[6,0] LIVRE VI. DU VRAI CULTE. [6,1] J'ai achevé, avec l'aide de l'Esprit-Saint, l'ouvrage que j'avais entrepris pour l'éclaircissement et pour la défense de la vérité. Le Seigneur, sans le secours duquel nous ne saurions ni la connaître, ni trouver des paroles propres à l'exprimer, m'ayant inspiré ce dessein, m'a aussi fait la grâce de me permettre de l'exécuter. Je viens maintenant au principal point de cette matière, qui consiste à montrer par quelles cérémonies et par quelle sorte de sacrifice Dieu veut être honoré. C'est le plus important devoir de l'homme, et d'où dépend sa souveraine félicité. Il a été créé non pour regarder le ciel et le soleil, comme Anaxagore se l'était faussement persuadé, mais pour adorer, avec une conscience pure, celui qui a fait le ciel et le soleil. Ce que je dirai ici du culte que nous devons rendre à notre maître, servira à la confirmation des vérités que j'ai déjà établies aussi solidement que mon peu de suffisance me l'a pu permettre. Cette majesté unique et sainte ne nous demande que l'innocence de nos moeurs. C'est le plus agréable sacrifice que nous puissions jamais lui offrir. Il y a des hommes qui s'imaginent avoir beaucoup de piété quand, après s'être souillés de toutes sortes de crimes, ils rougissent les temples du sang des victimes, ils allument du feu sur un autel, ils répandent du vin vieux en la présence de leurs dieux. Ils leur préparent aussi des festins, comme s'ils pouvaient manger. Ils jugent, non par l'idée qu'ils ont de la nature divine, car ils n'en ont aucune qui soit raisonnable, mais par la corruption de leurs passions, que tout ce qui est excellent et rare est agréable à leurs dieux, et ne font pas réflexion que ces dieux n'ont pas besoin de biens périssables. Ils n'ont de goût que pour les choses de la terre, et ne jugent du bien et du mal que par les sens extérieurs. Ils font dépendre leur religion, aussi bien que toute la suite de leur vie, du plaisir qu'ils y prennent. Depuis qu'ils ont détourné leur esprit du ciel, et qu'ils l'ont assujetti à leur corps, ils ne recherchent plus que la volupté, et la goûtent à tout moment, comme s'ils en pouvaient toujours jouir, et qu'ils ne dussent pas même en être privés quand ils seront privés de la vie. Ils considèrent les richesses comme un très grand avantage; et, quand ils ne les peuvent acquérir par de bonnes voies, ils les acquièrent par de mauvaises, par les fraudes, par les rapines, par les violences. Enfin, ils dressent des pièges pour tromper; ils se parjurent, et ils violent tout ce qu'il y a de plus inviolable, pourvu que l'or, l'argent et les pierreries reluisent sur leurs vêtements, que leur luxe entretienne abondamment leur intempérance, qu'une foule de gardes et de flatteurs les environnent sans cesse, et fendent la presse pour leur donner le moyen de passer comme en triomphe au milieu du peuple. Voilà comment la lâcheté avec laquelle ils se rendent esclaves du plaisir abat toute la vigueur de leur esprit, et les précipite à la mort dans le temps qu'ils croient jouir des douceurs de la vie avec une grande sécurité. L'âme se doit élever au ciel, comme je l'ai fait voir dans le second livre, au lieu que le corps est attaché à la terre. La lumière et la vie viennent du ciel. Ceux qui négligent les biens de l'esprit, et qui ne recherchent que ceux du corps, sont dans les ténèbres et dans la mort. Ils sont couverts d'un nuage obscur qui les empêche de voir le vrai Dieu, et de savoir quel culte il faut lui rendre. [6,2] II. Ils immolent à Dieu de grasses victimes, comme s'il était pressé de la faim. Ils lui versent du vin, comme s'il était tourmenté de la soif. Ils allument des flambeaux devant lui, comme s'il était dans les ténèbres. S'ils avaient la moindre vue des biens célestes, dont la masse grossière et terrestre qui nous environne nous empêche de découvrir la grandeur, ils reconnaîtraient combien leur extravagance est extrême, quand ils s'imaginent pouvoir se rendre les dieux favorables par ces sortes de devoirs. S'ils regardaient le soleil avec quelque attention, ils jugeraient aisément que Dieu, qui a fait une si éclatante lumière pour l'usage de l'homme, n'a pas besoin de celle d'un cierge. Que si ce cercle qui, à cause de son grand éloignement, ne paraît pas beaucoup plus grand que la tête d'un homme, renferme un si vif éclat que nos yeux ne le sauraient supporter, quelle est la splendeur du jour qui environne ce Dieu qui n'a point de nuit? Il a tempéré la lumière et la chaleur du soleil, et les a mis au degré nécessaire pour mûrir les fruits et pour ne rien gâter des corps inférieurs. Peut-on croire qu'un homme, qui fait présent de cierges et de bougies à l'auteur et au dispensateur de la lumière, ait l'usage de la raison? Il nous demande une lumière qui n'ait point de fumée, qui soit pure et claire, comme dit le poète : c'est la lumière de l'esprit, qui ne se trouve qu'en ceux qui connaissent Dieu. Les dieux des païens étant des dieux de la terre, ils ont besoin qu'on leur allume des cierges, afin qu'ils ne soient pas dans les ténèbres. Ceux qui les révèrent, n'ayant aucun goût pour les choses du ciel, leur rendent des devoirs qui ne s'élèvent jamais au-dessus de la terre. Sur la terre on a besoin de lumière, parce que, de sa nature, elle est sombre et ténébreuse. Les païens attribuent à leurs dieux un goût humain, au lieu de leur en attribuer un divin. Ils s'imaginent qu'ils aiment tout ce que nous aimons, et qu'ils ont les mêmes désirs que nous, qui avons besoin de manger quand nous avons faim, de boire quand nous avons soif, de nous vêtir pour nous garantir du froid, et d'allumer des flambeaux pour nous éclairer quand le soleil nous a retiré sa lumière. Cette manière toute terrestre d'honorer les dieux est un des plus forts arguments, par lesquels on prouve qu'ils ont autrefois vécu, et qu'ils sont morts ; car que peut-on s'imaginer de céleste dans le sang des victimes dont les païens infectent les autels? Se persuadent-ils que les dieux se repaissent de ce sang auquel les hommes auraient honte de toucher? Quiconque les en aura repus deviendra à l'heure même heureux, bien que ce soit un voleur, un adultère, un empoisonneur, un homicide. Il sera chéri et protégé des dieux, et il recevra de leurs mains libérales tout ce qu'il pourra souhaiter. Perse a eu grande raison de se railler de l'extravagance de ces superstitions, en demandant à ceux qui y étaient attachés: "A quel prix prétendez-vous acheter l'attention des dieux et leurs augures favorables? et espérez-vous l'obtenir en leur présentant les entrailles d'une victime avec du lait et de l'huile". Il voyait fort bien que, pour se rendre les dieux propices, il n'est point nécessaire de leur offrir la chair des animaux, mais une âme sainte et pure, un esprit juste et équitable, un coeur chaste et généreux. C'est là une religion toute céleste, qui consiste dans des vertus spirituelles, et qui n'a rien de la corruption de la terre. C'est là le culte sincère par lequel l'âme s'immole elle-même comme une victime. J'expliquerai, dans la suite de ce livre, de quelle sorte cette immolation doit être faite; car il n'y a rien de si excellent ni de si conforme au devoir d'un homme que d'apprendre aux autres le moyen d'acquérir la vertu. Catulus préfère, dans un dialogue de Cicéron, intitulé Hortensius, la philosophie à toutes choses, et témoigne qu'il aimerait mieux avoir composé le petit livre sur les devoirs de la vie civile, qu'une longue oraison pour un séditieux comme Cornélius. Je me persuade que c'était là le sentiment de Cicéron plutôt que de Catulus, qui n'a peut-être jamais rien dit d'approchant, et qu'il avait dessein de donner, comme par avance, une haute idée des livres des Offices qu'il méditait de composer, et dans lequel il a témoigné depuis que, dans toute l'étendue de la philosophie, il n'y a rien de si utile que la morale et les préceptes qui règlent la vie. Si des hommes, à qui la vérité était cachée, ont entrepris d'instruire les autres, n'avons-nous pas plus de droit de l'entreprendre, nous qui avons été instruits et éclairés par Dieu même. Nous ne commencerons pas néanmoins par les premières leçons que l'on donne à ceux qui n'ont jamais entendu parler de la vertu; ce serait un travail infini. Nous supposerons les notions que les païens donnent à ceux qu'ils reçoivent dans leur école, et sur les fondements qu'ils ont posés nous élèverons l'édifice de la justice chrétienne à laquelle ils n'ont aucune part. Je passerai sous silence les règles qui leur peuvent être communes avec nous, de peur d'être accusé d'emprunter des preuves à ceux dont je réfute les erreurs. [6,3] III. Il y a deux chemins, très grand empereur, par l'un ou par l'autre desquels il faut indispensablement que les hommes passent. Par l'un on monte au ciel ; par l'autre on descend dans l'enfer. Les poètes et les philosophes ont fort célébré l'un et l'autre par leurs vers et par leurs disputes. Les philosophes ont prétendu que l'un était le chemin de la vertu et l'autre le chemin du vice; que l'entrée du premier est difficile et embarrassée; mais que, dès que l'on a surmonté cette difficulté, on trouve tout le reste aisé et on entre dans une agréable plaine où l'on trouve de quoi se récompenser de son travail. Ceux qui épouvantés de cette première difficulté quittent ce chemin, en prennent un autre dont l'entrée paraît beaucoup plus agréable et qui est frayé par un plus grand nombre de personnes; mais dès que l'on est un peu avancé, toute la beauté de l'entrée disparaît et on n'y rencontre plus que des roches, des précipices, des buissons, des ravins et des torrents, et l'on n'y peut aller sans avoir de la peine, sans échouer souvent, sans glisser et sans tomber. Cette description ne tend qu'à montrer qu'il est difficile d'acquérir la vertu, mais que quand on la possède, on en tire des plaisirs solides et durables, au lieu que l'on ne trouve dans le vice que de l'amertume et du déplaisir, bien qu'il n'ait que trop d'attraits pour nous charmer et pour nous surprendre. Cette leçon serait sans doute fort utile si ceux qui la donnent savaient en quoi consiste la vertu, et où elle se termine. Mais ils n'ont jamais appris ni ce que c'est que la vertu, ni quelle récompense Dieu lui a promise, et c'est ce que j'ai dessein de montrer dans ce livre-ci. Comme ils ne savaient pas que les âmes sont immortelles, ou qu'au moins ils en doutaient, ils n'ont attribué ni au vice ni à la vertu que des peines et des récompenses temporelles. Tout le discours qu'ils font sur les deux chemins se réduit ou à la frugalité ou à la débauche. Ils disent que le cours de la vie humaine est semblable à un Y; que quand les jeunes gens sont arrivés à l'endroit où le chemin se divise en deux, ils échouent et doutent dans lequel ils doivent s'engager. S'ils trouvent un guide sage et fidèle qui les délivre de leur doute, et qui leur montre le bon chemin, c'est-à-dire que s'ils ont étudié ou la philosophie, ou l'éloquence, ou les belles-lettres, ils s'adonneront à l'honnêteté et à la vertu; ce qui ne se peut faire sans une peine incroyable. Que s'ils ne trouvent point de guides, ils s'engagent dans le chemin qui est à main gauche et qui paraît le plus beau, c'est-à-dire qu'ils s'abandonnent à l'oisiveté et à la débauche qui leur semblent d'abord fort agréables ; et quand ils ont perdu leurs biens et leur réputation, ils vivent dans l'infamie et dans la misère. Voilà comment les deux chemins dont nous parlons n'aboutissent qu'au corps et à la vie présente selon les descriptions que les philosophes nous en ont laissées. Peut-être que les poètes en auront parlé plus raisonnablement. Au lieu de tracer ces routes-là sur la terre, comme ont fait les philosophes, ils ont feint qu'elles étaient en enfer et se sont trompés en ce qu'ils ont proposé des chemins aux morts qui ne marchent plus. Les uns et les autres ont dit quelque chose de bien et de mal, et ont sans doute manqué, en ce qu'ils n'ont pas tous mis ces deux chemins dans la vie et ne les ont pas terminés à la mort. Nous les expliquons mieux quand nous assurons que l'un de ces chemins mène au ciel et l'autre en enfer; c'est-à-dire qu'il y a une vie éternelle promise aux justes et une peine éternelle réservée aux méchants. Je dirai comment ces deux chemins mènent l'un au ciel et l'autre à l'enfer. Je montrerai ces vertus que les philosophes n'ont point connues, et je proposerai leurs récompenses. Je parlerai aussi des vices et des châtiments qu'ils méritent. Quelqu'un souhaiterait peut-être que je traitasse séparément des vertus et des vices ; mais ce sont des contraires qui ne se connaissent jamais mieux que par leur opposition mutuelle. Ils se suivent et paraissent tour à tour : quand la vertu entre, le vice se retire; quand le vice revient la vertu s'évanouit. Les biens et les maux sont comme dans un combat perpétuel et se chassent réciproquement. On ne saurait éloigner le vice sans introduire la vertu, ni bannir la vertu sans rappeler le vice. La description que nous faisons de ces deux chemins est donc fort différente de celle qu'en font les philosophes. Nous mettons en tête de chaque chemin un guide immortel, avec cette différence que l'un préside aux vertus et est dans la gloire, au lieu que l'autre préside aux vices et est condamné aux supplices. Les philosophes ne mettent un guide qu'au chemin qui est à main droite; encore n'est-ce pas toujours le même ! C'est le premier qui se presente pour enseigner quelqu'art louable, pour détourner de l'oisiveté et pour exciter à la vertu. Ce guide ne montre le chemin qu'à des jeunes gens, parce que l'on n'apprend les arts que dans la jeunesse. Nous ouvrons au contraire le chemin du ciel à des personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition; parce que Dieu qui est à la tête de ce chemin ne refuse l'immortalité à personne. Les chemins ne sont pas disposés de la manière que les philosophes les ont décrits; car étant directement opposés ils ne sont point fidèlement représentés par la figure de l'Y. Le bon chemin regarde l'orient et le mauvais l'occident. Quiconque aura suivi la vérité et la justice jouira de la lumière de l'immortalité, au lieu que ceux qui, trompés par le guide infidèle, auront préféré le vice à la vertu et le mensonge à la vérité, tomberont dans l'obscurité et dans les ténèbres. Je décrirai ici les propriétés de ces deux chemins. [6,4] IV. Il n'y a qu'un chemin que les gens de bien puissent tenir; ce chemin mène non aux Champs Élysées, comme l'ont dit les poètes; mais à la région la plus élevée de l'univers. Il y a un autre chemin, à main gauche, qui mène au lieu destiné pour le châtiment des crimes et aux enfers. C'est le chemin du calomniateur qui par les superstitions qu'il a inventées détourne les hommes du salut et les engage dans la damnation. Ce chemin paraît d'abord large, uni, paré de fleurs et de fruits. Dieu a mis à l'entrée tout ce que le monde prend pour des biens : les richesses, les honneurs, le repos, les plaisirs; mais il y a mis aussi l'injustice, la cruauté, l'orgueil, la perfidie, la débauche, la discorde, l'ignorance, le mensonge, la folie et les autres vices. L'issue est disposée de telle sorte que, quand on approche de la fin, on ne peut plus retourner sur ses pas, on perd de vue les beautés dont on avait été charmée d'abord, et on ne reconnaît que l'on a été trompé qu'au moment où l'on tombe au fond d'un précipice. Cela veut dire que quiconque, s'étant laissé enchanter par la beauté des créatures, s'arrête à en jouir et se détourne du créateur, sans prévoir ce qui doit arriver après la mort, tombera dans l'enfer où il souffrira un châtiment éternel. Dieu a fait au contraire le chemin du ciel inégal et raboteux. Il l'a bordé d'épines qui piquent et qui déchirent. Il l'a embarrassé de cailloux et de rochers sur lesquels on ne saurait marcher sans se blesser les pieds et sans être en danger de tomber. Il y a placé la justice, la tempérance, la patience, la foi, la chasteté, l'abstinence, la concorde, la science, la vérité, la sagesse, et les autres vertus; mais il y a aussi placé avec elles la pauvreté, l'infamie, le travail, la douleur et toutes sortes d'amertumes. Cela veut dire que quiconque porte ses espérances au delà des choses présentes, et prétend à la possession des biens éternels, sera privé des biens temporels, et fera plus à son aise le voyage de cette vie. En effet, ceux qui sont chargés de richesses et suivis d'un train nombreux et d'un superbe équipage, ne sauraient jamais entrer dans le chemin étroit que nous décrivons. Les méchants n'ont point cette incommodité. Tout leur réussit, parce que le chemin où ils marchent est large et a beaucoup de pente. Les gens de bien ont plus de peine parce que leur chemin est étroit et difficile. Ils sont exposés au mépris, à la raillerie et à la haine. Tous ceux qui sont entraînés par les voluptés et par leurs passions ont de la jalousie contre ceux qui ont été assez heureux pour acquérir la vertu et pour se mettre en possession d'un si grand avantage dont les autres sont privés. Les gens de bien seront dans la pauvreté et dans l'infamie ; ils seront exposés aux injures et aux outrages, et souffriront tout ce qu'il y a de plus fâcheux et de plus rude ; mais s'ils conservent la patience jusques à la fin, au milieu de tant de fatigues, ils recevront la couronne. Voilà les deux chemins que Dieu a tracés aux hommes. Il a mis dans l'un et dans l'autre des biens et des maux; mais il ne les y a pas mis selon le même ordre. Il a fait voir dans l'un des maux temporels et ensuite des biens éternels, et cet ordre est sans doute le meilleur. Il a fait voir dans l'autre des biens temporels et ensuite des maux éternels, et cet ordre est le plus misérable et le plus funeste qu'on se puisse imaginer. Quiconque choisira des maux présents avec la justice possédera des biens plus stables et plus solides que ceux qu'il aura méprisés, au lieu que celui qui aura préféré les biens présents à la justice tombera dans des maux plus dangereux et plus terribles que ceux qu'il aura tâché d'éviter. Une vie aussi courte que celle que nous menons ici-bas ne saurait avoir de biens ni de maux qui soient de longue durée. Mais l'autre vie ne finissant point, les biens ou les maux qu'elle renferme ne peuvent finir non plus qu'elle. Les biens de courte durée sont suivis de maux qui n'ont point de fin, et les maux de courte durée de biens qui n'ont point de fin non plus. C'est pourquoi chacun, ayant la liberté de choisir ou les biens ou les maux qui sont proposés, doit considérer mûrement s'il ne lui est pas beaucoup plus avantageux de souffrir des maux de peu de durée pour acquérir des biens qui n'ont point de fin, que de s'attirer des maux qui n'ont point de fin, pour avoir voulu jouir de biens de peu de durée. Lorsque l'on est engagé dans une guerre, il en faut supporter les fatigues dans l'espérance de goûter un jour les fruits de la paix. Il faut souffrir la faim et la soif, le froid et le chaud. Il faut veiller, coucher sur la terre, essuyer toutes sortes de dangers pour défendre sa famille, sa maison et ses proches, et pour pouvoir jouir ensuite de quelque repos. Ceux qui préfèrent en ces rencontres l'oisiveté au travail s'exposent à de grands malheurs. L'ennemi survient et les surprend hors d'état de se défendre; il porte le ravage sur leurs terres ; il pille leurs maisons ; il emmène leurs femmes et leurs enfants, et il les tue ou les prend eux-mêmes. Pour éviter ces malheurs, il faut se priver de commodités passagères. II en faut user à peu près de la même sorte durant cette vie. Dieu a voulu qu'elle fût pleine de combats, et nous a suscité des ennemis pour exercer notre valeur. Il faut renoncer au repos et au plaisir de peur d'être surpris ; il faut être perpétuellement sur ses gardes, répandre son sang, et supporter les plus grandes fatigues avec d'autant plus de joie que notre général nous en promet une récompense éternelle. Puisque les soldats qui combattent sous les enseignes des princes qui ne sont que des hommes entreprennent d'extrêmes travaux pour gagner des biens qu'il est plus aisé de perdre que de gagner, nous ne devons refuser aucun travail pour gagner un bien que nous ne pouvons plus perdre dès que nous l'avons obtenu. Dieu qui nous a destinés à la guerre, veut que nous soyons toujours sous les armes, et que nous veillions sans cesse, et pour éviter les piéges de notre ennemi et pour repousser ses efforts. Il nous attaque comme un expérimenté capitaine par divers moyens, selon la connaissance qu'il a de nos inclinations et de nos moeurs. Il excite dans le coeur des uns un désir insatiable des richesses, qui sont comme des liens qui les embarrassent; il allume en d'autres le feu de la colère, pour les détourner du service de Dieu et pour les porter à la vengeance. Il en plonge d'autres dans les voluptés, afin qu'ils ne songent plus à la vertu. Il inspire l'envie à d'autres, afin qu'étant rongés par cette malheureuse passion, ils fassent leur tourment du bonheur de ceux qu'ils haïssent. Il en remplit d'autres d'ambition, afin qu'étant élevés aux dignités ils donnent toutes leurs pensées aux fonctions publiques, et ambitionnent de voir les années marquées de leur nom. Il yen a quelques-uns qui forment de plus vastes projets, qui méditent de rendre leur autorité perpétuelle et d'opprimer la liberté de leurs concitoyens. Quand Dieu trouve des personnes qui se jettent dans la piété, il les jette dans la superstition. Il éblouit par le vain éclat d'une fausse philosophie ceux qui recherchent la sagesse, et les aveugle de telle sorte qu'ils ne peuvent jamais voir la vérité. Voilà comment il ferme tous les passages par où l'homme pourrait arriver au salut; voilà comment il se réjouit de nos erreurs et de nos égarements. Cependant comme Dieu souhaite que nous le puissions vaincre, il nous éclaire d'un rayon de sa lumière et nous fortifie d'une vertu céleste dont je me trouve obligé de parler en cet endroit. [6,5] V. Avant que de faire le dénombrement des vertus, il en faut donner une définition plus exacte que celle des philosophes, et marquer précisément quelle est la fonction et l'emploi de la vertu. Les hommes n'en ont gardé que le nom et en ont perdu toute la force. Lucilius a renfermé en peu de vers tout ce qu'ils ont coutume d'en dire. J'aime mieux les donner ici, que d'être aussi long et aussi verbeux que je le serais, si je voulais rapporter les opinions diverses et les réfuter. Voici donc comment il parle: "La vertu, mon cher Albin, consiste à connaître le juste prix de chaque chose, à savoir ce qui est propre à l'homme ou ce qui lui est contraire, ce qui lui est utile et honnête, ou ce qui lui est pernicieux et honteux. La vertu consiste à se régler soi-même et à mettre des bornes à ses désirs et à ses richesses. Elle consiste à rendre des honneurs et des respects à ceux qui les méritent. Elle consiste à se déclarer ennemi des méchants et ami des gens de bien. Elle consiste à servir sa patrie et ses proches, et ensuite à prendre soin de soi-même". Cicéron, suivant Panétius, stoïcien, a tiré de ces définitions de Lucilius tous les devoirs de la vie civile, et les a renfermés en trois livres. Nous en découvrirons incontinent toute la fausseté, et ferons voir en même temps combien nous sommes obligés à Dieu de la bonté qu'il a eue de nous révéler la vérité. Il dit que la vertu consiste à savoir ce qui est bien ou mal, honnête ou honteux, utile ou inutile. Il pouvait épargner quelques paroles, et se contenter de dire: que la vertu consiste à savoir le bien et le mal, puisque rien ne peut être utile ni honnête qu'il ne soit bon, comme rien ne peut être inutile au bonheur qu'il ne soit mauvais, ainsi que les philosophes en conviennent, et que Cicéron le prouve dans le troisième livre du même ouvrage. La science ne peut être une vertu, puisque ce que nous savons nous vient de dehors, au lieu que la vertu est au dedans de celui qui la possède. La science est une faveur que nous fait celui qui nous enseigne, et que nous recevons en l'écoutant. La vertu nous est propre, et consiste dans la volonté que nous avons de faire le bien. Comme il ne servirait de rien dans un voyage de savoir le chemin si l'on n'avait la force de marcher, il ne sert de rien dans la moraie de connaître le bien si l'on n'a la vertu de le pratiquer. La plupart de ceux qui pèchent ont une connaissance, quoique imparfaite, du bien et du mal; ils reconnaissent leurs fautes, et c'est pour cela qu'ils tâchent de les cacher. Ils ne se trompent pas en prenant le mal pour le bien ; mais ils sont emportés par le mouvement déréglé de leurs désirs, auxquels ils n'ont pas la vertu de résister. Ainsi il est clair que la science du bien et du mal est différente de la vertu. L'une peut souvent être sans l'autre, comme la science a été sans la vertu dans la plupart des philosophes. Puisque c'est une faute de ne pas faire le bien que l'on connaît, le déréglement de la volonté qui s'est opposé aux lumières de l'esprit sera puni avec très grande justice. La vertu ne consiste donc pas à savoir le bien et le mal, mais à faire le bien et à ne pas faire le mal. On ne doit pas séparer pour cela la science de la vertu ; il faut que la science précède, et que la vertu suive. La connaissance ne sert de rien si elle n'est suivie de l'action. Horace a mieux défini la vertu quand il dit: "Elle consiste à éviter le vice, et le premier degré de la sagesse est de s'éloigner de la folie". La faute qu'il a faite est de ne l'avoir expliquée que par opposition à son contraire, comme si, pour faire entendre ce que c'est que le bien, il avait dit : le bien est ce qui n'est pas mal. Si j'ignore ce que c'est que la vertu, j'ignore aussi ce que c'est que le vice. J'ai besoin que l'on m'explique l'un et l'autre. Faisons donc ce que ce poète n'a pas fait, et disons que: «être vertueux, c'est réprimer sa colère, modérer ses désirs, dompter ses passions; et cela même c'est éviter le vice, puisqu'il n'y a presque aucune action vicieuse qui ne procède de l'une de ces causes.» En effet, si on avait arrêté tous les mouvements de cette passion impétueuse que l'on appelle la colère, on aurait prévenu en même temps les querelles et les différends, parce que nul n'aurait la pensée de nuire ni de tendre des piéges à un autre; si les désirs injustes étaient réprimés, on n'exercerait plus de brigandages sur mer ni sur terre, on ne lèverait plus de troupes pour piller et pour enlever le bien d'autrui; si le feu de la volupté était assoupi, tout sexe et tout âge garderait la chasteté, et personne ne ferait ni ne souffrirait d'infamie : ainsi la vie humaine serait exempte de crimes, si la vertu avait réglé les passions. Le principal devoir de la vertu consiste à s'abstenir de pécher. Pour s'en abstenir, il est nécessaire de connaître Dieu, parce que, faute de connaître le principe des vertus, on tombe insensiblement dans le vice et sans s'en apercevoir. Pour exprimer plus distinctement les caractères particuliers de la science et de la vertu, nous pouvons dire : que le propre de la science est de connaître Dieu, et le propre de la vertu de l'honorer; et c'est aussi d'où la sagesse et la justice dépendent. [6,6] VI. J'ai fait voir, si je ne me trompe, que la vertu ne consiste pas à connaître le bien; j'ai montré ensuite ce que c'est que la vertu, et en quoi elle consiste. Il ne me reste plus qu'à prouver en peu de paroles que les philosophes n'ont point su ce que c'est que le bien ni le mal, quoique je l'aie déjà prouvé en quelque sorte dans le troisième livre, lorsque j'ai, parlé du souverain bien. Il est certain que ceux qui n'ont pas connu le souverain bien, n'ont pu connaître ni les autres biens ni les maux. Comment auraient-ils vu de faibles ruisseaux, puisqu'ils n'ont pas vu la source ? Dieu est la source des biens, au lieu que l'ennemi de son nom est la source des maux. Voilà les deux principes d'où les biens et les maux procèdent. Les biens, qui procèdent de Dieu, ont cela de propre, qu'ils peuvent procurer l'immortalité, qui est le souverain bien. Les maux, qui procèdent de l'autre principe, ont cela de propre, qu'ils détournent l'âme du ciel, qu'ils l'attachent à la terre, et lui font mériter un supplice éternel, qui est le souverain mal. Il est donc clair que ces philosophes, qui ne connaissaient ni Dieu ni son ennemi, ont ignoré ce que c'est que le bien et le mal; ils ont rapporté tous les biens au service du corps qui est sujet à la mort, et à l'usage de cette vie qui est si courte, et n'ont jamais été plus avant. Les préceptes qu'ils donnent se terminent à la terre et au corps qui est tiré de la terre et qui sert de proie à la corruption ; ils ne contiennent que les moyens d'acquérir des richesses ou de les accroître, de parvenir aux honneurs, aux dignités, de se mettre en crédit, et d'usurper l'autorité et le pouvoir, ce qui ne regarde que le temps.Voilà pourquoi le poète a dit: que la vertu consiste à savoir de quelle manière on doit acquérir du bien, et comment on en doit user quand on en a acquis. Les hommes prescrivent des règles par où l'on peut augmenter son bien, parce qu'ils voient que plusieurs manquent en ce point, et font fort mal leurs affaires; mais ce n'est pas là la vertu dont la pratique est proposée au sage. La vertu ne consiste point à amasser des richesses, puisque ni leur acquisition, ni leur possession ne dépendent de notre liberté, et que les méchants y réussissent mieux que les gens de bien. La vertu n'a garde de s'abaisser jusqu'à poursuivre des choses qu'elle méprise ; elle ne quittera pas les trésors incomparables du ciel, auxquels elle est attachée par ses pensées et par ses affections, pour courir après l'ombre du siècle. Elle s'occupe principalement à rechercher des richesses que l'injustice des hommes ni la rigueur de la mort ne nous peuvent ravir. C'est pourquoi ce qui suit dans le discours de Lucilius est véritable : que la vertu consiste à connaître quel est le juste prix des richesses. Le sens de ces vers est presque le mème que celui des précédents; mais ni Lucilius, ni aucun philosophe n'a pu savoir quel est ce prix. Ce poète et tous ceux qu'il a imités ont cru que, pour faire un bon usage des richesses que l'on possède, il n'y a qu'à avoir de la modération, ne point faire de festins trop magnifiques, et ne point dissiper son bien en dépenses superflues ou honteuses. Quelqu'un me demandera peut-être si je nie que ce soit une vertu que d'en user de la sorte. Je ne le nie pas, car si je le niais, il semblerait que j'approuve le désordre; mais je nie que ce soit là la véritable vertu. C'est une vertu qui n'a rien de céleste, qui rampe toujours sur la terre, et qui ne s'élève jamais au-dessus. Lorsque j'expliquerai les devoirs de la piété, je ferai voir quel est l'usage légitime des richesses. Ce que Lucilius ajoute n'est nullement conforme à la vérité ; car se déclarer l'ennemi des méchants ou le protecteur des gens de bien, est quelque chose de commun aux gens de bien et aux méchants. Il y en a plusieurs qui, par le désir de parvenir aux grandes charges, affectent de se mettre en réputation d'une rare probité; ils font pour cela quantité d'actions que font aussi les personnes de vertu, et les font avec d'autant plus d'ardeur et d'autant plus d'éclat, qu'ils ne les font qu'à dessein de tromper. Plût à Dieu qu'il fût aussi aisé d'être homme de bien qu'il est aisé de faire semblant de l'être. Lorsque ces personnes-là sont arrivées au comble des honneurs où elles aspiraient, elles cessent de se contraindre et de se déguiser, et laissent paraître toute la corruption de leur coeur; elles violent les plus saintes lois avec la dernière impudence; elles enlèvent le bien d'autrui et persécutent les gens de bien, dont elles se vantaient auparavant d'entreprendre la protection; elles rompent les degrés par où elles sont montées aux dignités, afin que les autres ne puissent les suivre. Supposons néanmoins ici qu'il n'appartient qu'à un homme de bien d'entreprendre de protéger les gens de bien. Il est moins facile à exécuter qu'à entreprendre ; car quand on est engagé une fois dans le combat, on n'a pas entre les mains la victoire, qui n'est qu'en celles de Dieu. Les méchants sont quelquefois en plus grand nombre et en meilleure intelligence que les gens de bien, de sorte qu'il ne faut pas moins de bonheur et de force pour les vaincre. Qui ne sait que la victoire ne s'est pas toujours déclarée pour la justice? Le mauvais parti a souvent été le plus fort, et c'est de là qu'est venue l'oppression de la liberté publique et l'établissement de la tyrannie. L'histoire est toute remplie d'exemples de ce que je dis. Je me contenterai d'en rapporter un : Pompée voulut défendre les gens de bien et prit les armes pour la république, pour le sénat et pour la liberté; mais ayant été vaincu avec la liberté qu'il défendait, il eut la tête tranchée par la perfidie des eunuques de la cour d'Égypte, et fut jeté sans sépulture. La vertu ne consiste donc ni à se déclarer l'ennemi des méchants ou le protecteur des gens de bien, puisqu'elle ne peut être exposée à l'incertitude des événements. La vertu consiste à regarder les avantages de notre patrie comme nos propres avantages. En effet, si l'on avait ôté la bonne intelligence d'entre les hommes, il n'y aurait plus de vertu. Les avantages de notre pays ne tendent-ils pas au dommage de nos voisins ? Pouvons-nous étendre nos frontières sans les chasser de leurs terres ou sans les assujettir à notre domination ? Ce n'est pas là une vertu, c'est le renversement de toute vertu; c'est briser la société humaine, bannir l'innocence et la justice qui ne peut demeurer au milieu des armes et qui se retire au bruit de la guerre. C'est avec grande raison que Cicéron a dit : que ceux qui avouent qu'il faut avoir égard à ses concitoyens et ne point se soucier des étrangers, rompent la société du genre humain et anéantissent en même temps la bonté, la libéralité et la justice. Garde-t-on la justice dans le temps que l'on nuit à quelqu'un, qu'on le hait, qu'on le dépouille, qu'on le tue? C'est cependant ce que font ceux qui s'efforcent de procurer les avantages de leur pays. Ils ne savent pas seulement ce que c'est qu'un avantage; ils s'imaginent qu'il n'y a rien d'avantageux, d'utile ni de commode que ce que l'on peut tenir entre les mains, si toutefois on y peut tenir ce que l'on en peut arracher. On élève jusqu'au ciel, par des louanges excessives, ceux qui procurent ces avantages à leur patrie, c'est-à-dire ceux qui remplissent le trésor public des richesses des villes mises à feu et à sang et des dépouilles des nations vaincues, et on se persuade qu'ils sont montés au comble de la vertu. Cette erreur n'est pas seulement soutenue par la multitude, elle est autorisée par les philosophes. Lorsqu'ils traitent des devoirs des personnes qui sont engagées dans la profession des armes, ils ne règlent pas leurs sentiments sur la justice ou sur la vertu; ils les rapportent à l'usage de la vie présente, qui est fort différent de la vertu, comme tout le monde peut le reconnaître et comme Cicéron le déclare en termes exprès. « Nous ne concevons, dit-il, aucune image fidèle et sincère du droit et de la justice; nous n'en avons que l'ombre, ou pas même d'ombre : il serait à souhaiter que nous eussions du moins cette ombre qui nous représenterait quelque trait de la vérité. » Ce n'est donc que l'image de l'ombre que les philosophes ont prise pour la justice. S'ils n'ont pas la justice, ont-ils la sagesse? Cicéron avoue sincèrement qu'ils ne l'ont point. «Lorsque, dit-il, on appelle Fabricius généreux, ou Aristide juste, on cherche des exemples, et on propose l'un de ces anciens comme un modèle de courage et l'autre comme un modèle d'équité; car aucun d'eux n'a possédé en effet la sagesse dans la perfection dont nous tâchons de former ici l'exemple. Caton et Lælius n'ont pas été sages, bien qu'on leur en ait donné le nom. Les sept, tant vantés par la Grèce, ne l'ont pas été non plus. Ils n'ont eu qu'une vaine apparence de sagesse, fondée seulement sur l'habitude qu'ils avaient de s'acquitter plus exactement que le peuple des devoirs ordinaires de la vie civile.» Voilà donc des philosophes sans sagesse, et ceux qui paraissent justes sans justice; mais les descriptions que l'on fait de ces vertus nous imposent, parce que, pour connaître la vertu, il faut avoir la justice et la sagesse. Or nul ne les a s'il ne les a reçus de Dieu même. [6,7] VII. Ceux qui n'ont été mis au nombre des sages que par une erreur et une surprise qui est maintenant reconnue et avouée de tout le monde, ont été trompés par des fausses apparences et n'ont embrassé que des ombres et des fantômes. La voie trompeuse qu'ils ont suivie a divers détours qui sont formés comme par les caprices des opinions et des sectes dans lesquelles ils se sont égarés. Car, comme le chemin de la sagesse a quelque apparence de folie, ainsi que je l'ai fait voir dans le livre précédent, le chemin de la folie a aussi quelque apparence de sagesse, qui est conservée par ceux qui ont assez de lumières pour découvrir la folie du peuple. Si ce chemin a des vices manifestes, il a aussi quelque image de la vertu; s'il a des injustices que l'on ne saurait déguiser, il a aussi une ombre de justice que l'on ne saurait s'empêcher d'apercevoir. Comment le guide infidèle qui est à la tète pourrait-il y engager une si prodigieuse multitude, s'il n'y semait des attraits capables de la tromper? Dieu ne désirant pas découvrir les mystères, a placé à l'entrée de son chemin des choses que les hommes ont méprisées, à cause de quelque sorte de bassesse ou d'infamie dont elles leur paraissaient mêlées, afin que s'éloignant de la sagesse et de la vérité qu'ils cherchaient sans aucun guide, ils tombassent dans les maux qu'ils auraient bien voulu éviter. Le guide trompeur qui est à l'entrée du chemin de la mort montre plusieurs détours à ceux qu'il veut perdre, soit à dessein de leur persuader qu'il sait faire la différence du bien et du mal, de la vérité et du mensonge, ou en effet par la seule raison que les mêmes vertus ne sont pas propres indifféremment à toutes sortes de personnes, et que comme il y a plusieurs dieux, il y a aussi plusieurs moyens de se perdre en les honorant. Ce guide ne mène pas les débauchés par le même chemin par où il mène ceux qui semblent conserver quelque sorte de retenue et d'humilité. Il mène les ignorants par un autre chemin que les savants, les lâches par un autre que les courageux, le peuple par un autre que les philosophes. Le chemin par où il mène les philosophes est encore divisé par des routes particulières ; car il détourne un peu du grand chemin ceux qui n'ont pas d'aversion des voluptés et des richesses, et il traîne à travers les précipices ceux qui font profession de mépriser les biens de la terre et de ne chercher que la vertu. Ces sentiers-là semblent un peu plus écartés que le grand chemin; mais il n'y en a aucun qui n'y ramène. Le guide qui avait séparé les philosophes d'avec le peuple et les savants d'avec les ignorants, les rassemble tous à la fois et les réunit dans le culte des faux dieux pour les égorger du même fer, et pour les faire périr du même genre de mort. Le chemin de la vérité, de la sagesse, de la vertu et de la justice est unique. Nous y marchons du même pas, et dans la même disposition de coeur, parce que nous n'y servons que Dieu, le seul objet de notre culte. Ce chemin est étroit parce que la vertu est une faveur qui n'est pas accordée à tout le monde. Il est droit et rude, parce que la vertu est assise sur une hauteur où l'on ne saurait monter sans peine. [6,8] VIII. Les philosophes cherchent ce chemin sans le trouver, parce qu'il n'y a sur le terre aucun vestige par lequel on le puisse reconnaître. Ils s'égarent comme sur une vaste mer où ils n'ont point de pilote. Il faut chercher ce chemin sur la terre de la même sorte que les pilotes cherchent le leur sur la mer, en regardant le ciel et en observant les astres ; c'est-à-dire, pour parler plus clairement, que ceux qui désirent marcher dans le chemin de la vie doivent suivre Dieu et non les hommes, l'adorer lui seul et non les idoles, rapporter toutes leurs actions à leur âme et non à leur corps, tendre à la vie éternelle et non à cette vie passagère. Si vous levez les yeux au ciel et que vous preniez le soleil pour le guide de votre navigation, cette lumière spirituelle qui remplit l'esprit d'une plus vive splendeur que celle dont le soleil visible éclaire l'univers, vous conduira sûrement au port de la vertu et de la sagesse. Il faut pour cela recevoir la loi de Dieu que Cicéron a décrite dans le troisième livre De la République, dans des termes si excellents que j'aime mieux les lui emprunter que d'en chercher d'autres qui seraient peut-être trop diffus et n'auraient pas la même force. «La véritable loi c'est la raison droite et conforme à la nature, qui est répandue dans le coeur de tous les hommes, qui est uniforme, stable et éternelle, qui commande le bien et qui défend le mal. On ne peut ni s'y opposer, ni y déroger, ni l'abolir. Ni le sénat ni le peuple n'en peuvent accorder aucune dispense. ll n'en faut point chercher d'explication ni de commentaires. Il n'y en a point une pour Rome et une autre pour Athènes, une pour le temps présent et une autre pour le temps avenir. Elle sera toujours la même, et dans tous les temps elle gouvernera tous les peuples. Celui qui l'a inventée et publiée est un législateur, un seigneur et un Dieu éternel, duquel on ne peut s'éloigner sans se perdre et auquel on ne saurait désobéir sans renoncer à sa propre nature, ce qui serait un châtiment fort terrible quand même on pourrait éviter les autres.» Y a-t-il quelqu'un, quelque bien informé qu'il soit des mystères de notre religion, qui pût trouver des termes plus propres à parler de la loi de Dieu que ceux que cet auteur a employés, bien qu'il fût fort éloigné de la vérité? Pour moi, je me persuade que ceux qui la publient de cette sorte sans la connaître sont inspirés de Dieu. Si Cicéron avait aussi bien expliqué les préceptes de cette loi qu'il en a découvert l'origine et le pouvoir, il aurait rempli le devoir non d'un philosophe, mais d'un prophète. Puisqu'il ne l'a pas fait, c'est à nous, qui avons reçu cette loi de la main du Seigneur souverain, de la puissance duquel relèvent tous les peuples de l'univers; c'est à nous, dis-je, à tâcher de le faire. [6,9] IX. Le premier commandement de cette loi est de connaître Dieu et de n'adorer que lui. En effet, quiconque ne connaît pas son créateur et l'auteur de son âme, ne mérite pas le nom d'homme. Ne connaissant pas Dieu, il s'abaisse jusqu'au service des idoles, qui est le plus grand de tous les crimes. Cet éloignement de la source de la vérité et de la justice ne peut porter qu'au mensonge et au péché ; car quand ceux qui ne savent pas la loi de Dieu auraient de bonnes intentions, ils prendraient les lois de leur pays pour des lois véritables, bien qu'elles ne soient point établies sur le fondement de la justice. Car d'où vient la diversité si prodigieuse des lois qui se rencontrent par tout le monde, si ce n'est de ce que chaque nation a établi celles qu'elle a jugé être les plus avantageuses à ses intérêts. Or on sait combien l'intérêt est contraire à la justice, et on ne le reconnaît que trop par la pratique des Romains qui, en déclarant la guerre à leurs voisins, et en leur faisant les dernières violences avec quelque formalité de justice, ont enlevé leurs biens et usurpé l'empire de l'univers. Tous ces peuples s'imaginent observer la justice quand ils ne font rien qui soit contraire à la disposition de leurs lois, bien que pour l'ordinaire ils ne se tiennent dans les bornes du devoir que par l'appréhension du châtiment. Supposons néanmoins qu'ils obéissent aux lois par leur inclination et par un pur mouvement de leur liberté, montrent-ils le titre d'exacts observateurs de la justice, pour avoir déféré à des lois inventées par des hommes qui ont pu se tromper, et qui ont peut-être été fort injustes? On doit mettre en ce rang-là les auteurs des lois des Douze Tables, qui se sont accommodés au temps, et qui ont travaillé pour le bien public. Il y a donc une grande différence entre le droit civil, qui change selon le génie des peuples, et la justice, qui est simple, unique et uniforme, et qui ne peut plus être ignorée que par ceux qui ignorent Dieu d'où elle procède comme de son principe. Demeurons d'accord que quelqu'un peut acquérir de véritables vertus par les forces de sa nature, tel que l'on dit que fut autrefois Cimon l'Athénien, qui distribuait de l'argent à ceux qui en avaient besoin, qui invitait les pauvres à manger avec lui, et qui donnait des habits à ceux qui étaient nus. Il faut pourtant avouer que si la connaissance de Dieu, qui est le premier et le plus nécessaire de tous les biens, lui manque, ses vertus seront inutiles, et la peine qu'il aura prise pour les acquérir ne lui servira de rien. Sa justice ressemblera à un corps qui, bien qu'il ait tous ses membres dans la disposition où ils doivent être, n'a point de vie ni de sentiment, parce qu'il n'a point de tête. Ces membres-là n'ont que la figure extérieure et n'ont aucun usage, comme la tête n'a aussi aucun usage quand elle est séparée des membres. Celui qui ayant la connaissance de Dieu vit dans le crime, ressemble à une tête qui n'a point de corps : il a le principal et le plus nécessaire, mais il n'en tire aucun fruit, parce qu'il n'a pas les vertus qui sont comme les membres et les organes sans lesquels il ne peut faire de fonction. Pour donner au corps spirituel dont nous parlons la vie et le sentiment, et pour mettre la dernière main à l'homme intérieur, il faut que les vertus, qui sont comme autant de membres, soient jointes à la connaissance de Dieu, qui est comme la tête qui leur communique la vie. La tête est le principe des sentiments et du mouvement. Bien qu'elle ne puisse vivre quand elle est séparée de ses membres, elle peut se passer de plusieurs. C'est un défaut que de manquer de quelques-uns : mais avec ce défaut on ne cesse pas de vivre. C'est une image de l'état où se trouvent ceux qui, bien qu'ils connaissent Dieu, ne laissent pas de commettre quelque péché. Dieu pardonne ces péchés-là ; mais il ne pardonne point l'infidélité de ceux qui ne connaissent pas son nom. On peut vivre lorsqu'on a perdu quelques membres, mais on ne peut vivre lorsqu'on n'a plus de tête. Ainsi, quelque vertu que semblent avoir les philosophes, il est certain qu'ils ne savent rien. Leur vertu et leur doctrine n'ont point de principe, puisqu'ils ne connaissent pas Dieu, qui est l'unique principe de toute doctrine et de toute vertu. Quiconque ne le connaît point est aveugle quoiqu'il voie, et sourd quoiqu'il entende, et muet quoiqu'il parle; mais dès qu'il commencera à le connaître, il commencera aussi à voir, à entendre et à parler. Il commence alors à avoir une tête qui est le siège des sens, et où sont les yeux, les oreilles et la langue. Celui-là voit, qui reconnaît par les yeux de l'esprit la vérité, qui est Dieu même; celui-là entend, qui reçoit les commandements de Dieu au fond de son coeur; celui-là parle, qui publie la grandeur et la majesté de Dieu. Ainsi celui qui ne connaît point Dieu est sans doute un impie ; et toutes les vertus qu'il croit avoir se trouvent ensevelies sous les ténèbres dont le chemin funeste où il marche est couvert. C'est pourquoi personne ne doit se glorifier de ses vertus vaines ou inutiles, parce qu'il est non seulement misérable, puisqu'il se prive des avantages de la vie présente, mais encore extravagant, puisqu'il entreprend en vain de grands travaux. En effet, sans l'espérance de l'immortalité que Dieu procure à ceux qui le servent dans notre religion, et que nous attendons comme la seule récompense de la vertu, c'est une occupation déplorable de travailler pour acquérir des vertus qui ne produisent que des peines et des misères. Si la vertu consiste à supporter courageusement la pauvreté, le bannissement, la douleur et la mort, que le peuple prend pour des maux insupportables, pourquoi les philosophes assurent-ils qu'elle ne doit être recherchée que pour elle-même? Est-ce qu'au lieu de mener une vie tranquille et commode, ils prennent plaisir à souffrir des agitations et des traverses qui ne leur servent de rien? Si les âmes sont sujettes à la mort, et si les vertus s'évanouissent en même temps que le corps se résout en pourriture, pourquoi refuserions-nous de jouir des biens que Dieu nous présente en cette vie, et pourquoi nous déclarerions-nous nous-mêmes méconnaissants de sa bonté ou indignes de sa faveur ? Il est vrai que pour posséder ces biens-là {vie tranquille et commode}, il faut commettre des crimes ; car quand on demeure dans les bornes de la vertu et de la justice, on n'a que de la pauvreté. Ce n'est donc pas être sage que de se priver des biens dont les autres jouissent en cette vie, et préférer à ces biens-là les travaux, les tourments et les misères, sans pouvoir espérer aucun autre avantage plus considérable. Que s'il faut embrasser la vertu par la raison que marquent ces philosophes, qui est que l'homme est né pour l'acquérir, il faut sans doute être consolé par l'espérance de quelque récompense au milieu des fatigues et des misères où engage la poursuite de la vertu. Elle ne passerait jamais pour un bien, si elle n'était suivie de quelque douceur qui tempérât son amertume. On peut dire de la même sorte que, si la privation des biens présents n'était comme compensée par la jouissance de quelques autres biens, il n'y aurait pas de prudence à s'en priver. Or il n'y en a point d'autres que ceux de la vie éternelle, comme je l'ai fait voir dans le troisième livre de cet ouvrage. Il n'y a que Dieu, qui nous a proposé la vertu, qui nous puisse donner cette vie éternelle en récompense. Notre principal devoir est donc de le connaître et de le servir; l'unique espérance de notre salut est fondée sur ce devoir : c'est le premier degré de la sagesse de savoir qui est notre véritable père, de l'honorer et de lui obéir avec tout le soin et toute la soumission dont nous pouvons être capables. [6,10] X. Après avoir parlé des devoirs qui sont dus à Dieu, je dirai quelque chose de ceux qu'il faut rendre à l'homme, bien que ceux que l'on rend à l'homme retournent en quelque sorte à Dieu, puisque l'homme est son image. Le premier devoir de la justice nous attache à Dieu, et le second nous attache à l'homme : le premier s'appelle religion et le second humanité. Cette première vertu est propre et particulière aux justes et aux serviteurs de Dieu. Il n'a pas donné la sagesse aux bêtes, mais seulement des armes pour leur défense. Au contraire, ayant fait naître l'homme nu et faible, il lui a donné la sagesse pour éviter les peines et pour se garantir des disgrâces; mais il lui a donné en même temps l'humanité pour aimer, pour secourir et pour défendre les autres hommes : c'est le lien de toute société, que nul ne peut rompre sans se rendre coupable d'un parricide. Nous sommes tous unis de parenté, puisque nous sommes tous descendus du premier homme que Dieu avait formé, et ainsi on ne peut sans crime haïr un homme, quand même il serait coupable. C'est pour cela que Dieu nous a défendu d'entretenir ni d'inimité, ni de haine. De plus, nous sommes tous frères, puisque nos âmes ont été l'oeuvre de Dieu. Cette union est plus étroite et plus sainte que celle du corps; et Lucrèce ne s'est pas trompé quand il a dit que nous sommes tous originaires du ciel et tous descendus du même père. Il faut donc regarder comme des bêtes farouches ceux qui, s'étant dépouillés de tout sentiment d'humanité, volent les hommes, les tourmentent et les font mourir. Dieu veut que nous entretenions si religieusement cette union fraternelle, qu'il nous défend de faire du mal à personne et nous commande de faire du bien à tout le monde. Il explique ce que c'est que de faire du bien, en disant : que c'est assister nos frères dans le besoin et leur donner de quoi vivre quand ils sont dans la pauvreté. C'est pour cela que Dieu a ordonné que nous vécussions en société et que nous considérassions en chaque personne la nature qui nous est commune. Nous ne méritons pas d'être assistés si nous refusons d'assister les autres. Les philosophes n'ont laissé aucuns préceptes sur ce sujet, et ayant été éblouis par l'éclat d'une fausse vertu, ils ont ôté à l'homme la miséricorde, et accru les maladies qu'ils promettaient de guérir. Bien qu'ils demeurent d'accord qu'il faut entretenir le lien de la société civile, ils le rompent par la rigueur inflexible qu'ils attribuent à la vertu. Je réfuterai en cet endroit l'erreur de ceux qui croient qu'il ne faut rien donner à personne. Ils rapportent plusieurs raisons par lesquelles ils disent que les hommes ont été obligés de bâtir des villes. Ils assurent que ceux qui étaient nés de la terre vécurent dans les forêts sans entretenir aucune société, ni par le discours, ni par les lois; qu'ils n'avaient point d'autres lits que des herbes et des feuillages, d'autres maisons que des antres et des cavernes, et qu'étant exposés aux incursions des bêtes, ils servaient souvent de proie à leur cruauté; que ceux qui étaient échappés d'entre leurs dents, et qui avaient vu dévorer leurs proches, avaient imploré par gestes les secours des autres hommes, et ayant donné des noms à chaque chose, avaient inventé l'usage de la parole; qu'ayant reconnu que, bien qu'ils fussent nés ensemble, ils n'étaient pas pour cela en sûreté contre la violence des bêtes; ils se fermèrent de murailles, afin que leur repos ne fût plus troublé durant la nuit. Que les esprits qui ont inventé ces bagatelles étaient faibles! Que ceux qui les ont publiées et qui en ont voulu conserver la mémoire étaient imprudents! Quand ils ont vu que les animaux avaient reçu de la nature l'inclination de s'assembler et de s'attaquer les uns les autres, d'éviter le péril, de se retirer dans des antres, ils se sont imaginé que les hommes avaient appris de leur exemple ce qu'ils devaient craindre et ce qu'ils devaient rechercher, et que jamais ils ne se seraient assemblés, ni n'auraient inventé l'usage de la parole, si quelques-uns d'entre eux n'avaient été mangés auparavant par les bêtes. D'autres ont soutenu que cette imagination est extravagante, comme elle l'est en effet, et ont assuré que les hommes ne se sont point assemblés par le seul désir de s'opposer à la violence des bêtes, mais par un sentiment qui les éloigne de la solitude et leur fait rechercher la compagnie. Leur différend n'est pas fort grand : ils semblent s'accorder au fond, bien qu'ils n'apportent pas la même raison des premières assemblées des hommes. L'une et l'autre était possible; mais ni l'une ni l'autre n'est vraie. Les hommes ne sont pas nés de la terre, ni des dents d'un dragon, comme les poètes l'ont feint. Le premier homme a été formé par les mains de Dieu, et la terre a été peuplée de ses descendants, de la même sorte qu'elle l'a été par les enfants de Noé depuis le déluge. Les hommes n'ont jamais été sur la terre sans avoir l'usage de la parole, comme chacun le reconnaîtra aisément pour peu qu'il ait de lumière. Supposons néanmoins qu'il y ait quelque vérité dans ces fables, que d'impertinents vieillards ont inventées durant un trop grand loisir, et détruisons-les par les mêmes moyens par où ils s'efforcent de les établir. Si les hommes se sont assemblés pour se pouvoir secourir mutuellement, il ne leur faut point refuser le secours qu'on leur peut rendre. Ceux qui refusent l'assistance qu'ils peuvent rendre, se privent de celle qu'ils pourraient recevoir; et il faut même qu'en refusant d'assister les autres, ils se persuadent n'avoir besoin de personne. Quiconque se retranche ainsi de la société humaine ne peut plus vivre d'une autre manière que les bêtes. Ceux qui ne se veulent pas abaisser à ce genre de vie, sont obligés d'entretenir la société, de rendre aux autres tous les secours qu'ils peuvent, et d'en attendre de semblables quand ils en auront besoin. Que si les hommes ne se sont assemblés que par un mouvement d'humanité et de tendresse, ils doivent se connaître et s'unir par ce mouvement; et certes si ceux qui étaient encore si grossiers et si ignorants qu'ils n'avaient aucun usage de la parole, ont témoigné par leurs gestes l'inclination qu'ils avaient d'établir entre eux une communauté, ceux qui mènent une vie fort polie, et qui sont si fort accoutumés à la fréquentation des autres qu'ils ne pourraient souffrir la solitude, ne doivent-ils pas être encore plutôt dans ce sentiment ? [6,11] XI. Il faut avoir des sentiments d'humanité, si nous voulons retenir le titre d'homme. Or qu'est-ce autre chose d'avoir des sentiments d'humanité, si ce n'est d'aimer les hommes parce qu'ils ont la même nature que nous? Il n'y a rien de si contraire à la nature de l'homme que la dissension et la discorde. Cette parole de Cicéron est très-véritable, «qu'un homme qui suit les sentiments de la nature ne saurait jamais nuire à un autre homme.» Si c'est une action contraire à la nature que de nuire à un homme, ce sera une action conforme à la nature que de l'assister. Quiconque manque à ce devoir renonce à la qualité d'homme. Je demanderais volontiers si ceux qui soutiennent qu'un homme sage ne doit point être touché de compassion, s'ils en voyaient un qui aurait des armes, et de qui un autre, qui aurait été enlevé par une bête farouche, implorerait le secours, il le devrait secourir ou l'abandonner. Ils ne sont pas assez impudents pour nier qu'il dût faire ce que l'humanité demande en ces occasions. Si un homme était au milieu d'un incendie ou sous les ruines d'une maison, ou s'il était tombé dans l'éau soit d'un fleuve ou de la mer, n'avoueront-ils pas que l'humanité oblige à le secourir? Ils ne seraient pas hommes s'ils ne l'avouaient ; car il n'y a personne qui ne puisse tomber en quelques-uns de ces dangers. Ils demeureront d'accord qu'un homme de coeur fera tout ce qu'il pourra pour sauver celui qu'il verra en danger de périr. Ceux qui n'oseraient disconvenir que l'humanité oblige à sauver ceux qui se rencontrent dans ces périls, ont-ils quelque raison pour prétendre que l'on n'est pas obligé de secourir ceux qui sont pressés de la faim ou de la soif, ceux qui n'ont point d'habits pour se couvrir durant la rigueur du froid. Bien qu'il y ait la même raison pour assister ceux qui tombent dans les hasards extraordinaires d'un embrasement ou d'un naufrage, que ceux qui sont dans la nécessité plus commune de la pauvreté, ils y mettent de la différence, parce qu'ils mesurent toutes choses par leur intérêt, et qu'ils espèrent que ceux qu'ils auront délivrés d'un danger leur en témoigneront de la reconnaissance; au lieu que les pauvres qu'ils auront assistés ne leur en témoigneront jamais, parce qu'ils périront bientôt de misère. C'est de ce sentiment que vient cette exécrable parole de Plaute : « Que celui qui donne l'aumône à un pauvre lui rend un mauvais office ; car outre qu'il perd ce qu'il lui donne, en prolongeant sa vie il prolonge aussi sa misère.» On peut néanmoins excuser Plaute d'avoir mis ces paroles dans la bouche d'une personne à qui elles convenaient. Mais peut-on excuser Cicéron d'avoir conseillé dans les livres des Offices de ne rien donner à personne? Voici comment il parle: "Les largesses que l'on fait de son propre bien en épuisent le fonds, et ainsi la libéralité se détruit en quelque sorte elle-même; car plus on l'a exercée, et moins on est en pouvoir de l'exercer." Il ajoute un peu après : «Y a-t-il rien de si extravagant que de se mettre en état de ne pouvoir faire longtemps ce que l'on fait avec plaisir?» Voilà comment ce professeur de la sagesse détourne les hommes des devoirs de l'humanité, et comment il les avertit d'avoir un plus grand soin de conserver leur bien, que d'observer la justice. Il a si bien reconnu lui-même que ce conseil est cruel et criminel, qu'il semble l'avoir rétracté en un autre endroit, où il s'explique de cette sorte : « II faut pourtant donner quelquefois, et faire part de son bien à des personnes capables.» Qui sont les personnes capables, sinon celles qui peuvent reconnaître les bienfaits? Si Cicéron vivait encore, je m'écrierais, en lui adressant la parole : Vous vous êtes égaré en cet endroit ; vous avez ôté la justice d'entre les hommes, quand vous avez réglé sur l'intérêt les devoirs de l'humanité et de la piété. Ce ne sont pas ceux qui peuvent témoigner de la reconnaissance qu'il faut assister ; ce sont principalement ceux qui n'en peuvent témoigner : car quand vous les aurez soulagés sans espérance d'aucune reconnaissance, vous vous serez alors acquitté des devoirs de la justice, de la piété et de l'humanité. Voilà en quoi consiste la véritable justice dont vous nous accusez de n'avoir pas seulement l'image. Vous dites en plusieurs endroits de vos ouvrages que la vertu n'agit pas par intérêt, et vous avouez dans le livre des Lois que la libéralité est généreuse, et qu'elle ne demande point de récompense. « Il est certain, dites-vous en un endroit, que celui qui est libéral et bienfaisant ne cherche que la gloire de son action, et ne songe point au profit qu'il en peut tirer.» Pourquoi donc dites-vous en un autre endroit que vous n'obligerez que des personnes capables de le reconnaître ? N'est-ce pas que vous en voulez recevoir la récompense? Selon vos conseils, on laissera mourir un homme de faim et de froid, quand on verra qu'il ne sera jamais en état de reconnaître les secours qu'on lui aurait rendus. Un homme qui sera dans l'abondance et dans le luxe n'en soulagera pas un autre qui sera dans la dernière nécessité? Vous dites que la vertu n'attend point de récompense, et qu'elle mérite d'être recherchée pour elle-même. Jugez donc de la justice qui est la première et comme la mère de toutes les vertus, non par votre intérêt, mais par son propre prix, et mettez vos bienfaits entre les mains de ceux qui ne vous peuvent jamais rien rendre. Pourquoi choisissez-vous les personnes? Vous devez regarder comme des hommes tous ceux qui implorent votre secours dans la croyance que vous avez de l'humanité. Gardez la justice, et défaites-vous de l'ombre et de l'apparence. Donnez aux aveugles, aux boiteux, aux estropiés, à ceux qui sont dépourvus de secours et qui sont en danger de mourir si vous ne les assistez. S'ils sont inutiles aux hommes, ils ne sont pas inutiles à Dieu, puisqu'il leur laisse la jouissance de la vie. Faites ce que vous pourrez pour la conserver. Quiconque pouvant assister un homme qui est en danger de mourir ne l'assiste pas, est la cause de sa mort. Ceux qui ont renoncé aux sentiments de la nature, et qui ne savent pas quelle est la solide récompense des bonnes actions, perdent leur bien par l'appréhension de le perdre; ils tombent dans l'inconvénient qu'ils veulent éviter, qui est qu'ils ne tirent aucun profit de ce qu'ils dépensent, ou qu'ils n'en tirent qu'un profit qui ne dure que fort peu de temps. Ils refusent une légère aumône à un pauvre, et aiment mieux perdre l'humanité que la moindre partie de leur bien ; et en d'autres occasions, ils font des dépenses qui sont tout ensemble et immenses et inutiles. Que dirons-nous de ceux qui emploient à des jeux et à des combats des richesses qui suffiraient à nourrir les habitants d'une ville entière, si ce n'est que ce sont des furieux qui prodiguent leur bien sans que personne en tire aucun fruit? Il n'y a point de plaisirs qui soient de longue durée. Ceux qui se prennent par les yeux ou par les oreilles passent plus vite que les autres. Ceux qui en ont joui les oublient aussitôt, et ne se sentent point obligés à ceux qui ont fait de grandes dépenses pour les leur procurer. Ils réussissent quelquefois si mal, qu'ils n'excitent que des plaintes; et quand ils réussissent, ils n'attendent qu'un applaudissement de peu de jours. Voilà comment des hommes vains dissipent leurs biens en de folles dépenses. Ceux qui les emploient à des ouvrages plus solides et à élever de superbes édifices qui puissent conserver à la postérité la mémoire de leur nom, se conduisent-ils avec plus de sagesse? Il est certain qu'ils ne font pas fort bien de cacher leurs trésors sous la terre. Il n'y a point de monuments qui soient éternels. Les louanges ne servent de rien aux morts. Les plus magnifiques bâtiments peuvent être renversés par un tremblement de terre, ou consumés par un embrasement, ou ruinés par l'irruption d'une armée, ou ruinés enfin par la suite des temps; car, comme dit l'orateur romain : «Il n'y aucun ouvrage de la main des hommes que la longueur du temps ne détruise.» Il n'y a que la justice et la libéralité qui croissent de jour en jour. Ceux qui exercent la libéralité envers leurs concitoyens et leurs amis font mieux sans doute que ceux qui donnent des jeux et des combats au peuple, parce que ce qu'ils donnent n'est pas tout à fait perdu; mais ils ne donnent pas encore de la manière qu'il faut. Pour bien donner, il faut donner à ceux qui sont dans la nécessité. Tout ce que l'on donne à des personnes qui n'en ont pas besoin, ou ce que l'on donne à des personnes qui le pourront rendre, est mal donné. Il n'est pas donné selon la justice, puisque, quand on le retiendrait, elle n'en serait point blessée. L'unique devoir de la justice et de la libéralité est d'employer son bien à nourrir les pauvres qui sont dans un extrême besoin. [6,12] XII. Voilà quelle est la parfaite justice qui entretient la société civile dont parlent les philosophes. Le véritable usage des richesses est de les employer non pour son plaisir, mais pour la conservation de plusieurs personnes par un motif d'équité, qui est une vertu qui demeure toujours. C'est donc une maxime constante: qu'il faut faire la charité sans intérêt. Il n'en faut attendre la récompense que de Dieu; et quiconque l'attendrait d'un autre, ferait un trafic au lieu de faire une charité. Il n'aurait obligé personne et n'aurait agi que pour son propre avantage. Ce n'est pas que celui qui fait du bien à un autre sans attendre rien de lui, n'y trouve aussi son propre avantage, puisqu'il en reçoit la récompense de Dieu. La miséricorde doit tellement entrer dans toutes les actions de notre vie, que Dieu nous commande d'inviter à un festin ceux qui ne sauraient nous le rendre. Ce n'est pas qu'il nous défende de converser et de manger avec nos proches et avec nos amis, pourvu que nous fassions différence des devoirs de la société et de ceux de l'amitié. L'hospitalité est une vertu fort nécessaire, comme les philosophes en demeurent d'accord, mais ils détournent le cours que la justice lui donne pour l'appliquer à leur profit. «Théophraste, dit Cicéron, a donné à l'hospitalité les louanges qui lui sont dues, et il n'y a rien en effet de plus glorieux que de voir les maisons des personnes de condition ouvertes aux étrangers qui sont considérables ou par leur naissance ou par leur mérite.» Il s'est trompé ici de la même sorte qu'auparavant quand il a dit qu'il faut faire du bien à des personnes capables de le reconnaître. La maison d'un homme sage et d'un homme juste doit être ouverte non à des personnes illustres et éminentes en dignité, mais aux plus pauvres et aux plus méprisables. Ces personnes illustres n'ont besoin de rien; leur propre grandeur leur suffit. Toutes les actions d'un homme juste doivent être des bienfaits. Or un bienfait périt quand il est rendu. Il ne nous est plus dû, dès que l'on nous en a payé le prix. La justice veut que les bienfaits soient entiers, et ils ne le sont jamais s'ils ne sont faits à des personnes qui ne les peuvent reconnaître. Cicéron n'a considéré que l'intérêt, quand il a dit qu'il fallait exercer l'hospitalité envers des personnes illustres, et il n'a pas même dissimulé l'avantage que l'on en retire. Il a marqué clairement que l'on peut acquérir une grande réputation parmi les étrangers, par le moyen des plus considérables avec lesquels on a contracté amitié. Si j'avais entrepris de le réfuter, il me serait fort aisé de faire voir son inconsistance, et je n'emploierais pour cela que ses paroles. Il dit en un endroit que plus une personne rapporte ses actions à ses intérêts, et moins elle a de probité. Il avoue ailleurs qu'il n'est pas d'un homme sincère et honnête de dissimuler ses sentiments, de cacher ses intentions, de faire paraître par ses actions un autre dessein que celui qu'il a dans le coeur, et que cela n'appartient qu'à un homme rusé, fourbe et trompeur. Comment donc pourrait-il exempter de malice cette hospitalité exercée envers les plus illustres des étrangers avec tant d'ambition et tant de pompe? Vous allez aux portes de la ville pour inviter à loger chez vous les personnes de condition qui arrivent des pays étrangers, et vous n'y allez qu'à dessein d'acquérir, par leur moyen, du crédit et de la puissance parmi leurs concitoyens; et vous prétendez paraître juste, civil et libéral, bien que vous ne suiviez que votre intérêt? Cependant Cicéron est tombé dans cet embarras non par imprudence, car il était moins sujet à ce défaut que nul autre, mais pour n'avoir rien su de la vérité; ce qui lui est d'autant plus pardonnable qu'il a déclaré qu'il ne prétendait pas donner les préceptes de la véritable justice, parce qu'il ne la connaissait pas, mais seulement d'une justice qui eût l'ombre et l'apparence de la véritable. Il faut donc excuser ce docteur d'ombre et d'apparence, et ne lui pas demander la vérité qu'il avoue qu'il ne connaît pas. Un des plus importants devoirs de la justice est de mettre les prisonniers en liberté, comme Cicéron en est demeuré d'accord. «La libéralité, dit-il, de ceux qui retirent des prisonniers, qui payent leur rançon, et qui soulagent les pauvres, est fort utile à la république.» Pour moi, je suis persuadé que la dépense que l'on fait pour mettre des prisonniers en liberté est beaucoup plus honnête et plus digne d'un homme grave que celle que l'on fait pour donner des jeux au peuple. Les principaux devoirs d'un homme de bien sont de nourrir les pauvres et de racheter les captifs; et ceux d'entre les méchants qui s'en acquittent, passent pour des hommes d'importance et remportent de grandes louanges, parce que l'on est surpris de voir qu'il assistent ces personnes qui semblaient abandonnées. Celui qui fait du bien à des parents et à des amis ne mérite pas une grande louange, parce qu'il ne s'acquitte que d'un devoir auquel il est obligé par la loi de la nature et de l'amitié, et auquel il ne saurait manquer sans commettre une impiété détestable. En cela, il évite plutôt le blâme qu'il n'acquiert de la gloire. Mais celui qui fait du bien à un étranger et à un inconnu mérite une grande louange, parce qu'il ne le fait que par le principe de l'humanité. On fait le bien par pur motif de justice et de probité, lorsqu'il n'y a aucune nécessité de le faire. Cicéron n'a pas dû préférer la dépense que l'on fait pour racheter des prisonniers à celle que l'on fait pour donner des jeux au peuple; car cette préférence suppose une comparaison et un choix de l'une plutôt que de l'autre. Les largesses que l'on fait en faveur du peuple sont des largesses indiscrètes, et qui approchent fort de l'extravagance de ceux qui jettent leur bien. dans la mer. On ne peut pas même donner à ces . largesses-là le nom de présent, parce qu'elles ne sont reçues que par ceux qui ne les méritent pas. C'est une autre grande action de justice de prendre la protection des veuves, des pupilles et des personnes qui n'ont aucun appui; elle est recommandée par la loi de Dieu, et tous les bons juges s'y portent comme par une inclination naturelle. Mais ces actions-là n'appartiennent proprement qu'à nous, à qui le commandement en a été fait. Les païens s'aperçoivent bien que c'est une justice à laquelle la nature semble nous obliger que d'assister les faibles; mais ils ne savent pas sur quoi cette justice est fondée, qui est : que Dieu, qui nous fait perpétuellement sentir les effets de sa clémence, commande de protéger et de défendre les veuves et les pupilles, afin que ceux qui ont des femmes et des enfants n'appréhendent point de les abandonner, quand il est question de mourir pour la foi, et qu'ils souffrent constamment les plus cruels supplices, dans l'assurance que ces personnes, qui leur sont si chères, demeureront après leur mort entre les mains de la Providence qui pourvoiera à leurs besoins. C'est encore une grande action de charité d'assister des malades qui sont sans secours : c'est offrir à Dieu une victime vivante. Ceux qui auront employé leur bien dans le temps à un si saint usage, le retrouveront avec avantage dans l'éternité. Le dernier et le plus grand devoir de la piété est d'ensevelir les pauvres et les étrangers. Les païens n'ont donné aucun précepte de ce devoir ; et ils n'avaient garde d'en donner, puisqu'ils ne suivaient point d'autre règle que l'intérêt. Bien qu'ils n'aient pas approché de la vérité, quand ils ont entrepris de traiter des autres devoirs, ils ne s'en sont pas si fort éloignés que quand ils ont traité de celui-ci, parce qu'ils ont été retenus par je ne sais quelle apparence d'utilité qu'ils y ont sentie, au lieu qu'en ce dernier, ils n'en ont trouvé aucune. Il y a eu même des personnes qui ont soutenu que la sépulture est inutile, et que ce n'est pas un mal d'en être privé; mais leur impiété est condamnée par le consentement de tous les peuples qui suivent un usage contraire, et par la loi de Dieu qui l'autorise. Ils ne disent pas aussi ouvertement qu'il faille négliger ce devoir ; ils se contentent de dire que, quand on y manque, on ne fait pas un grand mal. Ainsi, ce n'est pas tant un conseil qu'ils donnent d'omettre ce devoir, qu'une consolation lorsqu'il a été omis, pour montrer qu'un homme sage ne doit pas s'en affliger comme d'un fort grand malheur. Je n'examine pas ici ce qu'un homme sage doit supporter avec patience; j'examine ce qu'il doit faire. Je n'agite pas ici cette question : si la coutume de donner la sépulture aux morts est utile. Quand elle serait inutile, comme les païens le croient, il ne faudrait pas laisser de l'observer, parce qu'elle parait civile et honnête. Dans la morale, on considère plus l'intention que l'action. Il ne faut pas souffrir que l'ouvrage et l'image de Dieu serve de proie aux bêtes farouches et aux oiseaux ; il faut le rendre à la terre, d'où il est sorti. Nous nous acquitterons de ce devoir envers un inconnu aussi bien qu'envers nos proches, et nous ne devons le refuser à personne. Nous lui rendrons, par le sentiment d'une humanité générale, ce que nous rendrions à nos proches par le sentiment d'une amitié particulière. Si l'on ne rend pas ce devoir à un homme, parce qu'il n'a plus de sentiment, on le rend à Dieu, qui le reçoit comme un sacrifice très agréable. «Je n'aurais plus de bien, dira peut-être quelqu'un, si je voulais satisfaire à tous ces devoirs; je dépenserais en un jour tout ce que j'ai, si j'entreprenais d'assister tous les pauvres, de vêtir tous les nus, de racheter tous les captifs et d'ensevelir tous les morts. Dissiperais-je le fonds que mes ancêtres ont acquis avec beaucoup de peine, et me réduirais-je à implorer le secours de la compassion et de la charité des autres?» Appréhendez-vous si fort la pauvreté, que les philosophes relèvent par des louanges si extraordinaires, et qu'ils appellent un port où l'on est exempt des agitations que donnent les inquiétudes qui accompagnent les richesses? Ignorez-vous la multitude des accidents et des hasards où la possession du bien vous expose? Vous serez assez heureux, si vous en pouvez échapper sans perdre la vie. Vous marchez chargé de dépouilles qui excitent l'envie et l'indignation de vos concitoyens. Que ne mettez-vous en sûreté un bien que vous êtes en danger de perdre, ou par la violence des voleurs, ou par l'injustice d'une proscription, ou par une irruption d'ennemis? Quelle difficulté faites-vous de rendre éternel et immuable un bien qui n'est que temporel et passager ? Confiez à Dieu vos trésors, et ils ne seront ni consumés par la rouille, ni enlevés par l'injustice des voleurs ou des tyrans. Ceux qui mettent leurs richesses entre les mains de Dieu ne sauraient jamais être pauvres. Si vous connaissez le prix de la justice, défaites-vous du bagage qui vous charge et vous incommode, pour la suivre plus aisément. Délivrez-vous des chaînes dont la pesanteur vous accable, et courez à Dieu. Il y a de la grandeur de courage à fouler aux pieds les biens de la terre. Que si vous n'êtes pas encore capable de la perfection qui est nécessaire pour mettre vos trésors entre les mains de Dieu, et pour acquérir des biens solides par la perte des biens périssables, je vous délivrerai de cette crainte. Ces commandements-là ne sont pas faits à vous seul; ils sont faits à tous vos frères qui vous sont si étroitement unis, que vous ne composez tous ensemble qu'un seul corps. Si vous ne pouviez exécuter seul une si grande entreprise, contribuez-y en tout ce qui dépendra de votre pouvoir, et surpassez autant les autres en générosité que vous les surpassez en richesses. Ne vous imaginez pas que je vous conseille d'épuiser, ou même de diminuer notablement votre bien. Je vous exhorte seulement à faire un bon usage de ce que vous auriez employé à des dépenses inutiles. Rachetez des prisonniers avec ce que vous auriez mis à acheter des bêtes. Nourrissez les pauvres de ce qui n'aurait servi qu'à nourrir des chiens et des chevaux. Consacrez à la sépulture des morts ce que vous perdriez à entretenir et équiper des gladiateurs. Quel gain y a-t-il à enrichir des scélérats et à leur faire apparendre des exercices qui n'ont rien que de criminel? Faites un sacrifice à Dieu de ce bien qui périrait entre vos mains, et vous en recevrez une récompense éternelle. Dieu a proposé un grand prix aux actions de miséricorde, quand il y a attaché la rémission des péchés. «Si vous écoutez, vous dit-il, les prières de celui qui vous demande des soulagements, j'écouterai les vôtres. Si vous avez pitié de ceux qui sont dans l'affliction, j'aurai pitié de vous quand vous y serez. Que si vous ne les regardez point, et que vous leur refusiez votre assistance, je vous traiterai de la même sorte, et je vous jugerai selon la même loi.» [6,13] XIII. Lorsque quelqu'un implore votre secours, soyez persuadé que c'est une épreuve où Dieu vous met pour voir si vous méritez qu'il exauce vos prières. Examinez l'état de votre conscience, et cherchez des remèdes convenables à ses maladies. Ne vous imaginez pas néanmoins que la force que l'aumône a d'effacer les péchés vous doive donner la licence de les commettre. L'aumône ne les efface que quand elle est accompagnée du regret de les avoir commis et de la résolution de n'en plus commettre de semblables. Dieu souhaite sincèrement de purifier les hommes de leurs péchés, et c'est pour cela qu'il leur ordonne de faire pénitence. Or faire pénitence est protester que l'on ne péchera plus à l'avenir. Dieu pardonne à ceux qui pèchent par indiscrétion, par imprudence et par ignorance. Il ne pardonne point à ceux qui pèchent avec connaissance: Ceux dont les péchés sont remis ne doivent pas se persuader que parce qu'ils n'ont point de taches à laver, ils sont dispensés des oeuvres de miséricorde. Depuis qu'ils ont été justifiés, ils sont plus étroitement obligés à l'exercice de la justice, et ils doivent conserver leur santé par la même manière de vivre par où ils l'ont rétablie. De plus, nul n'est exempt de pécher pendant qu'il est revêtu d'un corps mortel. Le péché assujettit par trois moyens la faiblesse humaine à son empire : par les actions, par les paroles et par les pensées. Ces trois moyens sont, selon un autre rapport, comme trois degrés par où la vertu monte à sa perfection. Le premier degré est de s'abstenir des mauvaises actions; le second de s'abstenir des mauvaises paroles, et le troisième de s'abstenir des mauvaises pensées. Celui qui est sur le premier degré est juste; celui qui est sur le second est parfait, et celui qui est sur le troisième est semblable à Dieu. Il faudrait avoir une vertu qui est au-dessus de la nature pour ne donner jamais entrée dans son esprit à aucune action mauvaise, ni à aucune parole indiscrète. Les plus justes, qui ont pris un assez grand empire sur eux-mêmes pour s'abstenir de toutes mauvaises actions, n'en ont pas un assez grand pour s'abstenir de toutes mauvaises paroles, ou de toutes mauvaises pensées. La colère et l'impatience arrachent quelquefois de leur bouche des discours injurieux, et les objets agréables excitent en eux des pensées contraires à l'honnêteté. Puisque nous ne saurions jamais être exempts de taches, nous devons les effacer perpétuellement par nos aumônes. Un homme juste et sage fait consister ses richesses dans la vertu. Quiconque n'a point de vertu est pauvre, quand il aurait des trésors plus immenses que Crésus, ni que Crassus. Il faut nous couvrir du précieux vêtement de la piété et de la justice, qui est le plus bel ornement dont nous puissions nous parer, et qui ne nous peut être ravi. Si ceux qui adorent des idoles insensibles leur offrent tout ce qu'ils ont de plus beau et de plus excellent, bien qu'elles ne s'en puissent servir, ni en témoigner de reconnaissance, n'est-il pas plus juste de consacrer notre bien à l'usage des pauvres, qui sont les images vivantes de Dieu, qui en tirent du profit, et qui en rendent des actions de grâces? Dieu qui aura été le témoin de votre libéralité, en sera la récompense. [6,14] XIV. Si l'autorité de Dieu et le sentiment des hommes ne permettent pas de douter que la compassion dont on est touché à la vue de la misère ne soit une perfection, il est clair que les philosophes en ont été très éloignés, puisqu'au lieu d'en recommander l'usage ils en ont parlé comme d'un défaut. Je ne puis mieux réfuter leurs oeuvres qu'en proposant cette maxime qu'ils soutiennent : que la compassion, le désir et la crainte sont des maladies. Ils tâchent de distinguer les vices et les vertus; ce qui n'est pas fort difficile ; car qui est-ce qui ne distingue fort bien un libéral d'un prodigue, un ménager d'un avare, un laborieux d'un paresseux, un prudent d'un timide ? Les vertus ont leurs bornes, et quand elles les passent, elles se changent en vices. La constance devient imprudence, dès qu'elle ne soutient plus la vérité. La valeur devient témérité, dès qu'elle s'expose à un péril évident sans nécessité, ou pour un sujet qui n'est pas honnête. La liberté dégénère en insolence quand, au lieu de se contenter de repousser les injures, elle en fait la première. La sévérité se change en cruauté, quand elle ne garde plus la juste proportion qui doit être entre le crime et le châtiment. Voilà pourquoi les philosophes disent : que ceux qui paraissent sages ne le sont pas, le plus souvent par un effet de leur choix ; mais qu'étant trompés par l'apparence, ils prennent le bien pour le mal. On ne peut nier que cela ne soit vrai. Mais les vertus dont ils parlent ne regardent que le corps. La frugalité, la constance, la prudence, la modération, la valeur, la sévérité, sont des vertus qui se terminent à la vie présente. Mais nous qui la méprisons, nous cherchons des vertus que les philosophes n'ont point connues. Ils ont pris des vices pour des vertus, et des vertus pour des vices. Les stoïciens ôtent à l'homme toutes les passions qui ébranlent l'esprit, savoir: le désir, la joie, la crainte et la tristesse, dont les deux premières ont pour objet le bien, soit présent soit à venir, et les deux autres ont le mal. C'est pour cela qu'ils assurent que ce sont des maladies qui procèdent de l'opinion plutôt que de la nature, et que l'on s'en peut délivrer absolument, en se délivrant des fausses opinions; car si le sage est une fois bien persuadé qu'il n'y a ni bien ni mal sur la terre, il ne sera plus touché ni de désir, ni de joie, ni de crainte, ni de tristesse. Nous examinerons incontinent s'ils s'exemptent en effet de passions, comme ils le prétendent. Mais on peut dire par avance que c'est une prétention insolente, de prescrire de s'opposer de la sorte à la nature. [6,15] XV. Les mouvements des passions sont purement naturels, comme il paraît dans tous les animaux qui y sont sujets, bien qu'ils n'aient point de liberté. C'est pourquoi les péripatéticiens en ont mieux jugé que les stoïciens, quand ils ont dit : que l'on ne peut les ôter du coeur de l'homme; qu'ils y ont été comme imprimés dès le moment de sa création; que Dieu ou plutôt la nature, car c'est ainsi qu'ils parlent, nous les a donnés comme des armes dont nous avons besoin pour combattre nos ennemis. Ils avouent pourtant que ces mouvements sont souvent vicieux, parce qu'ils sont trop violents, et qu'il les faut modérer pour les rendre innocents. Leur sentiment serait assez conforme à la vérité s'ils ne se trompaient, en rapportant tout au corps, comme je l'ai déjà remarqué. Pour les stoïciens, ce sont des furieux qui, au lieu de modérer les passions, les retranchent, et qui entreprennent de prouver l'absence des mouvements que la nature a imprimés dans notre âme. C'est à peu près la même chose que s'ils entreprenaient d'ôter la timidité aux cerfs, le poison aux serpents, la valeur aux lions et la douceur aux brebis; car, au lieu que chacun de ces mouvements a été donné à une espèce d'animaux, ils ont été donnés tous ensemble à l'homme. Que si ce que les médecins assurent est véritable : que la joie est dans la rate, la colère dans le fiel, le plaisir dans le foie et la crainte dans le coeur, ne serait-ce pas détruire le corps que d'ôter les parties qui le composent? Ces philosophes ne s'aperçoivent pas qu'en voulant ôter les vices à l'homme, ils lui ôtent aussi les vertus. Ils n'oseraient nier que la vertu ne consiste à réprimer les mouvements de la colère. Ainsi celui qui serait exempt de colère, ne pourrait plus exercer cette vertu. Si la vertu consiste à résister aux mouvements de la volupté, celui qui ne sent point ces mouvements n'a point de vertu. Si la vertu arrête le cours trop vague de nos désirs, celui qui n'a point de ces vices déréglés, et qui ne souhaite rien du bien d'autrui, n'a point la vertu. Ainsi il n'y a point de vertu sans vice, comme il n'y a point de victoire sans combat et sans ennemis, ni généralement de bien sans mal. Les passions sont comme les superfluités de l'âme. Les terres les plus fertiles produisent d'elles-mêmes quantité d'épines et de mauvaises herbes. Les esprits qui n'ont point été cultivés par les livres ne produisent d'eux-mêmes que des vices. Mais lorsque l'on commence à les cultiver, ils produisent des vertus. Lorsque Dieu les a créés, il leur a imprimé le mouvement des passions, afin qu'ils puissent recevoir la vertu de la même façon que la terre reçoit la culture; et il a voulu que les passions fussent la matière des vices, et que les vices fussent la matière de la vertu. S'il n'y avait point de vices, il n'y aurait point de vertu, ou au moins elle n'aurait aucun exercice. Voyons ce qu'ont fait les péripatéticiens qui prétendent ôter les vices. Ils n'ont pas retranché absolument les autres passions, parce qu'ils ont reconnu qu'elles viennent de la nature, et que sans elles il n'y aurait plus aucun mouvement dans l'âme. Mais ils mettent les affections en leur place, savoir : la volonté en la place du désir, comme si c'était quelque chose de mieux de vouloir le bien que de le désirer. Ils mettent le plaisir en la place de la vanité. N'ayant rien à mettre en la place de la tristesse, ils l'ont ôtée absolument. Cependant il est impossible de l'ôter de la vie des hommes, car qui pourrait en être exempt dans le temps qu'il verrait son pays ou désolé par une maladie contagieuse, ou ruiné par les armes des étrangers, ou opprimé par la violence des tyrans ? Il faudrait être stupide et n'avoir plus de sentiment pour voir, sans douleur, la liberté publique étouffée, ses proches, ses amis, et les plus gens de bien exécutés à mort. Ainsi ils devaient retrancher toutes les passions, ou en substituer une en la place de la tristesse; car nous nous fâchons autant du mal présent que nous nous réjouissons du bien. Ils devaient donc donner un autre nom à la tristesse, de la même sorte qu'ils en ont donné un autre à la joie, puisqu'il y avait la même raison. Il est clair que le terme leur a manqué, et que faute de terme, ils ont ôté, malgré la nature, s'il est permis de parler ainsi, une passion dont elle ne peut jamais être dépouillée. Il me serait aisé de faire voir que, pour embellir leurs discours, ils ont donné divers noms à la même chose, et à des choses qui n'avaient pas entre elles grande différence. Le désir naît de la volonté; la précaution naît de la crainte; la joie n'est qu'un plaisir qui dure. Supposons néanmoins que ce soient choses différentes, comme ils le prétendent, et disons avec eux : que le désir est une volonté persévérante; que la joie est un plaisir qui enfle le coeur et qui l'élève; que la crainte est une précaution excessive. Il s'ensuivra, qu'au lieu d'ôter les passions qu'ils assurent qu'il faut ôter, ils n'en ôteront que le nom. Ainsi ils retombent, sans y prendre garde, où les péripatéticiens ont été par raison, et ils demeurent d'accord avec eux que, puisque l'on ne peut retrancher les vices, il les faut modérer. Il est donc certain qu'ils se trompent, qu'ils ne font rien de ce qu'ils prétendaient faire, et qu'après de longs débats, ils se trouvent au lieu d'où ils étaient partis. [6,16] XVI. Je ne vois pas que les péripatéticiens aient approché de la vérité, quand, après être demeurés d'accord que ces passions sont vicieuses, ils ont tâché de les réduire à quelque sorte de médiocrité ; car enfin il ne faut point souffrir de vices, pour médiocres qu'il puissent être. Il faut faire en sorte que nous n'en ayions point. Les passions qui naissent avec nous n'ont rien de vicieux, bien que, par le mauvais usage que nous en faisons, elles puissent devenir des vices, comme par le bon usage elle deviennent des vertus. De plus, il est aisé de faire voir que ce ne sont pas les passions qu'il faut modérer, mais les causes des passions. Il ne faut pas, disent les péripatéticiens, s'emporter de joie, il en faut régler les mouvements. C'est comme s'ils disaient: il ne faut pas courir trop vite, il faut marcher modérément. En marchant modérément, on peut s'égarer, et en courant, on peut tenir le bon chemin. Je montrerai peut-être qu'il y a des occasions où le moindre mouvement de joie est vicieux; et qu'il y en a d'autres où le plus grand est innocent. Si je le montre, de quoi servira la médiocrité ou la modération qu'ils prescrivent? Je demande donc : s'ils sont persuadés qu'un sage doive sentir de la joie du mal qu'il voit arriver à son ennemi, ou modérer celle qu'il sent du bien qu'il voit arriver à sa patrie, lorsqu'elle assure son salut par la défaite de ses ennemis, ou qu'elle recouvre la liberté par l'oppression des tyrans? Personne ne doute que celui qui aurait de la joie dans la première occasion, ou qui n'en aurait point dans la seconde, ne commît un très grand crime. On peut faire le même jugement des autres passions. Cependant le devoir de la sagesse est non de les modérer, mais de modérer leurs causes, comme je l'ai déjà dit; car elles viennent de dehors. Il n'est pas besoin de leur mettre un frein, parce que les plus modérées peuvent être fort vicieuses, et les plus immodérées peuvent être fort innocentes. Il n'est pas nécessaire de désigner les lieux, les temps et les occasions où elles sont raisonnables et légitimes. Comme c'est un bien de tenir le droit chemin, et un mal de s'égarer, c'est aussi un bien de se porter à la vertu par les passions, et un mal de se porter par ces mêmes passions au vice. Pour grand que soit le plaisir, il est innocent quand il se contient dans les bornes du mariage. Pour léger qu'il soit, il est vicieux dès qu'il passe ces bornes-là, et qu'il s'étend sur les droits d'un autre. Ce n'est pas une maladie que de se mettre en colère, de désirer, d'être sensible au plaisir ; mais c'est une maladie que d'y être sujet; car quiconque est sujet à se mettre en colère, s'y met au temps auquel il ne s'y doit pas mettre, et contre les personnes contre qui il ne s'y doit pas mettre. Celui qui est sujet à faire des souhaits; désire ce qui ne lui est pas nécessaire. Il fallait donc travailler à faire en sorte que, puisque l'on ne peut et que l'on ne doit pas même arrêter tout à fait les mouvements des passions, parce que la nature nous les a données et qu'elles sont nécessaires pour plusieurs devoirs de la vie, elles se renfermassent dans le droit chemin où il n'y a point de danger. [6,17] XVII. Le désir de réfuter les oeuvres des philosophes m'a poussé plus loin que je n'avais dessein d'aller. Je montrerai que les mouvements qu'ils ont pris pour des vices, bien loin d'être des vices, sont au contraire de grandes vertus. Je ferai entrer dans ma preuve un exemple que je tiens pour très important. Ils soutiennent que la crainte est un vice, que c'est une faiblesse d'esprit, qu'elle est directement opposée au courage, et que jamais elle ne se rencontre avec lui. Quelqu'un pourrait-il jamais croire que ce soit une action de courage que de craindre? Il n'y a point d'apparence. On ne saurait s'imaginer que quoi que ce soit puisse être le même que son contraire. Cependant, sans user des subtilités dont Socrate use dans Platon pour obliger ceux contre lesquels il dispute à confesser ce qu'ils avaient nié, je ferai voir simplement, et sans artifice : que la plus grande de toutes les craintes est la plus grande de toutes les actions de courage. Personne ne doute que la crainte de la douleur, de la pauvreté, du bannissement, de la prison et de la mort, ne soit un effet de faiblesse et de lâcheté. Quiconque n'appréhende aucune de ces choses, passe pour hardi et pour être intrépide. Quiconque craint Dieu, ne craint rien de tout cela. Je n'ai pas besoin de chercher des preuves pour établir cette vérité. On a vu, et on voit tous les jours, les nouveaux genres de supplice que souffrent ceux qui le servent. Je ne saurais retracer sans horreur, la triste image des manières différentes dont on les a fait mourir, et la rage que les bêtes ont exercée sur leurs corps jusque après leur mort. Ils ont cependant supporté ces tourments avec une patience invincible et sans jeter un soupir. La victoire que leur courage a remportée sur la cruauté a surpris tous les peuples, et les bourreaux mêmes. Ce courage ne procédait que de la crainte de Dieu. Ainsi il ne faut point arracher la crainte de l'âme, comme les stoïciens le disent; ni la modérer, comme disent les péripatéticiens; mais il la faut tourner vers son véritable objet. Quand elle regardera Dieu, elle ne regardera plus aucune créature, et elle sera unique et légitime. On met le désir au nombre des vices; mais il n'est vice que quand il s'attache à la terre, au lieu qu'il est vertu quand il s'élève dans le ciel; car quiconque souhaitera, de tout son coeur, de posséder la justice, la vie éternelle et les riches biens que Dieu nous procure, n'aura que du mépris pour les richesses, pour les honneurs, pour la puissance, et même pour les royaumes et pour les empires. Les stoïciens diront peut-être que, pour posséder ces biens-là, il ne faut que le vouloir. Au contraire, c'est peu de le vouloir. Il y a plusieurs personnes qui le veulent ; mais dès qu'elles sont pressées par la douleur, elles cessent de le vouloir, et continuent de désirer. Quand le désir des biens du ciel nous fait mépriser les biens de la terre, il mérite d'être mis au nombre des vertus. Ainsi, au lieu d'arracher les passions, il en faut faire un bon usage, et les tourner vers l'objet qui leur est propre. Les passions ressemblent aux chevaux d'un chariot: l'adresse est de les bien conduire. Pour précipitée que soit leur course, elle ne laissera pas d'être heureuse si elle se fait dans le bon chemin. Pour peu qu'elle s'en écarte, elle sera malheureuse quand elle serait lente, et elle se terminera ou à des précipices, ou à un autre lieu qu'à celui où elle tend. La crainte et le désir seront des vices s'ils s'attachent à la terre, au lieu que ce seront des vertus s'ils s'élèvent vers le ciel. Les philosophes dont je parle prennent la parcimonie pour une vertu. Il est certain néanmoins qu'elle n'en est pas une, si elle n'est rien autre chose que le désir d'avoir, parce qu'elle s'occupe à accroître ou à conserver les biens de la terre. Pour nous, nous ne rapportons point ce souverain bien à la commodité du corps, mais au salut de l'âme, étant persuadés, comme nous le sommes, qu'au lieu d'épargner son bien, il le faut employer généreusement aux oeuvres de justice et de charité. Nous n'avons garde d'avancer que la frugalité soit une vertu, elle n'en a que le nom et l'apparence. La frugalité, qui ne s'abstient des plaisirs que par le désir d'amasser du bien, est un vice; car on n'est pas moins obligé à mépriser le bien qu'à s'abstenir des plaisirs. L'épargne et le ménage que l'on fait du bien procède d'une bassesse d'esprit, ou qui appréhende de manquer de ce qui lui est nécessaire, ou qui désespère de réparer la dissipation de ce qu'il aurait donné généreusement, ou qui n'a pas assez d'élévation et de force pour mépriser les richesses. Cependant ces philosophes donnent le nom de prodigues à ceux qui n'épargnent pas leurs biens. Ils mettent cette différence entre les libéraux et les prodigues : que les premiers donnent à certaines rencontres, et avec une certaine mesure, à ceux qui les ont obligés ; au lieu que les derniers donnent hors de saison, et plus que leur commodité ne le peut permettre, à ceux auxquels ils n'ont aucune obligation. Dirons-nous que c'est être prodigue que d'employer son bien, par charité, à nourrir les pauvres? Il y a grande différence entre ceux qui donnent leur bien par débauche à des femmes perdues, et ceux qui le donnent aux pauvres par charité; entre ceux qui l'abandonnent à des joueurs et à des infâmes, et ceux qui le consacrent au service de Dieu; entre ceux qui l'emploient à des festins et ceux qui le déposent dans le trésor de la justice. C'est un vice d'en faire un mauvais usage et une vertu d'en faire un bon usage. C'est une vertu de ne point épargner son bien que l'on peut réparer, quand il s'agit de conserver à un homme la vie que l'on ne pourrait lui rendre si elle était une fois perdue; et c'est un vice de l'épargner en cette occasion. Je ne pourrais m'empêcher d'accuser de folie ceux qui ôtent à l'homme tous ces sentiments de douceur et de tendresse, et qui, sous prétexte de le rendre tranquille, le rendent insensible. Non seulement il n'est pas possible de l'établir dans le profond repos qu'ils prétendent, parce que de soi-même il est toujours dans l'agitation et dans le mouvement; mais quand cela serait possible, cela ne serait pas raisonnable, parce que, comme l'eau qui croupit n'est pas saine, ainsi un esprit qui est immobile n'est utile à rien, et ne pourrait produire la moindre pensée. Enfin, priver l'âme du mouvement, c'est la priver de la vie, qui est un mouvement au lieu que la mort est un repos. Il faut avouer que ces philosophes connaissent quelques vertus; mais ils n'en savent pas l'usage. La constance est une vertu, mais elle ne consiste pas à repousser les injures qui nous sont faites; car au lieu de les repousser il les faut souffrir, et je rapporterai incontinent les raisons qui nous y obligent. La constance consiste à n'être point ébranlée par les menaces ni par les supplices de ceux qui nous veulent obliger à violer les commandements de Dieu. Le mépris de la mort est une vertu, non quand on la recherche et qu'on se la procure, comme ont fait plusieurs philosophes, car alors c'est un crime, mais quand on la souffre généreusement plutôt que d'abandonner Dieu, et de renoncer à la foi, quand on conserve la liberté et la religion au milieu de toutes les menaces du siècle, et que l'on méprise la violence et la rage des tyrans. Ainsi, par une grandeur extraordinaire de courage, nous foulons aux pieds la douleur et la mort que le reste des hommes appréhendent sur toutes choses. C'est en ce point que consiste la vertu et la constance: d'être tellement attachés à Dieu que rien de ce que le monde a de plus terrible ne nous en puisse séparer. Cicéron a donc eu raison de dire : «Celui qui craint la mort, la douleur, l'exil, la pauvreté, ne peut être homme de bien. » Sénèque n'en a pas eu moins d'écrire, dans ses livres de philosophie morale, les paroles qui suivent : «Voilà le véritable honnête homme qui ne se fait point remarquer par l'éminence de sa dignité, par l'éclat de la pourpre, par la foule des officiers, mais qui n'en vaut de rien moins pour être privé de toutes ces choses. Quand il voit la mort présente, il ne s'étonne point comme s'il voyait quelque chose de nouveau. S'il est obligé de subir les plus cruels supplices, d'avaler des charbons de feu, d'être cloué à un poteau, il se mettra moins en peine de la douleur qu'ils lui causeront, que de la manière dont il les souffre. » Quiconque sert Dieu souffre ces tourments sans les craindre, et partant il est juste. La conséquence que l'on peut tirer de ce discours, est que ceux qui sont éloignés du culte de Dieu ne peuvent avoir aucune vertu, ni même connaître les justes bornes où elle est renfermée. [6,18] XVIII. Laissons là les philosophes qui, ne sachant rien, s'imaginent tout savoir, ou qui, s'ils savent quelque chose, ne font aucune réflexion sur ce qu'ils savent, ou qui, s'imaginant savoir ce qu'ils ne savent pas, tombent dans une extravagance ridicule. Pour nous, qui sommes les seuls à qui Dieu a révélé sa vérité et découvert sa sagesse, faisons ce qu'il nous ordonne, supportant les défauts des uns et des autres; entr'aidons-nous dans les travaux de la vie présente, et si nous y faisons quelque bien, n'en tirons point de vanité. Dieu nous avertit que celui qui pratique la justice ne doit jamais s'enfler d'orgueil, de peur que quand il subvient aux besoins des misérables, il semble avoir plutôt cherché à se satisfaire soi-même qu'à accomplir les préceptes de l'aumône, et que jouissant de la louange qu'il a recherchée, il ne soit privé de la récompense éternelle. Les autres commandements que doivent observer ceux qui se sont consacrés au service de Dieu sont fort aisés, comme celui de ne mentir jamais à dessein de tromper ou de nuire. C'est un crime à celui qui fait profession de la vérité de s'en détourner le moins du monde pour surprendre quelqu'un. Le mensonge n'a point de lieu dans le chemin de la justice et des vertus où nous marchons. Nul de ceux qui y marchent avec nous ne prononcera ces paroles de Lucilius: Ce n'est point du tout ma coutume, ni ma manière d'agir, que de déguiser la vérité en parlant à mes amis. Car il sera persuadé qu'il ne lui est jamais permis de la déguiser, non pas même lorsqu'il parle à un ennemi ou à un inconnu, et jamais la langue ne trahira le coeur dont elle est l'interprète. S'il prête de l'argent, il n'en tire aucun profit, et il oblige trop généreusement pour attendre aucune récompense de ses bienfaits. Il doit quelquefois même être bien aise de le prendre; mais il ne peut jamais recevoir plus qu'il n'a prêté. Quiconque en use d'une autre sorte fait son avantage de la misère d'autrui, et cherche à se couvrir des dépouilles des pauvres. Jamais un homme de bien ne perdra une occasion d'exercer la charité; jamais il ne la déshonorera par un gain aussi peu honnête qu'est celui de l'usure, et il fera en sorte de ne rien perdre en prêtant, parce que s'il perd de l'argent, il acquerra de la réputation. Il ne recevra point de présents du pauvre, afin que le secours qu'il lui aura apporté soit d'autant plus grand qu'il aura été gratuit. Il ne répondra que par des paroles obligeantes aux paroles les plus outrageuses. Adorant la parole éternelle, qui est la source de toute bonté, il n'en dira aucune qui soit mauvaise. Il se gardera bien d'exciter par sa faute la haine de qui que ce soit; et si quelqu'un est assez injuste et assez insolent pour lui faire outrage, il le souffrira avec modération et en laissera la vengeance à Dieu, bien loin d'entreprendre de la prendre. Il conservera son innocence en tout temps et en tout lieu, ce qui s'étend plus loin qu'il ne semble; car cela veut dire qu'il ne fera aucune injure à personne, et que si on lui en fait quelqu'une, il ne la repoussera pas; il la remettra entre les mains du juge souverain et équitable qui voit toutes les actions et toutes les pensées des hommes. Il ne s'en rapportera qu'à lui, parce qu'il n'y a personne qui puisse éviter l'exécution de son jugement. Cela est cause qu'un homme de bien est généralement méprisé et qu'il passe pour un lâche, dans la créance qu'il ne saurait se défendre. Au contraire, ceux qui vengent leurs injures passent pour des gens de coeur, et attirent l'estime et le respect de tout le monde. Quelque avantage qu'un homme puisse procurer à un grand nombre de personnes, il sera toujours moins considéré que celui qui a le pouvoir de nuire. Il ne se corrompra pas pour cela au milieu de la corruption des autres; il obéira plutôt aux commandements de Dieu qu'il ne suivra leur exemple, et il aimera mieux être méprisé que de manquer à son devoir. « Si quelqu'un, dit Cicéron dans les livres des Offices, veut pénétrer les replis de sa propre conscience, qu'il apprenne de soi-même que l'homme de bien est celui qui sert tous ceux qu'il peut servir et qui ne nuit jamais à personne, si ce n'est qu'il ait été attaqué et qu'il ait reçu quelque injure.» Il a corrompu une vérité très importante par la condition qu'il y a ajoutée, par laquelle il a gâté le portrait de l'homme de bien et lui a ôté l'ornement de la patience, qui est une des plus belles vertus. Pourquoi ajoutait-il ces paroles: Si ce n'est qu'il ait été attaqué, et qu'il ait reçu quelque injure. «L'homme de bien, dit-il, nuira quand il aura été attaqué.» S'il nuit, il ne sera point homme de bien : il y a autant de mal à repousser une injure qu'à la faire. D'où viennent les contestations, les querelles et les guerres, si ce n'est de la résistance que l'impatience fait à l'injustice? Que si l'on n'opposait à l'injustice que la patience, qui est la vertu la plus propre et la plus nécessaire à l'homme, on l'arrêterait à l'heure même, comme on arrête le feu en jetant de l'eau dessus. Mais quand on veut la repousser en lui opposant l'impatience, elle excite un incendie qui ne peut être éteint que par le sang. Ainsi Cicéron, qui fait profession de l'étude de la sagesse, a privé l'homme de bien de la patience, qui est une vertu de grand usage dans cette vie : elle arrête seule le cours des crimes, et il n'y en aurait plus aucun sur la terre si elle se trouvait dans le coeur de tous les hommes. Quel plus grand malheur peut-il arriver à un homme de bien, que de lâcher la bride à la colère, qui le rend indigne de ce nom! Cicéron avoue lui-même qu'il n'y a rien de si contraire à la nature de l'homme que de nuire à un autre. Les bêtes se défendent quand on les attaque; les serpents ne font du mal que quand on les poursuit pour les tuer; et pour passer de l'exemple des bêtes à celui des hommes, les plus grossiers et les plus ignorants se portent à la vengeance avec une fureur aveugle dès qu'on leur fait quelque injure. Quelle différence y aura-t-il entre eux et un homme sage, s'il n'a une patience invincible qu'ils n'ont point, s'il ne sait réprimer la colère à laquelle ils s'abandonnent ? Ce qui a trompé Cicéron, c'est qu'en parlant de la vertu et de la force, il a vu qu'en toute sorte de combats elle devait remporter la victoire, et n'a pu reconnaître: que celui qui suit les mouvements de la douleur ou de la colère, qui obéit à ses passions, et qui, au lieu de leur résister, reçoit les impressions qu'elles lui donnent, n'est plus dans le chemin de la vertu. Celui qui veut venger l'injure qu'il a reçue, imite celui qui la lui a faite. Or quiconque imite un méchant ne peut pas être homme de bien. Ainsi Cicéron a ôté à son sage deux grandes vertus en deux paroles, l'innocence et la patience. Comme il avait une éloquence de chien, ainsi que disait Appius selon le témoignage de Salluste, il a voulu aussi que les hommes vécussent à la manière des chiens, et qu'ils mordissent, comme eux, quand ils seraient attaqués. On ne saurait trouver d'exemple plus juste, pour faire voir combien la vengeance que l'on recherche des injures que l'on a reçues excite de tempêtes et désordres, que celui de cet orateur même qui la défend, et qui s'est perdu lui-même est l'enseignant comme il l'avait apprise des philosophes. S'il n'avait opposé que la patience aux outrages qu'on lui faisait, s'il les avait dissimulés, au lieu de les repousser par ces oraisons fameuses qu'il fit sous un titre étranger avec une légèreté, un emportement et une extravagance incroyables, jamais sa tète n'aurait ensanglanté la tribune dont elle avait été autrefois le principal ornement, et jamais on n'aurait vu la proscription du triumvirat qui fut si funeste à la république. Ce n'est pas le propre d'un homme de bien ou d'un homme sage de vouloir s'exposer au danger d'une bataille, parce que l'événement en est incertain, et que la victoire n'est pas en notre pouvoir. Le propre d'un homme de bien et d'un homme sage est non de se défaire de son ennemi, ce qui ne se fait ni sans crime, ni sans danger, mais d'ôter tous les sujets de contestation et d'inimitié, ce qui se fait avec justice et avec avantage. Il faut donc considérer la patience comme une grande vertu. Dieu a mieux aimé permettre que l'homme de bien passât pour un lâche, que de permettre qu'il fût privé d'une vertu si nécessaire; car s'il ne souffrait jamais aucune injure, on ne pourrait reconnaître la force qu'il a de réprimer les mouvements de la colère et de la vengeance. Que si, quand il en a souffert quelqu'une, il tachait de la repousser, il serait vaincu; au lieu que s'il la souffre, il est maître de soi-même et victorieux. Cette vertu, qui le rend maître de soi-même, s'appelle patience, et on peut dire qu'elle est toute seule contraire à toute sorte de vices. Elle apaise les troubles qui agitent l'âme, et la rend, en quelque sorte, à elle-même. Il n'est pas possible de dompter tellement la nature, que nous ne soyions jamais émus d'aucune passion ; mais il en faut réprimer les mouvements avant qu'ils aient fait beaucoup de mal. Dieu nous a défendu de laisser coucher le soleil sur notre colère. Cicéron a mis lui-même le pardon des injures au nombre des vertus, bien que cela soit fort contraire au précepte qu'il avait donné de les repousser. "Je l'espère, dit-il, César, parce que vous n'oubliez rien que les injures.» Que si un homme aussi éloigné non seulement de la justice céleste et divine, mais de la justice humaine et civile, oubliait les injures, ne les devons-nous pas plutôt oublier, nous qui sommes appelés à une profession éminente, et qui prétendons à une vie éternelle. [6,19] XIX. Lorsque les stoïciens tâchent d'ôter à l'homme les passions comme les maladies qui ruinent la santé de l'âme, les péripatéticiens s'y opposent, et soutiennent que la nature ne les lui a pas données sans une très grande raison. Ils n'auraient pas tort en cela, s'ils savaient quelles sont les justes bornes des choses. Ils disent que la colère est comme le foyer de la valeur, comme si pour se battre avec courage il fallait nécessairement être transporté de colère. Ils font bien voir par là qu'ils ne savent ni ce que c'est que la vertu, ni pourquoi Dieu a donné la colère à l'homme. Si elle a été donnée pour tuer des hommes, il n'y a rien de si cruel que l'homme, que Dieu a créé pour vivre dans l'innocence et dans la société, il n'y a rien de si semblable aux bêtes les plus farouches. Il y a trois passions qui l'engagent en toute sorte de crimes : la colère, le désir et le plaisir. C'est pour cela que les poètes ont feint qu'il y avait trois furies qui agitaient son âme. La colère demande la vengeance, le désir demande les richesses, et le plaisir demande la volupté. Dieu a mis à toutes ces choses certaines bornes qu'elles ne peuvent passer sans corrompre leur nature et sans devenir vicieuses. Il est aisé de les marquer. Le désir nous a été donné pour acquérir les choses qui sont nécessaires à la conservation de notre vie; le plaisir nous a été donné pour la production des enfans, et la colère pour retenir dans le devoir ceux qui sont sous notre puissance, pour imprimer de la crainte aux jeunes gens, et pour empêcher qu'ils ne prennent une licence effrénée de se porter à toutes sortes de vices. S'il est juste, et même nécessaire, d'entrer en colère contre ceux qui sont au-dessous de nous, il est dangereux et impie d'y entrer contre nos égaux : cela est impie, parce que l'on ne le saurait faire sans violer l'humanité; et cela est dangereux, parce que s'ils se défendent il faut ou périr ou les perdre. Le commandement que Dieu nous fait de ne nous point mettre en colère contre ceux qui nous offensent et qui nous disent des injures, montre clairement que cette passion ne nous a été donnée que pour l'usage que j'ai marqué, qui est de ne point souffrir, par une pernicieuse indulgence, les fautes de ceux qui sont au-dessous de nous, et de les corriger sans cesse, de peur que leurs vicieuses habitudes ne se fortifient. Quelques philosophes ont étendu, par ignorance, les bornes de ces passions, et les autres les ont absolument réjetées, bien que l'on en puisse faire un fort bon usage. C'est une des grandes sources des injustices et des impiétés qui se commettent dans le monde. Quand on entre en colère contre ses égaux, on excite des contestations, des querelles et des guerres. Quand on désire amasser de grandes richesses, on use de tromperies, et on commet des brigandages et des meurtres. Quand on ne cherche ce plaisir que pour le plaisir, on est porté aux fornications, aux adultères et à d'autres abominations. Il faut contenir ces commandements dans les bornes qui leur sont prescrites; ce que ne peuvent faire ceux qui ne connaissent pas Dieu; mais ceux qui le font sont patients, courageux et justes. [6,20] XX. Il ne me reste plus à parler que des plaisirs des sens. Aussi bien suis-je obligé de finir ce livre, qui n'est déjà que trop long. Tous les plaisirs étant vicieux et funestes, il les faut réprimer et les vaincre, ou, comme je l'ai déjà dit, les renfermer dans les bornes qui leur sont prescrites. Les animaux ne sentent point d'autre plaisir que celui de la génération; ils n'usent des sens que par nécessité; ils voient pour chercher ce qui leur est nécessaire pour la conservation de leur vie; ils écoutent pour se reconnaître et pour s'assembler; ils flairent et ils goûtent pour choisir ce qui leur est propre à manger et pour rejeter ce qui ne l'est pas; ils boivent et mangent jusqu'à ce que leur estomac soit rempli. Mais la providence de l'excellent ouvrier qui a créé l'homme, a répandu le plaisir indifféremment sur toutes ses actions, afin que la vertu le combatte continuellement, comme un ennemi domestique. «On n'est excité aux adultères, dit Cicéron dans le dialogue qui a pour titre l'Ancien Caton, et aux autres débauches les plus infâmes, que par les aiguillons de la volupté. La nature ou quelque divinité ayant donné l'esprit à l'homme, comme le plus excellent de tous les présents, il n'y a rien qui lui soit si contraire que le plaisir. Quand le plaisir domine, la tempérance n'est plus d'aucun usage, et la vertu ne peut s'accorder avec la volupté.» Dieu a donné à l'homme la vertu pour réformer la volupté et pour la renfermer dans des bornes, de peur qu'elle ne le surprenne par ses attraits, qu'elle ne l'assujettisse à son empire et ne l'engage dans une mort éternelle. Le plaisir des yeux a divers objets et se tire de la vue des choses qui sont à l'usage de l'homme, et qui sont parées des beautés de l'art ou de la nature. Les philosophes ont eu raison de l'ôter, et de soutenir que regarder le ciel est une occupation plus digne de l'homme que de regarder ce qu'il y a de plus rare et de plus excellent sous le ciel, et qu'il doit plutôt admirer la splendeur des astres qui y sont attachés que la variété des couleurs, et l'éclat de l'or et des pierreries qui brillent sur les tableaux et sur les plus riches ouvrages de la main des hommes. Mais après que ces philosophes nous ont exhortés avec assez d'éloquence à regarder le ciel, et à mépriser les spectacles que la terre nous peut présenter, ils s'y arrêtent eux-mêmes, et y prennent du plaisir. Pour nous, nous devons nous en abstenir absolument, parce qu'ils corrompent l'esprit et le portent au vice, et ne contribuent en rien à notre bonheur. Quiconque voit égorger un homme avec plaisir, souille sa conscience, bien que cet homme-là ait mérité la mort et qu'il y ait été condamné par les lois, et il est presque aussi coupable que s'il avait eu part aux homicides commis en secret. Ils appellent des jeux ces exercices où l'on répand le sang ! Ces hommes se sont tellement dépouillés des sentiments de l'humanité, qu'ils s'imaginent se jouer et se divertir lorsqu'ils massacrent d'autres hommes. Ils sont sans doute plus coupables que ceux dont ils se plaisent à voir répandre le sang. Je voudrais bien qu'on me dît si ceux-là ont de la pitié et de la justice, qui non seulement permettent que l'on tue des hommes qui implorent leur clémence, mais qui, non contents des blessures qu'ils leur ont vu recevoir et du sang qu'ils leur ont vu répandre, demandent avec faveur qu'on leur ôte la vie, et de peur que quelqu'un ne leur échappe en faisant semblant d'être mort, crient que l'on achève des misérables qui sont renversés par terre et percés de coups. Ils se fâchent quand les gladiateurs combattent trop longtemps sans se tuer; et, comme s'ils étaient altérés de sang, ils demandent qu'on en amène d'autres qui aient plus de vigueur. Cette coutume cruelle ôte tous les sentiments de l'humanité, et ceux qui l'ont une fois prise n'épargnent pas les innocents, et sont bien aises que l'on exerce indifféremment sur tout le monde les traitements qu'ils ont vu faire aux coupables. Ceux qui veulent marcher dans le chemin de la justice doivent bien se garder de devenir complices de ces meurtres publics. Quand Dieu nous a défendu de tuer, il nous a aussi défendu non seulement de voler, ce qui n'est pas non plus permis par les lois, mais aussi de faire beaucoup d'autres choses qui sont permises par les lois civiles. Il n'est pas permis à un homme de bien d'aller à la guerre, parce qu'il ne connaît point d'autre guerre que celle que sa vertu fait continuellement au vice. Il ne lui est pas permis d'intenter une accusation capitale, parce qu'il n'y a point de différence entre celui qui tue par le fer et celui qui tue par la langue, et qu'il est défendu de tuer de quelque manière que ce soit. Ainsi la défense que Dieu a faite de tuer ne souffre point d'exception. Que personne ne se persuade qu'il soit permis d'écraser des enfants qui viennent de naître; c'est une horrible impiété de leur ôter la vie que Dieu leur a donnée. Cependant s'il se trouve des personnes qui, voulant se souiller des crimes les plus atroces, envient à ces faibles et innocentes créatures la jouissance de la lumière que leur créateur leur avait accordée, comment ceux qui n'épargnent pas leur propre sang épargneraient-ils celui des autres ? L'énormité de leur crime est si manifeste, qu'il n'y a point de couleur par où on puisse la déguiser. Que dirons-nous de ceux qui, par une fausse piété, exposent leurs enfants? Peuvent-ils passer pour innocents, quand ils abandonnent aux dents des chiens leurs propres entrailles ? Et ne font-ils pas mourir ces enfants d'un plus cruel genre de mort que s'ils les avaient étranglés? Qui doute que ce ne soit une impiété de priver ces innocentes créatures de l'effet de la compassion des personnes charitables ? Quand ils auraient le bonheur de tomber entre les mains de quelqu'un qui prît le soin de les élever, celui qui les a exposés, les a mis en danger ou d'être réduits en servitude, ou d'être prostitués dans les lieux de débauche. Qui est-ce qui ne sait pas les outrages que l'on peut faire, soit par méprise ou autrement, aux deux sexes, lorsqu'on les confond, et dont OEdipe est un exemple funeste? Ceux qui déposent leurs enfants sont donc aussi coupables que ceux qui les tuent. Ces parricides prétendent trouver une excuse légitime dans leur pauvreté, qui ne leur a pas permis de nourrir un si grand nombre d'enfants. Il n'est pas au pouvoir des hommes d'avoir du bien : Dieu donne tous les jours des richesses aux pauvres, et réduit les riches à la pauvrete. Que si quelqu'un se trouve en effet si pauvre qu'il n'ait pas de quoi nourrir des enfants, qu'il s'abstienne de la compagnie de sa femme plutôt que de détruire l'image de Dieu. Ainsi l'homicide étant défendu, de quelque manière qu'on le commette, il n'est pas permis de le regarder, de peur que la conscience ne soit souillée par la vue du sang que l'on ne répand que pour donner un cruel plaisir au peuple. Je ne sais si la corruption du théâtre n'est point encore plus criminelle que celle des spectacles et des combats. La comédie ne représente le plus souvent que de jeunes filles corrompues et violées, que des femmes qui font l'amour; et plus les poètes qui ont décrit ces désordres ont d'élégance, plus leurs sentiments entrent avant dans l'esprit, et plus leurs erreurs s'attachent à la mémoire. Les tragédies ne contiennent autre chose que les parricides et les incestes des méchants princes. Les mouvemens impudiques des bouffons n'inspirent que la débauche. Ils enseignent à commettre de véritables adultères quand ils en représentent d'imaginaires. Quelles impressions ces sales représentations ne font-elles pas dans l'esprit des jeunes gens, quand ils voient que tout le monde y assiste sans pudeur ? Le plaisir, qui entre plutôt par les yeux que par les autres sens, s'allume dans leur coeur. Ils approuvent les infamies quand ils en rient ; et les jeunes gens dont il ne faut pas corrompre l'innocence, et les vieillards qui ne sont plus en âge de pécher, s'en retournent en leurs maisons plus corrompus qu'ils n'étaient venus au théâtre. Il n'y a que de la légèreté, de la vanité et de l'extravagance dans les jeux du cirque; les spectateurs entrent dans une fureur égale à l'impétuosité avec laquelle les tenants courent dans la carrière. Ceux qui semblaient n'être venus que pour regarder, se font regarder eux-mêmes par l'excès de leurs clameurs et par le déréglement de leurs gestes. Il faut donc éviter absolument tous les spectacles, de peur qu'ils n'impriment les mouvements inquiets des vices dans des âmes qui doivent être tranquilles et paisibles, et que les attraits de la volupté ne nous détournent du service de Dieu et de la pratique des bonnes oeuvres. Les jeux sont des fêtes des faux dieux; ils n'ont été institués que pour honorer le jour de leur naissance, ou pour rendre la consécration de leurs temples plus célèbre. Les chasses et les présents ont été ordonnés au commencement en l'honneur de Saturne, les faux dieux du théâtre en l'honneur de Bacchus, et les jeux du cirque en l'honneur de Neptune. Ils ont été attribués par la suite du temps aux autres dieux, comme Sisinius Capiton le prouve fort au long dans les livres qu'il a faits des spectacles. Quiconque va à ces spectacles, qui sont des cérémonies de la superstition païenne, quitte le service de Dieu et s'attache à celui des démons, [6,21] XXI. Le plaisir de l'ouïe procède de la douceur de la voix et du chant, et n'est pas moins vicieux que celui de la vue, dont je viens de parler. Qui ne prendra pour des hommes perdus de débauche, ceux qui ont dans leur maison un équipage de théâtre? II n'y a pas moins de déréglement à avoir chez soi un théâtre et des acteurs, que de les avoir en public et de les regarder avec tout le peuple. J'ai assez parlé des spectacles; il ne me reste plus qu'à donner des avis à ceux qui prendront la peine de lire cet ouvrage, qui est de ne se pas laisser charmer par les plaisirs qui s'insinuent jusqu'au fond de l'âme. Il est aisé de mépriser des sons que l'on ne peut écrire, et les concerts des instruments qui ne s'attachent pas fortement à l'esprit. Mais un poème composé avec art, surprend l'esprit par sa douceur, l'attire et l'enchante. C'est de là que procède le peu de créance que les savants ajoutent à nos mystères; car étant accoutumés aux ornements et aux figures de l'éloquence et de la poésie, ils méprisent les instructions solides, mais peu élégantes que leur donnent nos doctrines, et la simplicité du langage de l'Écriture. Ils ne cherchent que ce qui chatouille leurs sens, et ils ne se laissent persuader que par des discours agréables. Est-ce que Dieu, qui est l'auteur de l'esprit, de la langue et de la parole, ne saurait parler en termes élégants ? Il a proposé la vérité sans fard et sans ornements, afin que tout le monde la pût connaître. Ceux qui aiment la vérité et qui ne veulent pas être trompés, doivent rejeter les plaisirs qui corrompent l'âme de la même sorte que les ragoûts corrompent le corps, et doivent préférer les biens véritables aux faux, les éternels aux temporels, les utiles aux agréables. Rien ne doit plaire à leurs yeux que ce qui se fait avec piété et avec justice; rien ne doit plaire à leurs oreilles que ce qui peut nourrir l'âme. Il faut bien se garder d'abuser d'un sens qui nous a été donné pour recevoir la doctrine du ciel. Si nous nous plaisons à entendre des airs et des chansons, entendons les louanges de Dieu, voilà le plaisir solide, parce qu'il est joint à la vertu. C'est un plaisir qui ne passe pas promptement comme ceux du corps, mais qui dure toujours. Ceux qui en cherchent d'autres, cherchent la mort, parce que la mort est dans le plaisir, comme la vie est dans la vertu; car quiconque voudra jouir des biens temporels et terrestres, sera privé des éternels et des célestes. [6,22] XXII. Je n'ai rien à dire des plaisirs du goût et de l'odorat, qui sont les deux sens les plus grossiers, et qui ne se rapportent qu'au corps, si ce n'est qu'il serait honteux à un homme et à un homme de bien d'être l'esclave de sa bouche et de son ventre, de se couvrir de parfums et de fleurs; ce que nul ne peut faire pour peu qu'il ait d'esprit, et pour peu qu'il lui reste de vertu. Quelqu'un demandera peut-être: pour quelle fin ces choses-là ont été mises au monde, s'il n'est pas permis d'en jouir. J'ai déjà dit que la vertu ne pourrait remporter aucune victoire, si elle n'avait des ennemis à combattre. Les attraits de la volupté sont les armes de celui dont l'unique occupation est d'attaquer la vertu et d'exterminer l'innocence ; il enchante l'âme par ces charmes dont il sait que le poison est mortel. Il nous jette dans la mort par le plaisir, de la même sorte que Dieu nous attire à la vie par le travail. Il nous engage dans le véritable mal par de faux biens, de la même sorte que l'on parvient au véritable bien par de faux maux. Il faut donc éviter ces divertissements comme des filets et comme des piéges, de peur qu'ils ne nous assujettissent à l'empire de la mort. [6,23] XXIII. Je dirai maintenant quelque chose de l'attouchement, qui est un plaisir qui se répand sur toutes les parties du corps. Je ne crois pas devoir parler des habits ni des ornements, mais seulement de la volupté, et faire voir combien elle est dangereuse et avec combien de soin on est obligé de la réprimer. Quand Dieu a créé les deux sexes, il leur a donné une inclination par laquelle ils se recherchent l'un l'autre, et par laquelle ils se joignent ensemble avec un plaisir très sensible. C'est par l'accomplissement de ce désir, si général et si ardent, que les espèces de tous les animaux se conservent. Il semble que ce désir est plus vif et plus impétueux dans les hommes que dans les bètes; soit que Dieu ait voulu qu'il y eût sur la terre une plus grande multitude d'hommes que d'autres animaux, ou qu'il leur ait donné à eux seuls la vertu, afin qu'ils eussent la gloire de résister aux charmes de la volupté. Notre ennemi sait combien est grand le pouvoir de cette cupidité, que quelques-uns appellent une nécessité, et qu'ils détournent de son véritable objet, pour la porter vers un autre. Il inspire aux hommes de mauvais désirs, afin qu'au lieu de se contenter des plaisirs permis, ils en cherchent de défendus. Il met devant les yeux des beautés qui excitent les passions; il allume dans le coeur le feu de l'amour et l'excite jusqu'à ce qu'il ait réduit l'homme en cendre. Il a établi des lieux de prostitution, de peur que quelqu'un ne fût détourné de la débauche par l'appréhension des lois; il y expose de misérables femmes qui ont renoncé à la pudeur, et il fait son divertissement et son jeu des infamies qu'elles y souffrent. Ainsi il plonge dans le bourbier des âmes que Dieu a créées pour être saintes. Il les dépouille de la pudeur, de l'honnêteté. Il a inventé les conjonctions abominables et contraires à la nature par lesquelles les mâles se corrompent réciproquement. De quel crime peut-on espérer que ceux-là se puissent abstenir, qui sacrifient à leur brutalité un âge pour lequel sa faiblesse et l'innocence ne leur devraient donner que de la compassion et du respect? Il n'y a point de paroles qui égalent l'énormité de ce crime. Je ne saurais rien dire de ceux qui en sont coupables, sinon que ce sont des impies et des parricides, qui ne se contentant pas de jouir du sexe dont Dieu leur a accordé l'usage, outragent le leur propre par une brutalité sacrilège. Cependant ces actions-là passent pour honnêtes parmi eux, ou n'y passent tout au plus que pour des fautes fort légères. Que dirai-je de ceux qui s'abandonnent à une débauche, ou plutôt à une folie détestable? Il me fâche d'en parler. Mais que voyons-nous qu'il doive arriver à ceux qui ne rougissent pas de la pensée de se plonger dans ces abominations ? Il ne faut point avoir de honte de publier ce qu'ils n'ont point de honte de faire. Je parle de ceux dont l'horrible impudicité et l'exécrable fureur n'épargnent pas la tète, cette partie la plus élevée et la plus sacrée du corps. Comment pourrai-je témoigner assez d'indignation et assez d'horreur d'un crime si infâme et si détestable ? Je n'ai point de paroles qui ne soient au-dessous de son énormité. Nous avons besoin d'une très grande vertu pour nous préserver d'un si funeste débordement. Quiconque ne peut arrêter l'impétuosité de cette furieuse passion, la doit renfermer dans les bornes d'un mariage légitime, afin que, sans devenir criminelle, elle jouisse du plaisir qu'elle recherche. Que peuvent dire les débauchés pour excuser leur dérèglement? Est-ce qu'il n'y a rien que d'honnête dans le plaisir? On demeure d'accord qu'il est quelquefois permis; mais quand il est défendu, il faut lui opposer la continence. Dieu n'a pas seulement défendu de jouir des personnes qui ont donné leur foi à un autre et qui sont engagées dans le mariage, mais aussi de celles qui n'étant point dans cet engagement, s'abandonnent à l'impudicité publique. Il nous enseigne que, quand deux corps sont joints ensemble, ils n'en font plus qu'un. Quiconque se plonge dans la boue, se salit. Ceux qui se sont salis de la sorte peuvent se laver bientôt après. Mais ceux qui ont souillé leur conscience par l'attouchement d'une débauchée ne peuvent effacer cette souillure qu'en beaucoup de temps et par un grand nombre de bonnes oeuvres. Chacun doit rappeler souvent cette pensée dans son esprit : que Dieu n'a établi la distinction des sexes que pour la conservation de la nature, et que l'union n'en est permise que pour la génération légitime des enfants. Comme il ne nous a pas donné les yeux afin que nous prissions plaisir à regarder ce qu'il y a de beau et d'agréable ici-bas, mais afin que nous vissions tout ce qu'il est nécessaire de voir pour l'usage et pour la commodité de la vie, il ne nous a pas donné les parties naturelles pour remplir les désirs d'une insatiable brutalité, mais pour mettre des enfants au monde. C'est une loi à laquelle il faut obéir avec une profonde soumission. Tous ceux qui font profession de servir Dieu doivent se rendre maîtres de leurs passions; car ceux qui s'abandonnent au plaisir et qui assujettissent leur esprit aux sens, se condamnent à la mort, puisque c'est sur les sens et sur le corps que la mort exerce sa puissance. Chacun doit conserver avec un soin particulier la pudeur et la chasteté, et ne suivre pas seulement en cela les lois des hommes, mais s'élever au-dessus d'elles en observant exactement celle de Dieu. Quand il aura fait une fois habitude de cette vertu, il aura honte des moindres désordres, et trouvera plus de satisfaction dans la privation des plaisirs, que les débauchés n'en trouvent dans la jouissance. Ce ne sont pas là tous les devoirs de la chasteté : il y en a quelques autres. Dieu a renfermé la fidélité conjugale dans l'étendue du lit nuptial. Il ordonne que celui qui a une femme lui garde la foi qu'il lui a promise, sans pouvoir en avoir une autre, soit libre, soit esclave : la loi de Dieu n'est point semblable à celle des hommes. Si le droit romain ne déclare adultère que la femme qui connaît un autre homme que son mari, et qu'il exempte de ce crime un homme qui a plusieurs femmes outre la sienne, l'Évangile ne met point de distinction à cet égard entre l'homme et la femme, et tient coupable celui qui jouit d'une autre que de celle qu'il a épousée. C'est pour ce sujet que Dieu a voulu qu'au lieu que, parmi les animaux, les femelles ne souffrent plus le mâle après qu'elles ont conçu, les femmes le souffrent toujours ; car peut-être que si les femmes refusaient à leurs maris ce qu'ils désirent, ils le chercheraient dans la compagnie d'une autre, et violeraient la fidélité du mariage. Les femmes ne conserveraient pas elles-mêmes la gloire de la chasteté s'il n'était en leur pouvoir de la perdre. Quand une bête refuse de souffrir le mâle après qu'elle a une fois conçu, on ne dit pas que ce soit en elle une marque de continence; elle ne refuse de le souffrir que parce que si elle le souffrait, elle en sentirait de la douleur ou encourrait du danger. On ne mérite pas d'être loué pour n'avoir pas fait ce qu'on n'a pu faire. On loue la continence dans l'homme, parce qu'elle ne lui est pas naturelle, et qu'elle dépend de sa liberté. Le mari et la femme doivent la garder également, et le mari doit donner à la femme l'exemple de la fidélité qu'il exige d'elle. S'il l'exige sans la garder, il est injuste, et c'est de cette injustice que sont venus les adultères, lorsque les femmes ont cessé d'être fidèles à des hommes qui n'avaient plus pour elles d'amour ni de tendresse. Les plus effrontées usent de cette excuse dans leurs débauches, et disent qu'en manquant de fidélité à leurs maris, elles ne leur font point d'injure, mais qu'elles repoussent celle qu'elles ont reçue. Quintilien a excellemment exprimé cette pensée : « Celui, dit-il, qui ne s'abstient pas de la femme d'un autre, ne gardera pas aisément la sienne. Il ne verra pas le désordre de sa maison pendant qu'il tâchera de le porter dans celle de son voisin. Une femme à qui ce malheur arrive se laisse aisément corrompre par l'exemple, et quand elle a manqué à la foi, elle croit avoir une excuse, de dire ou qu'elle a imité son mari, ou qu'elle s'est vengée de sa perfidie.» Il faut prendre garde que notre incontinence ne soit l'occasion de celle d'un autre. Il faut que le mari et la femme se rendent réciproquement la fidélité qu'ils se doivent, et qu'ils portent également le même joug auquel ils se sont soumis. Traitons les autres de la même manière que nous voulons être traités, et ne faisons jamais à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit. Voilà les obligations que nous impose le précepte de la continence. Ajoutons-y néanmoins encore quelque chose pour ne pas le renfermer dans des bornes trop étroites. Les personnes mariées se doivent conduire de telle sorte, que jamais elles ne se tendent aucun piège. Quiconque épouse une femme qui a été répudiée par son mari commet un adultère, et quiconque répudie sa femme et en épouse une autre, commet aussi un adultère, si ce n'est qu'elle l'ait commis la première. Dieu ne veut point que ceux qu'il a unis et qui ne font qu'un seul corps se séparent. Il ne défend pas seulement l'adultère, il en défend la pensée et le regard accompagné d'un mauvais désir. La seule image du plaisir suffit pour rendre l'âme coupable: c'est l'âme qui commet le péché et qui en est souillée. Ce n'est pas être chaste que de conserver la pureté du corps et perdre celle de l'âme. Que personne ne s'imagine qu'il soit difficile de garder la continence et de résister à la volupté : c'est une ennemie que tout le monde est obligé de combattre et sur laquelle plusieurs remportent la victoire. Ce n'est pas que Dieu impose la nécessité de se priver absolument des plaisirs du corps ; ils sont permis dans le mariage, et l'usage en est nécessaire pour la multiplication des hommes. On sait combien les mouvements de cette passion sont violents. Mais quiconque les pourra réprimer en aura une plus grande gloire, et remportera une récompense qui n'est due qu'à la plus éminente vertu. Dieu reconnaîtra pour son serviteur et pour son disciple celui qui aura eu le courage et la force de la pratiquer; il le fera triompher de la terre, et l'élèvera au ciel. Je demeure d'accord que cela paraît difficile; mais je parle aussi des personnes qui ont assez de générosité pour fouler aux pieds les plaisirs terrestres et pour en chercher d'incorruptibles. La vertu consistant dans la connaissance de Dieu, pendant que l'on est privé de cette connaissance, les peuples paraissent pesants, au lieu qu'après cela ils deviennent fort légers. Ceux qui aspirent comme nous à la perfection, y doivent arriver au travers des plus fâcheuses difficultés. [6,24] XXIV. Que si néanmoins quelqu'un étant ou vaincu par la cupidité, ou charmé par le plaisir, ou aveuglé par l'erreur, ou contraint par la force, s'éloigne du chemin de la justice, il ne faut pas qu'il perde pour cela courage, ni qu'il s'abandonne au désespoir; il peut rentrer dans le bon chemin, ou se délivrer de la tyrannie de ses passions, en concevant un regret sincère de ses fautes, en formant le dessein d'une conversion sérieuse, et en satisfaisant par de bonnes oeuvres à la justice divine qu'il a offensée par ses crimes. Cicéron n'ayant pas cru que ce changement fût possible, en a parlé en ces termes dans le troisième livre des Questions académiques : «Si ceux qui se sont écartés du chemin de la vérité y pouvaient rentrer en détestant leur erreur, ils se trouveraient fort heureux dans leur égarement.» Ils le peuvent certainement ; car si nous croyons que nos enfants ont changé de vie, nous voyons qu'ils témoignent du repentir de leurs fautes ; et si, au lieu que nous les avions chassés de notre présence et menacés de les priver de notre succession, nous les recevons avec joie, et les embrassons avec tendresse, pourquoi désespérerions-nous de la clémence de notre père? C'est le plus doux de tous les pères, et le plus indulgent de tous les maîtres, qui promet de pardonner à ceux qui se repentiront sérieusement de leurs fautes. Comme l'innocence ne sert de rien à celui qui l'a perdue par ses crimes, les crimes ne nuisent en rien à celui qui les a effacés par la pénitence. Quiconque en a conçu les sentiments, reconnaît sa faute, et change en quelque sorte d'esprit, comme il est marqué par le terme grec qui est plus convenable que le nôtre, et qui pourrait être rendu par celui de résipiscence; car ceux qui renoncent aux désordres de leur vie passée et qui réforment leurs moeurs, retournent en quelque sorte à la sagesse d'où ils s'étaient éloignés. Quand les bêtes ont une fois échappé d'un péril, elles se tiennent sur leurs gardes plus qu'auparavant, et évitent avec plus d'adresse les filets où elles s'étaient laissé prendre. Ainsi ceux qui se repentent sérieusement de leurs péchés, veillent sur eux-mêmes avec une plus grande application pour n'en plus commettre de semblables. Il n'y a personne, pour vigilant qu'il puisse être, qui ne soit quelquefois surpris et qui ne fasse quelque faute. Dieu, qui connaît notre faiblesse, a eu la bonté de nous accorder le remède de la pénitence. C'est pourquoi ceux qui se sont égarés, doivent revenir au bon chemin le plus tôt qu'il est possible. Je sais bien qu'il est aussi difficile de se relever, qu'il est facile de tomber. Il est difficile de renoncer aux plaisirs dont on a goûté la douceur: on s'en priverait avec moins de peine, si l'on n'en avait jamais joui. Ceux néanmoins qui auront le courage de se délivrer de cette tyrannie, obtiendront de Dieu le pardon. Que personne ne se flatte, dans l'impénitence, de l'espérance de l'impunité, sous prétexte qu'il n'a point de complices, et que ses crimes sont inconnus. Quand ils seraient inconnus aux hommes, ils ne le seraient pas à Dieu. Sénèque a fini ses exhortations par une merveilleuse sentence : «Le Dieu, dit-il, au culte duquel toute la suite de notre vie se rapporte en quelque manière, est quelque chose de plus grand que nous ne saurions penser; nous devons nous conduire de telle sorte qu'il approuve notre conduite.» Le secret de notre conscience ne nous servira de rien ; il n'y a point de secret pour lui. Un homme instruit des vérités de notre religion, aurait-il pu mieux parler qu'a parlé ce philosophe, qui n'en avait nulle connaissance? Il a exprimé la grandeur de Dieu, quand il a dit qu'il est au-dessus de nos pensées. Il a puisé dans la source de la vérité, quand il a reconnu que les hommes n'ont pas été mis en vain sur la terre, comme les épicuriens le prétendaient, mais qu'ils y ont été mis pour servir Dieu et pour lui rendre un culte qui consiste en des actions de justice et de piété. Il aurait sans doute embrassé notre religion, si quelqu'un la lui avait enseignée, et il aurait quitté Zénon et Sotion pour suivre un docteur de la véritable sagesse : «Conduisons-nous, dit-il, de telle manière que Dieu approuve notre conduite.» Cette parole pourrait paraître divine si elle n'avait été précédée par l'aveu de son ignorance. Le secret de notre conscience ne nous servira de rien : il n'y a point de secret pour Dieu; il n'y a nul moyen de nous déguiser. Nous pouvons dérober nos actions aux yeux des hommes en fermant les portes; mais nous ne saurions cacher si bien notre coeur que Dieu n'en voie tous les mouvements. Le même Sénèque dit, dans les premiers livres du même ouvrage : « Que faites-vous? que méditez-vous? que prétendez-vous? Vous ne sauriez vous cacher, votre garde vous suit partout. Vous pouvez être séparé d'un de vos amis par l'occasion d'un voyage, d'un autre par la mort, d'un autre par la maladie; mais celui-ci ne vous abandonne jamais : pourquoi choisissez-vous le lieu le plus retiré, et pourquoi en éloignez-vous tout le monde? Êtes-vous assez imprudent pour espérer de n'être point découvert? Que vous sert de n'avoir point de complice, puisque vous avez une conscience?» Cicéron a parlé de Dieu et de la conscience d'une manière aussi admirable que Sénèque. «Souvenons-nous, dit-il, que nous avons Dieu pour témoin, c'est-à-dire notre conscience, qui est la chose la plus excellente et la plus divine que Dieu nous ait donnée.» Faisant en un autre endroit le portrait d'un homme de bien, il dit : «Un homme tel que celui que je décris, ne fera ou ne pensera jamais rien qu'il ne puisse publier.» Effaçons donc les taches de notre conscience, qui est exposée aux yeux de Dieu; et, comme dit le même auteur, songeons, à chaque action que nous faisons, que nous serons tenus d'en rendre compte, et que nous sommes exposés non à la vue de tous les hommes, comme Cicéron a dit, mais à la vue de Dieu. Il nous serait plus aisé de nous cacher de notre propre conscience que de nous cacher de lui : il faut donc que nous lui découvrions nos blessures, et que nous en fassions sortir tout le venin. Il n'y a que celui qui a redressé les boiteux, qui a rendu la vue aux aveugles, qui a guéri les lépreux et ressuscité les morts, qui les puisse réformer; il éteindra dans notre coeur l'ardeur de la concupiscence, il en arrachera la racine de la volupté; il y apaisera les mouvements de la jalousie et de la colère. Il faut avoir recours à ces remèdes avec d'autant plus d'empressement, que les maladies de l'âme sont plus dangereuses que celles du corps. Quand un homme aurait l'usage de tous ses sens, et qu'il jouirait d'une parfaite santé, il ne laisse pas d'être malade s'il est transporté de colère, s'il est enflé d'orgueil, s'il est consumé par le feu de l'amour, et qu'il soit esclave des autres passions. Au contraire, celui qui ne porte point d'envie au bonheur d'autrui, qui n'admire point les richesses, qui ne regarde jamais une femme avec un mauvais désir pour elle, qui ne souhaite point le bien d'autrui, qui ne méprise personne, qui a dans le coeur la douceur, la modestie, la libéralité, l'amour de la paix, celui-là, dis-je, jouit d'une santé parfaite. Ceux qui observent religieusement ces préceptes sont véritables serviteurs de Dieu, et l'honorent par le sacrifice de leurs bonnes oeuvres. Dieu ne nous demande point de victimes sensibles, il ne nous demande que la pureté de nos moeurs. Pour faire ce sacrifice, il ne faut ni herbes, ni gazon, ni entrailles de bêtes; il ne faut que les mouvements du coeur. L'autel sur lequel on offre est au milieu du coeur même, et cet autel n'est point souillé de sang, parce que l'on ne met dessus que l'innocence, la patience, la douceur, la chasteté et l'abstinence. Voilà les cérémonies par lesquelles Dieu veut être adoré; voilà la loi excellente et divine qui commande constamment le bien, qui défend constamment le mal, et qui porte infailliblement à la justice et à la sainteté. Je n'ai touché qu'une partie des commandements qu'elle renferme; ceux qui voudront savoir les autres pourront les puiser dans la source dont nous n'avons ici qu'un ruisseau. [6,25] XXV. Je dirai maintenant quelque chose des sacrifices. «L'ivoire, dit Platon, n'est pas un présent digne de Dieu. Quoi donc ! seront-ce des tableaux ou des étoffes précieuses? Ce qui se peut corrompre et ce qui peut être ravi n'est pas un présent de Dieu. Platon, ayant fort bien reconnu qu'il ne faut rien offrir de mort à un Dieu vivant, comment n'a-t-il pas reconnu qu'il ne faut rien offrir de corporel à un Dieu incorporel? Sénèque en a beaucoup mieux jugé. Quand il a dit : «Figurez-vous un Dieu dont la bonté est égale à la grandeur, dont la douceur est infinie aussi bien que la majesté, qui est toujours présent, qui veut être honoré non par le sang des animaux (car quel plaisir pourrait-il prendre à les voir égorger?), mais par la pureté et par la sainteté de la conscience.» Il ne lui faut point élever de temples d'une magnifique architecture, mais le consacrer dans soi-mème. Quiconque s'imagine que Dieu prenne plaisir à recevoir de riches choses, des pierreries, ou qu'il estime des choses que les hommes sages méprisent, ne connaît pas Dieu. Quel sera donc le présent digne de lui, si ce n'est ce qu'il demande par la loi? On offre à Dieu des présents et des sacrifices. Ceux qui n'ont aucune connaissance de la manière dont il veut être adoré se persuadent qu'il ne lui faut point offrir d'autres présents que des ouvrages d'or et d'argent, des étoffes de soie et de pourpre, ni d'autres sacrifices que celui des victimes et des autres matières qui peuvent être brûlées sur l'autel. Mais Dieu étant incorruptible, il n'a besoin ni de ces dons, ni de ces sacrifices corruptibles. Ainsi il lui faut offrir des dons et des sacrifices qui n'aient rien ni de corruptible ni de corporel. Le présent qu'il lui faut offrir, c'est l'intégrité de la conscience; le sacrifice, c'est la louange. Dieu étant invisible, le culte qu'on lui rend le doit être aussi. Il n'y a de véritable religion que celle qui consiste dans la vérité et dans la justice. Il est aisé de comprendre de quelle manière Dieu est honoré par la justice de l'homme. Si l'homme est juste, il aura l'immortalité pour la récompense de sa justice, et servira Dieu éternellement. Cicéron et des philosophes plus anciens que lui se sont doutés que l'homme n'a été mis dans le monde que pour y pratiquer la justice. Voici comment il en parle dans les livres des Lois : "Parmi les vérités qui sont enseignées par les savants, il n'y en a point de si excellente, ni de si glorieuse pour l'homme, que d'être né pour être juste. Nous ne devons donc offrir à Dieu que ce qu'il veut recevoir de nous". Trismégiste reconnaît ces deux sortes de sacrifices, et s'accorde parfaitement avec nous, ou avec les prophètes que nous suivons, tant pour les termes que pour le sens, lorsqu'il parle de la justice. «Adorez, dit-il, mon fils, et suivez cette parole : le service unique que l'on rend à Dieu est de s'abstenir du mal.» Dans le Discours parfait, après qu'Asclépius a demandé à son fils si son père avait pour agréable qu'on lui présentât de l'encens et d'autres parfums dans les sacrifices, il s'écrie : «Mon cher Asclépius, on ne saurait, sans impiété, avoir de semblables pensées touchant ce bien souverain et unique.» Des présents de cette sorte ne lui conviennent point du tout; il a la plénitude de toutes ces choses, et n'en a aucun besoin. Rendons-lui de profondes actions de grâces et une humble adoration : le sacrifice n'est autre chose que la bénédiction et la louange. Dieu étant une parole, c'est par la parole qu'il lui faut offrir des sacrifices, comme Trismégiste l'a confessé. Le culte le plus parfait et le service le plus excellent que Dieu puisse recevoir, c'est la louange publiée par la bouche d'un homme juste; il faut que cette louange-là, pour être agréable, soit accompagnée d'humilité, de crainte et de respect, de peur que celui qui la présente, ne mettant sa confiance dans son innocence et dans sa vertu, n'en perde le mérite par son orgueil. S'il veut plaire à Dieu et être exempt de péché, il faut qu'il implore sans cesse sa miséricorde, qu'il ne demande autre chose que le pardon de ses fautes, quand même il n'en aurait commis. Que s'il désire quelque grâce, il n'a pas besoin de l'exprimer, puisque Dieu connaît ses désirs. Quand il lui arrive du bien, qu'il en remercie Dieu. Quand il lui arrive du mal, qu'il l'accepte comme une peine due à ses péchés, et comme un moyen de satisfaire à la divine justice. Qu'il ne cesse jamais ni de remercier Dieu au temps auquel il lui arrive du mal, ni de satisfaire à la justice au temps auquel il lui arrive du bien, afin qu'il soit toujours égal, et qu'il demeure dans une assiette immobile et immuable. Il ne croira pas être obligé à s'acquitter de ces devoirs-là que dans l'église; il s'en acquittera en tous lieux, dans sa chambre et dans son lit : il fera un temple de son coeur, parce qu'il est lui-même le temple de Dieu. En servant le Seigneur souverain de l'univers et le père commun de tous les hommes avec cette assiduité et ce zèle, il arrivera à la perfection du christianisme, et remplira tous ses devoirs.