[9,0] IX. SUR LE SOLDAT. 1 Dans quel dessein mes adversaires ont-ils laissé de côté l'objet du procès, pour se mettre à calomnier mon caractère? Ignorent-ils que c'est du procès lui-même qu'ils ont à parler? Ou, sans l'ignorer, pensent-ils vous tromper en parlant de tout plutôt que du sujet? 2 Leurs digressions prouvent le peu de cas qu'ils font, non de ma personne, mais de l'affaire, je le sais bien. Maintenant, espérent-ils que, dans votre ignorance, vous vous laisserez entraîner par leurs calomnies à me condamner, cela ne m'étonnerait pas. 3 Quoi qu'il en soit, juges, dans mon idée, c'est sur le chef d'accusation, non sur mon caractère que devait porter le débat. Mais, en présence des calomnies de mes adversaires, force m'est bien de faire justice de tous leurs dires. Je vais d'abord vous éclairer sur cette demande de confiscation. 4 C'était il y a deux ans. Rentré à Athènes, je n'y étais pas encore depuis deux mois qu'on m'inscrivit sur la liste des soldats. Dès que j'eus appris la chose, je soupçonnai tout de suite que mon enrôlement n'avait rien de régulier. J'allai donc trouver le stratège et lui représentai que j'avais déjà servi; mais il ne fit pas droit à ma juste réclamation. Je me voyais bafoué; pourtant, malgré ma colère, je restai tranquille. [9,5] Dans mon embarras, je tenais conseil avec un de mes concitoyens sur le parti à prendre, lorsque j'appris que j'étais menacé de prison. « Polyœnos, disait-on, n'est pas à Athènes depuis moins longtemps que Callicrate. » Or les propos dont il a été question avaient été tenus près du comptoir du banquier Philios : 6 le stratège Ctésiclès et ses collègues, à qui on était allé rapporter que j'avais tenu des propos injurieux, se crurent en droit de me condamner à une amende; en dépit de la loi qui n'interdit les injures contre un magistrat que dans le local où il siège. Ils m'infligèrent donc l'amende, mais sans aller jusqu'à en poursuivre le paiement. A leur sortie de charge, ils inscrivirent la dette sur un tableau qu'ils transmirent aux trésoriers. 7 Voilà comment ils manoeuvrèrent. Mais les trésoriers, qui n'étaient pas dans les mêmes sentiments à mon égard, firent venir ceux qui avaient transmis l'inscription et s'enquirent du grief qu'ils invoquaient. Apprenant ce qui s'était passé et voyant le tort qu'on m'avait fait, ils les engagèrent d'abord à lever l'amende, en leur représentant qu'il était abusif d'inscrire des citoyens sur la liste des débiteurs de l'État par inimitié personnelle. N'arrivant pas à les faire céder, ils acceptèrent le risque d'un procès devant vous et annulèrent l'amende. 8 Que les trésoriers m'aient fait remise de l'amende, vous le savez maintenant. Mais je veux — bien qu'à mon avis, la démonstration qui précède me mette déjà hors de cause — vous soumettre en plus grand nombre encore des textes de loi et des motifs de droit. — Prends et lis la loi. Loi. 9 Vous avez entendu la loi qui prononce expressément l'amende contre quiconque profère des injures dans un lieu de séances publiques. Or, je n'ai pas pénétré dans la salle de l'archonte, j'ai produit des témoins à ce sujet. Injustement frappé d'une amende, je ne la dois pas, il n'est pas juste que je la paye. [9,10] S'il est avéré que je n'ai pas mis le pied dans la salle des séances, et si, aux termes de la loi, ceux-là seuls qui ont commis des écarts de langage à l'intérieur de cette salle sont passibles de l'amende, il est clair que je ne suis nullement coupable : c'est par haine, en violation de la loi et contre toute raison, que j'ai été frappé. 11 Les stratèges eux-mêmes ont senti qu'ils n'étaient pas dans leur droit : ils ne se sont pas risqués à rendre leurs comptes; ils ne sont pas allés non plus au tribunal faire sanctionner leur conduite par un vote. Même si l'amende avait été prononcée dans des conditions régulières et ratifiée par-devers vous, l'annulation de la peine par les trésoriers était pour moi un acquittement en règle. 12 En effet s'ils n'avaient pas eu le pouvoir de faire payer ou d'annuler la dette, alors, après ma condamnation, j'aurais dû l'amende, mais s'ils ont le droit de faire des remises, avec cette réserve qu'ils sont comptables de leur gestion, l'irrégularité qu'ils ont pu commettre recevra sans difficulté la sanction convenable. 13 Dans quelles conditions l'amende fut prononcée contre moi et l'inscription transmise, vous le savez maintenant. Mais, avec le grief de mes accusateurs, il faut que vous connaissiez aussi les motifs de leur haine. Avant d'y être en butte, je m'étais lié d'amitié avec Sostrate, sachant qu'il avait rendu à la ville des services signalés. 14 Son crédit me mit en vue, mais je n'en profitai, ni pour me venger d'un ennemi, ni pour obliger un ami. Tant qu'il vécut, mon jeune âge me tint éloigné des affaires; après sa mort, ni par mes paroles, ni par mes actes, je ne portai préjudice à mes accusateurs. Je pourrais même citer telles occasions où j'ai bien plutôt mérité de mes adversaires des bons offices que des mauvais traitements. [9,15] Quoi qu'il en soit, le crédit dont j'ai parlé m'attira leur animosité, sans qu'ils eussent en fait la moindre raison de me haïr. Ils avaient juré d'enrôler seulement les citoyens qui n'avaient pas servi; mais ils ont violé leurs serments; ils m'ont fait mettre en jugement devant le peuple dans un procès capital, 16 après m'avoir infligé une amende pour injures à un magistrat et avoir montré le plus profond mépris de la justice. C'est qu'ils s'acharnent à me nuire par n'importe quel moyen. Que n'auraient-ils pas fait s'ils avaient dû, tout en me causant de graves torts, y trouver en outre eux-mêmes beaucoup de profit, puisque, sans même ce second motif, ils sacrifient tout à leur injustice. 17 La vérité, c'est qu'ils n'ont eu ni le respect du peuple, ni la crainte des dieux ; ils se sont comportés avec tant de morgue et de mépris des lois qu'ils n'ont pas même tenté de justifier leurs actes; pour finir, ne se trouvant pas assez vengés, ils ont prétendu encore me faire priver d'une partie de mes droits de citoyen. 48 Dans leur mépris des lois et leur fureur, ils n'ont même pas pris le soin de dissimuler; ils m'ont suscité une nouvelle affaire pour les mêmes faits; mais comme ils ne peuvent établir ma culpabilité, ils m'insultent, ils lancent contre moi des calomnies que toute ma conduite dément, mais qui leur conviennent à eux-mêmes et s'accordent avec leur caractère. 19 Ainsi, mes adversaires tâchent par tous les moyens de me faire succomber dans ce procès. Ne vous laissez pas entraîner par leurs calomnies à prononcer contre moi et à révoquer une décision plus honnête que la leur et fondée sur la justice. Ceux qui l'ont prise n'ont rien fait que de conforme à l'équité et aux lois; on ne voit pas qu'ils aient commis la moindre irrégularité, et ils ont eu au contraire pour la justice le plus grand respect. [9,20] Les procédés injustes de mes adversaires ne me toucheraient que médiocrement : il est dans l'ordre des choses, je pense, que nos ennemis nous fassent du mal et nos amis du bien. Mais, de votre part, un déni de justice me causerait beaucoup plus de peine. Car on n'attribuera plus mon malheur à la haine : on croira que c'est mon infamie qui m'aura fait bannir de la cité. 21 En apparence, ce que je risque dans ce procès, c'est la confiscation; en fait, c'est la perte de mes droits de citoyen. Si j'obtiens justice (et je m'en fie à votre jugement), je puis rester dans la ville. Mais si les poursuites de mes adversaires entraînent ma condamnation contre toute justice, je n'ai plus qu'à m'enfuir. Quel espoir pourrait m'engager à rester au milieu de mes concitoyens? Dans quelle intention m'y déciderais-je, connaissant l'acharnement de mes adversaires, et ne voyant aucun moyen d'obtenir un peu de justice? 22 Mettez donc la justice au-dessus de tout ; songez qu'il vous arrive de pardonner même à des coupables avérés, et ne souffrez pas que, pour satisfaire à des haines privées, des gens qui n'ont rien à se reprocher soient précipités injustement dans les pires infortunes.