[2,0] SATURNALES - LIVRE DEUX. [2,1] CHAPITRE I. A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots des anciens. Après un frugal repas, quand la gaieté commença à naître avec les petites coupes, Aviénus prit la parole : - Notre Virgile, dit- il, a caractérisé avec autant de justesse que d'intelligence un repas bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe royal, il dit "Postquam prima, inquit, quies epulis" « Après qu'un premier calme eut succédé aux mets. » Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une table modeste, il ne ramène point parmi eux le calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire "Postquam exempta fames epulis". « Après que les mets eurent apaisé leur faim. » Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la modestie des temps héroïques l'élégance de moeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à côté du luxe et l'abondance auprès de l'économie, dois je craindre non de le comparer, mais de le mettre au-dessus de celui d'Agathon, même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme philosophe, il n'a pas moins d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop éminentes pour que personne puisse vous comparer à des poètes comiques, à cet Alcibiade qui fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon. - Parle mieux, je te prie, dit Praetextatus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité respectivement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à quoi tend ta comparaison? - C'est pour en venir, répondit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes, formées artificiellement à une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté. Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front obscurci de nuages, et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie. - Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux plaisirs folâtres, qui d'ailleurs ne devaient point être introduits au milieu d'une aussi grave réunion, Symmaque repartit : - Puisque pendant les Saturnales, « les meilleurs des jours, » ainsi que le dit le poète de Vérone, nous ne devons ni proscrire le plaisir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni, comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où l'indécence soit bannie. Je crois les avoir découvertes, si je ne me trompe: elles consisteront à nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques, couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne de leur étude et de leur application. En effet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus éloquents de l'antiquité, le poète comique Plaute et l'orateur Tullius, se distinguèrent tous deux par la finesse de leurs plaisanteries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître, recueil que quelques-uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expression que Vatinius introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles causes défendant des accusés très gravement incriminés, il les sauva avec des plaisanteries, comme par exemple L. Flaccus, qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de Cicéron. Je n'ai point employé l'expression "dicteria" par hasard, je l'ai bien proférée à dessein : car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même Cicéron qui, dans le second livre de ses lettres à Cornélius Népos, s'exprime de la manière suivante : « Ainsi, quoique tout ce que nous disons soit des mots (dicta), nos ancêtres ont néanmoins voulu consacrer spécialement l'expression "dicteria" aux mots courts, facétieux et piquants. » Ainsi parle Cicéron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom de "dicteria". Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habitude de plaisanter subtilement. L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisanteries de notre propre fonds, nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez mon idée, mettez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée. - Le caractère modéré de cet amusement le fit approuver de tout le monde, et l'on invita Praetextatus à commencer de l'autoriser par son exemple. [2,2] CHAPITRE II. Plaisanteries et bons mots de divers personnages. Alors Praetextatus commença en ces termes - Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Annibal, réfugié auprès du roi Antiochus, dit une plaisanterie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait manoeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'argent; il faisait défiler devant lui les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cavalerie, dont les harnais, les mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une armée si nombreuse et si magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous que tout cela soit assez pour les Romains? » Alors le Carthaginois, raillant la mollesse et la lâcheté de ces soldats si richement armés, répondit : "Plane, inquit, satis esse credo Romanis haec, etsi avarissimi sunt" « Oui, je crois que tout cela c'est assez pour les Romains, quelque avares qu'ils soient. » Certainement on ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir. Flavien dit après Praatextatus : - Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé "propteruia" : c'était l'usage, s'il restait quelque chose des viandes qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un "propteruia", puisqu'il avait brûlé ce qu'il n'avait pu manger. Symmaque : - Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épigramme suivante de Cicéron : "Equidem, quo melius emptum sciatis, conparauit Servilia hunc fundum tertia deducta". « Il faut que vous sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant meilleur marché, que Tertia (ou le tiers) en a été déduite. » Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa mère, l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville tombaient sur les débauches de l'adultère vieillard, et venaient égayer un peu les malheurs publics. Cécina Albin : - Planeus, dans le jugement d'un de ses amis, voulant détruire un témoignage incommode, et sachant que le témoin était cordonnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-ci répondit élégamment. "Gallam subigo" « Je travaille ma Galla. » On sait que "galla" est un ustensile du cordonnier. L'ambiguité de l'expression lançait très ingénieusement l'incrimination d'adultère contre Planeus, qui était inculpé de vivre avec Mœvia Galla, femme mariée. Furius : - Après la déroute de Modène, on rapporte qu'un serviteur d'Antoine avait répondu à ceux qui lui demandaient ce que faisait son maître: "Quod canis in Aegypto: bibit et fugit" « II fait comme font les chiens en Égypte, il boit en fuyant. » Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les crocodiles, boivent en courant. Eusthate : - Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à l'ordinaire, dit : "Aut Mucio nescio quid incommodi accessit, aut nescio cui aliquid boni". « Je ne sais quel mal est arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un autre. » Aviénus : - Faustus, fils de Sylla, avait une soeur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire : "Miror sororem meam habere maculam, cum fullonem habeat". « Je m'étonne que ma soeur conserve une tache lorsqu'elle a un foulon. » Évangélus: - Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meilleur peintre de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés : "Non similiter, Malli, fingis et pingis". « Mallius, lui dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que peindre; » à quoi Mallius répondit : "In tenebris enim fingo luce pingo". « C'est que je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins de jour. » Eusèbe : - Démosthène, attiré par la réputation de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la beauté, se mit sur les rangs pour obtenir ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant : « Je ne veux pas acheter si cher un repentir. » C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous grammaticalement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du reproche d'orgueil, si vous refusez d'imiter Praetextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il serait plus blâmable de se taire que de parler, s'enhardit à prendre la liberté d'une narration analogue. - « Marcus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été consul qu'un jour, disait : "Ante flamines, nunc consules diales fiunt". « On avait jadis les flamines du jour (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui deviennent diales. » Pour Disaire, sans attendre qu'on lui reprochât son silence, il dit : - - -. Après lui, Horus dit à son tour : - Je vous apporte un distique de Platon, qu'il s'amusa à faire dans sa jeunesse, au même âge où il s'essayait à composer des tragédies. « Quand j'embrassais Agathon, mon âme accourait sur mes lèvres, et semblait, dans son délire, vouloir s'envoler. » Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de plaisanterie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen critique. Symmaque prenant la parole dit : - Je me souviens d'avoir lu de petits vers de Platon, dans lesquels on ne pourrait dire ce qu'il faut admirer davantage de la grâce ou de la précision : je me rappelle les avoir lus traduits en latin, avec toute la liberté qu'exige notre idiome pauvre et borné, comparativement à celui des Grecs. Voici ces vers : "Dum semiulco sauio Meum puellum sauior, Dulcemque florem spiritus Duco ex aperto tramite: Anima aegra et saucia Cucurrit ad labias mihi Rictumque in oris peruium, Et labra pueri mollia Rimata itiner transitus Ut transire nititur! Tum si morae quid plusculae Fuisset in coetu osculi, Amoris igne percita Transisset et me linqueret: Et mira prosum res fieret, Ut ad me fierem mortuus, Ad puerum intus uiuerem". « Quand je savoure un demi-baiser sur les lèvres demi-closes de mon adolescent, et que de sa bouche entr'ouverte je respire la douce fleur de son haleine, mon âme blessée et malade d'amour accourt sur mes lèvres, et s'efforce de trouver un passage entre l'ouverture de ma bouche et les douces lèvres de mon adolescent pour passer en lui. Alors, si je tenais tant soit peu plus longtemps mes lèvres attachées sur les siennes, mon âme, chassée par la flamme de l'amour, m'abandonnerait et passerait en lui; en sorte qu'il arriverait une chose vraiment merveilleuse : que j'aurais expiré, pour aller vivre dans l'adolescent. » [2,3] CHAPITRE III. Les plaisanteries de M. Tullius Cicéron. Mais je étonne que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le trouvez bon, vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mémoire, à peu près comme l'aedituus d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi : M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait : "Bibite Falernum hoc, annorum quadraginta est: Bene, inquit, aetatem fert" « Buvez de ce Falerne, il a quarante ans. - Il porte bien son âge, » repartit Cicéron. Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue épée, il dit: "Quis generum meum ad gladium alligauit?" « Qui a attaché mon gendre à cette épée? » Il n'épargna pas non plus un trait de causticité du même genre à son frère Q. Cicéron. Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gouvernée, l'image de son frère ornée d'un bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de grandes proportions (or son frère Quintus était aussi de petite taille) il dit : "Frater meus dimidius maior est quam totus" « La moitié de mon frère est plus grande que son tout. » On a beaucoup parlé des bons mots que Cicéron laissa échapper durant le consulat de quelques jours de Vatinius. "Magnum ostentum anno Vatinii factum est, quod illo consule nec bruma nec ver nec aestas nec autumnus fuit" « II est arrivé, disait-il, un grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est qu'il n'y a eu, durant son consulat, ni hiver, ni printemps, ni été, ni automne. » Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant qu'il était malade, Cicéron lui répondit : "Volui in consulatu tuo venire, sed nox me conprehendit" « Je voulais t'aller voir durant ton consulat, mais la nuit m'a surpris en route. » Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu : "Unde ergo tibi varices?" « D'où sont donc venues tes varices? » Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à la tribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du consulat et les y déposer en même temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occasions de plaisanter, releva en disant: "g-Logothehorehtos est Caninius consul", « Caninius est un consul logothéorète.» Il disait aussi : "Hoc consecutus est Revilus, ut quaereretur quibus consulibus consul fuerit" « Révilius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher sous quels consuls il a été consul; » ce qui ne l'empêcha pas d'ajouter encore : "Vigilantem habemus consulem Caninium, qui in consulatu suo somnum non vidit" « Nous avons dans Caninius un consul vigilant, qui n'a point goûté le sommeil de tout son consulat. » Pompée supportait impatiemment les plaisanteries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait sur son compte : "Ego uero quem fugiam habeo, quem sequar non habeo." « J'ai bien qui fuir, mais je n'ai pas qui suivre. » Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard: "Minime sero ueni: nam nihil hic paratum uideo." « Nullement, puisque je ne vois ici rien de prêt. » Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella : "Cum socero tuo." « Il est avec votre beau-père (César). » Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain : "Hominem bellum Gallis ciuitatem promittit alienam, qui nobis nostram non potest reddere." « Un bel homme, dit Cicéron, peut promettre aux Gaulois les droits de citoyen chez les autres, lui qui ne peut pas nous les rendre à nous-mêmes dans notre patrie. » Ces mots paraissent justifier celui que dit Pompée : "Cupio ad hostes Cicero transeat, ut nos timeat" « Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, pour qu'il nous craigne. » La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après la victoire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit : "Praecinctura me decepit" « La ceinture m'a trompé; » voulant par là railler César, qui ceignait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque prophétiquement à Pompée : "Caue tibi illum puerum male praecinctum." « Prenez garde à ce jeune homme mal ceint. » Une autre fois, Labérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des chevaliers, dont il avait dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il passait devant lui pour chercher un siège : "Recepissem te, nisi anguste sederem", « Je te recevrais si je n'étais assis trop à l'étroit. » Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il raillait le nouveau sénat, que César avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui répondit : "Mirum, si anguste sedes, qui soles duabus sellis sedere" « Il est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi qui as l'habitude de siéger sur deux bancs. » II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet excellent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes : "Romae, si uis, habebit: Pompeis difficile est." « Il le sera à Rome; si tu veux; mais c'est difficile à Pompéium. » Sa causticité ne s'arrêta pas là. Un Laodicéen nommé Andron étant venu le saluer, il lui demanda la cause de sa venue, et apprit de lui qu'il était député vers César pour solliciter la liberté de sa patrie; ce qui lui donna occasion de s'expliquer ainsi sur la servitude publique : « Si vous obtenez, négociez aussi pour nous. » Il avait aussi un genre de causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, comme par exemple lorsque il écrivait à C. Cassius, un des meurtriers de César : "Vellem Idibus Martiis me ad coenam inuitasses, profecto reliquiarum nihil fuisset: nunc me reliquiae uestrae exercent" « J'aurais désiré que vous m'eussiez invité au souper des ides de mars: certainement il n'y aurait point eu de restes; tandis que maintenant vos restes me donnent de l'exercice. » Il a fait encore une plaisanterie très piquante sur son gendre Pison et sur M. Lépidus. Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsque Aviénus lui coupant la parole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit: -César Auguste ne fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas même peut-être à Tullius; et, si vous l'agréez, je vous rapporterai quelques traits de lui que ma mémoire me fournira. Morus lui répliqua: -Permettez, Aviénus, que, Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez nous raconter d'Auguste. Aviénus se taisant, Symmaque reprit : - Je disais que Cicéron voyant la démarche abandonnée de son gendre Pison et la démarche alerte de sa fille, dit au premier: « Marche comme une femme; » et à l'autre: "Ambula tamquam vir" « Marche comme un homme. » J'allais raconter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits : « Je n'aurais point donné tant d'importance à un pareil fait » Cicéron répliqua: Ego non tanti fecissem g-omoiopoiehton. « Et moi je n'aurais point donné tant d'importance à un homoïopoète » (un jeu de mots.) Mais poursuis, Aviénus, et que je ne t'empêche pas plus longtemps de parler. [2,4] CHAPITRE IV. Des plaisanteries d'Auguste à l'égard d'autres personnes, et de celles d'autres personnes à son égard. Aviénus commença ainsi : - César Auguste, disais-je, aima beaucoup les plaisanteries, en respectant toujours néanmoins les bornes posées par l'honnêteté et par les convenances de son rang, et sans tomber jamais dans la bouffonnerie. Il avait écrit une tragédie d'Ajax; n'en étant plus satisfait, il l'effaça. Dans la suite, Lucius, auteur tragique estimable, lui demandait ce que devenait son Ajax ; il lui répondit : "In spongiam incubuit" « Il est tombé sur l'éponge. » Quelqu'un, qui lui présentait un placet en tremblant, avançait à la fois et retirait la main "Putas te assem elephanto dare?" « Crois-tu, dit-il, présenter un as à un éléphant? » Pacuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui avait donné une somme considérable. "Sed tu noli credere." « Quant à toi, n'en crois rien, » lui répliqua-t-il. Quelqu'un qui fut destitué de la charge de préfet de la cavalerie demandait qu'on lui accordât au moins une gratification. « Je ne sollicite point ce don, disait-il, par amour du gain, mais pour qu'il paraisse que je n'aie quitté mon emploi qu'après avoir mérité de recevoir une récompense. » Auguste lui ferma la bouche par ces mots : "Tu te accepisse apud omnes affirma, et ego dedisse me non negabo." « Affirme à tout le monde que tu l'as reçue, et je ne nierai point de te l'avoir donnée. » Son urbanité se manifesta à l'égard d'Hérennius, jeune homme adonné au vice, et auquel il avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant : « Comment reviendrai-je dans mes foyers? que dirai-je à mon père? "Dic me tibi displicuisse." « Tu lui diras, répondit-il, que je t'ai déplu. » Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces termes "At tu, cum fugies, inquit, numquam post te respexeris." « Ne t'est-il jamais arrivé en fuyant de regarder derrière toi? » Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plaidait une cause devant lui, et qui répétait fréquemment : « Si tu trouves en moi quelque chose de répréhensible, redresse-moi." "Ego te monere possum, corrigere non possum." "Je puis t'avertir, mais non te redresser. » Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ouvrage en longueur; Auguste joua sur le mot, en disant : "Vellem Cassius et meum forum accuset." « Je voudrais que Cassius accusât aussi mon forum. » Vettius ayant labouré le lieu de la sépulture de son père "Hoc est vere monumentum patris colere." « C'est là véritablement, dit Auguste, cultiver (colere) le tombeau de son père. » Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit : "Melius est Herodis porcum esse quam filium." « Il vaut mieux être le porc d'Hérode que son fils. » N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, lâche et sans nerf, il y conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une épître familière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère qu'il se prescrivait en écrivant à d'autres. « Porte-toi bien, miel des nations, mon petit miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium, diamant des mers supérieures, perle du Tibre, émeraude des Cilniens, jaspe des potiers, bérylle de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, et en résumé les charmes artificiels des prostituées ! » Quelqu'un le reçut un jour avec un souper assez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte : "Non putabam me tibi tam familiarem." « Je ne pensais pas d'être autant de tes familiers. » Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné l'achat: « Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée; à quoi il répondit : "Quid? ego, ut me populus Romanus dicat bene cultum, in solario ambulaturus sum?" « Faudra-t-il donc, pour que le peuple romain me trouve bien vêtu, que je me promène sur la terrasse de ma maison? » Il avait à se plaindre des oublis de son nomenclateur : "Numquid ad forum mandas? Accipe, inquit, commendatitias, quia illic neminem nosti" « Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et voilà des lettres de recommandation, car tu n'y connais personne. » Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cet homme, cassé par la goutte, voulait cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas. "Non miror, inquit: dies aliquanto sunt longiores." « Je rien suis point surpris, repartit Auguste, car les jours sont devenus un peu plus longs. » Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit, donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil un coussin sur lequel cet homme avait pu dormir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous silence ce qu'il dit en l'honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il avait habitée; au sortir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté de Caton, Auguste dit : "Quisquis praesentem statum civitatis conmutari non volet, et civis et vir bonus est" « Quiconque veut empêcher le changement du gouvernement actuel de sa patrie est un honnête homme et un bon citoyen.» Donnant ainsi à Caton de sincères louanges, sans néanmoins encourager contre son intérêt à changer l'état présent des choses. Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; voyez donc l'égalité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On connaît la cruelle plaisanterie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'empereur se le fit amener, et lui adressa, en le voyant, la question suivante: "Dic mihi, adolescens, fuit aliquando mater tua Romae?" « Dis-moi, jeune homme, ta mère est-elle jamais venue à Rome? - Non, lui répondit-il; mais, ajouta-t-il, "Sed pater meus saepe" mon père y est venu souvent. » Du temps du triumvirat, Auguste écrivit contre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à celui-ci : "At ego taceo. Non est enim facile in eum scribere qui potest proscribere" « Pour moi, je me tais; car il n'est pas facile d'écrire contre celui qui peut proscrire. » Curtius, chevalier romain, homme accoutumé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré, dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une grive maigre, lui demanda s'il pouvait la renvoyer (mittere). Le prince ayant répondu: "Quidni liceat?" « Pourquoi pas? » Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-ci, pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots : "Mihi nihil" « Tu ne m'as rien donné pour moi. » Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Licinius, son affranchi, était dans l'usage de lui apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de l'occasion, ajouta une centaine à la première, et remplit soigneusement l'espace vide de sa propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affranchi dissimula, et paya la somme ainsi doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir avec douceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes : "Confero tibi, domine, ad noui operis impensam quod uidebitur." « Je t'offre, seigneur, pour les frais de cette nouvelle entreprise, tout ce que tu jugeras nécessaire. » La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il accusait un chevalier romain , comme ayant détérioré sa fortune; mais celui-ci prouva publiquement qu'il l'avait au contraire augmentée. peu après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une femme et trois enfants, et il ajouta ensuite : "Posthac, Caesar, cum de honestis hominibus inquiris, honestis mandato." « Désormais, César, lorsque tu auras à scruter la conduite des honnêtes gens, charges-en des gens honnêtes.» Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son sommeil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il ordonna qu'on tâchât de prendre le hibou. Un soldat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui compter mille petits sesterces; mais celui-ci eut l'audace de dire : "Malo uiuat" « J'aime mieux qu'il vive, » et de lâcher l'oiseau. Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni? Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en public, et le pria de se charger de sa cause. Celui-ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite, auquel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte "At non ego, Caesar, periclitante te Actiaco bello vicarium quaesiui, sed pro te ipse pugnaui," « César, quand tes destins se décidaient au combat d'Actium, je ne cherchai point un remplaçant, mais je combattis moi-même pour toi. » Et en disant ces mots le soldat découvrit ses cicatrices. Auguste rougit et vint plaider pour lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat. II avait entendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus, marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé, tandis qu'il en avait plus libéralement payé d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour jouer pendant son souper, celui-ci s'excusa, en disant, "Ad molas sunt" « Ils sont au moulin. » Lorsqu'il retournait triomphant, après la victoire d'Actium, parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots "Aue, Caesar uictor imperator." « Salut, César, victorieux empereur. » Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris: "Aue, uictor imperator Antoni." « Salut, Antoine, victorieux empereur. » Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent partagées entre les deux camarades. Une autre fois, salué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pauvre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau, qui restait muet : "Opera et impensa periit" « J'ai perdu mon argent et ma peine. » Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit. "Satis domi salutatorum talium habeo" « J'ai chez moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte. » Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aussitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : « J'ai perdu mon argent et ma peine. » A ces mots, Auguste sourit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre. Un pauvre Grec avait pris l'habitude de présenter à Auguste, quand il descendait de son palais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement, l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet, une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers, qu'il lui présenta, en ajoutant: « Cela n'est point sans doute proportionné à ta fortune, ô César; je te donnerais plus, si je possédais davantage. » Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce pauvre Grec cent mille petits sesterces. [2,5] CHAPITRE V. Des plaisanteries et des mœurs de Julie, fille d'Auguste. Voulez-vous que je vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille d'Auguste? Mais auparavant, si je ne dois point passer pour un trop discoureur, je voudrais dire quelques mots des moeurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi : - Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette époque comme celle de son déclin vers la vieillesse; mais elle abusa de l'indulgence de la fortune, comme de celle de son père. Néanmoins son amour pour les lettres, et l'instruction qu'il lui avait été si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et de bonté, faisaient encore d'elle une femme pleine de grâces, au grand étonnement de ceux qui, connaissant ses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si disparates. Plus d'une fois son père lui avait prescrit, en des termes dont l'indulgence tempérait la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses ornements et l'appareil de ses cortéges. Lorsqu'il considérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flattait que son caractère léger et pétulant lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réellement la culpabilité, et il osait croire qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il avait deux filles qui demandaient les plus grands ménagements, et dont il devait tout supporter : la république, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un costume dont l'indécence offensait les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lendemain elle changea de tenue, et elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable. Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne put retenir sa joie, et dit. "Quantum hic in filia Augusti probabilior est cultus?" « Combien ce costume est plus convenable à la fille d'Auguste ! » Mais Julie sans se déconcerter répliqua: "Hodie enim me patris oculis ornavi, heri viri" « En effet, je me suis parée aujourd'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ceux de mon mari. » On connaît le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans un spectacle de gladiateurs, par la dissimilitude de leur suite. Livie était entourée d'hommes graves, Julie d'une foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire remarquer cette différence de conduite entre deux femmes d'un rang également élevé: elle répondit ingénieusement : "Et hi mecum senes fient" « Ces jeunes gens deviendront vieux avec moi. » II lui était survenu de bonne heure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au milieu de plusieurs autres propos, il amena la conversation sur l'âge, et demande à à sa fille si, en vieillissant, elle préférait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit: "Ego, pater, cana esse malo" « J'aime mieux les voir blanchir. » Alors il la convainquit de mensonge, en lui disant "Quid ergo istae te caluam tam cito faciunt?" « Pourquoi donc tes femmes te font-elles chauve de si bonne heure? » Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur l'exemple de la simplicité de son père, elle dit : "Ille obliviscitur Caesarem se esse: ego memini me Caesaris filiam" « Il oublie qu'il est César, et moi je me souviens que je suis la fille de César. » Comme les confidents de ses débauches s'étonnaient de ce que, se livrant à tant de gens, elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressemblaient: "Numquam enim nisi naui plena tollo uectorem" « C'est, dit-elle, que je ne prends point de passager que le navire ne soit plein. » Il existe un propos de ce genre de Populia, fille de Marcus, laquelle répondit à quelqu'un qui s'étonnait de ce que les femelles des animaux ne désirent le mâle qu'à l'époque où elles doivent concevoir : "Bestiae enim sunt." « C'est qu'elles sont des bêtes. » [2,6] CHAPITRE VI. Autres plaisanteries et réponses ingénieuses de divers personnages. Mais revenons des femmes aux hommes, et des plaisanteries lascives à d'autres plus décentes. Cascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également admirables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le peuple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit : "Si in Vatinium missurus es, pomum est" « Si c'est pour lancer contre Vatinius, c'est une pomme. » Un marchand lui demandait comment il devait partager un vaisseau avec son associé : on rapporte qu'il lui répondit : "Navem si diuidis, nec tu nec socius habebitis." « Si vous le partagez, vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. » On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence, mais qui en détruisait l'effet par sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut. "Ingenium Galbae male habitat" « Le génie de Galba, disait-il, est mal logé. » Le grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante. Orbillus déposait contre un accusé. Galba, pour confondre le témoin, se met à l'interroger en feignant d'ignorer sa profession: "Quid artium facis ?" « Quel est votre métier? lui dit-il. - "In sole gibbos soleo fricare" « De gratter des bosses au soleil, » répondit celui-ci. C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il n'en faisait compter que cinquante à L. Cécilius. "Quid? ego, inquit, una manu ludo?" « Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu de jouer des deux mains, je ne joue que d'une seule, pour que je ne puisse recevoir davantage? » On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait refusé de composer un mime. "Quid amplius, inquit, mihi facturus es, nisi ut Dyrrhachium eam et redeam?" « Que peut-il me faire de plus, répliqua-t-il, que de me faire alter à Dyrrachium et revenir? » faisant allusion à l'exil de Cicéron. [2,7] CHAPITRE VII. Des mots et maximes de Labérius et de Publius, mimographes, et de Pylade et Hylas, comédiens. Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé naguère de Labérius, et que j'en fais moi-même actuellement mention, si je rapportais ici quelques mots de lui ainsi que de Publius, nous aurions introduit en quelque sorte, à notre festin, l'appareil de fête que semble permettre la présence des comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita Labérius, chevalier romain, homme d'une âpre liberté de parole, à monter sur le théàtre moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il composait. Or, l'homme puissant commande non seulement lorsqu'il invite, mais lors même qu'il prie. Aussi Labérius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du prologue suivant. "Necessitas, cuius cursus transversi impetum Voluerunt multi effugere, pauci potuerunt, Quo me detrusit paene extremis sensibus? Quem nulla ambitio, nulla umquam largitio, Nullus timor, uis nulla, nulla auctoritas, Mouere potuit in iuuenta de statu, Ecce in senecta ut facile labefecit loco Viri excellentis mente clemente edita Summissa placide blandiloquens oratio? Etenim ipsi di negare cui nihil potuerunt, Hominem me denegare quis posset pati? Ego bis tricenis annis actis sine nota Eques Romanus e Lare egressus meo Domum reuertar mimus: nimirum hoc die Uno plus uixi mihi quam uiuendum fuit. Fortuna inmoderata in bono aeque atque in malo Si tibi erat libitum litterarum laudibus Floris cacumen nostrae famae frangere, Cur, cum uigebam membris praeuridantibus, Satisfacere populo et tali cum poteram uiro, Non flexibilem me concuruasti ut carperes? Nuncine me deiecis? quo? Quid ad scenam adfero? Decorem formae an dignitatem corporis, Animi uirtutem an uocis iocundae sonum? Ut hedera serpens uires arboreas necat, Ita me vetustas amplexu annorum enecat. Sepulchri similis nihil nisi nomen retineo." « Où m'a précipité, vers la fin de mon existence, la force adverse de la nécessité, que tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse aucune ambition, aucune largesse, aucune crainte, aucune force, aucune autorité, ne purent faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma vieillesse la parole flatteuse; douce et clémente d'un homme illustre, m'en fait descendre avec facilité. Car qui aurait toléré que moi, mortel, j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent rien refuser? Ainsi donc après avoir vécu soixante ans sans reproche, je quitte mes lares chevalier romain, et je rentre dans ma maison comédien. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. O fortune immodérée dans la prospérité comme dans le malheur, si l'un de tes caprices devait être de faire servir la gloire des lettres à briser vers son terme une renommée honorable, pourquoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes desseins, alors que mes membres pleins de vigueur me permettaient de plaire au peuple et à cet homme illustre? Mais maintenant où me précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce la beauté, ou la dignité du corps? l'énergie de l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même que le lierre épuise les forces de l'arbre autour duquel il serpente, de même la vieillesse m'énerve, en m'entourant de ses étreintes annuelles; et, semblable au tombeau, il ne reste plus de moi qu'un nom. » Dans cette même pièce Labérius se vengeait comme il le pouvait, dans le rôle d'un Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait "Porro Quirites! libertatem perdimus" « Désormais, Romains, nous avons perdu la liberté ! » Et il ajoutait peu après "Necesse est multos timeat quem multi timent." « Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui que beaucoup de gens craignent. » A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'impuissance de repousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs à Publius. Ce Publius, Syrien de nation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier, apercevant un de ses esclaves hydropique qui était couché par terre, et lui reprochant ce qu'il faisait au soleil : "Aquam calefacit" « Il fait chauffer son eau, » repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées : "Podagrici pedes" « C'est celui des pieds goutteux, » dit Publius. A cause de ces traits et de plusieurs autres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les villes d'Italie, il parut à Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous ceux qui, à cette époque, exposaient leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentèrent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit dire à César, en souriant : "Favente tibi me victus es, Laberi, a Syro" « Malgré ma protection, Labérius, tu es vaincu par Syrus. » Aussitôt il donna une palme à Publius, et à Labérius un anneau d'or avec cinq cent mille sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit: "Quicum contendisti scriptor, hunc spectator subleva." « Sois favorable, comme spectateur, à celui que tu as combattu comme écrivain. » Et Labérius, à la première représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants dans un de ses mimes: "Non possunt primi esse omnes omni in tempore. Summum ad gradum cum claritatis veneris, Consistes aegre, *ne me citius decidas. Cecidi ego, cadet qui sequitur: laus est publica." « On ne peut pas toujours occuper le premier rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. Je suis tombé; celui qui me succède tombera aussi : la gloire est une propriété publique. » Quant à Publius, on connaît de lui des sentences ingénieuses, et d'une application très fréquente; je ne me souviens que de celles-ci, renfermées chacune dans un seul vers : "Beneficium dando accepit qui digno dedit. Feras, non culpes, quod mutari non potest. Cui plus licet quam par est plus uult quam licet. Comes facundus in uia pro uehiculo est. Frugalitas miseria est rumoris boni. Heredis fletus sub persona risus est. Furor fit laesa saepius patientia. Inprobe Neptunum accusat qui iterum naufragium facit. Nimium altercando ueritas amittitur. Pars beneficii est, quod petitur si cito neges. Ita amicum habeas, posse ut fieri hunc inimicum putes. Veterem ferendo iniuriam inuites novam. Numquam periclum sine periclo vincitur. « C'est un méchant avis, celui dont on ne peut changer. » « Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un bienfait en donnant. » « Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne peut être changé. » « Celui à qui on permet plus qu'il n'est raisonnable, veut plus qu'on ne lui permet. » « Un compagnon de voyage, d'une conversation agréable, tient lieu de véhicule en chemin. » « La frugalité est la broderie d'une bonne réputation. » « Les larmes d'un héritier sont le rire sous le masque. » « La colère s'attire plus de mal que la patience. » « Celui qui fait un second naufrage accuse Neptune à tort. » « Trop de contestation fait perdre la vérité. » « C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. » « Sois avec ton ami en songeant qu'il peut devenir ton ennemi. » « Supporter une ancienne injure, c'est en quêter une nouvelle. » « On ne triomphe jamais d'un danger, sans danger. » Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui s'illustra dans son art du temps d'Auguste, ni Hylas son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisés entre eux. Hylas exécutait un jour une pantomime musicale, dont la finale était : « Le grand Agamemnon : » et en disant ces mots, il se redressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne pouvant supporter cela, lui cria de sa loge - « Tu le fais long, et non pas grand. » Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit qu'il avait relevé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, persuadé que le principal caractère d'un grand général est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit sur la sécurité qu'il y montrait, en lui disant : « Songe que tu es aveugle. » Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gourmanda ses critiques en ces termes : « Insensés, songez que je joue un fou ; » et en même temps il jeta ses flèches au milieu du peuple. Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particulière, il banda son arc et lança sa flèche; et l'empereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres, par une nouvelle pantomime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été son procédé, il répondit : « Qu'il avait substitué la flûte à la voix humaine. » Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria : « Tu es un ingrat, ô prince! Laisse-les s'occuper de nous. » [2,8] CHAPITRE VIII. Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux d'être sujet aux plaisirs de la bouche et du tact. Cette conversation provoqua la gaieté; et tandis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole, dit : - Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'apporte le soir, » bannit les mets raffinés du second service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres paroles de Varron, si tu les as retenues. Albin répondit: - Voici le passage de Varron que tu me demandes: « Les bellaria les plus doux sont ceux où l'on ne met point de miel; car le miel ne souffre point la cuisson. Le mot bellaria signifie toute espèce de mets du second service : c'est le nom que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent g-pemmat ou g-tragehmata. Les vins les plus doux sont aussi désignés sous cette dénomination dans de très anciennes comédies, où ils sont appelés bellaria, de liber. » - Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table; et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui renouvelle les forces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne. - Quoi donc, Évangelus, répliqua Eusthate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres et joyeux, où l'on boit dans de petites coupes, et où des hommes sobres président? Ce sont de tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité Des lois. Il pense que la boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs, divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt attirer et subjuguer, sans que son esprit ni son coeur puissent résister. Il faut donc combattre et entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principalement avec les effets licencieux que produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les affrontant avec constance. Qu'un usage modéré entretienne la tempérance et la continence, et cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent g-aisthehseis, par le canal desquels l'âme et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais principalement ceux du tact et du goût; ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages, sont ce qu'il y a de plus honteux. Les Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de g-akrateis ou d' g-akolastous, et nous les appelons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés brutales se ravale au rang des animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à l'homme. Je vais rapporter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet homme illustre touchant ces infâmes voluptés. « Pourquoi appelons-nous incontinents et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du tact, et ceux qui s'abandonnent aux plaisirs du goût? car nous donnons également cette qualification et à ceux qui abusent des faveurs de Vénus, et à ceux qui se complaisent dans la recherche des mets. Or il y a différentes sortes de mets : les uns qui affectent agréablement la langue, et d'autres le gosier; ce qui faisait souhaiter à Philoxène que les dieux immortels lui accordassent un cou de grue. Mais nous ne donnons point cette qualification d'incontinents à ceux qui excèdent les bornes de la modération dans les jouissances de la vue et de l'ouïe. Serait-ce parce que nous partageons avec les autres êtres animés les voluptés que procurent les deux premiers sens, que nous les méprisons comme abjectes, et que nous les avons notées d'infamie entre toutes les autres? Serait-ce pour cela que nous blâmons l'homme qui y est adonné, et que nous l'appelons incontinent et intempérant, parce qu'il se laisse subjuguer et conduire par la plus basse espèce de plaisirs? Car sur les cinq sens, les deux dont je viens de parler sont les seuls par lesquels les animaux goûtent des plaisirs; les autres ne leur en procurent point, ou du moins ce n'est qu'accidentellement. » Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait que beaucoup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action vénérienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles « Le coït est une petite épilepsie. »