, Vénus répandit autour d'eux un brouillard épais dont ils furent enveloppés, afin que personne ne pût les apercevoir, ou retarder leurs pas, ou s'informer des causes de leur venue. » (Homère) {uerba graeca} « Alors Ulysse se mit en chemin pour aller vers la ville; et Pallas, qui le protégeait, répandit autour de lui une grande obscurité, afin qu'aucun des audacieux Phéaciens qu'il pourrait rencontrer ne l'insultât, et ne lui demandât même qui il était. » (Virgile) « Telle sur les rives de l'Eurotas, ou sur les sommets du Cynthus, Diane conduit les choeurs des Oréades, qui dansent en groupes et par milliers à sa suite; elle marche le carquois sur l'épaule, et sa tête dépasse celles de ses compagnes; Latone, sa mère, en a le coeur ému d'une secrète joie. Telle était Didon; telle elle marchait joyeuse. » (Homère) {uerba graeca} « Telle que Diane, qui, la flèche à la main, parcourt l'Erymanthe ou le Taygète escarpé, se plaisant à poursuivre les chèvres sauvages et les cerfs agiles: les Nymphes des champs, filles de Jupiter, partagent ses jeux; elles sont toutes belles, mais la déesse se fait encore distinguer facilement parmi elles, outre qu'elle les dépasse de toute la tête. Cette vue inspire à Latone, sa mère, une joie secrète. Telle était Nausicaa parmi ses compagnes ». (Virgile) « Énée parut environné d'une lumière éclatante, ayant le port et la physionomie d'un dieu; car sa mère elle-même avait embelli sa chevelure, et répandu dans ses yeux l'éclat brillant de la jeunesse, la majesté et le bonheur; tel est l'éclat que la main de l'ouvrier sait donner à l'ivoire, ou à l'argent, ou à la pierre de Paros, qu'il enchâsse dans l'or. » (Homère) {uerba graeca} « Minerve donna à Ulysse l'aspect de la grandeur et de la prospérité; elle répandit la beauté sur son visage; elle forma de sa chevelure des boucles d'une couleur semblable à la fleur de l'hyacinthe. Tel l'ouvrier habile qui, instruit par Vulcain et Pallas, connaît tous les secrets de l'art de travailler ensemble l'or et l'argent, et d'en former des ouvrages élégants, de même la déesse répandit la grâce sur le visage et sur toute la personne d'Ulysse. » (Virgile) « Il est devant toi, celui que tu cherches; le voici. C'est moi qui suis le Troyen Énée, sauvé des mers de Libye. » (Homère) {uerba graeca} « Me voici revenu, après vingt années de malheurs, sur les rivages de ma patrie. » [5,5] CHAPITRE V : Des passages du second livre de l'Énéide, traduits d'Homère. (Virgile) « Tout le monde se tut, et attacha ses regards sur Énée. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi parla Hector, et tout le monde resta dans le silence. » (Virgile) « Tu m'ordonnes, ô reine, de renouveler des douleurs inouïes, en racontant comment les Grecs ont détruit les richesses de Troie et son lamentable empire. » (Homère) {uerba graeca} « Il est difficile, ô reine, de te raconter sur-le-champ les malheurs si nombreux dont les célestes dieux m'ont accablé. » (Virgile) « Les uns fixent leurs regards sur le présent fatal offert à la chaste Minerve, et admirent l'énorme grandeur du cheval; Thymètes le premier, soit perfidie de sa part, soit que tels fussent les destins de Troie, Thymètes propose e de l'introduire dans l’enceinte des murs, et de le placer dans la citadelle: mais Capys et ceux qui jugeaient le mieux voulaient qu'on précipitât dans la mer, ou qu'on livrât aux flammes ce don suspect des Grecs insidieux, ou du moins qu'on entrouvrit ses entrailles et qu'on en visitât les cavités. La multitude incertaine se partage entre ces avis opposés. » (Homère) {uerba graeca} « Les Troyens, assis autour du cheval, tenaient un grand nombre de propos confus; trois avis obtiennent des partisans: de percer avec le fer le colosse de bois creux, de le précipiter du haut de la citadelle escarpée où on l'avait traîné; ou bien enfin, de l'y conserver pour être consacré aux dieux. Ce dernier avis dut être suivi; car il était arrêté par le destin que Troie devait périr dès qu'elle aurait reçu dans ses murs cet énorme cheval de bois, où étaient renfermés les chefs des Grecs qui apportaient aux Troyens le carnage et la mort. » (Virgile) « Cependant le soleil achève sa carrière, et la nuit enveloppe de ses vastes ombres les cieux, la terre et la mer. » (Homère) {uerba graeca} « Le soleil plonge dans l'Océan sa lumière éclatante, et en fait sortir la nuit sombre qui apparaît sur la terre. » (Virgile) « Hélas ! qu'il était défiguré! Qu'il était différent de ce même Hector lorsqu'il revint du combat chargé des dépouilles d'Achille, ou le jour qu'il venait de lancer la flamme sur les vaisseaux phrygiens. » (Homère) {uerba graeca} « Certes, voilà Hector devenu maintenant moins redoutable que lorsqu'il incendiait nos vaisseaux ». (Virgile) « Le jeune Mygdonien Chorèbe, brûlant d'un fol amour pour Cassandre, était venu à Troie quelques jours auparavant, proposer à Priam de devenir son gendre, et aux Phrygiens d'accepter ses secours. » (Homère) {uerba graeca} « Idoménée rencontre et tue Othryon de Cabèse, qui était venu depuis peu à Troie, pour y obtenir une réputation guerrière. Il demandait, mais il n'avait point encore obtenu, la main de Cassandre, la plus belle des filles de Priam; il s'était engagé à chasser les Grecs de devant Troie; et, à cette condition, le vieux Priam lui avait promis sa fille. C'était dans l'espoir de remplir son engagement, qu'il se présentait au combat. » (Virgile) « Les paroles d'Énée changent en fureur le courage des jeunes Troyens : semblables à des loups ravisseurs que la faim intolérable et l'aveugle rage animent pendant la nuit sombre, tandis que leurs petits délaissés attendent vainement leur pâture; ainsi, au milieu des traits et des ennemis, nous courons à une mort certaine, en traversant la ville par son centre, tandis que la nuit obscure et profonde l'enveloppe de son ombre ». (Homère) {uerba graeca} « (Sarpédon) résolut de marcher contre les Grecs; il était semblable au lion nourri dans les montagnes, et à qui la pâture manque trop longtemps; son coeur généreux lui commande d'aller attaquer les brebis, jusque dans les bergeries les mieux gardées; c'est en vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne reviendra pas sans avoir fait une tentative; et, ou il enlèvera sa proie d'un premier bond, ou il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. » (Virgile) « Tel que celui qui, sans y songer, ayant marché sur un serpent caché sous des ronces, s'éloigne rapidement et en tremblant du reptile qui élève son cou bleuâtre, enflé par la colère tel, à peu près, Androgée, saisi de frayeur, reculait à notre aspect. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi celui qui aperçoit un serpent s'enfuit à travers les broussailles de la montagne; il recule, la crainte engourdit ses membres, la pâleur couvre ses joues; ainsi Alexandre doué d'une divine beauté, se sauve au milieu des superbes Troyens, par la crainte que lui inspire lé fils d'Atrée. » (Virgile) « Semblable au serpent qui sort de sa retraite humide et obscure, où, à l'abri de l'hiver, il dévorait sous la terre sa vénéneuse nourriture; revêtu maintenant d'une nouvelle peau et brillant de jeunesse, il déroule au soleil sa robe écailleuse, et, placé sur un lieu escarpé, il fait vibrer sa langue armée d'un triple dard. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le serpent féroce, enflammé de colère et rassasié de nourritures venimeuses, attend l'homme, se tenant placé dans un creux et se roulant dans cette obscure retraite, ainsi Hector, dans l'ardeur de son courage, refusait de se retirer. » (Virgile) « C'est avec moins de fureur que le fleuve écumant renverse ses bords, et, abandonnant son lit, triomphe des digues énormes qui lui a furent opposées, pour aller porter sa rage dans les campagnes, et entraîner les troupeaux avec les étables où ils sont renfermés. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque Jupiter fait tomber des torrents de pluie du haut des montagnes, le fleuve inonde la campagne, et entraîne avec lui, jusqu'à la mer, des chênes desséchés et des larys, avec une grande quantité de limon. » (Virgile) « Trois fois il tenta de le serrer entre ses bras, trois fois il n'embrassa qu'une ombre vaine qui s'échappait de ses mains, aussi légère que le vent, aussi volatile que la fumée. » (Homère) {uerba graeca} « Trois fois je me sentis le désir et je tentai de l'embrasser, et trois fois elle échappa de mes mains, comme une ombre ou comme un songe; et chaque fois je sentais la douleur s'aigrir davantage dans mon âme. » [5,6] CHAPITRE VI : Des passages du troisième et du quatrième livre de l'Énéide, qui sont pris dans Homère. Une seconde tempête que subit Énée, et celle que subit Ulysse, sont toutes deux décrites longuement dans les deux poètes; mais elles commencent ainsi qu'il suit : Dans Virgile : « Lorsque nos vaisseaux tinrent la haute mer, et que déjà aucunes terres..... » Et dans Homère : {uerba graeca} « Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit que le ciel et la mer, qui tous deux environnaient le vaisseau de leur sombre profondeur. » (Virgile) « Reçois de moi, jeune homme, ces dons, ouvrages de mes mains. » (Homère) {uerba graeca} « Fils chéri, je te fais ce don : il est l'ouvrage d'Hélène, conserve-le en sa mémoire. » (Virgile) « Les matelots déploient les voiles, nous fuyons à travers les vagues écumantes, là où les vents et le pilote dirigent notre course. » (Homère) {uerba graeca} « Pour nous, nous déposons nos armes et nous nous asseyons, tandis que les vents et le pilote dirigent le vaisseau. » (Virgile) « A droite est placée Scylla, à gauche l'implacable Charybde; trois fois celle-ci engloutit les flots dans un profond abîme, et trois fois elle les revomit dans les airs et les fait jaillir jusqu'aux astres. Scylla, enfoncée dans le creux d'une caverne obscure, avance la tête hors de son antre, et attire les vaisseaux sur ces rochers. Ce monstre, depuis la tète jusqu'à la ceinture, est une femme d'une beauté séduisante; poisson monstrueux du reste de son corps, son ventre est celui d'un loup, et il se termine par une queue de dauphin. Il vaut mieux, en prenant un long détour, doubler le promontoire sicilien de Pachynum, que de voir seulement dans son antre profond la hideuse Scylla, et les rochers bleuâtres qui retentissent des hurlements de ses chiens. » En parlant de Charybde, Homère dit : {uerba graeca} « Le gouffre de Scylla d'un côté, de l'autre le gouffre immense de Charybde absorbaient les flots de la mer. Ces gouffres ressemblaient ; lorsqu'ils les vomissaient, à la chaudière placée sur un grand feu, dont l'eau murmure et s'agite jusqu'au fond; et la colonne d'eau qu'ils lançaient dans les airs allait se briser contre la pointe des rochers : mais quand ils engloutissaient de nouveau l'onde amère, la mer paraissait ébranlée jusque dans ses fondements, et mugissait horriblement autour du rocher, au pied duquel on apercevait un banc de sable bleuâtre; à cette vue les compagnons d’Ulysse pâlirent de crainte. » Il dit, en parlant de Scylla : {uerba graeca} « C'est là qu'habite Scylla, et qu'elle pousse ses vociférations. La voix de ce monstre affreux ressemble à celle de plusieurs chiens encore à la mamelle, et la présence même d'un dieu ne pourrait adoucir la tristesse de son aspect. Il a douze pieds, tous également difformes; six têtes horribles, placées chacune sur un cou allongé, et armées d'une triple rangée de dents nombreuses, serrées, et qui menacent de la mort; la moitié de son corps est cachée dans un antre, mais il porte la tête hors de cet horrible gouffre, et, parcourant les alentours du rocher, il pêche des dauphins, des chiens de mer, et les plus grands poissons que la bruyante Amphitrite nourrit en cet endroit. » (Virgile) « O chère et unique image de mon fils Astyanax, voilà ses yeux, voilà ses mains, voilà le port de sa tête. » (Homère) {uerba graeca} « Tels étaient ses pieds, ses mains; tel était son regard, son visage, sa chevelure. » (Virgile) « Trois fois les écueils firent retentir le creux des rochers, et trois fois l'écume brisée nous fit voir les astres dégoûtants de rosée. » (Homère) {uerba graeca} « Au pied de ce rocher, trois fois par jour Charybde engloutit l'onde noirâtre, et trois fois elle la vomit. » (Virgile) « Telle la biche qui errait sans précaution dans les forêts de Crète, est frappée par la flèche du pasteur qui s'exerçait à lancer des traits, et qui l’a atteinte à son insu ; elle fuit à travers les bois et les détours du mont Dictys, mais le trait mortel reste fixé dans ses flancs. » (Homère) {uerba graeca} « Le cerf blessé par la flèche du chasseur fuit tant qu'il conserve de la chaleur dans le sang, et de la force dans les membres. » (Virgile) « Jupiter a parlé, et déjà Mercure se dispose à exécuter les ordres de son auguste père. Il ajuste d'abord à ses pieds ses brodequins d'or, dont les ailes le soutiennent dans les airs, et le portent avec la rapidité de la flamme au-dessus des terres et des mers. Il prend ensuite son caducée, dont il se sert pour évoquer des enfers les pâles ombres, ou pour les y conduire; pour donner et ôter le sommeil, et pour fermer la paupière des morts. Avec son secours, il gouverne les vents et traverse les plus épais nuages. » (Homère) {uerba graeca} « Jupiter parla ainsi, et le meurtrier d'Argus n'a garde de lui désobéir; il s'empresse de chausser ses magnifiques, ses divins brodequins d'or, qui le portent, aussi rapide que les vents, au-dessus de la mer, comme au-dessus de la vaste étendue de la terre; il prend cette verge avec laquelle il appesantit ou excite à son gré les yeux des mortels, et il fend les airs, la tenant dans les mains. » (Virgile) « Ainsi, lorsque, soufflant du haut des Alpes, les Aquilons attaquent de toutes parts le vieux chêne endurci par l'âge, et se disputent entre eux pour l'arracher, l'air siffle, et le tronc secoué couvre au loin la terre de ses feuilles; néanmoins l'arbre demeure attaché aux rochers, et autant sa cime s'élève vers le ciel, autant ses racines plongent vers les enfers. » (Homère) {uerba graeca} « Tel l'olivier cultivé par l'agriculteur, dans un terrain préparé avec soin, où l'eau coule avec abondance, accessible au souffle de tous les vents, pousse, grandit, étend au loin son feuillage bleu; mais tout à coup le vent survient en tourbillonnant, renverse la tranchée qui l'environne, et le couche sur la terre. » (Virgile) « Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers feux. » (Homère) {uerba graeca} « L'Aurore quittait le lit du beau Tithon, pour apporter la lumière aux dieux et aux mortels. » (Le même) {uerba graeca} « Cependant l'Aurore, revêtue d'un manteau de pourpre, répandait ses feux sur la terre. » [5,7] CHAPITRE VII : Des emprunts que Virgile a faits à Homère, dans les cinquième et sixième livres de l’Énéide. (Virgile) « Dès que les vaisseaux eurent gagné la haute mer, et qu'on n'aperçut plus autour de soi que le ciel et les eaux, un nuage grisâtre, chargé de ténèbres et de frimas, se forma au-dessus de nous, et vint épouvanter les ondes de son obscurité. » (Homère) {uerba graeca} « Quand nous eûmes perdu de vue l'île, qu'on n'aperçut plus la terre, qu'on ne vit plus que la mer et les cieux, qui se chargeaient de sombres nuées. » (Virgile) « Énée répand des coupes remplies de vin; il évoque la grande âme d'Anchise, et ses mânes qui dorment dans l'Achéron. » (Homère) {uerba graeca} « Achille arrosait la terre de vin, en invoquant l'âme de l'infortuné Patrocle. » (Virgile) « Il reçoit pour récompense une cuirasse formée d'un triple tissu de chaînes d'or entrelacées, qu'Enée lui-même, vainqueur dans un combat sur les bords du Simoïs, avait enlevées à Démolée, au pied des murs de Troie. » (Homère) {uerba graeca} « Je lui donnerai (et j'espère qu'il appréciera ce présent) une cuirasse d'airain que j'ai enlevée à Astérope, et dont le contour est revêtu d'ornements d'étain poli. » La lutte des coureurs est semblable dans les deux poètes. Comme elle comprend dans chacun, un grand nombre de vers, le lecteur pourra comparer ces deux morceaux semblables. Elle commence comme il suit (Virgile) « Énée ayant ainsi parlé, ils prennent place; et au signal donné... » (Homère) {uerba graeca} « Ils se rangèrent en ordre; Achille leur montra les bornes de la carrière... » La lutte du pugilat commence ainsi dans Virgile : « A l'instant, chacun se dresse sur la pointe des pieds. » Et dans Homère : {uerba graeca} « Alors les deux champions, levant ensemble l'un contre l'autre leurs mains robustes , s'accrochent en même temps, et entrelacent leurs doigts nerveux. » Si l'on veut comparer la lutte à l'exercice de l'arc, voici où elle commence dans les deux poètes: (Virgile) « Aussitôt Énée invite ceux qui voudront disputer d'adresse à tirer de l'arc. » (Homère) {uerba graeca} « Il fait distribuer aux tireurs d'arc un fer propre à servir de trait, dix haches à deux tranchants, et autant de demi-haches. » Il aura suffi d'indiquer le commencement de ces narrations étendues, pour mettre le lecteur à même de vérifier les imitations. (Virgile) « Il dit et disparaît, comme la fumée légère s'efface dans les cieux. » « Où courez-vous? où fuyez-vous? lui dit Énée; Pourquoi m'évitez-vous, et qui vous arrache à mes embrassements? » « Trois fois il tenta de le serrer entre ses bras, trois fois il n'embrassa qu'une ombre vaine qui s'échappait de ses mains. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi parla (Anticlée). Moi, j'eus la pensée d'embrasser l'âme de ma mère défunte; trois fois je le tentai , et trois fois elle échappa de mes mains, comme une ombre ou comme un songe. » « Son âme rentra sous la terre en gémissant, et disparut comme la fumée. » La sépulture de Palinure est imitée de celle de Patrocle. L'une commence par ce vers (dans Virgile) : « D'abord ils élevèrent un bûcher formé de bois résineux et de chênes fendus. » L'autre, par celui-ci (dans Homère) : {uerba graeca} « Ils allèrent avec des haches couper le bois nécessaire. » Et plus loin : {uerba graeca} « Ils élevèrent un bûcher de cent pieds carrés, et, la douleur dans le coeur, ils placèrent dessus le cadavre de Patrocle. » Quelle similitude dans les insignes des deux tombeaux ! (Virgile): « Énée fit élever un grand tertre-au-dessus du tombeau de Misène ; il le décora de ses armes, d'une rame et d'une trompette. Ce monument a donné son nom à la haute montagne sur laquelle il est placé, et elle le conservera dans tous les siècles. » (Homère) {uerba graeca} « Après que le cadavre et les armes d'Elpénor eurent été brûlés, qu'on eut formé un tertre sur son tombeau et érigé une colonne au-dessus, nous posâmes encore en haut un monument, et une rame artistement travaillée. » (Virgile) « Alors le Sommeil, frère de la Mort... » (Homère) {uerba graeca} « Junon joignit en cet endroit le Sommeil, frère de la Mort. » (Virgile) « Je t'en conjure au nom de la douce lumière du ciel et de l'air que tu respires, au nom de ton père et de ton fils Iule, ta plus douce espérance, tire-moi, ô héros, de l'état où je suis, et fais jeter un peu de terre sur mon corps; tu le peux facilement, en allant la chercher au port de Véïes. » (Homère) {uerba graeca} « Je te conjure au nom de tes ancêtres qui ne sont plus, au nom de ton épouse et du père qui a pris soin de ton enfance, au nom de Télémaque ton fils unique, que tu as laissé dans ton palais; je te conjure, ô roi, de te souvenir de moi lorsque tu seras parvenu dans l'île d'Ea, où je sais que tu vas diriger ton vaisseau, en quittant le domaine de Pluton; ne me laisse plus désormais sans deuil et sans sépulture, de peur que je n'attire sur toi la colère des dieux, mais brûle mon cadavre avec toutes les armes qui m'ont appartenu; sur les bords de la mer écumeuse, élève-moi un tombeau qui apprenne mes malheurs à la postérité, et place au-dessus une rame, instrument dont je me servais, quand je partageais l'existence avec mes compagnons. » (Virgile) « On voyait aussi dans ce lieu Tityus, fils de la Terre, dont le corps étendu couvre neuf arpents de surface. Un insatiable vautour déchire avec son bec crochu, son foie indestructible, ses entrailles sans cesse renaissantes pour son supplice; et, se repaissant dans l'ouverture de sa poitrine, qui lui sert d'asile, il en dévore incessamment les chairs à mesure qu'elles se reproduisent. » (Homère) {uerba graeca} « J'ai vu Tityus, fils orgueilleux de la Terre, renversé sur le sol dont il couvrait neuf arpents; des vautours l'entouraient de tous côtés, et, pénétrant dans ses entrailles, allaient lui ronger le foie, sans que ses mains pussent les repousser. C'était en punition de ce qu'il avait osé faire violence à Latone, illustre épouse de Jupiter, lorsqu'elle traversait les riantes campagnes de Panope pour se rendre à Delphes... » (Virgile) « Quand j'aurais cent bouches et cent langues, avec une voix de fer, je ne pourrais vous décrire leurs diverses espèces de crimes, et raconter, seulement en les nommant, leurs divers supplices. » (Homère) {uerba graeca} « Je ne pourrais nommer seulement les nombreux chefs des Grecs, quand j'aurais dix langues et dix bouches, une voix infatigable et une poitrine d'airain. » [5,8] CHAPITRE VIII : Des vers des septième et huitième livres de l'Énéide qui sont pris dans Homère. (Virgile) « On entendait gémir dans son île des lions furieux qui luttaient contre leurs liens, et rugissaient dans l'horreur des ténèbres; des sangliers et des ours qui poussaient des hurlements monstrueux, semblables à ceux des loups, dans les étables où ils étaient renfermés : c'étaient des hommes que la cruelle Circé avait dépouillés de leur forme, pour les métamorphoser en animaux féroces. » (Homère) {uerba graeca} « Dans un vallon agréable, ils trouvèrent la maison de Circé, bâtie en pierres polies, autour de laquelle erraient des lions et des loups des montagnes, que la magicienne avait apprivoisés par ses enchantements. » (Virgile) « Que demandez-vous? quels motifs ou quels besoins vous ont conduits, à travers tant de mers, sur les rivages de l'Ausonie? Vous seriez-vous égarés de votre route, ou bien quelque tempête telle qu'on en essuie souvent sur mer..... » (Homère) {uerba graeca} « O étranger ! qui êtes-vous? Quel est le but de votre navigation? est-ce quelque affaire? ou bien errez-vous à l'aventure, comme les pirates qui vont exposant leur vie, pour nuire à autrui? » (Virgile) « Ainsi, au retour du pâturage, les cygnes au plumage blanc font retentir les nues qu'ils traversent de leurs chants mélodieux, que répètent au loin les bords du Caïstre et du lac Asia. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi de grandes troupes d'oiseaux, d'oies sauvages, de grues ou de cygnes au long col et au blanc plumage, voltigent, en déployant leurs ailes, sur les prairies de l'Asia et sur les bords du fleuve Caïstre, et font retentir la campagne de leurs nombreux gazouillements. » (Virgile) « Elle aurait pu voler sur la surface d'un champ couvert d'une riche moisson, sans blesser dans sa course les fragiles épis; ou courir au milieu des mers, en glissant sur les vagues, sans mouiller seulement la plante de son pied rapide. » (Homère) « Tantôt ces cavales bondissaient sur la terre féconde, tantôt elles couraient dans les champs au-dessus des épis mûrs, sans les briser, et tantôt elles s'abattaient sur la vaste surface des ondes amères. » (Virgile) « On sert à Énée et aux Troyens, ses compagnons, le dos entier d'un boeuf, et des viandes offertes sur l'autel. » « Lorsqu'on fut rassasié et qu'on eut cessé de manger; le roi Évandre prit la parole. » (Homère) {uerba graeca} « Le roi Agamemnon leur donna un boeuf de cinq ans, consacré à Saturne. » « Le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, fit à Ajax l'honneur de servir le dos tout entier; et après qu'on eut apaisé la faim et la soif, le vieux Nestor ouvrit le premier un avis. » (Virgile) « Évandre est éveillé dans son humble habitation par le retour heureux de la lumière, et par le chant matinal des oiseaux nichés sous son toit. Le vieillard, se lève, couvre son corps d'une tunique, et attache à ses pieds les cordons de la chaussure tyrrhénienne; il met ensuite sur son épaule un baudrier, d'où pend à son côté une épée d'Arcadie; une peau de panthère tombe de son épaule gauche sur sa poitrine; deux chiens, ses fidèles gardiens, sortent avec lui de la maison, et accompagnent leur maître. » (Homère) {uerba graeca} « Il s'assied, il revêt une tunique neuve et brillante, et par-dessus un vaste manteau, il attache sur ses jambes lavées une chaussure élégante, et il ceint son épée ornée d'anneaux d'argent. » (Le même) {uerba graeca} « Il s'avance vers l'assemblée, tenant sa lance à la main; il n'était pas seul, ses deux chiens blancs le suivaient. » (Virgile) « Oh! si Jupiter me rendait mes premières années, alors que pour la première fois, vainqueur sous les murs. de Préneste, je détruisis une armée et je brûlai des monceaux de boucliers, après avoir de ma propre main envoyé dans les enfers le roi Hérilus, auquel Féronie, sa mère, par un prodige étonnant, avait donné trois vies. Il fallut le vaincre trois fois et trois fois lui donner la mort, ce que mon bras sut accomplir. » (Homère) {uerba graeca} « Plût aux dieux que je fusse jeune et vigoureux, comme lorsque la guerre s'alluma entre nous et les Éléens, à l'occasion de l'enlèvement d'un troupeau de boeufs: je tuai Itymon et le vaillant Hypirochide, habitant de l'Elide, qui les amenait chez lui; ce dernier, en les défendant, tomba des premiers, frappé par un trait lancé de ma main. » (Virgile) « Telle l'étoile du matin, dont Vénus chérit particulièrement les feux, élève dans les cieux son disque sacré, et dissipe les ténèbres. » (Homère) {uerba graeca} « Telle Vesper, la plus brillante étoile du firmament, se distingue entre toutes les autres pendant une nuit calme. » (Virgile) « Voici le don précieux que je t’ai promis, les armes faites de la main de mon époux : désormais ne crains pas, ô mon fils, de défier au combat les superbes Laurentins et l'audacieux Turnus. Vénus dit; et embrassant son fils, elle dépose devant lui, au pied d'un chêne, les armes étincelantes. » (Homère) {uerba graeca} « Vulcain, après avoir fabriqué pour Achille un vaste et solide bouclier, lui fit encore une cuirasse plus éclatante que la flamme; il lui fit aussi un casque pesant, et qui s'adaptait exactement sur la tempe; il était d'ailleurs habilement ciselé en or; il lui fit encore des brodequins d'étain ductile : après qu’il eut terminé toutes ces armes, il vint les apporter à la mère d'Achille. » (Virgile) « Le héros, charmé de l'insigne honneur que lui font les présents de la déesse, ne peut se rassasier de les regarder, de les examiner en détail, et de les tenir dans ses mains. » (Homère) {uerba graeca} « Il jouissait de tenir dans ses mains les dons magnifiques du dieu; et après en avoir admiré à son gré l'admirable fabrication... » [5,9] CHAPITRE IX : Des passages du neuvième livre de l'Énéide qui sont pris dans Homère. (Virgile) « Iris, vous l'ornement de l'Olympe, quelle divinité vous fait traverser les airs, pour descendre vers moi sur la terre? » (Homère) {uerba graeca} « O déesse Iris, quel dieu vous a envoyée vers moi? » (Virgile) « Les Atrides ne sont pas les seuls qui aient essuyé un pareil outrage. » (Homère) {uerba graeca} « La belle Hélène n'est-elle pas la cause pour laquelle les Atrides ont amené ici l'armée des Grecs? Mais les Atrides ne sont pas les seuls des humains qui aiment leurs femmes. » (Virgile) « Quels sont les braves qui s'apprêtent à briser ce faible retranchement, et à pénétrer avec moi dans un camp déjà épouvanté? » (Homère) {uerba graeca} « Avancez hardiment, cavaliers troyens; renversez le mur qui défend les Grecs, et jetez la flamme dévorante sur leurs vaisseaux. » (Virgile) « Employez soigneusement ce qui reste du jour à réparer vos forces, après de si heureux succès, et préparez-vous à donner l'assaut demain. » (Homère) {uerba graeca} « Allez maintenant prendre votre repos, pont vous disposer à combattre. » (Virgile) « Ainsi parle Ascagne, les larmes aux yeux ; en même temps il délie de dessus son épaule son épée d'or, renfermée dans un fourreau d'ivoire, ouvrage admirable de Lycaon, artiste de Gnosse. Mnestée donne à Nisus la peau velue d'un lion, et le fidèle Aléthès échange son casque avec lui. » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Tydée avait laissé sur la flotte son épée et son bouclier; le puissant guerrier Thrasymède lui donne la sienne, qui était à deux tranchants, et le couvre de son casque, qui avait la forme d'une tête de taureau, mais sans ornement ni crinière. Ulysse, d'un autre côté, donne à Mérion son carquois, son arc et son épée. » (Virgile) « Ces deux guerriers ainsi armés partent, accompagnés jusqu'aux portes par l'élite des jeunes gens et des vieillards, qui forment des voeux pour eux ainsi que le bel Iule. » (Homère) {uerba graeca} « Après les avoir revêtus de ces armes redoutables, les chefs de l'armée les laissèrent partir. » (Virgile) « Au sortir des portes, ils franchissent les fossés, et, à la faveur des ombres de la nuit, ils entrent dans le camp ennemi, où ils commencent par donner la mort à un grand nombre de guerriers; ils trouvent les soldats étendus çà et là sur l'herbe, et plongés dans le vin et dans le sommeil; ils voient les chars dételés le long du rivage, et les conducteurs couchés au milieu des harnais et des roues; des armes étaient par terre, à côté de vases remplis de vin. Le fils d'Hyrtacide prenant le premier la parole : Euryale, dit-il, il faut signaler notre audace; en voilà l'occasion, en voici le moment. Toi, prends garde, et observe au loin, qu'aucune troupe ne vienne nous prendre par derrière; moi, je vais ravager ce quartier, et t'ouvrir un large passage. » (Homère) {uerba graeca} « Ils s'avancent à travers les armes et le sang; ils arrivent d'abord dans les rangs des Thraces, qui dormaient accablés de fatigue; à côté d'eux étaient posées à terre et sur trois rangs leurs armes brillantes. » Et peu après : « Les chevaux de Rhésus étaient rangés en demi-cercle, et attachés par la bride autour du siège où il dormait. Ulysse l'aperçut le premier, et le fit voir à Diomède. Diomède, lui dit-il, voilà celui que nous a désigné Dolon, que nous avons tué; voilà ses chevaux; c'est le moment d'user de ta force; mais avant d'employer les armes, il faut délier les chevaux; ou bien je vais le faire, tandis que tu frapperas leur maitre. » (Virgile) « Mais la connaissance qu'il avait de l'art des augures ne put garantir Rhamnès de la mort. » (Homère) {uerba graeca} « La science des augures ne servit point à Eunomus pour éviter la cruelle mort ». (Virgile) « Déjà l'Aurore, quittant le lit pourpré de Tithon, répandait sur la terre ses premiers feux. » (Homère) {uerba graeca} « L'Aurore quittait le lit du beau Tithon pour porter la lumière aux dieux et aux mortels.» La mère d'Euryale, qui, à l'affreuse nouvelle de la mort de son fils, jette sa quenouille et ses fuseaux, et court, échevelée et poussant des hurlements, vers les remparts et vers l'armée, pour y répandre sa douleur en plaintes et en lamentations, est une imitation complète d'Andromaque pleurant la mort de son époux. (Homère) « Andromaque ayant ainsi parlé se mit à courir dans le palais, essoufflée et hors d'elle-même; ses servantes la suivaient; mais lorsque, parvenue, à là tour où étaient les soldats, elle jeta les yeux en bas de la muraille, et qu'elle aperçut Hector, que les rapides coursiers traînaient autour de la ville... » (Virgile) « Allez, Phrygienne (car vous ne méritez point le nom de Phrygien), allez sur la montagne. » (Homère) {uerba graeca} « O lâcheté, ô honte! Femmes! car vous ne méritez pas le nom de Grecs. » (Virgile) « Quels murs, quels autres remparts avez-vous? Quoi ! un homme, ô mes concitoyens, enfermé de toute part dans vos retranchements aura fait impunément un tel massacre dans la ville, et précipité dans les enfers tant de jeunes guerriers? Votre malheureuse patrie, vos antiques dieux, le grand Énée, lâches, ne réveilleront-ils pas en vous la honte et la douleur? » (Homère) {uerba graeca} « Pensez-vous que nous ayons des auxiliaires derrière nous, ou quelque mur inébranlable qui repousse les attaques de nos ennemis? Nous n'avons pas près de nous une ville fortifiée, où nous puissions nous défendre, secourus par une population entière; nous sommes au contraire renfermés par la mer dans le pays des Troyens, qui le défendent bien armés. » [5,10] CHAPITRE X : Des emprunts que Virgile a faits à Homère dans les autres livres de l'Énéide. (Virgile) « Ils lancent leurs traits, et tels que les grues, regagnant les bords du Strymon, se donnent entre elles des signaux au milieu des nuées épaisses, et, traversant les airs avec bruit, fuient les vents du midi en poussant des cris d'allégresse. » (Homère) {uerba graeca} « Les Troyens s'avançaient en poussant des cris, semblables aux troupes de grues qui, après avoir fui l'hiver et ses longues pluies, retournent en criant vers l'embouchure des fleuves qui descendent dans l'Océan. » (Virgile) « Le casque d'Énée jette sur sa tête un éclat étincelant; la crinière s'agite, semblable à la flamme, et son bouclier d'or vomit au loin des éclairs. Telle une comète lugubre lance ses feux rougeâtres au sein d'une nuit sans nuage; ou tel le brûlant Sirius se lève pour apporter aux mortels consternés la sécheresse et les maladies, et attriste le ciel même de sa funeste lumière. » (Homère) {uerba graeca} « Le casque et le bouclier de Diomède jetaient autour de lui la flamme, semblables, à l'étoile d'automne, qui brille davantage alors qu'elle se plonge dans l'Océan. Ainsi rayonnaient sa tête et sa poitrine. » (Le même) « Achille s'avançait, semblable à l'étoile brillante d'automne, appelée le Chien d'Orion, dont les rayons étincellent entre ceux de tous les autres astres, au milieu d'une nuit sereine; mais cette lumière brillante est un signe de deuil, qui ne promet que la mort aux tristes mortels. » (Virgile) « Chacun a son jour marqué; le temps de la vie est court et irréparable. » (Homère) {uerba graeca} « Il n'est, je pense, aucun des humains, et le fort pas plus que le faible, qui évite le destin qui lui fut assigné en naissant. » (Le même) « Quelles paroles inconsidérées dis-tu, ô fils de Saturne? Veux-tu soustraire un mortel à la triste mort qui lui est depuis longtemps réservée par le destin : » (Virgile) « Ses destinées l'appellent, Turnus touche à la borne des jours qui lui furent accordés. » (Homère) {uerba graeca} « Le destin funeste de Pésandre le conduisit à la mort ». (Virgile) « Au nom des mânes de votre père, au nom d'Iule, votre espoir naissant, conservez-moi la vie pour mon père et pour mon fils. Je possède une belle maison; des objets en argent ciselé, de la valeur de plusieurs talents y sont enfouis; j'ai encore beaucoup d'or brut et ouvré. La victoire des Troyens n'est pas attachée à mon existence, et un homme de plus ne changera rien aux événements. A ces paroles de Magus Énée répond : Garde pour tes enfants ces talents d'or et d'argent dont tu me parles; Turnus a le premier, en tuant Pallas, banni de cette guerre ces sortes de transactions ; ainsi le veut Iule, ainsi le veulent les mânes de mon père Anchise. En disant ces mots, il lui saisit le casque de la main gauche, et, renversant eu arrière la tête du suppliant, il lui enfonce dans le sein son épée jusqu'à là garde. » (Homère) {uerba graeca} « Fils d'Atrée, fais-moi prisonnier, et accepte pour ma délivrance une rançon convenable. II y a de grandes richesses et des objets précieux dans la maison de mon père; de l'or, de l'airain, des ouvrages en fer, dont mon père te donnera certainement une grande quantité, s'il apprend que je vis encore sur les vaisseaux des Grecs. » (Virgile) « Tel, souvent, le lion parcourt à jeun de vastes pâturages, entraîné par la faim dévorante : s'il aperçoit un chevreuil timide ou un cerf qui dresse son bois, il ouvre, dans le transport de sa joie, une gueule effrayante, hérisse sa crinière, et, fondant sur sa proie, lui déchire les entrailles et s'abreuve de son sang. C'est avec une pareille impétuosité que Mézence se précipité sur les épais bataillons de l'ennemi. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le lion affamé se réjouit à la vue d'une proie considérable, telle qu'un cerf ou qu'un chevreuil, et la dévore avidement, malgré qu'il soit poursuivi par des chiens rapides et par des jeunes gens courageux; ainsi tressaillit de joie Ménélas en apercevant le bel Alexandre, sur lequel il se promettait de venger son injure. » (Le même) {uerba graeca} « Sarpédon résolut de marcher contre les Grecs. Il était semblable au lion nourri dans les montagnes, et à qui la pâture manqua trop longtemps : son coeur généreux lui commande d'aller attaquer les brebis jusque dans les bergeries lés mieux gardées; c'est en vain qu'il trouve les bergers armés de piques, faisant la garde avec leurs chiens : il ne reviendra pas sans avoir essayé une tentative, et ou bien il enlèvera la proie du premier bond, ou bien il sera blessé lui-même par un trait lancé d'une main rapide. Un pareil mouvement de courage poussait dans ce moment Sarpédon à attaquer la muraille, et à se précipiter dans les retranchements. » (Virgile) « La terre et leurs armes sont mouillées de leurs pleurs.» (Homère) {uerba graeca} « Leurs armes et le rivage étaient arrosés de leurs larmes. » (Virgile) « Le bouillant Turnus s'empresse aussi de s'armer pour le combat; déjà il avait revêtu une cuirasse rutule, formée d'écailles d'airain, et il avait chaussé ses brodequins dorés; déjà son épée traînait à son côté; et, la tête encore découverte, il accourait du haut de la citadelle tout éclatant d'or. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi parla Achille, et cependant Patrocle se revêtait d'un airain brillant; il commença par chausser des brodequins magnifiques, attachés par des crochets d'argent; après cela il couvrit sa poitrine de la cuirasse brillante et semée d'étoiles du fils bouillant d'Éacus; il suspendit à son épaule son épée d'airain, ornée d'anneaux d'argent, son bouclier solide et vaste et plaça sur sa tête son casque artistement travaillé, orné d'une crinière de cheval et d'une aigrette menaçante. » (Virgile) « Ainsi se fane et meurt la fleur pourprée, déchirée par le tranchant de la charrue; ou telle la tige fatiguée du pavot plie sous le poids des gouttes de la pluie. » (Homère) {uerba graeca} « Comme le pavot des jardins fléchit sa tête altière sous le poids de ses graines et des eaux pluviales, ainsi Gorgythion incline sa tête frappée. » [5,11] CHAPITRE XI : Des passages de Virgile empruntés à Homère, et où il semble être resté supérieur. Je laisse au jugement des lecteurs à décider ce qu'ils doivent prononcer après la comparaison des passages des deux auteurs que je viens de citer. Pour moi, si l'on me consulte, j'avouerai que je trouve que Virgile a été quelquefois plus développé en traduisant, comme dans le passage suivant : (Virgile) « Telle est, dans les campagnes fleuries, l'active ardeur que déploient les abeilles aux premiers rayons du soleil de l'été, lorsqu'elles traînent leurs nymphes hors de la ruche, ou qu'elles travaillent à épaissir leur miel trop liquide, et qu'elles distribuent dans leurs cellules ce doux nectar. Les unes reçoivent les fardeaux de celles qui arrivent, d'autres se réunissent en troupe pour repousser loin de leurs ruches des essaims paresseux de frelons. Le travail se poursuit avec ardeur, et le miel embaume l'air de l'odeur du thym dont il est composé. » (Homère) {uerba graeca} « Comme on voit entrer et sortir incessamment un grand nombre d'abeilles, à l’ouverture du creux de la pierre où s'est fixé leur essaim, tandis que d'autres volent en groupe sur des fleurs printanières, et que d'autres errent dispersées; ainsi de nombreuses troupes de Grecs sortaient de leurs tentes et de leurs vaisseaux, et se répandaient sur la vaste étendue du rivage, se rendant à l'assemblée. » Vous voyez que Virgile a décrit les abeilles au travail, qu'Homère les a dépeintes errantes; l'un s'est contenté de dépeindre le vol incertain et égaré de leurs essaims , tandis que l'autre exprime l'art admirable que leur enseigna la nature. Virgile me paraît aussi, dans le passage suivant, plus riche que celui dont il est l'interprète. (Virgile) « O mes compagnons, le ciel, qui permit autrefois que nous éprouvassions le malheur, donnera un terme à celui que nous subissons aujourd'hui, comme à ceux, plus grands encore, dont il nous a délivrés. Vous avez évité les rochers des Cyclopes, vous avez entendu les fureurs de Scylla, et vous avez approché de ses écueils mugissants : ranimez donc votre courage, repoussez les tristes frayeurs; peut-être un jour vous éprouverez quelque volupté à rappeler ces choses. » (Homère) {uerba graeca} « O mes amis, sans doute rien ne nous garantit que nous échapperons au danger; mais nous en avons vu de plus grands lorsque le Cyclope redoutable nous enfermait dans cette sombre caverne, d'où mon courage, ma prudence et mon adresse nous ont retirés; j'espère que quelque jour nous nous en ressouviendrons. » Ulysse ne rappelle à ses compagnons qu'une seule infortune; Énée leur fait espérer la fin de leur souffrance présente, par l'exemple d'une double délivrance. D'ailleurs Homère a dit d'une manière un peu obscure : {uerba graeca} « J'espère que quelque jour nous nous en ressouviendrons. » Tandis que Virgile a dit plus clairement : « Peut-être un jour vous éprouverez quelque volupté à rappeler ces choses: » Ce que votre poète ajoute ensuite offre des motifs de consolation bien plus puissants. Il encourage ses compagnons, non seulement par des exemples de salut, mais encore par l'espoir d'un bonheur futur, en leur promettant pour récompense de leurs travaux, non pas seulement des demeures paisibles, mais encore un empire. Remarquons encore les passages suivants (Virgile) « Tel, au haut de nos montagnes, l'orme antique résiste aux coups redoublés des bûcherons qui s'efforcent de l'arracher; il conserve encore son attitude superbe, et agite seulement les branches qui forment sa cime; mais enfin, miné peu à peu par les coups, il fait entendre a lé dernier craquement, et déchire par sa chute le sein de la montagne. » (Homère) {uerba graeca} « Asius tombe, semblable au chêne, ou au peuplier à la feuille blanchâtre, ou au pin élevé que les charpentiers abattent pour en faire des bois de construction, avec des haches fraîchement aiguisées. » Votre poète a exprimé avec beaucoup de soin la difficulté de couper un gros arbre, tandis que l'arbre d'Homère est coupé sans qu'il soit question d'aucun effort. (Virgile) « Le diligent Palinure se lève polir observer les vents; et prête l'oreille à leur bruit; il explore les astres qui déclinent silencieusement sur l'horizon, l'Arcture, les Hyades pluvieuse; les deux Ourses, et l'armure dorée d'Arion. » (Homère) {uerba graeca} « Assis au gouvernail, Ulysse le dirigeait lui-même avec habileté; le sommeil n'appesantissait point ses paupières; mais il observait les Pléiades, le Bootès qui se couche à l'occident, l'Arctos (l'Ourse), surnommée encore le Char, qui roule du même côté et qui regarde Orion, laquelle est la seule des constellations qui soit sur l'Océan, un infaillible garant contre les tempêtes. » Le pilote qui étudie le ciel doit lever fréquemment la tête, pour chercher des signes de sécurité dans les diverses régions d'un horizon serein. Virgile a rendu admirablement, il a pour ainsi dire, peint et coloré cette action: En effet, l'Arcture est située vers le septentrion; le Taureau. dans lequel sont placées les Hyades, est situé, ainsi qu'Orion, dans la partie méridionale du ciel. Virgile indique les divers mouvements de tête de Palinure, par l'ordre dans lequel il énumère ces constellations. Il nomme d'abord l'Arcture; Palinure est donc tourné vers le septentrion; les Hyades pluvieuses, Palinure se tourne vers le midi; les deux Ourses, il se retourne vers le septentrion. Enfin, il observe (circumspicit) l'armure dorée d'Orlon : Palinure se tourne de nouveau vers le midi. De plus, le mot circumspicit (il regarde autour) peint un homme qui se tourne alternativement de différents côtés. Homère se contente de fixer une seule fois les yeux de son pilote sur les Pléiades, qui sont situées dans la région australe, et sur le Bootès et l'Arctos; qui sont placés au pôle septentrional. (Virgile) « Non, perfide, tu n'es point le fils d'une déesse, et Dardanus ne fut point ton père; mais le Caucase t'enfanta dans ses affreux rochers, et tu as sucé le lait des tigresses d'Hyrcanie. » (Homère) {uerba graeca} « Cruel, certainement Pélée ne fut point ton père, ni Thétis ta mère; mais c'est la mer qui t'a engendré. » Virgile, dans ce passage, ne se contente point, comme le poëte dont il l'a imité, de reprocher à Énée sa naissance; mais encore il l'accuse d'avoir sucé le lait sauvage d'une bête féroce; il ajoute de son propre fonds : « .... Tu as sucé le lait des tigresses d'Hyrcanie. » Parce qu'en effet, le caractère de la nourrice et la nature de son lait concourent ensemble pour former le tempérament. Le lait se mêle au sang que l'enfant, si tendre encore, a reçu de ses parents, et ces deux substances exercent une grande influence sur les moeurs. De là vient que la nature prévoyante, et qui voulut que l'enfant trouvât dans sa première nourriture une nouvelle cause de participation à la substance de sa mère, produit l'affluence du lait à l'époque de l'enfantement. En effet, le sang, après avoir formé et nourri le foetus dans ses parties les plus intimes, lorsqu'arrive l'époque de l'enfantement, s'élève vers les parties supérieures du corps de la mère, blanchit en devenant lait, pour servir de nourriture au nouveau-né, dont il fut déjà le premier élément. Aussi ce n'est pas sans raison que l'on pense que, comme la semence a naturellement la propriété de former un être ayant des similitudes, quant au corps et quant à l'âme, avec celui dont elle émane, de même le lait, par sa nature et par ses propriétés, exerce une pareille influence. Cette observation ne s'applique point exclusivement à l'homme, mais encore aux animaux. Car si l'on fait allaiter un bouc par une brebis, ou un agneau par une chèvre, il est constant que la laine du premier deviendra plus rude, et le poil du second plus doux. De même, la nature des eaux et des terres dont se nourrissent les plantes et les fruits a plus d'influence sur leur bonne ou mauvaise qualité, que la semence qui les a produits; et l'on voit souvent un arbre vigoureux et florissant languir, transplanté dans un terrain de mauvaise qualité. Concluons de tout cela qu'Homère a négligé, dans la peinture des moeurs féroces, un trait que Virgile a recueilli. (Virgile) « Les chars qui disputent le prix aux combats du cirque partent de la barrière et s'élancent dans la lice avec moins de vitesse; et leurs a conducteurs, secouant les rênes flottantes, ne montrent pas tant d'ardeur lorsque, penchés sur leurs coursiers, ils les animent du fouet. » (Homère) {uerba graeca} « Tels des chevaux qui traînent un char dans la lice, excités tous ensemble par les atteintes du fouet, relèvent la tête, et parcourent rapidement la carrière ». Le poète grec ne fait mention que du fouet qui anime les chevaux à la course, quoique cependant, par l'expression {uerba graeca}, il ait rendu avec autant d'élégance qu'il est possible la rapidité de leur course. Mais Virgile décrit admirablement, et tout à la fois, et les chars s'élançant de la barrière, et dévorant l'arène avec une incroyable rapidité; et s'emparant de la circonstance du fouet, indiquée seulement par Homère, il peint les conducteurs secouant les rênes flottantes, frappant du fouet avec rapidité et sans intervalle; enfin il n'a omis aucune partie de l'équipage d'un quadrige, pour parvenir à la description complète d'une de ces lices où ils concourent. (Virgile) « Ainsi, lorsqu'on entretient activement la flamme avec des branchages placés sous le ventre d'une chaudière pleine d'eau, la chaleur soulève intérieurement les entrailles du liquide courroucé; un nuage de fumée et d'écume s'élève au-dessus de la chaudière, d'où bientôt l'eau s'échappe en lançant dans l'air une noire vapeur. » (Homère) {uerba graeca} « Comme une chaudière où l'on fait fondre la graisse d'un porc, bouillonne en tout sens, excitée par l'ardeur du feu entretenu avec du bois sec; ainsi bouillonnaient enflammées les ondes du Scamandre. » Le poète grec peint une chaudière bouillonnante sur un grand feu, et l'on remarque dans ses vers l'expression {uerba graeca}, qui imite avec beaucoup de justesse le bruit des globules d'air s'échappant de toutes parts. Dans le poëte latin, la description est plus com-plète et plus achevée. C'est d'abord le bruit dela flamme : {uerba graeca} est rendu par exultant astu latices. Il peint ensuite un nuage de fumée et d'écume s'élevant au-dessus de la chaudière. Enfin, ne trouvant pas de mot exactement juste pour peindre la fureur concentrée du liquide, il y supplée par un équivalent : nec jam se capit unda; ce qui rend bien l'effet produit sur l'eau par la grande intensité du feu placé au-dessous. Virgile a donc réuni tout l'effet de la trompette poétique dans cette description, qui renferme avec exactitude toutes les circonstances du phénomène qu'il a voulu peindre (Virgile) « (Pandarus et Bitias), s'en reposant sur leurs armes, ouvrent la porte que leur chef leur a confiée, et invitent l'ennemi à s'approcher du mur. Semblables à deux tours, ils se postent en dedans, à droite et, à gauche. Ils sont hérissés de fer, et l'aigrette de leur casque s'agite fièrement sur leur tête. Tels sur les bords du Pô, ou du riant Athésis (Adige), deux chênes pareils portent vers les cieux leur tête chargée de feuilles, et agitent leur cime élevée. » (Homère) {uerba graeca} « Insensés ! ils trouveront aux portes du camp deux enfants généreux des belliqueux Lapithes le valeureux Polypeetès fils de Pirithoüs, et Léontéus non moins terrible que Mars. Ces deux guerriers s'étaient placés devant les portes, et, semblables au chêne élevé qui, fixé sur la montagne par des racines profondes, résiste chaque jour aux vents et aux tempêtes, ils attendaient sans fuir le brave Asius, remplis de confiance en leur courage et en leurs armes. » Les soldats grecs Polypeetès et Léontéus, placés aux portes du camp, attendent, immobiles comme des arbres, l'arrivée du guerrier ennemi Asius. Là s'arrête la description d'Homère. Dans Virgile, Bitias et Pandarus ouvrent la porte du camp, comme pour se mettre en la puissance de l'ennemi, et lui offrir toutes les facilités qu'il pouvait désirer, afin de s'emparer du camp. Tantôt le porte Compare les deux héros à des tours, tantôt il peint l'éclat brillant de leurs aigrettes. Il n'a pas négligé néanmoins la comparaison des arbres, employée par Homère; mais il l'a, développée avec plus de pompe et d'étendue. Je conviendrai encore que le passage suivant est un de ceux dans lesquels Virgile a su mettre plus d'art qu'Homère (Virgile) « Une cruelle léthargie, un sommeil pénible appesantissent les paupières d'Orode, et l’éternelle nuit vient ouvrir ses yeux. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi tomba Iphidamas en cet endroit, et il s'y endormit d'un sommeil d'airain. » [5,12] CHAPITRE XII : Des passages dans lesquels les deux poètes sont d'une égale beauté. Il est certains passages dans lesquels les deux poètes sont à peu près d'une égale beauté, comme les suivants (Virgile) « Les pieds rapides des chevaux (de Turnus) font jaillir le sang, en foulant la terre qui en est imprégnée. » (Homère) {uerba graeca} « L'essieu du char et les roues, jusqu'à la hauteur du siège étaient souillés du sang que faisaient jaillir les pieds des chevaux. » (Virgile) « ... l'éclat brillant des casques d'airain. » (Homère) {uerba graeca} « La splendeur brillante de leurs casques d'airain. » (Virgile) « Les uns cherchent des semences de feu. » (Homère) {uerba graeca} « .... conservant la semence du feu. » (Virgile) « Semblable à l'ivoire qu'on aurait plongé dans une teinture de pourpre. » (Homère) {uerba graeca} « Semblable à l'ivoire qu'une femme de Méanie teint avec de la pourpre. » (Virgile) « S'il faut que celui que je ne peux nommer a touche au port et qu'il gagne la terre, si Jupiter l'a ainsi arrêté, et que cette destinée soit irrévocable, que du moins, troublé par un peuple belliqueux, chassé des lieux où il aura abordé, séparé de son fils Iule, il soit réduit à implorer le secours de l'étranger, après avoir vu périr misérablement ses compagnons; qu'après s'être soumis au joug d'une honteuse paix, il ne jouisse pas longtemps de cet empire objet de ses désirs, mais qu'il périsse prématurément, et que son corps reste sur l'arène, privé de sépulture. » (Homère) {uerba graeca} « Exauce-moi, ô Neptune, toi dont la noire chevelure enveloppe la terre: si tu es réellement mon père et que tu ne me désavoues point pour ton fils, fais que le fils de Laërte, cet Ulysse destructeur des cités, ne revienne point dans Ithaque, sa patrie; ou si les destins ont arrêté qu'il doit revoir ses amis, sa maison, les bords qui l'ont vu naître, qu'il n'y parvienne que tard et sous de malheureux auspices, sur un vaisseau étranger, après avoir perdu tous ses compagnons; et qu'enfin il trouve sa famille en proie aux calamités. » (Virgile) « Bientôt la flotte rase les rivages du pays qu'habite Circé, lieux inaccessibles que la puissante fille du Soleil fait retentir de ses chants continuels, palais superbe qu'elle éclaire la nuit par la flamme du cèdre odorant, tandis qu'elle fait glisser la navette rapide entre des fils déliés. » (Homère) {uerba graeca} « Mercure ne s'arrêta que lorsqu'il fut parvenu à la vaste caverne qu'habitait la Nymphe aux cheveux bouclés; et, comme elle se trouvait dedans, il s'y abattit. Un grand feu était allumé au foyer, et l'île était embaumée au loin de l'odeur du cèdre et des éclats de thye qui y brûlaient. Calypso elle-même chantait d'une voix agréable au-dedans de la caverne, en parcourant des doigts la toile qu'elle tissait d'un fil d'or. » (Virgile) « (Hélénor était fils) du roi de Méonie; l'esclave Licinia, sa mère, l'avait fait partir secrètement pour Troie, muni des armes interdites à sa condition. » (Homère) {uerba graeca} « Bucolion était le plus âgé des fils de l'illustre Laomédon; et sa mère l'avait mis au monde hors du mariage. » (Virgile) « Quel que tu sois, dit (Orode à Mézence) en expirant, tu n'auras pas été impunément mon vainqueur, tu ne t'en réjouiras pas longtemps. De pareilles destinées t'attendent aussi, et tu seras bientôt couché sur ce même champ. Mézence lui répondit, avec un sourire mêlé de colère : Meurs en attendant; le père des dieux et le roi des hommes verra ce qu'il a à faire de moi. » (Homère) {uerba graeca} « Je te dirai une autre chose, que tu peux renfermer en ton âme. Toi non plus, tu ne poursuivras pas longtemps le cours de la vie; déjà la mort s'apprête à paraître à tes côtés, suivie du destin tout-puissant qui te livre aux mânes de l'illustre Achille fils d'Éacus. » Et ailleurs :{uerba graeca} « Le divin Achille parla ainsi (à Hector) déjà expiré : Meurs. Pour moi, j'accepterai mon destin, alors qu'il plaira à Jupiter et aux autres dieux immortels de le terminer. » (Virgile) « Tel l'oiseau qui porte la foudre de Jupiter s'élance vers les cieux, enlevant dans ses griffes crochues un lièvre, ou un cygne au blanc plumage; ou tel un loup terrible enlève de l'étable un agneau, que redemandent les bêlements multipliés de sa mère. Un cri s'élève de tous côtés : l'ennemi envahit le camp, et en comble les fossés. » (Homère) {uerba graeca} « Il se retourne et se précipite, semblable à l'aigle qui, de son vol élevé, descend sur un champ, à travers les sombres nuées, pour enlever le tendre agneau ou le lièvre timide; ainsi se précipitait Hector, brandissant son épée aiguë. » [5,13] CHAPITRE XIII : Des passages dans lesquels Virgile n'atteint pas à la majesté du vers d'Homère. Puisque Virgile n'aurait pas à rougir de s'avouer lui-même inférieur à Homère, je vais dire en quels passages il m'a semblé plus faible que son modèle : « Alors (Énée), sans écouter les prières (de Tarquitus) et tout ce qu'il se disposait à lui dire , « abat la tête par terre et la sépare du tronc, » Ces deux vers de Virgile sont traduits de ce vers d'Homère : {uerba graeca} « (Dolon) parlait encore, que sa tête roulait dans la poussière. » Quelle rapidité d'expression, sans rien ôter à la plénitude de l'image! Les efforts de Virgile n'ont pu atteindre jusque-là. Dans la course des chars, de quelles couleurs Homère peint l'un d'eux qui devance d'un peu celui qui le suit, et qui presque l'atteint ! {uerba graeca} « (Les chevaux de Diomède) échauffaient leurs vastes flancs au souffle d'Eumélus, et volaient, la tête tendue vers lui. » (Virgile) « Ils mouillent de leur souffle et de leur écume ceux qui les suivent. » Homère est plus admirable encore dans la peinture de la rapidité de celui qui suit immédiatement le premier dans la course à pied : {uerba graeca} « Les pieds (d'Ulysse) foulaient la trace de ceux (d'Ajax) avant qu'ils eussent soulevé la poussière. » Voici quel est le sens de ce vers : Si quelqu'un court sur un sol poudreux aussitôt que son pied aura quitté la terre, on en découvre infailliblement l'empreinte; et cependant la poussière que le coup du pied a soulevée est retombée sur l'empreinte plus vite que la pensée. Le divin poète dit donc que le second des coureurs suivait de si près le premier, qu'il occupait la trace. de son pied avant que la poussière fût retombée. Pour exprimer la même chose, que dit le poète latin? «... Déjà le pied de Diorès foule celui (d'Hélymus). » Remarquez dans cet autre vers l'exactitude d'Homère : {uerba graeca} « (Polyphème) était couché, laissant pencher sa lourde tête. » Virgile a dit : « (Polyphème) reposa sa tête penchée. » Comparons encore, si vous voulez, les vers suivants (Homère) {uerba graeca} « Les chars tantôt touchaient la terre, et tantôt voltigeaient en l'air. » (Virgile) : « (Des chevaux) paraissaient tantôt raser la terre, et tantôt s'élancer en haut, portés dans le vide des airs, » (Homère) {uerba graeca} « Diane surpasse de la tête toutes les Nymphes, au-dessus desquelles apparaissait son front. » (Virgile) « (Diane) marchant au milieu des Nymphes, élève sa tête au-dessus de toutes. » (Homère) {uerba graeca} « (Muses) vous êtes ciel déesses, vous êtes présentes; vous savez toutes choses, » (Virgile) « Vous vous en souvenez, ô Muses, et vous pouvez le remémorer. » (Homère) {uerba graeca} « (Hippodamante) mugissait en rendant l'esprit, comme mugit un taureau que des adolescents traînent avec violence au pied du dieu d'Hélicon, sacrifice qui réjouit Neptune. » (Virgile) « En même temps (Laocoon) pousse vers le ciel d'horribles cris; tels sont les mugissements du taureau lorsqu'il s'enfuit blessé de l'autel, et qu'il dérobe sa tête à la hache mal assurée. » Si l'on compare la contexture des deux morceaux, quelle grande distance l'on apercevra entre eux l C'est avec beaucoup de justesse qu'en parlant du taureau traîné à l'autel, Homère fait mention d'Apollon : {uerba graeca} « Au pied du dieu d'Hélicon. » Et aussi de Neptune : {uerba graeca} « Sacrifice qui réjouit Neptune. » Car Virgile lui-même nous fournit la preuve qu'on immolait principalement le taureau dans les sacrifices que l'on offrait à ces deux divinités, lorsqu'il dit : « J'offrirai un taureau à Neptune, un taureau à toi, ô bel Apollon ! » (Virgile) « Ainsi lorsque par un vent furieux la flamme vient à se manifester au milieu des moissons; ou lorsque le torrent rapide, tombant du haut de la montagne, bouleverse les champs et les labeurs du boeuf, renverse les joyeuses moissons et entraîne les forêts déracinées; placé sur la cime d'un roc escarpé, le pâtre reste dans la stupeur, en entendant cet étrange fracas. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque le feu dévorant vient à se manifester dans une forêt sauvage, partout où le porte le vent qui tourbillonne, les branches tombent sur les troncs, renversées par la violence du feu. » Et ailleurs : {uerba graeca} « (Diomède) courait furieux : semblable au torrent qui inonde la campagne, renverse subitement les ponts qu'il rencontre dans son cours, sans que les ouvrages dont ils sont munis puissent le contenir, sans qu'il puisse être retenu dans son arrivée subite, quand se précipite la pluie de Jupiter, par les clôtures répandues çà et là dans les champs verdoyants ; ainsi par le fils de Tydée étaient dispersées les phalanges épaisses des Troyens. » En réunissant ces deux comparaisons de la flamme et du torrent, Virgile les a altérées et n'a atteint la majesté d'aucune d'elles. (Virgile) « Ainsi, lorsque les vents contraires se précipitent déchaînés; lorsque Zéphyre, Notus, Eurus qui souffle du côté du char riant de l'Aurore, s'entre-choquent entre eux; les forêts frémissent, et l'empire écumeux de Nérée, agité par le trident, vomit les mers du fond de ses abîmes. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi deux vents, Borée et Zéphyre, qui soufflent du côté de la Thrace, par leur soudaine arrivée émeuvent la mer poissonneuse; et aussitôt l'onde noire s'élève en monceaux, et une grande quantité d'algue est dispersée hors de la mer. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Ainsi, lorsque le vent d'occident et le vent du midi combattent entre eux, dans les gorges des montagnes, la forêt profonde en est ébranlée; le hêtre, le frêne, le cornouiller à l'épaisse écorce, maltraitent réciproquement et tumultueusement leurs longs rameaux, qui latent avec fracas; ainsi les Troyens et les Grecs se livraient de mutuels assauts, sans qu'aucun d'eux songeât à la fuite désastreuse. » En formant des deux comparaisons du poète grec une seule plus lumineuse, Virgile a racheté le tort que nous lui avons reproché plus haut. (Virgile) « Cependant le vent qui s'élève à la poupe seconde les navigateurs. » (Homère) {uerba graeca} « (Circé) envoie de nouveau sur l'arrière du vaisseau, dont la proue est peinte, un vent favorable et ami, qui remplit la voile et seconde la marche. » Virgile a heureusement rendu {uerba graeca} par surgens a puppi; mais Homère excelle par les épithètes nombreuses qu'il applique au vent avec tant de justesse. (Virgile) « (Polyphème) se repaît du sang et des entrailles des malheureux qui tombent entre ses mains. Je l'ai vu moi-même, couché sur le dos, au milieu de son antre, saisir avec son énorme main deux de nos compagnons, et les briser contre le rocher. » (Homère) {uerba graeca} « (Polyphème) se jetant sur mes compagnons, saisit de la main deux d'entre eux, les brisa contre terre, comme de petits chiens ; et les lambeaux de leur cervelle jaillirent sur le sol. Ayant ensuite séparé les membres, il les disposa pour son repas. Il se mit à les dévorer comme eut fait le lion des montagnes, et il ne laissa rien de leurs chairs, ni de leurs intestins, ni même de leurs os. Pour nous, en voyant ces lamentables atrocités, nous élevâmes en pleurant nos mains vers Jupiter, tandis que le désespoir s'emparait de notre âme. » Dans Virgile, la narration du fait est concise et nue; Homère, au contraire, a mêlé à la sienne un pathétique égal à l'atrocité de l'action qu'il raconte. (Virgile) « Là, je vis les deux fils d'Aloéus, ces deux monstrueux géants qui tentèrent d'enfoncer de leurs mains la voûte céleste, et de précipiter Jupiter de son trône sublime. » (Homère) {uerba graeca} « Oton comparable aux dieux, et le glorieux Éphialte, géants que la terre nourrit, et plus beaux encore que le bel Orion. Dès l'âge de neuf ans, ils avaient neuf coudées de circonférence et neuf brasses de hauteur. Ils menaçaient les immortels de porter jusque dans les cieux l’effort tumultueux de la guerre; et, pour s'y frayer un accès, ils avaient tenté d'entasser l’Ossa sur l'Olympe, et le Pélion chargé de forêts sur l'Ossa. » Homère décrit les membres des géants, et mesure en long et en large, les vastes dimensions de leurs corps. Votre poète se contente de dire, monstrueux géants, sans ajouter rien autre chose, et sans oser employer les termes métriques. S'agit-il de ces montagnes entassées pour l'entreprise insensée des géants? il se contente de dire : qui tentèrent d'enfoncer de leurs mains la voûte céleste. Enfin, si l'on compare chaque point l'un après l'autre, on y trouvera une différence fâcheuse pour le poète latin. (Virgile) « Ainsi, lorsque le premier souffle du vent commence à faire blanchir le flot, la mer s'enfle peu à peu, et soulève les ondes, et bientôt elle surgit depuis le fond de ses abîmes jusqu'aux cieux. » (Homère) {uerba graeca} « Ainsi, lorsque sur le rivage sonore le flot de la mer est ému par l'arrivée soudaine du zéphyr, il commence d'abord à s'élever; mais, bientôt brisé contre la terre, il frémit avec grand bruit, se gonfle, et s'élance contre les promontoires, et vomit l'écume de la mer. » Homère décrit jusqu'aux premiers mouvements de la mer, et jusqu'à ces premiers flots qui naissent sur le rivage. Virgile a négligé ces choses-là. Il traduit : {uerba graeca}, par : paulatim sese tollit mare. Tandis qu'il se borne à soulever le flot depuis le fond des abîmes jusqu'aux nues, Homère le décrit avec une vérité qu'aucune peinture ne saurait égaler, s'enflant, s'élevant, se recourbant, se brisant contre le rivage, qu'il couvre des immondices qu'il a ramassées. (Virgile) « Après avoir parlé, (Jupiter) confirme son serment par le Styx où règne son frère, par les torrents de poix et les gouffres de ses rives; et l'Olympe entier tressaille d'un mouvement de son front. » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles d'un mouvement de ses noirs sourcils; son immortelle chevelure s'agite sur son front immortel, et le vaste Olympe en est ébranlé. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Que l'eau du Styx reçoive ma promesse; ce qui est le serment le plus grand et le plus grave que puissent faire les heureux immortels. » Lorsque Phidias exécutait la statue de Jupiter Olympien, interrogé où il prendrait le modèle de l'effigie du dieu, il répondit qu'il avait trouvé le type primitif de Jupiter dans les trois vers d'Homère (que nous venons de citer) : {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles, etc. » ; et que c'était des sourcils et de la chevelure décrits par Homère qu'il avait tiré le visage entier de son Jupiter. Virgile, comme vous l'avez vu, a négligé ces deux objets; mais il n'a pas omis, il est vrai, l'Olympe ébranlé par un mouvement du front majestueux du dieu. Quant au serment, il l'a pris dans un autre endroit d'Homère, pour compenser sans doute, par cette addition, la stérilité de sa traduction. (Virgile) « Le visage du jeune homme décelait une adolescence encore imberbe. » (Homère) {uerba graeca} « Entrant dans l'âge de puberté, époque la plus gracieuse de la jeunesse. » Pour avoir omis de rendre {uerba graeca}, qui exprime la puberté naissante, la description du poète latin est moins gracieuse. (Virgile) « Comme une bête féroce qui, entourée d'une foule de chasseurs, tourne sa fureur contre leurs traits, et, se jetant au-devant d'une mort certaine, s'enfonce elle-même dans leurs épieux, » (Homère) {uerba graeca} « Le fils de Pélée se précipitait contre lui, semblable au lion meurtrier qu'une foule de chasseurs rassemblés ambitionne de mettre à mort; il va d'abord les méprisant; mais si quelque jeune homme impatient du combat le frappe de sa lance, il se retourne en rugissant, l'écume naît entre ses dents, le naturel indompté se réveille en lui : il frappe de sa queue ses cuisses et ses flancs, il s'excite au combat, et, les regardant d'un air menaçant, il se précipite le premier sur les chasseurs, pour tuer quelqu'un d'entre eux; ainsi Achille incitait sa force et son grand coeur à marcher contre le magnanime Énée. » Vous voyez que la comparaison latine est réduite à la plus grande maigreur qu'il soit possible; la comparaison grecque au contraire, et par l'abondance des mots et par celle des tableaux, égale l'appareil d'une chasse réelle. Cette fois, la différence est si grande, qu'il y aurait presque à rougir d'établir la comparaison. (Virgile) « Ainsi s'entre-choquent l'armée troyenne et l'armée latine; l'on combat pied à pied, corps à corps. » (Homère) {uerba graeca} « Le bouclier était pressé contre le bouclier, le casque contre le casque, le soldat contre le soldat. » Je laisse au lecteur à juger toute la différence qui existe entre ces deux passages. (Virgile) « Ainsi l'aigle sauvage, au vol élevé, enlève un serpent qui s'attache aux griffes qui le blessent, entoure les jambes de l'oiseau de ses replis sinueux, hérisse ses horribles écailles, et siffle en dressant sa tête; et néanmoins, malgré la lutte, l'aigle le presse de son bec crochu, en même temps qu'il frappe l'air de ses ailes. » (Homère) {uerba graeca} « Un oiseau était venu à passer, conformément à leur désir. C'était un aigle au vol élevé, qui, se dirigeant à gauche, rappelait les troupes du combat. Il portait dans ses serres un énorme serpent ensanglanté, mais encore palpitant de vie, et qui lui résistait encore; car s'étant replié en arrière, il frappa l'aigle à la poitrine, près du cou : la douleur fit que l'oiseau lâcha le serpent à terre; et celui-ci vint tomber au milieu de la troupe, tandis que l'aigle, en poussant des cris, s'envola dans la direction du vent. » Virgile reproduit l'action de l'aigle qui saisit une proie; et il ne parait pas avoir remarqué les présages qui l'accompagnent dans Homère. L'arrivée de l'aigle du côté gauche, qui semblait interdire aux vainqueurs d'avancer davantage, la morsure qu'il reçoit du serpent qu'il tient dans ses serres, ce tressaillement d'un augure non équivoque, la douleur qui fui fait abandonner sa proie et s'envoler en poussant un cri; ce sont autant de circonstances qui animent la comparaison, et dont l'omission laisse aux vers du poëte latin l'apparence d'un corps sans âme. (Virgile) « (La Renommée) est d'abord faible et timide, mais bientôt elle s'élève dans les airs; et tandis qu'elle marche sur la terre, elle cache sa tête dans les nues. » (Homère) {uerba graeca} « (La Discorde) s'élève faible d'abord; mais bientôt elle cache sa tête dans le ciel, et marche sur la terre. » Homère dit qu'Éris, c'est-à-dire la Discorde, est d'abord faible dans ses commencements, et s'accroît ensuite au point de toucher jusqu'au ciel. Virgile a dit la même chose de la Renommée, mais c'est avec moins de justesse; car les accroissements de la discorde et ceux de la renommée ne sont pas les mêmes. En effet, la discorde, lors même qu'elle est parvenue à produire des guerres et des dévastations réciproques, demeure toujours la discorde, telle qu'elle fut dans le principe; tandis que la renommée, lorsqu'elle est parvenue à un immense accroissement, cesse d'être elle-même, et devient notoriété publique. Qui s'aviserait, en effet, de parler de renommée, s'il s'agissait d'une chose connue dans le ciel et sur la terre? En second lieu, Virgile n'a pas même pu atteindre l'hyperbole d'Homère. Celui-ci a dit jusqu'au ciel ({uerba graeca}), l'autre dit jusqu'à la région des vents et des nuages (auras et nubila ). La cause pour laquelle Virgile n'a pas toujours égalé les passages qu'il traduisait, c'est la continuité avec laquelle il s'efforce de faire passer, dans toutes les parties de son ouvrage, des imitations d'Homère. Or il ne pouvait pas toujours être donné aux forces humaines d'atteindre jusqu'à cette divinité poétique. Prenons pour exemple le passage suivant, dont je désire soumettre l'appréciation à votre jugement. Minerve, protectrice de Diomède, lui prête dans le combat des flammes ardentes, dont l'éclat rejaillissant de son casque et de ses armes lui sert d'auxiliaire contre l'ennemi. {uerba graeca} « La flamme jaillissait avec abondance du bouclier et du casque (de Diomède). » Virgile, trop émerveillé cette fiction, en use immodérément; tantôt il dit de Turnus : « Une aigrette couleur de sang s'agite au haut de son casque, et des éclairs étincelants partent de son bouclier. » Tantôt il dit la même chose d'Épée : « Son casque brille sur sa tête, au-dessus de laquelle une aigrette se déploie en forme de flamme; son bouclier d'or vomit de vastes feux. » Ceci est d'autant plus déplacé en cet endroit, qu'Épée ne combattait pas encore, et ne faisait que d'arriver sur un vaisseau. Ailleurs : « Le casque (de Turnus ), décoré d'une triple crinière, supporte une Chimère, dont la gueule vomit les feux de l'Etna. » Veut-il faire admirer les armes que Vulcain vient d'apporter sur la terre à Énée, Virgile dit : « Son casque terrible est armé d'une aigrette, et vomit des flammes. » Veut-on un autre exemple de cet abus de l'imitation? Séduit par l'éclat de ce passage (d'Homère) que nous avons cité plus haut : {uerba graeca} « Le fils de Saturne confirme ses paroles, etc. » Virgile a voulu tardivement attribuer aux paroles de Jupiter une semblable révérence. Après l'avoir fait parler sans fracas, dans le premier, le quatrième et le neuvième livre, il dit (dans le dixième), lorsqu'après les débats de Jupiter et de Vénus, Jupiter va prendre la parole : « La demeure sublime des dieux est dans le silence; la terre tremble sur sa base; l'air immobile se tait ; les zéphyrs s'arrêtent, et les mers paisibles calment leur surface ». Comme si ce n'était pas le même Jupiter, qui peu auparavant a parlé, sans que l'univers manifestât sa vénération. Une pareille inopportunité se remarque dans l'emploi que fait le poète, de la balance de Jupiter, emprunté de ce vers (d'Homère) : {uerba graeca} « En ce moment le père des dieux soulevait ses balances d'or. » Car Junon ayant déjà dit, en parlant de Turnus : « Maintenant je vois ce jeune homme prêt à venir lutter contre des destins inégaux; le jour des Parques approche, avec la force ennemie. » Il était manifeste qu'il devait infailliblement périr; cependant le poète ajoute tardivement : « Jupiter tient lui-même deux balances en équilibre, et place dans leurs bassins les destinées diverses des deux combattants. » Mais il faut pardonner à Virgile ces fautes, et d'autres, où l'a fait tomber une admiration excessive pour Homère. D'ailleurs, il était difficile qu'il ne fût pas quelquefois inférieur à celui que , dans tout le cours de son ouvrage, il se propose constamment pour modèle. Car il a toujours les yeux fixés sur Homère, pour tâcher d'imiter sa simplicité, sa grandeur, l'élévation et la majesté calme de son style. C'est chez lui qu'il a puisé les traits magnifiques et variés de ses héros, l'intervention des dieux, les autorités mythologiques, l'expression des sentiments de la nature; la recherche des souvenirs , la prodigalité des comparaisons, l'harmonie d'une éloquence entraînante, et enfin l'ensemble imposant des diverses parties. [5,14] CHAPITRE XIV. Que Virgile s'est tellement complu dans l'imitation d'Homère, qu'il a voulu imiter quelques-uns de ses défauts. Avec quel soin il a imité les épithètes ainsi que les autres ornements du discours. Virgile se complaît tellement à imiter Homère, qu'il imite même des défauts mal à propos reprochés à ses vers. Ainsi, il approuve dans la versification d'Homère ces sortes de vers que les Grecs appellent {uerba graeca} (acéphales), {uerba graeca}(lâches),{uerba graeca} (hypercataleptiques), et il ne craint pas de les imiter. Exemples de vers acéphales.... « (frappe de la tête contre les portes »). (« chemin tissu de murailles aveugles;) » et autres vers semblables. » Exemples de vers lâches, c'est-à-dire qui ont dans le milieu des syllabes brèves pour des longues... («.... Les portes affermies par des barrières »), (« Latinus lui-même sort du conseil, (et renonce) à son Important dessein. ), Exemples de vers hypercatalepliques, c'est-à-dire, trop longs d'une syllabe..... («.... fait cuire le liquide sur le feu.») (« ils mêlent l'écume d'argent et le soufre vif. ») (« .... l'arbousier épineux) » On trouve aussi dans Homère des vers nus et sans ornements, qui ne diffèrent en rien du langage ordinaire de la conversation. Virgile parait affectionner en eux une noble négligence. (Homère) {uerba graeca} « ........ Cent cinquante juments rousses toutes saillies. » (Virgile) « L'amour triomphe de tout; cédons, nous aussi, à l'amour. » « O Palinure, tu seras jeté nu sur quelque plage inconnue. » Il est aussi des répétitions gracieuses, que Virgile ne redoute pas. « Pan lui-même, s'il voulait entrer en lice avec moi, au jugement de l'Arcadie; Pan lui-même, au jugement de l'Arcadie, s'avouerait vaincu. » Virgile, en les imitant, nous a révélé son admiration pour les épithètes homériques: {uerba graeca} (né sous un astre heureux) , {uerba graeca} (heureux génie), {uerba graeca} (cuirasse d'airain), {uerba graeca} (les boucliers qui couvrent le nombril ou qui en offrent les formes), {uerba graeca} (cuirasse nouvellement polie), {uerba graeca} (chevelure noire), {uerba graeca} (qui ébranle la terre), {uerba graeca} (qui rassemble les nuages), {uerba graeca} (les montagnes ombragées), {uerba graeca} (la mer mugissante), {uerba graeca} (couleur d'azur), et mille autres expressions du même genre, qui sont comme des étoiles brillantes dont l'éclat divin répand la variété sur la majestueuse poésie d'Homère. A ces épithètes répondent, dans Virgile, celles de malesuada fames (la faim mauvaise conseillère), auricomi rami (les branches à la chevelure dorée), centumgeminus Briareus (Briarée aux cent bras), fumiferam noctem (la nuit fumeuse), et tant d'autres qu'un lecteur attentif remarquera presque à chaque vers. Souvent Homère, dans le cours de sa narration, semble adresser la parole à quelqu'un : {uerba graeca} « Vous auriez dit un homme à la fois irrité et en démence. » {uerba graeca} « Vous auriez vu alors le divin Agamemnon veillant. » Virgile n'a pas négligé non plus d'imiter cette tournure de phrase : « Vous les auriez vus déménageant, et se précipitant hors de la ville. » « Vous auriez vu ces armées rangées en bataille animer toute la côte de Leucate. » « Vous auriez vu les Cyclades déracinées flotter sur la mer. » « Vous voyez (les oiseaux aquatiques) se laver dans l'eau sans se mouiller. » Le divin Homère sait rattacher très à propos au fil de sa narration les événements soit récents, soit écoulés depuis longtemps, sans néanmoins les disposer par ordre chronologique ; et de cette manière, en ne laissant rien ignorer des événements passés, il évite les formes du style historique. Achille, avant sa colère, avait déjà renversé Thèbes d'Asie et plusieurs autres cités. Mais le poème d'Homère ne commence qu'avec cette colère. Toutefois, pour ne pas nous laisser ignorer les faits antérieurs, la narration en est amenée à propos : {uerba graeca} « Nous sommes allés à Thèbes, la ville sacrée d'Éétion : nous l'avons dévastée, et nous avons amené ici toutes ses dépouilles. » Et ailleurs : {uerba graeca} « J'ai dévasté douze villes avec la flotte, et onze dans les champs troyens avec l'armée de terre » De même, lorsqu'il est question de Calchas, le poète saisit l'occasion de nous faire connaître quel est celui qui dirigea la flotte des Grecs vers les rivages troyens qui leur étaient inconnus : {uerba graeca} « (Calchas) avait dirigé vers Ilion les vaisseaux des Grecs, au moyen de l'art de la divination qu'Apollon lui avait donné. » Calchas raconte encore le présage que donna aux Grecs, durant leur navigation, ce serpent qui dévora des passereaux; ce qui leur annonçait que leur armée aurait dix ans à passer dans le pays ennemi. Dans un autre endroit, c'est un vieillard qui raconte d'anciens événements. Or, on sait que la vieillesse est verbeuse, et se plaît à faire des narrations (Nestor :) {uerba graeca} « Pour moi, j'ai eu affaire jadis avec des hommes plus vaillants que vous, etc. » et ailleurs (Nestor :) {uerba graeca} « Ah ! si j'étais aussi jeune, et si j'avais encore toutes mes forces, etc. » Virgile a très bien imité ces divers artifices (Évandre :) « Je m'en souviens, lorsque Priam, fils de Laomédon, vint visiter les États de sa soeur Hésione. » (Didon :) « Je me souviens même que Teucer vint autrefois à Sidon. » (Évandre :) « Tel que j'étais lorsque, pour la première fois, je mis en déroute une armée sous les murs mêmes de Préneste. » Voyez aussi le récit tout entier du vol et de la punition de Cacus. Enfin Virgile n'a jamais négligé, à l'exemple de son modèle, de nous instruire des faits anciens. Exemple : « Car on dit que Cygnus, pleurant son bien-aimé Phaéton. » Et plusieurs autres exemples semblables. [5,15] CHAPITRE XV. Des diversités qu'on observe dans les dénombrements de troupes chez Virgile et chez Homère. Dans les énumérations de soldats auxiliaires (ce que les Grecs appellent catalogues), Virgile continue à s'efforcer d'imiter Homère; mais néanmoins il s'éloigne un peu quelquefois de sa méthode, pleine de noblesse. Homère, omettant les Lacédémoniens, les Athéniens et même les Mycéniens, auxquels appartenait le chef de l'armée, commence son énumération par la Béotie. Ce n'est point par un motif pris de la dignité du rang de cette province, mais parce qu'elle lui offre un promontoire très connu pour point de départ. C'est de là qu'il s'avance, parcourant successivement les pays alliés, tant insulaires que littoraux. Les régions qu'il rencontre sur sa route, limitrophes les unes des autres, le ramènent progressivement au point d'où il est parti, sans qu'aucun écart l'ait fait dévier. Mais, fidèle à son ordre méthodique, quand son énumération est terminée, il se retrouve au lieu où il l'avait commencée. Virgile au contraire, n'observant aucune méthode dans la mention qu'il fait des divers pays, bouleverse par de fréquentes divagations la disposition des lieux. Le premier individu qu'il nomme est Massicus, chef des guerriers de Clusium et de Cose : après lui vient Abas, accompagné des soldats de Populonie et d'Ilva (l'île d'Elbe); ensuite Asilas, envoyé par les habitants de Pise, dont la situation, très éloignée de l'Étrurie, est trop connue pour qu'il soit besoin de la faire remarquer. Il revient ensuite à Cose, à Pyrges et à Gravisca, villes situées non loin de Rome, aux contingents desquelles il assigne pour chef Astur. De là Cygnus l'entraine en Ligurie, et Ocnus à Mantoue. Si l'on parcourt ensuite l'énumération des auxiliaires de Turnus, et la situation des régions auxquelles ils appartiennent, l'on verra que Virgile n'a pas mieux suivi cette fois l'ordre de la disposition des lieux. D'autre part, Homère a soin de ramener dans la suite de la guerre, pour y venir éprouver un sort heureux ou fatal , tous ceux dont il a prononcé le nom dans son énumération. Lorsqu'il veut mentionner la mort de ceux qui n'y ont point été compris, il introduit une dénomination collective, au lieu d'un nom d'homme. Lorsqu'il veut parler de la mort d'un grand nombre d'individus, il appelle cela une moisson d'hommes. En un mot, il ne se permet pas facilement de prononcer ou d'omettre, dans le combat, tout nom en dehors ou en dedans de son catalogue. Virgile s'est affranchi de ces difficultés; car il omet de reparler, dans le courant de la guerre, de quelques-uns de ceux qu'il a nommés dans son énumération, tandis qu'il en nomme d'autres dont il n'avait point parlé jusque-là. Il dit que, sous la conduite de Massiens, « vinrent mille jeunes gens des villes de Clusium et de Cose. » Et, dans la suite, il fait fuir Turnus : « sur le vaisseau qui avait amené Osinius, roi de Clusium. » Cet Osinius n'avait point encore été nommé. D'ailleurs; n'est-il pas absurde de mettre le roi sous les ordres de Massicus? Enfin, ni Massicus, ni Osinius, ne jouent aucun rôle durant le cours de la guerre. Il en est de même : « Des courageux Gyas et Séreste, du bel Équitolus, du belliqueux Hémon, du vaillant Umbron, de Virbius, brillant rejeton d'Hippolyte. » Ils n'ont obtenu, parmi la foule des combattants, aucune mention, soit glorieuse, soit honteuse. Astur, Cupanon et Cygnus, célèbres par les fables de Cygnus et de Phaéton, ne font rien dans le combat; tandisque les noms obscurs d'Alésus et de Saratus y figurent, ainsi qu'Atinas, qui n'avait point été nommé auparavant. De plus, par défaut d'attention, Virgile introduit la confusion parmi les personnages qu'il nomme. Ainsi, dans le neuvième livre, Asilas terrasse Corinée, lequel reparaît dans le douzième pour tuer Ébuse : « Corinée, qui se trouvait là, saisit sur l'autel un tison ardent, et le porte au visage d'Ébuse, qui venait le frapper. » De même Numa, après avoir été tué par Nisus, se trouve ensuite poursuivi par Énée. Celui-ci tue Camerte, dans le dixième livre; et, dans le douzième, « Juturne prend la forme de Camerte. » Clorée est tué dans le onzième livre par Camille, et dans le douzième, par Turnus. Je me demande si Palinure-Jasides et Japix-Jasides sont deux frères. Hippocoon est qualifié fils d'Hyrtacide, tandis que je retrouve ailleurs « Asilas, fils d'Hyrtacide, renverse Corinée. » A la vérité, il est possible que deux individus aient porté le même nom; mais voyez l'exactitude d'Homère dans de pareils cas. Comme il a deux Ajax dans son poème, il appelle l'un : {uerba graeca} « le « fils de Télamon; » et l'autre : {uerba graeca} « le bouillant fils d'Oïlée. » Il dit ailleurs que ces deux héros : {uerba graeca} « avaient le même nom et le même courage. » C'est ainsi qu'il a soin de séparer par des insignes spéciaux ceux qui portent un nom semblable, afin que les différents prénoms ne jettent point le lecteur dans l'incertitude. Virgile, dans son énumération, a tâché d'éviter la monotonie. Homère a eu ses motifs pour répéter souvent la même tournure : {uerba graeca} « Les habitants d'Asplédos ; » {uerba graeca} «Ceux de l'Eubée; {uerba graeca} et ceux d'Argos; {uerba graeca} « Ceux de la grande Lacédémone, entourée de montagnes. » Virgile, au contraire, varie ses tournures, ayant l'air d'appréhender les répétitions, comme des fautes ou comme des taches : « Le cruel Mézenee, du pays des Tyrrhéiiens, commence le premier la guerre. » « A ses côtés marche son fils Lausus. » « Après eux (Aventinus montre) dans la plaine son char décoré d'une palme. » « Ensuite les deux frères. » « Et le fondateur de Préneste. » « Et Messape, dompteur de chevaux. » « Voici l'antique sang des Sabins. » « Le fils d'Agamemnon. » « Et toi venu des montagnes. » « Le prêtre de la nation des Marrubiens vint aussi; » « le fils d'Hippolyte marchait aussi. » Peut-être quelques personnes penseront que la variété de l'un est préférable à la divine simplicité de l'autre. Pour moi, je ne sais comment il se fait qu'Homère soit le seul chez qui ces répétitions ne me paraissent point déplacées. Elles me semblent convenables au génie antique du poète et à la nature même de l'énumération. N'ayant dans ce morceau que des noms à relater, il n'a point voulu se donner la peine de tourmenter minutieusement son style, pour y répandre de la variété; mais, à l'exemple de celui qui passe effectivement une armée en revue, il se sert simplement des expressions numériques; ce qui n'empêche pas qu'il ne sache, quand il le faut, ajouter d'ingénieuses circonstances aux noms des chefs de l'armée : {uerba graeca} « Schédius et Épistrophus commandaient aux Locriens. » {uerba graeca} « Le chef des Locriens était le bouillant Ajax, fils d'Oïlée. » {uerba graeca} « Niréus d'Ésyma conduisait trois vaisseaux pareils. » Virgile lui-même admirait les énumérations accumulées d'Homère, qu'il a traduites avec une grâce que j'oserais presque dire supérieure à celle de l'original : {uerba graeca} « Ceux qui habitent Gnosse, Gortyne qui est bien enceinte de murs, Lyctum, Milet, la blanche Lycaste, et Phaste. » (Homère). C'est à l'exemple de ce passage, et d'autres semblables, que Virgile a dit : « Les campagnes sont couvertes de troupes les jeunes descendants des Argiens, les batailIons des Arunces, les Rutules, les vieux Sicaniens, et auprès d'eux le corps des Gauranes,et les Labiens qui portent des boucliers peints; les peuples qui habitent les bords du Tibre, et ceux qui cultivent la rive sacrée du Numicus, qui labourent les collines Rutules et la montagne de Circé, champs que protège Jupiter Anxur etc. » [5,16] CHAPITRE XVI. Des ressemblances qui se rencontrent dans les dénombrements (de troupes) de Virgile et dans ceux d'Homère; des maximes fréquentes qui se trouvent dans leurs ouvrages; des passages dans lesquels Virgile, soit par hasard, soit à dessein, s'éloigne d'Homère; et de ceux dans lesquels il dissimule ses imitations. Nos deux poètes ont soin, dans leurs dénombrements de troupes, après des détails arides et des catalogues de noms propres, de placer un récit d'une poésie agréable, pour délasser l'esprit du lecteur. Homère sait amener, parmi les énumérations des noms de pays et de villes, des récits qui rompent la monotonie. {uerba graeca} « Ceux qui habitaient Pylos et la riante Arénée, et Thryon où est un gué de l'Alphée, et Apys qui est bien bâtie; Cyparisse, Amphigénée, Plétée, Élos, Dorion, où les Muses privèrent le Thrace Thamyris de l'art du chant ce Thamyris, fils d'Eurytus, natif d'Oechalie, assurait orgueilleusement qu'il triompherait, au chant, des Muses elles-mêmes, filles de Jupiter; mais, celles-ci irritées l'aveuglèrent, lui enlevèrent l'art divin du chant, et lui firent perdre le souvenir de fart de jouer de la cithare. » Et ailleurs : {uerba graeca} « Le chef de ces peuples était Tlépolème, que sa lance avait rendu célèbre. Hercule l'eut d'Astyochée, qu'il amena d'Éphyre, ville située sur les bords du fleuve Sellente, après avoir dévasté plusieurs villes habitées par les enfants de Jupiter. Tlépolème, après avoir été nourri dans l'abondance, tua bientôt l'oncle chéri de son père, le vieux Licymnius, fils de Mars. » Voyez aussi ce qui suit et les ornements, dont Homère l'embellit. Virgile, fidèle à suivre son modèle, intercale dans son premier dénombrement l'épisode d'Aventin et celui d'Hippolyte, et dans le second l'épisode de Cygnus. Ce sont ces ornements mêlés à la narration qui en détruisent la monotonie. Virgile observe la même chose, avec beaucoup d'élégance, dans tous ses livres des Géorgiques. Ainsi, après les préceptes, arides de leur nature, pour soulager l'esprit et l'oreille du lecteur, il termine chacun de ses livres par un épisode qui en est déduit. Dans le premier livre, ce sont les signes précurseurs des orages; dans le deuxième, l'éloge de la vie champêtre; dans les troisième, la description de l'épidémie des troupeaux; le quatrième enfin est terminé par l'épisode, bien amené, d'Orphée et d'Aristée. C'est ainsi que, dans tous les ouvrages de Virgile, reluit l'imitation d'Homère. La poésie d'Homère est remplie de sentences et chacun de ses apophtegmes est devenu proverbe, et a passé dans la bouche de tout le monde. {uerba graeca} « Mais comment les dieux protégeraient-ils tous les hommes ensemble? » {uerba graeca} « Il faut bien accueillir l'hôte qui se présente, et le laisser partir quand il veut. » {uerba graeca} « La modération est excellente en toutes choses. » {uerba graeca} « La plupart des hommes sont méchants. » {uerba graeca} « Ce sont les faibles qui exigent des faibles des gages pour les engager. » {uerba graeca} « Insensés ceux qui veulent s'opposer à de plus puissants qu'eux!» Voyez aussi plusieurs autres vers en forme de maximes. Il ne manque pas non plus de ceux-là dans Virgile. « Nous ne sommes pas tous capables de toutes choses. » « L'amour subjugue tout. » « Le travail opiniâtre triomphe de tout. » « Mourir est-il donc si malheureux? » « Chacun a son jour, qui est fixé. » « Qu'exiger de l'ennemi, le courage plutôt que la ruse? » « Les productions propres à chaque contrée, et celles que chaque contrée refuse. » « Faim sacrilége de l'or. » On trouve dans Virgile mille autres maximes pareilles, qu'il deviendrait fastidieux de rapporter, puisqu'elles sont dans la bouche de tout le monde, et qu'elles se présentent d'elles-mêmes à l'esprit du lecteur. Quelquefois cependant, soit fortuitement, soit spontanément, Virgile s'écarte des principes d'Homère. Ainsi, le poète grec ne reconnaît point la Fortune; il attribue la direction universelle de toutes choses à un seul dieu qu'il appelle Moira; et le mot g-moira (le hasard) ne se trouve nulle part dans son poème. Virgile, au contraire, non seulement reconnaît et mentionne le hasard, mais il lui attribue encore la toute puissance; tandis que les philosophes qui ont prononcé son nom reconnaissent qu'il n'a par lui-même aucune force, mais qu'il est seulement le ministre du destin ou de la providence. Dans les fables, comme dans les narrations historiques, Virgile s'écarte aussi quelquefois d'Homère. Ainsi, chez ce dernier, Égéon combat pour Jupiter, tandis que, chez l'autre, il combat contre lui. Virgile nous représente Eumèdes, fils de Dolon, comme un guerrier courageux qui a hérité de la bravoure et de la vigueur de son père, tandis qu'Homère fait de Dolon un lâche. Le poète grec ne fait pas la moindre mention du jugement de Pâris ; il ne fait point de Ganymède le rival de Junon enlevé par Jupiter, mais l'échanson de Jupiter enlevé dans le ciel par les dieux, pour les servir. Virgile attribue le ressentiment de la déesse Junon à ce qu'elle n'obtint pas, au jugement de Pâris, le prix de la beauté, motif qui serait honteux pour toute femme honnête; et il prétend que c'est à cause de cet adultère débauché qu'elle persécuta toute sa nation. D'autres fois, c'est avec une sorte de dissimulation que Virgile imite son modèle. II changera la disposition d'un lieu qu'Homère aura décrit, pour empêcher qu'on ne le reconnaisse. Homère, par une grande idée, suppose que le bouleversement de la terre arrache des enfers Pluton lui-même, poussant des cris d'épouvante. {uerba graeca} « Le père des dieux et des hommes fit entendre son tonnerre au haut du ciel, d'une manière effroyable, tandis que Neptune ébranla les fondements immenses de la terre et les sommets élevés des montagnes. Les racines et les sommets de l'Iida, qu'arrosent de nombreuses sources, furent ébranlés, ensemble avec la ville des Troyens et les vaisseaux des Grecs. Pluton lui-même fut effrayé au fond de son royaume infernal; il se leva de son trône et s'écria d'épouvante, redoutant que Neptune, en ébranlant la terre, ne la fît entrouvrir au-dessus de lui, et que ces demeures hideuses et terribles, qui font frémir les dieux eux-mêmes, ne fussent ouvertes aux regards des mortels et des immortels. » Virgile a profité de cette conception; mais pour la faire paraître neuve, au lieu de la mettre en récit, il en fait une comparaison : « Telle à peu près la terre, si, profondément déchirée, elle découvrait les demeures infernales et les royaumes sombres, détestés des dieux; si on apercevait d'en haut l'abîme sans mesure, et les mânes tremblants, à l'immission de la lumière. » Voici un autre exemple de ces larcins dissimulés. Homère avait dit que le travail ne trouble point la vie des immortels : {uerba graeca} « Les dieux vivent paisiblement. » Virgile répète la même chose d'une façon détournée « Les dieux, dans le palais de Jupiter, déplorent les malheurs inutiles des deux peuples, et la condition des mortels, condamnés à tant de travaux, » dont, par conséquent, ils sont eux-mêmes exempts. [5,17] CHAPITRE XVII. Que Virgile n'a pas suffisamment motivé l'origine de la guerre qui s'élève entre les Troyens et les Latins. Des morceaux qu'il a traduits d'Apollonios et de Pindare; et qu'il s'est plu non seulement à employer des noms grecs, mais encore des désinences helléniques. Ce qui fait ressortir évidemment le secours qu'Homère a prêté à Virgile, ce sont les moyens que celui-ci a imaginés lorsque la nécessité l'a contraint à inventer des motifs de guerre, dont Homère n'avait pas eu besoin, puisque la colère d'Achille, qui donne sujet à son poème, n'eut lieu que la dixième année de la guerre de Troie. C'est d'un cerf, blessé par hasard, que Virgile fait un motif de guerre; mais sentant que ce moyen est faible et même puéril, il le renforce de la douleur que cet événement occasionne aux habitants de la campagne, dont les agressions suffisent pour amener les hostilités. Mais il ne fallait pas que les serviteurs de Latinus, et surtout ceux qui étaient attachés au service des écuries royales, et qui, par conséquent, n'ignoraient pas l'alliance que le roi avait contractée avec les Troyens, les dons qu'il leur avait faits de plusieurs chevaux et d'un char attelé, vinssent attaquer le fils d'une déesse (Énée). Qu'importe, après cela, que la plus grande de toutes descende du ciel, et que la plus horrible des Furies soit évoquée du Tartare; que des serpents viennent, comme au théâtre, répandre l'horreur sur la scène; que la reine, non contente de sortir de la retraite que la bienséance impose aux femmes, et de parcourir les rues de la ville, associant à ses fureurs d'autres mères de famille, prenne l'essor vers les bois, et que cette troupe de femmes, jusqu'alors pudiques, devienne un chœur de Bacchantes qui célèbre de folles orgies? qu'importe, dis-je, tout cela? J'avoue que j'eusse mieux aimé que, dans cet endroit comme en d'autres, Virgile eût trouvé quelque chose à imiter dans son modèle ordinaire, ou dans quelque autre des écrivains grecs. Ce n'est pas sans motif que je dis "dans quelque autre des écrivains grecs"; car Virgile ne s'est pas borné à moissonner dans un seul champ; mais partout où il a trouvé quelque chose de bon à imiter, il se l'est approprié. Ainsi, c'est avec le quatrième livre de l'Argonautique dont Apollonius est l'auteur, qu'il a composé presque entièrement le quatrième livre de l'Énéide, en transportant entre Énée et Didon les chastes amours de Médée et de Jason. Mais il a tellement effacé son original, que la fable des amours de Didon, dont tout le monde connaît la fausseté, a pris depuis tant de siècles les couleurs de la vérité, et est tellement répandue dans tous les esprits, que les peintres, les sculpteurs, et ceux qui exécutent des sujets de tragédies puisent principalement dans cet épisode comme dans un type unique de décoration, tous les sujets de leurs travaux, tandis que, de leur côté, les comédiens le reproduisent continuellement dans leurs pantomimes et dans leurs chants. Le charme de la poésie a tellement prévalu, que, encore que l'on connaisse fort bien la chasteté de Didon, et qu'on sache qu'elle se donna la mort de ses propres mains, pour mettre sa pudeur à l'abri de toute atteinte, on cède cependant à la fiction; et, étouffant en soi la conscience du vrai, on se plaît à voir célébrer comme véritables les fables que les séductions du poète ont glissées dans les esprits. Voyons maintenant si Virgile aura pu atteindre Pindare, qu'Horace avoue inaccessible à l'imitation. J'omets d'abord quelques légers larcins, pour examiner avec vous un passage que Virgile a tenté de traduire presque intégralement, et qui mérite d'être discuté avec attention. C'est avec les vers de Pindare sur la description des éruptions de l'Etna, qu'il veut lutter; et, pour cela, il essaye de s'approprier ses pensées et même ses expressions, à un tel point qu'il est plus abondant et plus enflé que Pindare lui-même, à qui l'on a reproché cette redondance et cette enflure. Pour vous mettre à portée de juger par vous-mêmes de ce que j'avance, je vais placer sous vos yeux ceux des vers du lyrique grec, sur l'Etna, que ma mémoire me suggère : {uerba graeca} « (L'Etna) dont l'abîme vomit les sources sacrées d'un feu inaccessible. Ces fleuves brûlants ne semblent, dans l'éclat du jour, que des torrents de fumée rougis par la flamme; dans l'obscurité de la nuit, c'est la flamme elle-même, roulant des rochers qu'elle fait tomber avec fracas sur la profonde étendue des mers. Typhée, ce reptile énorme, vomit ces sources embrasées; prodige affreux dont l'aspect imprime l'épouvante, et dont on ne peut sans frayeur se rappeler le souvenir. » Écoutez maintenant les vers de Virgile, qui paraissent une ébauche plutôt qu'un tableau : « Le port où nous abordâmes est vaste, et tout à fait à l'abri des vents; mais on entend tonner auprès les horribles éruptions de l'Etna. Tantôt il vomit dans les airs une sombre nuée, où brille l'étincelle, où fument des tourbillons de poix, d'où partent des globes de feu qui s'élèvent jusqu'aux astres; tantôt il décharge et lance dans les airs des rochers arrachés des entrailles de la montagne, où ses profonds bouillonnements font rejaillir avec fracas les pierres liquéfiées, et agglomérées en une seule masse. » Fidèle à la vérité, Pindare commence à peindre l'Etna tel qu'il se montre réellement, exhalant la fumée pendant le jour, et laissant échapper des flammes durant la nuit. Virgile, tout occupé à faire du fracas, en rassemblant des expressions retentissantes, n'a fait aucune distinction entre ces deux moments. Le poète grec peint magnifiquement l'éruption des sources embrasées, les torrents de fumée, et ces colonnes tortueuses de flamme qui, semblables à des serpents de feu, sont portées jusqu'à la mer. Mais lorsque, pour rendre {uerba graeca} {uerba graeca} (un torrent de fumée rougie par la flamme), le poète latin emploie les mots atram nubem, turbine piceo, favilla fumante, il tombe dans de grossières redondances; globes flammarum rend bien mal {uerba graeca} (sources de flammes) : mais ce qui n'a pas de qualification, c'est de dire que la nuée sombre et fumeuse lance de noirs tourbillons et des étincelles; car les matières incandescentes ne produisent ni noirceur ni fumée. Peut-être Virgile a-t-il employé le mot candente pour brûlant et non pour brillant, ce qui est une manière de parler grossière et impropre; car candens dérive de candor, et non de calor. Quant à ce que Virgile ajoute, que le volcan soulève et vomit les rochers, tandis qu'il dit aussitôt après que, fondus en une seule masse, ils sont lancés en l'air avec fracas, rien de semblable n'a été écrit par Pindare, ni articulé par qui que ce soit; et c'est la plus grande des monstruosités. Maintenant, jugez de l'affection de Virgile pour la langue grecque, d'après les mots nombreux qu'il lui a empruntés : « Le cruel (dirus) Ulysse. » « Antre (spelaea) des bêtes féroces. « Dédale de loges (des abeilles). » « Les sommets du Rhodope. » « Les hautes montagnes de Panchée. » « Les Gètes, l'Hèbre, l'Actienne Orithye. » « Telle qu'une bacchante (Thyas) que fait entrer en fureur le bruit des orgies triennales de Bacchus, et dont les cris nocturnes invoquent le Cythéron. » « Ne t'irrite point contre le visage de la Laconienne (Latence), fille de Tyndare. » (Hélène). « Accourez ensemble, Faunes et jeunes Dryades. » « Les Oréades forment des groupes çà et là. » « Les uns forment des chœurs (choreas) de danse. » « Ses nymphes travaillaient les toisons de Milet, teintes en couleur d'un vert transparent. » « Dryme, Xanthe, Lygée, Phyllodoce, Nise, Spio, Thalie, Cymodoce.... » « Alcandre, Halius, Noémon, Prytanis. » « Amphion de Dircé, sur les côtes de l'Aracinthe. » « Le choeur du vieux Glaucus, et Palémon fils d'Inoo. » Voici un vers du grammairien Parthénlus, lequel parmi les Grecs a été quelquefois utile à Virgile . « A Glaucus, à Nérée, à Mélicerte fils d'Inoo. » Virgile a dit : « A Glaucus, à Panopée, à Mélicerte fils d'Inoo. » (Et ailleurs) « Les Tritons légers, et les énormes cétacés. » Il aime jusqu'aux déclinaisons des Grecs, en sorte qu'il dit Mnesthea, au lieu de Mnestheum. car lui-même avait dit ailleurs: nec fratre Mnestheo. Au lieu d'Orpheo, il préfère décliner à la manière des Grecs Orphi, comme dans ce vers: « Orphée fils de Calliope, (Orphi Calliopea) le bel Apollon, père de Linus. » Et (dans celui-ci) : - « Nous avons vu; citoyens, Diomède (Diomedon).» Cet accusatif en en est grec; car si quelqu'un pense qu'il a dit Diomedem en latin, la mesure du vers n'existera plus. Enfin, Virgile s'est complu à donner à tous ses poèmes des titres grecs, Bucolica, Georgica, Aeneis, noms qui sont tous d'une forme étrangère à la langue latine. [5,18] CHAPITRE XVIII. Des passages que Virgile a traduits des Grecs, si clandestinement qu'on peut à peine reconnaître où il les a puisés. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des emprunts de Virgile qui sont connus de tout le monde, et de quelques-uns qui ne sont pas ignorés des Romains. J'en viens maintenant à ceux qui, provenant d'une connaissance profonde des lettres grecques, ne peuvent par conséquent être connus que des personnes qui ont fait de cette littérature l'objet d'une étude approfondie. Car, de même que la science de ce poète se montre scrupuleuse et circonspecte, de même elle se tient dissimulée et à demi voilée; tellement qu'il est plusieurs des passages qu'il a traduits, dont il n'est pas facile de reconnaître la source. Dans l'exorde des Géorgiques, on trouve les vers suivants : « Liber, et vous bienfaisante Cérès, si la terre vous doit d'avoir échangé le gland de Chaonie pour l'épi nourrissant des blés, et d'avoir mêlé dans les coupes d'Achéloüs (pocula Acheloïa) la liqueur tirée du raisin. » La foule des grammairiens ne fait remarquer rien autre chose à ses disciples, au sujet de ces vers, sinon que c'est Cérès qui a fait abandonner aux hommes leur antique nourriture, et qui leur a appris à substituer le blé au gland; et que Liber découvrit la vigne et en retira le vin, pour, former, mêlé avec l'eau, la boisson de l'homme. Mais pourquoi Virgile, afin de désigner l'eau, nomme-t-il précisément le fleuve Achéloüs? C'est ce dont personne ne s'informe, car on ne soupçonne même pas qu'un sens érudit soit caché sous ce passage. Pour nous, après l'avoir profondément médité, nous avons reconnu que le docte poète s'est conformé, en cet endroit, aux idées des plus anciens auteurs grecs,, chez lesquels, comme nous en donnerons la preuve, le nom d'Achéloüs était employé spécialement pour désigner l'eau. Et ce n'était point sans raison; car le motif de cet usage nous a été soigneusement transmis : mais, avant de l'exposer, je veux prouver, par l'exemple d'un ancien poète, que c'était une locution usuelle, de désigner l'eau en général sous le nom d'Achéloüs. L'ancien comique Aristophane, dans la comédie intitulée Cocalus, s'exprime ainsi : {uerba graeca} « Je me sentais pesant. » « C'était du vin, bu sans être mêlé avec de l'eau ({uerba graeca}). » C'est-à-dire du vin pur, en latin merum. Maintenant, voici dans quels termes Éphore, historien très connu, nous apprend , dans le livre second de son Histoire, les causes de cette locution : « Les fleuves sont adorés seulement par les peuples qui habitent sur leurs bords; mais le fleuve Achéloüs, lui seul , est adoré par tous les hommes. Il ne partage pas la dénomination commune des fleuves; mais c'est de lui qu'elle leur a été transportée dans le langage commun. Ainsi, au lieu d'appeler l'eau de son nom spécial, nous lui donnons le surnom d'Achéloüs, emprunté à ce fleuve; tandis que souvent, dans d'autres circonstances, nous employons le nom commun, au lieu du nom spécial. Par exemple, on appelle les Athéniens Hellènes, et les Lacédémoniens, Péloponnésiens. Je ne saurais assigner d'autre cause à l'exception dont il s'agit, que les paroles de l'oracle de Dodone, lequel donnait presque toujours pour réponse : Sacrifiez à Achéloüs. De sorte que plusieurs personnes, pensant que l'oracle n'entendait pas désigner exclusivement par le nom d'Achéloüs le fleuve qui coule chez les Acarnaniens, mais toute espèce d'eau en général, attribuèrent ce surnom à l'eau des fleuves de leur pays, et leur donnèrent par suite le nom du dieu, qui est passé après, dans le langage ordinaire, surtout quand il s'agit de l'eau qu'on offre à l'occasion des sacrifices, des prières, des serments, et de tout ce qui concerne les dieux. » Il n'est pas possible de démontrer plus clairement que, dans les temps les plus reculés de la Grèce, le nom d'Achéloüs était employé pour désigner l'eau en général. Virgile s'est donc exprimé d'une manière savante, lorsqu'il a dit que Liber mêla le vin avec Achéloüs. Il ne serait pas besoin d'autres témoignages en faveur de cette assertion, après ceux du poète comique Aristophane et de l'historien Éphore. Cependant ne nous en contentons point. Didyme, incontestablement le plus savant des grammairiens, après avoir donné la raison rapportée ci-dessus par Éphore, en ajoute encore une autre, qu'il déduit en ces termes : « Peut-être serait-il mieux de dire que c'est parce qu'Achéloüs est le plus ancien des fleuves, que les hommes lui font l'honneur de donner son nom à toutes les eaux en général. Car Agésilas, dans le premier livre de son Histoire, nous instruit du droit d'aînesse du fleuve Achéloüs. L'Océan, dit-il, ayant épousé Téthys, sa soeur, il naquit de cette union trois mille fleuves, et Achéloüs fut l'aîné de tous; c'est pourquoi il est le plus révéré. » Quoique ces témoignages soient plus que suffisants pour prouver que ce fut une locution familière aux anciens, d'employer le nom d'Achéloüs pour désigner génériquement l'eau; j'y ajouterai encore celui de l'illustre tragique Euripide, que le même grammairien Didyme expose en ces termes, dans son ouvrage intitulé « Du style de la tragédie. » Euripide nous dit, dans Hypsipyle, {uerba graeca} « qu'Achéloüs signifie toute eau en général; car, en parlant d'un fleuve très éloigné de l'Acarnanie, province dans laquelle coule le fleuve Achéloüs, il dit « Je montrerai le cours de l'Achéloüs. » On lit dans le septième livre (de l'Énéide) les vers suivants, où il est question des Berniques et de leur principale ville, qui était alors Ananie «... Les fils du fleuve Amasène, que nourrit la « riche Anagnie. Tous n'ont pas des armes, un bouclier, ou un char retentissant. La plupart font pleuvoir des balles de plomb mortel; d'autres portent un épieu à chaque main, et sur la tête un bonnet de la peau fauve du loup. Ils ont le pied gauche nu, et l'autre est recouvert d'une chaussure faite de cuir cru. » On ne trouve nulle part, que je sache, que cet usage d'aller au combat, un pied chaussé et l'autre nu, ait jamais existé en Italie; mais je prouverai bientôt, par le témoignage d'un auteur grave, que cet usage a été celui de certains peuples de la Grèce. Il faut admirer ici l'idée qui a dirigé secrètement le poète. Car ayant lu que les Herniques, dont la capitale est Anagnie, étaient des descendants des Pélasges, et de plus qu'ils tiraient même leur nom d'un de leurs anciens chefs, Pélasge de nation, nommé Hernicus, il a imaginé d'attribuer aux Herniques, qui sont une ancienne colonie des Pélasges, une coutume qu'il avait lu être celle des Étoliens. Or, Julius Higin, au second livre de son traité des Villes (d'Italie), prouve longuement que les Herniques ont eu pour chef un Pélasge nommé Hernicus. Quant à la coutume des Étoliens, d'aller au combat un pied chaussé et l'autre nu, l'illustre poète Euripide nous l'atteste. Dans sa tragédie de Méléagre, un messager paraît sur la scène, et décrit le costume des chefs qui s'étaient réunis pour aller à la poursuite du sanglier (de Calydon). Voici le passage : « Un aigle d'or brille sur le bouclier que Télamon oppose au sanglier; des feuilles de vigne couronnent la tête de ce héros, honneur de Salamine, sa patrie chérie; l'Arcadienne Atalante, haïe de Vénus, conduit ses chiens; elle est vêtue élégamment; elle porte un arc et une hache à deux tranchants. Les fils de Thestius ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé d'un brodequin ; costume qui rend léger à la course, et qui est d'un usage général chez les Étoliens.... » Remarquez que Virgile a conservé soigneusement le texte d'Euripide, car celui-ci avait dit : {uerba graeca} « Ils ont le pied gauche nu. » Et c'est bien le même pied qui est nu dans Virgile : « .... La trace de leur pied gauche marque le sol. » Toutefois, pour vous prouver l'attention que nous avons donnée à cette question, nous vous ferons là-dessus une observation qui n'est connue que de peu de monde. Euripide a encouru, à cette occasion, le reproche d'ignorance de la part d'Aristote, lequel soutient que c'était le pied droit, et non le gauche, qui était nu chez les Étoliens. A l'appui de ce que j'avance, je vais citer les expressions d'Aristote dans le livre second de sa Poétique, où il dit, en parlant d'Euripide : {uerba graeca} « Euripide dit que les fils de Thestius vinrent « (à la chasse) ayant le pied gauche nu. Voici ses expressions : « Ils ont le pied gauche nu, et l'autre chaussé d'un brodequin, ce qui rend léger à la course. » Tandis que la coutume des Étoliens était, tout au contraire, de chausser le pied gauche et d'avoir le pied droit nu; ce qui me paraît plus convenable pour rendre rapide à la course. » Vous voyez, d'après cela, que Virgile a préféré l'autorité d'Euripide à celle d'Aristote; car je me refuse à croire que ce poète, si profondément instruit, ait ignoré ce passage d'Aristote; et il doit avoir eu ses motifs pour donner la préférence à Euripide; car les ouvrages des tragiques grecs lui étaient très familiers, comme il est facile de s'en convaincre d'après ce que nous avons déjà dit, et d'après ce que nous dirons bientôt. [5,19] CHAPITRE XIX. Des autres passages que Virgile a pris chez les Grecs, dans les quatrième et neuvième livres de l'Énéide. Dans la description de la mort de Didon, au quatrième livre de l'Énéide, Virgile emploie les deux vers suivants, pour nous apprendre que le cheveu (fatal) n'avait point encore été tranché : « Proserpine ne lui avait point encore enlevé son cheveu blond, ni dévoué sa tête à Orcus et au Styx. » Bientôt Iris est envoyée par Junon pour couper ce cheveu, et l'apporte à Orcus. Cette fiction n'est point adoptée par Virgile sans quelque fondement, ainsi que le suppose Cornutus, homme d'ailleurs très savant, qui fait sur ces vers la remarque suivante : « On ignore d'où est tirée cette histoire du cheveu coupé aux mourants; mais on sait que Virgile, conformément aux usages de la poésie, invente des fictions, comme, par exemple, celle du rameau d'or. » Ainsi s'exprime Cornutus. Je suis fâché qu'un homme si savant, particulièrement versé dans les lettres grecques, n'ait pas connu le beau poème d'Euripide, dans lequel Orcus est mis en scène, le glaive à la main, pour couper les cheveux d'Alceste, et où il parle en ces termes : {uerba graeca} « Cette femme se présente pour entrer dans le royaume d'Adès (Pluton). Je vais à elle, afin de la consacrer par le glaive; car il est consacré aux dieux des enfers celui dont ce glaive aura coupé le cheveu. » Il est évident, je pense, quelle est l'autorité d'après laquelle Virgile a admis la fiction du cheveu coupé. Les Grecs emploient le mot {uerba graeca}, pour désigner l'action de consacrer aux dieux. C'est pourquoi Virgile fait dire à Iris « Je vais, selon qu'il m'est prescrit, apporter ce cheveu à Dis, auquel il est consacré; et toi, je te délie de ce corps. » Je viens de prouver que la plupart des passages cités plus haut sont appuyés sur l'autorité des poètes tragiques; maintenant, je vais signaler ce que Virgile a pris à Sophocle. Dans le quatrième livre (de l'Énéide), Elisse, (Didon) abandonnée par Énée, a recours aux prières des pontifes et aux invocations des magiciennes ; et, entre autres pratiques qu'elle met en usage pour calmer son amour, Virgile dit qu'elle se fait apporter des herbes coupées avec des faux d'airain. Ne semble-t-il pas naturel de se demander ici comment les faux d'airain sont venues dans l'esprit de Virgile? Je vais mettre sous vos yeux les vers du poète, et ceux de Sophocle qu'il a imités : « On apporte des herbes couvertes de leur duvet, coupées au clair de la lune, avec des faux d'airain, et qui distillent un suc noir et venimeux. » Une tragédie de Sophocle porte, jusque dans son titre, l'indication de ce qui fait l'objet de nos recherches. Elle est intitulée {uerba graeca} : (ceux qui coupent des racines). Médée y est représentée cueillant des herbes vénéneuses, la tête tournée derrière le dos, pour ne pas être victime elle-même de la violence de l'odeur léthifère, et exprimant leur suc dans des vases d'airain, après les avoir coupées avec des faux du même métal. Voici les vers de Sophocle : {uerba graeca} «Celle-ci , le visage tourné par derrière, reçoit dans des vases d'airain le suc qui découle de l'incision ». Et peu après : {uerba graeca} « Elle recueillait dans des paniers couverts les racines qu'elle avait coupées avec des faux d'airain, en criant et poussant des hurlements. » C'est indubitablement de ce passage de Sophocle, que Virgile a tiré ses faux d'airain. On a d'ailleurs plusieurs preuves qu'on employait très souvent des instruments d'airain dans les sacrifices, et principalement lorsqu'il s'agissait ou de calmer quelqu'un, ou de le dévouer, ou de dissiper des maladies. Je ne dis rien de ce vers de Plaute : "Mecum habet patagus morbus aes" Ni de cet autre de Virgile : « Les sons des Curètes et l'airain retentissant. » Mais je veux rapporter les paroles de Carminius, dans le livre second de son savant et curieux ouvrage sur l'Italie : « Jadis les Toscans se servaient de charrues à soc d'airain, pour tracer les fondements des villes; ils s'en servaient aussi dans le culte qu'ils rendaient à Tagès. Chez les Sabins, on se servait de lames d'airain pour couper les cheveux des prêtres. » Il serait trop long de passer en revue les nombreux passages des plus anciens auteurs grecs, qui attestent la grande vertu qu'ils attribuaient aux sons de l'airain. Il suffit, pour le moment, d'avoir prouvé que c'est d'après les écrivains grecs que Virgile a parlé des faux d'airain. On trouve, dans le neuvième livre de l'Énéide, les vers suivants : « Le fils d'Arcens se faisait remarquer par « l'éclat de ses armes, par sa chlamyde brodée en couleur, et teinte de rouge ibérique. Il était beau de visage, et son père, qui l'avait envoyé à cette guerre, l'avait élevé dans un bois consacré à Mars, auprès du fleuve Symèthe, où est situé l'autel engraissé (pinguis) et placable de Palicus. » Quel est ce dieu Palicus, ou plutôt quels sont ces dieux Paliques (car ils sont deux), dont il n'est fait mention, que je sache, dans aucun écrivain latin? C'est dans les sources les plus profondes de la littérature grecque que Virgile les a trouvés. D'abord le fleuve Symèthe, dont Virgi le fait mention dans ces vers, est situé en Sicile; et c'est aussi en Sicile que les dieux Paliques sont honorés. Le premier écrivain qui en ait parlé est le tragique Eschyle, Sicilien de naissance, qui donne dans ses vers la signification, ou, comme disent les Grecs, l'étymologie de leur nom. Mais avant de rapporter les vers d'Eschyle, il convient d'exposer en peu de mots l'histoire des Paliques. Sur les bords du fleuve Symèthe, qui coule en Sicile, Jupiter rendit mère la nymphe Thalie, qui, par crainte de Junon, souhaita que la terre l'engloutît; ce qui arriva : mais à l'époque où les enfants qu'elle avait portés dans son sein eurent atteint leur terme, la terre se rouvrit, et les deux enfants parurent sortant du sein de Thalie, et furent appelés Palici, de ?p? t?? p???? ???s?a?, parce qu'ils étaient revenus de la terre dans laquelle ils avaient été engloutis. Non loin de là sont des lacs de peu d'étendue, mais d'une immense profondeur, et où l'eau surgit à gros bouillons. Les habitants du pays les appellent des cratères, et les nomment Delloï. Ils pensent que ce sont des frères des dieux Paliques : ils les honorent d'un culte solennel, à cause d'une divinité qui manifeste sur leurs bords, relativement aux serments, sa présence et son action. En effet, lorsqu'on veut savoir la vérité touchant un larcin nié ou quelque action de cette nature, on exige le serment de la personne suspecte ; celui qui l'a provoquée s'approche avec elle des cratères, après qu'ils se sont lavés tous deux de toute souillure, et après que l'inculpé a garanti par une caution personnelle qu'il restituera l'objet réclamé, si l'événement vient à le condamner. Invoquant ensuite la divinité du lieu, le défendeur la prenait à témoin de son serment. S'il parlait conformément à la vérité, il se retirait sans qu'il lui fût arrivé aucun mal; mais s'il jurait contre sa conscience , il ne tardait pas à trouver dans les eaux du lac la mort due au parjure. Ces circonstances recommandaient tellement les deux frères à la piété publique, qu'on les surnommait placables, tandis que les cratères étaient surnommés implacables. De plus, le temple des dieux Paliques est favorisé d'un oracle. En effet, une année que la sécheresse avait rendu la Sicile stérile, ses habitants, avertis par un avis miraculeux des dieux Paliques, offrirent à un certain héros un sacrifice particulier, et l'abondance revint. Les Siciliens, par reconnaissance, entassèrent sur l'autel des Paliques des fruits de toute espèce; ce qui fit donner à leur autel lui-même la qualification de pinguis. Voilà toute l'histoire des Paliques et de leurs frères, qui ne se trouve que dans les écrivains grecs, chez lesquels Virgile n'a pas moins puisé que chez les Latins. Maintenant il faut rapporter des autorités en faveur de ce que nous avons raconté. Il est une tragédie d'Eschyle, intitulée Etna, dans laquelle il s'exprime ainsi, en parlant des Paliques : {uerba graeca} « Quel nom leur donnent les mortels? Jupiter veut qu'on les nomme Paliques, et ce nom leur est attribué avec justice, puisqu'ils sont retournés des ténèbres à la lumière. » Voici maintenant un passage de Callias, livre septième de son histoire de Sicile : {uerba graeca} « Éryx est éloigné de Géla d'environ quatre-« vingt-dix stades. C'est une montagne aujourd'hui entièrement déserte, et jadis ce fut une ville de la Sicile. Là sont situés deux gouffres que les Siciliens appellent Delloï, qu'ils croient frères des Paliques et dont les eaux sont continuellement bouillonnantes. » Voici actuellement un passage de l'ouvrage de Palémon, intitulé Des fleuves merveilleux de la Sicile : {uerba graeca} « Les dieux, dit-il, que (les Siciliens) appellent Paliques, sont regardés comme étant originaires de l'île; ils ont pour frères deux gouffres très profonds, dont on ne doit s'approcher, afin de leur rendre les honneurs religieux, que revêtu de vêtements nouveaux et purifié de toute souillure charnelle. Il s'exhale de ces gouffres une forte odeur de soufre, qui excite une ivresse effrayante dans ceux qui s'approchent de leurs bords. Leurs eaux sont troublées, et d'une couleur très ressemblante à celle d'une flamme blanchâtre; elles s'agitent et font le même bruit que si elles bouillonnaient modérément. On dit que la profondeur de ces gouffres est incommensurable, tellement que des boeufs y étant tombés y disparurent, ainsi qu'un chariot attelé de mulets, et des cavales qui étaient sautées dedans. Il est, chez les Siciliens, une sorte de serment qui est la plus solennelle des justifications que l'on puisse exiger. Les juges du serment lisent sur un billet, à ceux qui doivent le prêter, le serment qu'on exige d'eux; ceux-ci , brandissant une branche d'arbre, ayant à la tête couronnée, le corps sans ceinture et ne portant qu'un seul vêtement, s'approchent du gouffre et font le serment requis. S'ils retournent chez eux sains et saufs, leur serment est confirmé; mais s'ils sont parjures, ils expirent aux pieds des dieux. Au reste, (ceux qui jurent ) sont tenus de constituer entre les mains des prêtres des cautions qui leur garantissent, en cas d'événement, les frais des purifications qui doivent être pratiquées à l'égard des assistants. Auprès de ces gouffres habitèrent les Paliciens, dont la ville fut surnommée Palicina, du nom de ces divinités. » Ainsi s'exprime Polémon. Xénagore, dans le troisième livre de son Histoire des lieux où existent des oracles, dit ce qui suit : {uerba graeca} « La Sicile ayant été affligée de stérilité, ses habitants, par l'ordre de l'oracle des Paliques, sacrifièrent à un certain héros; et après « le retour de la fertilité, ils comblèrent d'offrandes le temple des Paliques. » Voilà, je pense, pleinement terminée, et appuyée sur de graves autorités, l'explication d'un passage de Virgile, que nos littérateurs ne regardent pas même comme obscur, et sur lequel ils se contentent de savoir et d'apprendre à leurs disciples que Palicus est le nom d'une certaine divinité. Mais quelle est cette divinité, et d'où vient son nom? Ils l'ignorent et ils ne cherchent pas à le savoir, ne soupçonnant pas même où ils pourraient le trouver, dans l'ignorance où ils sont des ouvrages grecs. [5,20] CHAPITRE XX. Des Gargares et de la Mysie, d'après le premier livre des Géorgiques. N'omettons pas de parler des vers suivants, que nous trouvons dans le premier livre des Géorgiques : « Agriculteurs , invoquez des solstices humides et des hivers sereins; la poussière de l'hiver réjouit les champs où croissent les céréales. Rien n'enorgueillit davantage les champs de la Mysie, et c'est alors que les Gargares s'étonnent eux-« mêmes de leurs propres moissons. » Dans ce passage, outre que le sens du poète paraît plus obscur et plus complexe qu'à son ordinaire, il se présente encore une question, qui tient à l'antiquité grecque. Qu'est-ce que ces Gargares que Virgile cite comme un exemple de fertilité? Ils sont situés dans la Mysie, qui est une province de l'Hellespont; et le mot est au pluriel, parce qu'en effet il est deux points qui portent ce nom; savoir : le sommet du mont Ida, et une ville située sur cette même montagne. C'est du sommet de la montagne qu'Homère veut parler, lorsqu'il dit : {uerba graeca} « Il vient sur l'Ida qu'arrosent de nombreuses « fontaines, à Gargare qui nourrit des animaux « sauvages. » Dans ce passage, le sens indique assez que par le mot Gargare il faut entendre le sommet le plus élevé de l'Ida; car c'est de Jupiter que parle le poète. Ce sens est encore plus manifeste dans un autre passage du même poète : {uerba graeca} « Ainsi le père (des dieux) reposait paisiblement au sommet du Gargare. » Le vieux écrivain Epicharme, dans sa pièce intitulée les Troyens, a dit: {uerba graeca} « Le tout-puissant Jupiter, habitant du Gargare « neigeux. » D'après ces passages, il est clair que la cime du mont Ida porte le nom de Gargare. Je vais maintenant passer en revue ceux qui ont parlé d'une ville nommée Gargare. Éphore, historien très-célèbre, dit dans son livre cinquième : {uerba graeca} « Gargare est une ville située près d'Assos. » Il n'est pas le seul qui en fasse mention. Un ancien écrivain nommé Philéas, dans son livre intitulé l'Asie, en parle en ces termes : {uerba graeca} « Auprès « d'Assos est une ville nommée Gargare, proche d'Antandros. » On attribue à Aratus un livre d'Élégies; où il a dit, en parlant d'un poète nommé Diotime: {uerba graeca} « Je pleure Diotime qui, assis sur des pierres, enseignait (alphabet aux enfants des Gargaréens. » Ces vers nous apprennent même le nom des citoyens de cette ville, qui y sont nommés Gargaréens. Il est donc constant que le nom de Gargare désigne tantôt le sommet d'une montagne, tantôt une ville située sur cette même montagne. Ce n'est point du sommet, mais de la ville, que Virgile a voulu parler. Recherchons maintenant pourquoi il a cité Gargare comme un lieu d'une grande fertilité. D'abord c'est un fait connu que la Mysie tout entière produit de riches moissons, qu'elle doit à l'humidité de son sol; ce qui fait que Virgile, dans les vers cités, après avoir parlé des solstices humides, ajoute : « Rien n'enorgueillit davantage les champs de la Mysie. » Comme s'il disait : Tout pays qui sera convenablement humecté égalera en fécondité les champs de la Mysie. Lorsque Homère dit : {uerba graeca} « Il vint sur l'Ida qu'arrosent de nombreuses fontaines,» il veut parler du territoire situé au pied de la montagne; car {uerba graeca} signifie, arrosé par beaucoup de fontaines; ce qui communiquait une si grande fertilité au Gargare, que son nom était passé en proverbe, pour exprimer un grand nombre, une immense multitude. Témoin Alcée, qui s'exprime ainsi dans sa tragédie de Alcaeus {uerba graeca} « Je rencontrai dans la campagne un grand nombre d'hommes qui se rendaient à la fête, au nombre de vingt environ. D'un lieu élevé, je vois une grande multitude d'hommes ({uerba graeca}) rangés en cercle. » Il est évident, comme vous voyez, que le poète a employé le mot Gargare, pour multitude. C'est ainsi que, dans ses fables, Aristomène a dit : {uerba graeca} « Il y a une multitude d'hommes ({uerba graeca}) ici dedans. » Le poète Aristophane, dans sa comédie des Acharnes, fabrique un mot composé de celui de Gargare et du mot grec qui signifie sable, pour exprimer, avec sa gaieté ordinaire, un nombre innombrable : ce mot est {uerba graeca}. {uerba graeca} « Mes douleurs sont innombrables. » Varron, dans ses satires Ménippées, a plusieurs fois employé le mot ?aµµa??s?a seul, pour plusieurs mais Aristophane ajoute Gargara pour exprimer une quantité innombrable. D'après tout cela, le sens des vers de Virgile est donc celui-ci : Lorsque la température de l'année amène un hiver serein et un été humide, les fruits réussissent parfaitement; et cette température est tellement nécessaire à la terre, que, sans elle, les champs féconds de la Mysie pourraient soutenir la réputation de fertilité dont lis jouissent. Après la Mysie, le poète désigne encore nominativement Gargare; parce que cette ville, située au pied du mont Ida, et arrosée par les eaux qui en descendent, semblerait pouvoir se passer des pluies de l'été. On peut encore invoquer, relativement à ce passage, le témoignage d'Eschyle, pour prouver que le territoire de Gargare, voisin du mont Ida, n'était pas lui seul arrosé, mais encore le terrain tout entier de la Mysie: {uerba graeca} « O vous aussi, courant d'eau de la Mysie. » Nous avons indiqué les auteurs grecs chez lesquels Virgile a puisé pour ce passage; faisons voir encore, et pour l'agrément du sujet, et pour démontrer que votre poète a recueilli des ornements de tous côtés chez les divers auteurs de l'antiquité, faisons voir d'où il a tiré : « La poussière de l'hiver réjouit les champs où croissent les céréales. » On trouve, dans un très ancien livre de poésies qu'on croit composées avant toutes celles que nous avons en latin, ce vieux et rustique chant: « Avec un hiver poudreux et un printemps « boueux, tu moissonneras, ô Camille, une grande quantité de grains. » [5,21] CHAPITRE XXI. Des diverses sortes de coupes. Souvent Virgile donne aux coupes des noms grecs, comme carchesia, cymbia, cantharos, scyphos. Exemple de la première dénomination: « Prends ce carchésion, rempli de vin de Méonie, et faisons, dit (Cyrène), des libations à l'Océan. » Ailleurs: « Ici, il répandit, suivant le rite religieux, deux carchésions remplis de vin pur, dont il fit des libations à Bacchus. » Exemple de la seconde : « Nous déposâmes sur le tombeau (de Polydore) des cymbia remplies de lait encore fumant. » Exemple de la troisième : « Un lourd cantharus pendait à la ceinture (de Silène) par son anse brisée. » Exemple de la quatrième: « Évandre prend dans sa main un scyphus sacré. » On se contente de savoir que ce sont là des dénominations de coupes; mais quelle fut leur forme, et quels auteurs en ont parlé? C'est ce que personne ne recherche. Cette négligence est tolérable à l'égard des scyphes et des canthares, dont les noms sont vulgairement connus; mais quant aux cymbes et aux carchésions, dont les noms ne se trouvent jamais, que je sache, dans les écrivains latins, et ne se voient que fort rarement dans les écrivains grecs, je ne comprends pas pourquoi on ne se détermine pas à faire des recherches sur la signification de ces dénominations nouvelles et étrangères. Le carchésion est une coupe qui ne fut connue que des Grecs. Phérécydes en fait mention dans son Histoire, où il dit que Jupiter acheta les faveurs d'Alcmène par le don d'un carchésion d'or. Plaute, dans sa comédie d'Amphitryon, a répudié ce nom étranger, pour lui substituer celui de patère, qui, comme le mot l'indique, est une coupe plate et découverte (planum ac patens); tandis que le carchésion est d'une forme haute, resserrée vers le milieu, avec des anses peu saillantes, mais qui descendent depuis le haut jusqu'au pied de la coupe. Asclépiade, écrivain grec des plus distingués par sa science et par son exactitude, dit que le carchésion tire son nom d'un agrès de marine. En effet, dit-il, la partie inférieure de la voile s'appelle {uerba graeca} , le milieu {uerba graeca} ; et le haut, d'où partent les deux côtés de la voue, ce qu'on appelle les cornes, est nommé carchésion. Asclépiade n'est pas le seul qui ait parlé de ce genre de coupe. Nous pouvons citer encore plusieurs autres poètes illustres qui en ont fait mention, tels que Sapho, qui dit: {uerba graeca} « ils firent tous des libations avec des carchélions, et formèrent des voeux pour le bonheur « du genre humain. » Cratinus, dans Bacchus Alexandre : {uerba graeca} « Il portait un vêtement tout d'une même cou« leur, un thyrse, une robe jaune, et un carchésion peint de diverses couleurs. » Sophocle, dans sa pièce intitulée Tyro : {uerba graeca} « Il se place au milieu de la table, et parmi les mets et les carchésions. » Voilà pour ce qui concerne le carchésion inconnu aux Latins, et mentionné seulement par les écrivains grecs. On en peut dire autant du cymbion, sorte de coupe sur laquelle même les Grecs ne nous ont transmis que peu de chose. Philémon, auteur comique très connu, dit dans le Fantôme : {uerba graeca} « Après que la rose a couronné pour nous un cymbion de vin pur. » Le poète Anaxandride, dans sa comédie intitulée les Campagnards, dit : {uerba graeca} « Buvons de grands cymbia, et qu'un vin pur nous désaltère. » Démosthène lui-même fait mention du cymbion dans son discours contre Midias : {uerba graeca} « Vous êtes parti d'Argyre en Eubée, monté sur une voiture commode, et traînant avec vous des manteaux et des cymbia, objets soumis aux pentecostologues (les cinquante percepteurs de l'impôt). » Cymbia, comme l'indique la contexture du mot, est un diminutif de cymba, mot qui désigne chez vous, comme chez les Grecs, de qui vous le tenez, une espèce de navire. Et en effet, j'ai remarqué que, chez les Grecs, plusieurs sortes de coupes ont reçu leur dénomination de quelques agrès de marine; comme le carchésion, ainsi que je l'ai dit plus haut, et le cymbion, deux coupes de forme haute, et qui ont quelque ressemblance avec un navire. Le savant Ératosthène fait mention de cette dernière coupe, dans une lettre adressée au Lacédémonien Hagétor, où l'on trouve les paroles suivantes : {uerba graeca} « Ils avaient consacré aux dieux une coupe qui n'était ni d'argent ni enrichie de pierres précieuses, mais fabriquée à Colla; et lorsqu'on la remplissait, l'on faisait des libations aux dieux, en vidant successivement la coupe dans un cymbion. » Quelques-uns ont pensé que cymbium était un mot syncopé de cissybium, duquel plusieurs auteurs font mention, entre autres Homère, qui dit que c'est une coupe de cette sorte qui fut donnée par Ulysse au Cyclope. Il en est qui prétendent que cissybium est proprement une coupe faite avec le bois du lierre, ??ss??.. Nicandre de Colophon, dans le premier livre de l'Étolique, s'exprime ainsi : {uerba graeca} « Lorsqu'on offre un sacrifice à Jupiter Didyme, l'on fait des aspersions avec des feuilles de lierre; de là vient que les anciennes coupes ont été appelées cissybies. » Callimaque fait aussi mention de cette sorte de coupe : {uerba graeca} « Il refusa de boire tout d'un trait, à la manière des Thraces, une amyste de vin pur; il préféra le petit cissybion. » Ceux qui pensent que le mot cissybium est formé de{uerba graeca} fait de lierre, s'appuient de l'autorité d'Euripide, qui dans Andromède s'exprime ainsi qu'il suit : {uerba graeca} « La foule des pasteurs accourt, portant une coupe faite de bois de lierre, remplie ou de lait, onde la liqueur délicieuse, honneur de la vigne, et qui étouffe le chagrin. » Après avoir terminé ce qui concerne le cymbion, il nous reste à prouver par des exemples que le cantharus est tout ensemble une espèce de coupe et une espèce de navire. Le cantharus est une coupe; c'est un fait qui résulte des vers mêmes de Virgile, qui l'attribue à Silène, comme étant proprement la coupe de Liber-Pater. Il nous reste encore, pour remplir nos engagements, à prouver que ce mot signifie aussi une espèce de navire. Ménandre a dit dans le Pilote : {uerba graeca} « Ô Straton ! voici enfin Théophile qui arrive, après avoir traversé la mer Égée. Quel bonheur pour moi de t'annoncer le premier l'heureuse arrivée de ce fils, et celle du canthare doré.- STRAT. Quel canthare? - Le vaisseau. » « Évandre prend dans sa main un scyphus sacré. » Comme le canthare est la coupe de Bacchus, le scyphus est la coupe d'Hercule. Ce n'est pas sans motif que les sculpteurs anciens ont représenté ce dieu une coupe à la main, et quelquefois ivre et chancelant; car, d'après d'anciennes traditions, Hercule poussé par les vents aurait traversé d'immenses mers dans une coupe, en guise de nacelle. Je ne prendrai que peu de chose à l'antiquité grecque, concernant ces deux circonstances. Une preuve non obscure (sans parler de celles qui sont plus connues) que ce héros était un grand buveur, c'est ce que lui fait dire Éphippus, dans Busiris : {uerba graeca} « Ne sais-tu pas, par Dieu! que je suis Tirynthus d'Argos? Les ivrognes se mêlent dans toutes les querelles, et y sont toujours vainqueurs. » Un autre fait qui est de même peu connu, c'est l'existenee, proche d'Héraclée, ville fondée par Hercule, de la nation des Cylicranes, nom formé{uerba graeca}, espèce de coupe qu'au moyen du changement d'une lettre nous avons nommée calix. Phérécyde et Panyasis, ce dernier écrivain grec d'un grand mérite, disent qu'Hercule traversa les mers sur une coupe, et vint aborder à Érythée, île de la côte d'Espagne. Je ne rapporte point leurs paroles, parce que je regarde ce fait moins comme une histoire que comme une fable; et je présume qu'Hercule aura navigué, non sur une coupe, mais sur un navire du nom de scyphus; en sorte qu'il en aura été de même à l'égard du cymbion, dérivé de cymba (barque), que pour le cantharus et le carchésion, que nous avons démontré être des termes de navigation. [5,22] CHAPITRE XXII. De quelques autres passages de Virgile. Virgile emprunte quelquefois des noms propres aux histoires les plus anciennes des Grecs. Vous savez qu'il nomme une compagne de Diane Opis. Ce nom, que des gens peu instruits croient pris au hasard par le poète, il l'a ingénieusement attribué à l'une des compagnes de Diane, sachant que les anciens écrivains grecs l'avaient donné à la déesse elle-même. Voici le passage de Virgile: « Cependant la fille de Saturne, qui était alors dans les demeures célestes, appelait la légère Opis, l'une des vierges ses compagnes qui composent son cortége sacré. Voici les paroles qu'elle lui adressait avec tristesse. » Et plus bas : « Cependant Opis, fidèle gardienne de Trivia (était assise) depuis longtemps au haut de la montagne. » Voilà donc, selon Virgile, Opis compagne et suivante de Diane. Apprenez maintenant d'où il a tiré ce nom, lequel, comme je vous le disais, est un surnom qu'il avait vu attribué à la déesse elle-même, et qu'il transporte à sa compagne. Alexandre Étolien, poète distingué, dans son ouvrage intitulé Les Muses, rapporte avec quel zèle le peuple d'Éphèse, après avoir consacré un temple à Diane, invita, en leur proposant des récompenses, les poètes les plus célèbres de l'époque, à composer différents ouvrages en vers, en l'honneur de la déesse. Dans ce passage, le nom d'Opis est donné, non pas à la compagne de Diane, mais à la déesse elle-même. Le poète, comme je l'ai dit, parle des Éphésiens. {uerba graeca} « Ce peuple, sachant que Timothée fils de Thersandre, habile dans la musique et dans la poésie, excitait universellement l'admiration des Grecs, l'honora d'un don sacré de mille sicles d'or, afin qu'il célébrât Opis qui lance des flèches rapides, et qui a un temple célèbre à Cenchrée. » Et peu après: {uerba graeca} « ... Afin qu'il ne laissât pas sans gloire les actions de la fille de Latone. » Il est prouvé, si je ne me trompe, qu'Opis est un surnom de Diane, et que C'est l'érudition de Virgile qui lui à suggéré de transporter ce nom à la compagne de la déesse. « Tous les Dieux quittèrent leurs autels et abandonnèrent leurs sanctuaires. » Personne ne recherche où Virgile a pris cette idée. Il est constant toutefois que c'est dans Euripide, qui, dans sa Troade, fait dire à Apollon, quand Troie va être prise, les paroles suivantes : {uerba graeca} « Vaincu par Junon et par Minerve, qui renversent de concert les murs phrygiens, j'abandonne l'illustre Ilion, et les temples qu'on m'y a élevés; car lorsque la triste solitude s'est emparée d'une ville, le culte des dieux y est négligé, et ils n'y sont plus honorés. » Ce passage nous apprend d'où Virgile a tiré que les dieux abandonnent une ville au moment qu'elle va être prise. Ce n'est pas non plus sans quelque autorité de la vieille Grèce qu'il a dit: « (Junon ) elle-même du haut du ciel lança la foudre rapide de Jupiter. » Car Euripide met en scène Minerve, sollicitant de Neptune des vents contraires à la flotte des Grecs, et lui disant qu'il doit faire le même usage de la foudre contre les Grecs, qu'en aurait fait Jupiter de qui il la tient. Dans Virgile, Pan séduit la Lune par le charme d'une toison blanche comme la neige: « Il l'entraîne dans les forêts profondes... (s'il faut croire ce qu'on en dit) par le charme d'une toison plus blanche que la neige. » Valérius Probus, homme très savant, remarque, sur ce passage, qu'il ignore d'où le poète a tiré cette fable ou cette histoire. Cette ignorance m'étonne de la part d'un tel homme. C'est le poète Nicandre qui est l'auteur de cette histoire. Didyme, le plus savant des grammairiens qui ont existé jusqu'ici, donne a ce fait l'épithète de fabuleux. C'est parce que Virgile n'ignorait pas cette circonstance qu'il a ajouté : « S'il faut croire ce qu'on en dit; » comme pour prévenir qu'il s'appuyait sur un auteur fabuleux. On parcourt le troisième livre (de l'Énéide) sans s'informer d'où est tiré ceci: « Phébus l'apprit du dieu tout-puissant; à son tour, Phébus Apollon me l'a révélé. » A de tels passages les grammairiens, pour excuser leur ignorance, attribuent ces fictions au génie de Virgile, plutôt qu'à son savoir; et ils ne disent pas même qu'il les a empruntées à d'autres, pour ne pas se trouver contraints à nommer les auteurs. Mais j'atteste que dans ce passage, le savant poète n'a fait que suivre l'illustre tragique Eschyle, qui, dans la pièce intitulée en latin Sacerdotes (les Prêtres), dit : {uerba graeca} « Il faut partir le plus promptement possible, car voici les oracles que Jupiter dicte à Loxias (Apollon), » Et ailleurs : « Jupiter est le père prophétique de Loxias (Apollon). » N'est-il pas évident que c'est de là que Virgile a tiré qu'Apollon répète les oracles que lui dicte Jupiter? Après cela, ne reste-t-il pas prouvé pour nous que, de même que Virgile ne peut pas être compris par celui qui n'entend pas la langue latine, il ne peut pas l'être non plus par celui qui n'a pas approfondi jusqu'au dernier degré de l'érudition grecque? Car si je ne craignais de devenir fatigant, je pourrais remplir de gros volumes de ce que ce poète a puisé dans les parties les moins connues de l'érudition des Grecs; mais ce que j'en ai rapporté suffit pour établir ma proposition.